Cette histoire représente la version courte du récit. Ce qui est un euphémisme, au vu de sa déjà grande longueur, bien plus étoffé que les autres histoires de ce blog. Habituellement, les récits longs comme celui-ci sont coupés en plusieurs parties. Mais si j'avais procédé de la sorte, cela aurait beaucoup trop coupé l'immersion dans l'histoire, qui n'a jamais été prévu pour être en plusieurs parties (au contraire des autres récits de ce blog, dont le découpage s'est décidé en cours d'écriture).
Une version longue, comportant le détail des nombreux spots traversés par l'un des protagonistes principaux, des rajouts de scènes, plusieurs dialogues et une fin totalement différente, est en cours de finition, et destiné à sortir sous forme de roman. Ce sera l'occasion pour vous de redécouvrir l'histoire sous un angle différent, avec des finalités différentes, des réponses supplémentaires sur certaines séquences, des approfondissements des liens des personnages, des passages historiques (nombreux) et une conclusion de l'histoire étant à l'opposé de ce qui se trouve en version réduite dans cette version courte.
Bien sûr, dès que le roman sortira, je préviendrai sur mes réseaux de sa sortie^^. En attendant, bonne lecture pour découvrir un premier pan de cet univers.
NUITS DE TERREUR (Version Courte)
Mon ami Ignacio a toujours eu des passions un peu bizarres. Pas
une semaine, un mois sans qu’il décide d’expérimenter quelque chose de nouveau
sortant de l’ordinaire. Et je ne parle pas de goûter un plat dont les saveurs
feraient rebuter n'importe quel fervent défenseur de la gastronomie. Ou encore
de tester un jeu vidéo dont l’objectif final est quelque peu discutable, voire
carrément malsain. Non, là, je parle de désirs de tenter de véritables
expériences de vie. De celles qui imposent de défier certaines limites de son
corps ou de son mental. Après avoir fait un stage de plongée en apnée extrême,
pratiqué le kit-surf ou le trek au sein de régions sauvages étant évitées par
les explorateurs les plus aguerris, sa dernière lubie a été de se lancer dans
un voyage dit de “Haunted Spots”
disséminés dans toute l’Espagne. Des lieux emblématiques supposés abriter des spectres, des
phénomènes étranges que la science ne peut expliquer, ou bien provoquant des ressentiments
allant de l’euphorie au très désagréable. Du genre à vous faire regretter de
vous être adonné à ce type d’activité. Mais Ignacio, lui, il lui en fallait
plus pour vraiment l’impressionner.
Je l'ai souvent vu afficher une mine déçue
à chacune de ce qu’il appelait des “études
de sensation”. Régulièrement, il tenait une sorte de journal de bord pour
chaque expérience, quelle qu’elle soit. De la plus anodine à la plus incongrue.
Un journal dans lequel il détaille chaque étape de ce qu’il a ressenti. Parfois
dans les grandes lignes, sans s’attarder dessus, quand il considérait avoir été
“trompé sur la marchandise”, comme il aimait l’exprimer. D’autres fois,
son style versait dans quelque chose de plus enjoué et rempli de satisfaction
sur ce qu’il avait éprouvé. Il estimait que ses expériences étaient nécessaires et utiles pour
tout un chacun, afin de discerner le vrai du faux pour la grande majorité de ce
qu’il testait. Il disait que cela permettrait à nombre des abonnés de son blog,
lesquels se montraient au moins aussi passionnés que lui sur divers sujets, de
leur éviter de perdre du temps sur tel ou tel projet. Ses followers jugeaient
le moindre de ses retours d’expérience comme quasiment des paroles d’évangile.
Je vous jure que je n’exagère pas, tellement on sent parfois l’excitation dans
les échanges formulés sur son blog, après coup, au travers des nombreux
commentaires découlant de ses articles. Un vrai messie des situations dites
extrêmes concernant une grande part de ses “tests”.
Il attribuait une note pour toutes ses tentatives de ressentir le
nec plus ultra, pour reprendre précisément ses mots, de chacun de ses
apprentissages intensifs, où rien n’était laissé au hasard quant à repousser
les limites du sujet expérimenté. Je n’ai jamais vu une note dépasser les 5/10.
Ce qui montrait bien qu’il ressortait souvent désabusé de tout ce qu’il
entreprenait. Une sorte de chasseur de fausses idées. à la manière des
traqueurs du net fournissant, preuve scientifique à l’appui, tout ce qui
démontrait la supercherie d’une vidéo dite virale. Ceux-là mêmes dont
l’activité principale résidait dans le fait de débunker la moindre info sujette
à caution, de la part de diverses communautés. Ça pouvait aller de la vidéo de cryptide classique aux documents
dits irréfutables indiquant la tromperie des gouvernements. Catégorie incluant
platistes et autres illuminés se pensant plus experts que les experts, en
passant par des soi-disant artefacts censés être uniques. Des objets qu’on
retrouvent facilement sur des sites spécialisés, situés dans les méandres des
sites web de revendeurs peu scrupuleux, et véritables arnaques à grande échelle
visant des naïfs de tous bords.
Pourtant, quand il est revenu de son voyage destiné à vérifier par
lui-même la véracité de chaque spot faisant partie intégrante d’une liste des
lieux dits hantés d’Espagne, qu’on promettait riche de sensations, j’ai failli
ne pas le reconnaître. Il était affable, amaigri, signe qu’il n’avait pas mangé
depuis plusieurs jours, sursautant au moindre bruit et passant le plus clair de
son temps à surveiller tout autour de lui. Comme s’il s’attendait à voir surgir
un démon de l’enfer ou un quelque chose du même style. Ce n'était plus
l'Ignacio plein d’entrain et joyeux que je connaissais. Quelque chose lui était
arrivé. Quelque chose de terrible à même de le transformer psychologiquement.
Il semblait terrorisé en permanence, et il refusait d'en parler. Même à moi.
Jamais il n’avait montré une réticence de la sorte à me confier le plus sordide
des secrets. Et pourtant, j’ai eu connaissance de découvertes sortant des
limites du supportable au fil des nombreuses expérimentations ludiques
d’Ignacio. Du genre qui empêcherait de dormir la nuit aux plus sensibles du
commun des mortels.
Des révélations à vous glacer le sang, que le caractère blasé de
mon ami, après avoir tant et tant testé d’éléments sujets à des soi-disant
terreurs pouvant se montrer ô combien capables de détruire notre conception de
l’imaginable des travers de l’homme, faisait qu’en parler ne lui procurait pas
plus de sensation que de découvrir le nouveau papier peint mis en place par ses
parents dans le salon de la demeure familiale. Et j’exagère à peine. J’ai
toujours connu Ignacio comme un véritable trompe-la-mort, jamais rassasié de
quoi que ce soit appartenant à l’insolite. Il avait toujours fait de moi le
confident en avant-première de tout ce dont il avait été témoin, juste avant de
le relater dans son blog. Que ce soit en termes de ressenti physique ou
émotionnel. Et là, rien. Quand je tentais de lui soutirer ne serait-ce qu’une
petite info pouvant m’expliquer l’état dans lequel il se trouvait, il jouait
les amnésiques, faisant mine de ne pas avoir entendu, avant de bifurquer vers
un autre sujet.
Pour la première fois, il n’avait même pas retranscrit son
expérience sur son blog. Et ce, malgré les demandes incessantes de ses fans au
courant de son road trip d’un genre particulier, voulant savoir quels lieux
étaient susceptibles d’être visités. Car ayant en son sein de véritables
phénomènes inexpliqués et attestés par Ignacio. J’ai tenté de jouer la corde
sensible, sachant qu’il était très attentif à la moindre doléance de ses
followers et adeptes de son blog. Mais rien n’y a fait. Ignacio restait prostré
dans sa chambre, s’alimentant à peine, au grand désespoir de ses parents qui
avaient fait appel à moi pour sortir leur fils de son état. Ils savaient que
j’étais capable de faire remonter la pente à Ignacio de la meilleure des
façons. C’était grâce à moi qu’il avait surmonté chacun de ses chagrins
d’amour, de la déception d’un échec à un examen ou bien d’un entretien
d’embauche. Autant de situations dont j’avais réussi à lui faire oublier ne
serait-ce que l’existence. À la grande joie de Raul et Raquel Esdrosa, ses
parents. Je me révélais néanmoins impuissant
à faire s'évanouir la peur incrustée dans les yeux d’Ignacio. Impuissant à
faire cesser les tremblements récurrents parcourant l’épiderme de son corps,
dont l’épaisseur des draps ne parvenait pas à masquer les soubresauts.
Pour comprendre ce qui s’était passé lors de son périple, il ne me
restait qu’une solution, bien qu’il me rebutait d’y recourir : lire le
contenu de son journal et y trouver des éléments susceptibles de m’apporter la
lumière sur l’état d’Ignacio. Celui-ci ressemblant plus à un cadavre vivant
qu'au garçon intrépide et plein de vie que j’avais connu avant qu’il se lance
dans son épopée fantomatique. Il avait vu quelque chose qui avait changé sa
perception de ce qu’il pensait n’être que des affabulations de prétendus témoins
de faits paranormaux, c’était certain. Je devais savoir ce qu’il en était si je
voulais posséder des éléments à même de m’aider à le faire redevenir comme
avant. Je demandais l’autorisation à ses parents d’emporter chez moi,
dans le but de l’étudier en profondeur, le journal relatant l’ensemble de son
expérience à travers les spots hantés espagnols. Ces fameux lieux qui
représentaient l’objectif de sa nouvelle passion à assouvir. Je jugeais
préférable de ne pas en parler à Ignacio. Je craignais qu’il me refuse son
accord de lire les lignes de son journal, de peur que cela réveille en lui
l’angoisse de ce qu’il avait subi, quoique ce puisse être. Raul et Raquel
acceptèrent sans la moindre hésitation. Si la lecture de ce document essentiel
à la compréhension du mal habitant le corps et l’âme d’Ignacio pouvait aider ce
dernier à sortir de sa quasi-catatonie, ils ne pouvaient qu'approuver mon
initiative.
Ils me garantirent de n’en dire mot à leur fils, pour me
laisser le champ libre. Je les remerciais et repartais donc chez moi, le
journal à la main et l’esprit enveloppé dans un nuage composé de milliers de
questions sur ce que j’allais découvrir à travers ces lignes. Une fois chez moi, je m’installais
confortablement sur le dessus du lit de ma chambre, préalablement fermée à clé.
Je tenais à ne pas être dérangé. Mes parents savaient que dès lors où ma porte
était cloisonnée de la sorte, avec un panneau “Ne pas déranger” sur la
partie donnant sur le couloir, cela signifiait que j’étudiais. Jamais ils ne
s’étaient rendus coupables d’outrepasser leurs droits en me forçant à sortir
dans ces cas-là. Même pour manger. C’était une sorte de privilège immuable
qu’ils respectaient. J’étais un peu honteux
d’avoir eu recours à ce stratagème pour pouvoir m’adonner à l’examen du journal
d’Ignacio. Mais la situation l’exigeait. Qui plus est, Raul et Raquel
comptaient sur moi pour que je puisse leur indiquer la raison du mal
submergeant leur fils. C’était comme une sorte de mission prioritaire pour moi,
que je me devais d’accomplir. Aussi bien pour moi que pour les parents
d’Ignacio. Et surtout pour lui. De ma compréhension de la situation dépendait
ma capacité à pouvoir le faire revenir à la normale. J’étais alors loin de
m’imaginer tout l’extraordinaire qu’allait me révéler le contenu de ce journal,
mettant à jour un secret empli d’horreur que je n’aurais jamais pu m’imaginer.
Même dans le pire de mes cauchemars...
« Ce journal contient le suivi du parcours
d’Ignacio Esdrosa à travers 9 Haunted Spot parmi les plus réputés d’Espagne.
N’y figure pas La Casa Lercaro de Ténérife, situé aux îles Canaries, car trop
éloigné du territoire espagnol. Cela aurait nécessité un trajet en bateau et un
coût bien trop onéreux. J’ai choisi donc d’y renoncer et de me concentrer
uniquement à des lieux se trouvant sur le sol d’Espagne exclusivement.
10 Mai 2023 :
Le jour du départ. J’avoue
être très excité d’effectuer ce voyage aux multiples avantages. D’une part, il
va me permettre de mettre en évidence la réalité de ces spots très connus pour
tout féru de paranormal au sein de mon pays, en plus d’une expérience
enrichissante en cas de contact avec des phénomènes surnaturels ; d’une
autre, cela me donne l’occasion de sortir de mon quotidien et aller bien
au-delà de ma petite ville d’Aranjuez. Ce que je n’ai jamais vraiment eu
l’occasion d’effectuer auparavant. Enfin, j’ai bien été deux ou trois fois à
Madrid, mais c’était accompagné de mes parents. Et c’était l’opposé d'une
visite dite touristique. Mon père y allait pour ses affaires de négoce
marchands principalement. Ma mère et moi, nous avons surtout passé notre temps
à nous contenter de nous balader dans les quartiers proches de l'hôtel où nous
séjournions. Le temps que mon père termine ce pour quoi il était venu.
La semaine d’avant, ma mère
sortait d’un séjour à l’hôpital où elle avait été suivie pour une
attaque cardiaque, et mon père n’avait pas voulu la laisser seule à la maison
avec moi. Cela lui évitait de ne pas trop angoisser à l’idée d’être éloignée de
son époux, dont les affaires se négociaient à quelques encablures de notre
hôtel. Toujours dans l’objectif de pouvoir revenir au plus vite auprès de ma
mère en cas de nouvelle attaque, ou d’autres soucis de santé de la part de celle-ci.
C’était aussi la raison pour laquelle il avait tenu à ce que je les accompagne.
En cas de problème, je pouvais prévenir mon père par téléphone afin qu’il
revienne dans les plus brefs délais à nos côtés, et soit prêt à accueillir les
secours préalablement prévenus par mes soins.
Par la suite, il a beaucoup
délégué les tâches de son entreprise à son associé, de manière à rester le plus
souvent possible auprès de ma mère dans son quotidien. Cette attaque nous a
bien sûr tous fait peur. Mais mon père était clairement le plus affecté par ce
qui s’était passé, culpabilisant énormément pour ne pas avoir été là le jour où
j’ai retrouvé ma mère allongée sur le sol de notre demeure, se tenant la
poitrine, et m’obligeant à alerter de toute urgence une ambulance. C’est quelque
chose qui l'a marqué, et il s’est juré de surveiller de près ma mère depuis.
Pour lui, rien n’était plus important que ça. Son travail, et ses
responsabilités vis-à-vis de ce dernier, ça passait au second plan. Ce n’était
pas pour déplaire à ma chère maman, appréciant fortement la présence de son
époux de manière bien plus prolongée qu’habituellement. Même si l’alerte était
passée, et que nous vivions plus sereinement, il restait qu’il y avait un
stress palpable chez nous. Ce périple, c’est aussi l’occasion de souffler après
tout ça, et de me changer les idées.
Mes parents étaient un peu
réticents au départ à me voir partir seul à l’aventure. Surtout en sachant la
nature de mon expédition, qu’ils jugeaient futile. Mais c’est ce qu’ils pensent
de la plupart de mes expériences qui ont donné bien des sueurs froides à ma
mère quand elle les a découvert à travers les vidéos que je tourne, en
parallèle de mes “rapports” sur mon blog. Elle ne cautionne pas vraiment
que je me mette en danger constamment en pratiquant ce que je désigne comme des
“tests”. Mon père dit que cette peur de me voir commettre une erreur à
l’issue de mon activité est sans doute à l’origine du déclenchement de
l’infarctus de ma mère. Il n’a peut-être pas tort. Néanmoins, je ne peux pas
refréner cette envie de découvrir les mystères de la science et d’autres
domaines. C’est quelque chose qui est en moi, et ma mère a fini par l’accepter
au fil des ans. Bien que craignant chaque jour qu’une de mes expériences tourne
mal et que je lui sois arraché par un ange de la mort, à force d’insouciance.
Elle a compris que je prenais
toujours d’énormes précautions pour ne pas me mettre dans une situation pouvant
augurer d’un imprévu néfaste et dramatique, et a réussi à le faire admettre à
mon père également. C’est elle qui a convaincu ce dernier de me laisser obéir à
mon envie de me lancer dans ce nouveau défi. Sans doute le plus fou que j’ai
jamais fait. Il faut dire que bien que mes parents ne croient pas un seul
instant à l’existence du surnaturel qui, selon eux, n’est que le produit
d’esprits solitaires voulant trouver un but à leur existence en se rattachant à
ces croyances, ils admettent que certains faits n’ont toujours pas trouvé
d’explication à ce jour. Et nombre des lieux que je m’apprête à explorer en
profondeur ont leur lot d’étrangetés sortant de l’ordinaire. Même eux
l’admettent. C’est justement ce qui m’a attiré et incité à organiser toute
cette épopée fantomatique à travers l’Espagne surnaturelle.
Ma mère m’a serrée longuement
dans ses bras, se retenant de pleurer en voyant son “Pequeno De Amor” (1) quitter la maison durant plusieurs
semaines. Je lui promettais de l’appeler régulièrement pour qu’elle ne
s’inquiète pas inutilement. Qui plus est, je montrais à mon père comment
utiliser le logiciel qui lui indiquerait où je me trouvais à tout moment, grâce
à la balise GPS en fonction sur mon téléphone. Celui-ci ne me quittant jamais. Je crois que cet
élément est ce qui l’a le plus rassuré. Connaissant mon père, je suis persuadé
qu’il va être rivé sur l’écran de son propre téléphone plusieurs fois par jour.
Là où j’ai installé l’application lui offrant la possibilité de suivre le
moindre de mes déplacements et arrêts. Ne serait-ce que pour rassurer ma mère
un peu plus, en attendant que je l’appelle comme promis.
Une fois passé les effusions,
je suis finalement sorti de notre maison, et me suis mis au volant de mon
véhicule. Oui, vous vous doutez bien que j’ai beau avoir l’âme d’un explorateur
en herbe, je n’allais pas pousser le vice jusqu’à faire tout le chemin à pied
ou en étant à la merci des caprices des imprévus des transports publics. Quant
à l’auto-stop, hors de question d’y songer : ma mère se serait bien trop
rongé les sangs à l’idée que je puisse être la proie d’un serial killer m’ayant
pris dans ses filets. Je crois qu’elle regarde un peu trop les émissions
criminelles à la télévision parfois. En plus de ça, en me servant de ma
voiture, j’étais plus libre de me déplacer à ma convenance autour de mes
différentes étapes. Ce qui m’offrait l’avantage de les explorer sans être
réduit à me restreindre aux moyens de locomotion locaux. Ceux-ci ne suivant
peut-être pas forcément un trajet direct menant aux buts de mon voyage. C’est
le cas notamment de certains villages, comme celui d’Ochate ou encore Belmez de
la Moraleda, faisant partie intégrante de ma liste de 9 lieux emblématique de
l’Espagne Paranormale.
J’ai vu les larmes de ma mère
par le biais du rétroviseur de ma voiture, et j’étais un peu triste de cette
image. Je me rassurais en me disant que j’avais pris toutes les dispositions
pour qu’elle ne s’inquiète pas trop. L’application, la balise GPS en fonction
sur mon téléphone permettant à mon père de suivre tous mes déplacements, la
promesse d’appeler au minimum chaque soir… Ce serait sans doute un peu
difficile pour elle les deux-trois premiers jours. Après ça, mes appels et les
signaux s’affichant sur le mobile de mon père assurerait de lui enlever toute
trace de stress. Et puis j’avais prévenu que s’il arrivait quoi que ce soit à
maman, ce que je n’espérais pas, car pouvant nécessiter une nouvelle
intervention des secours, ainsi qu’un nouveau séjour à l’hôpital, je laisserais
tout tomber pour rappliquer le plus vite possible à Aranjuez, afin de me rendre
à son chevet. Ça fait aussi partie des éléments qui ont achevé de rassurer à la
fois mon père et ma mère. Bref. Je me dirige vers ma première destination :
La maison des 7 cheminées à Madrid. Pour chaque étape, je préciserais dans ce
journal l’historique des lieux et mes ressentis sur l’ambiance du Spot. Sans
oublier de relater tout ce que je verrais devant moi, appartenant au domaine de
l’inexpliqué. Que ce soient des apparitions, des bruits étranges, après
vérification qu’ils ne soient pas le résultat d’un élément naturel tout à fait
explicable, ce qui est le but de mon voyage, ou encore d’autres phénomènes
particuliers, pas forcément relaté dans les différents sites dédiés à ces spots
par d’autres trekeurs du surnaturel. »
Les pages suivant cette introduction relatent le descriptif complet de
l’historique de chaque lieu visité, et les conclusions d’Ignacio. Ainsi que ses
rencontres avec des personnes lui ayant apporté de l’aide et l’accompagnant
parfois. A savoir la maison des 7 Cheminées à Madrid, le Sanatorium de Santo
Angel de la Guarda à Navacerrada, le village d’Ochate près de Burgos, le manoir
du Parador à Cardone, l’hôpital Thorax de Terrassa à Barcelone, le Preventorium
d’Aguas de Busot, près d’Alicante, le village de Belmez de la Moraleda, le
Conseil Provincial de Grenade et enfin le Cortijo Jurado de Malaga. Dans
l’ensemble, mis à part une ou deux expériences plus intrigantes que d’autres,
ce sont surtout les récits de désillusion importantes.
Je ne pense pas que ça soit très
utile de les relater. Il me semble plus judicieux de sauter ce passage, pour
mieux me concentrer sur ce qui est arrivé en dernier et est la cause directe de
l’état de mon ami. Alors qu’il était arrivé au terme de son parcours, Les 9
Haunted Spots choisis par ses soins, il apparaissait dans son journal une 10ème
étape. Etape qui n’était pas prévue à l’origine. Les réponses à mes questions allaient se
révéler à travers ce qui suivrait, montrant toute l’horreur à laquelle avait
été confronté mon ami Ignacio. A partir de là, je peux reprendre la lecture des
pages de son journal.
30 Mai 2023 :
« Dans
mon désir de vouloir mettre le plus de distance entre moi et Malaga, l’ultime
étape de mon parcours paranormal, j’ai roulé longtemps. Arrivé à Merida, mes
yeux peinant à résister à l’envie de se fermer, j’ai pris la décision d’y faire
une halte avant de prendre la direction du retour à la maison, à Aranjuez. Je
me suis installé dans le petit salon du premier hôtel croisé de la ville, après
que je me sois enquis des formalités d’usage auprès de l’accueil. Je voulais
mettre un peu d’ordre dans mes papiers et documents en lien avec tous les
Haunted Spots traversés. Et aussi vérifier mes notes écrites dans ce journal
jusqu’à présent.
C’est là
que j’ai été abordé par un homme singulier. Il était assis non loin de moi et
j’avais bien remarqué du coin de l’œil qu’il semblait être intéressé par toute
ma documentation. Quand il s’est approché, j’ai pensé qu’il s’interrogeait
peut-être du pourquoi de ma paperasse dédiée à des lieux hantés. Je n’étais pas
très loin de ce qui l’avait motivé à m’aborder. Il s’est présenté comme étant, lui aussi, un féru de paranormal et
des Haunted Spots. Comme je le devinais, il avait remarqué que je me
passionnais pour le sujet de très près. Il m’a alors demandé si je serais
partant pour une expérience unique, ne figurant pas sur la liste des lieux
hantés célèbres d’Espagne. Un peu
intrigué par sa proposition, et réfléchissant encore si j’étais prêt à rajouter
une étape à mon parcours, car désireux de revoir mes parents et ma maison
maintenant que mon expérience était terminée, j’ai malgré tout demandé plus de
détails au curieux homme. Satisfait de ma demande, ce dernier m’a fait part
d’une ancienne hacienda réaménagée en gîte, où je pourrais vivre un séjour impossible
à oublier. Un lieu où les fantômes sont réels. Rien à voir avec toutes les
prétendus adresses d’endroits hantés, seulement bonnes à effrayer les
chercheurs de sensations fortes bien peu exigeants.
Je dois
avouer qu’en dehors de deux adresses vraiment flippantes, dont la toute
dernière étape, aucune ne m’a apporté de preuves flagrantes et tangibles de
l’existence avérée de fantômes, de démons ou de tout phénomène surnaturel. La
perspective de vivre une vraie expérience telle que je me l’étais imaginée au
début de mon périple fut tentante. J’ai voulu en savoir plus et questionna mon interlocuteur sur l’itinéraire à suivre pour me rendre à cette
fameuse hacienda, insistant sur ce qui s’y trouvait exactement. Là-dessus,
l’homme me précisa que le gérant de l’hacienda me donnerait tous les détails à
savoir sur les modalités du séjour. Ainsi que les particularités de l’endroit
et la nature de mes futurs “colocataires”.
Il préféra ne pas m’en dire plus pour que je conserve la surprise. C’était très
louable de sa part, mais très mystérieux en même temps. Quand je l’interrogea
sur le fait que je n’avais jamais entendu parler de cette hacienda, car ne
figurant pas sur la liste des Haunted Spot d’Espagne, voulant m’assurer qu’il
ne s’agissait pas d’un quelconque coup de pub pour le compte du gérant, l’homme
sourit. Il avoua que le gérant était son
frère.
Mis à part cela, son intention était vraiment de m’offrir un séjour
digne de ce nom pour un passionné de paranormal comme je semblais l’être. Si
l’hacienda n’était pas connue, c’était volontaire. Lui et son frère ne
désiraient pas être envahis de pseudos aficionados, incapables d’apprécier une
vraie épreuve vivante surnaturelle. Ils avaient la volonté de proposer ce
séjour à des personnes qui sauraient se montrer résistantes à ce qui se
montrerait. Des personnes qui pourraient apprécier à leur juste valeur la
teneur historique se cachant au cœur de l’hacienda. Si l’une de
ces ces personnes s’en montrait digne, attirant l’attention des résidents
particuliers s’y trouvant, elle deviendrait le point central d’un spectacle
sans équivalent dans le monde du surnaturel. Mais pour ça, il faudrait suivre
les consignes imposées au téméraire voulant se rendre sur place.
Pris au vif, j’affirmai être cet
homme-là. L’inconnu souriait de plus belle et m’indiqua tout ce que j’avais
besoin de savoir pour me rendre à la fameuse hacienda et l’expérience comme
nulle autre qu’elle promettait tant. J’assurai à l’homme que je me rendrais sur place dès le lendemain matin. Pour
l’heure, j’avais besoin d’une longue journée de repos. J’aspirais à me remettre
de ma dernière visite et me préparer à ce qui m’attendait. Si tant est que les
promesses qu’il m’a déclamées sur ce lieu rempli de fantômes se montrent à la
hauteur de l’attente. Renouvelant l’assurance que je ne serais pas déçu du
voyage, l’homme prit congé de moi, se dirigeant vers la sortie de l’hôtel. Je
l’ai observé franchir la porte avant de disparaitre, me laissant en proie à des
dizaines de questions. Après ça, j’ai rangé tout mon fatras de documents, et suis
monté dans ma chambre afin d’y dormir tout mon saoul.
31 Mai 2023 :
Je suis
arrivé au village où doit se trouver l’hacienda de Las Herendez tôt ce matin.
Le mystérieux homme m’avait bien fourni l’itinéraire pour me rendre à Pluento,
la localité de la nouvelle étape imprévue de mon voyage, mais j’ai eu un peu de
mal à m’orienter. Il n’y avait pas de nom de rues, et elles se ressemblaient
toutes à mes yeux. C’était la première fois que je me retrouvais dans une telle
situation. Ce n’était pourtant qu’un petit village, mais pour un étranger à la
région comme moi, j’ai eu l’impression de me retrouver dans un nouveau monde. Il
m’a été bien plus facile de déambuler au travers des précédentes étapes de mon
parcours. Je ne peux
pas l’expliquer, mais j’ai ressenti un vrai trouble de l’orientation. C’est
quelque chose qui m’a paru très étrange. L’attitude même des habitants s’est
montrée singulière. Ils n’ont pas semblé remarquer ma présence. Comme si
j’étais invisible ou que je ne méritais pas de susciter de l’intérêt ou un
semblant de curiosité de leur part. Une situation très déstabilisante. Je me suis
décidé à demander la direction de l’hacienda à un autochtone. Un vieil homme
occupé à taillader des petites rondelles de bois, installé sur un
rocking-chair. On aurait dit un personnage sorti tout droit d’un western
américain, ou encore une caricature d’un protagoniste vivant dans un pueblo
mexicain. Pas d’un village espagnol du 21ème siècle. Quand j’ai voulu
l’aborder, celui-ci a eu une réaction des plus bizarres. Sans même lever la
tête, il s’est levé de sa chaise à bascules, a interrompu son ouvrage, et s’est
dirigé à l’intérieur de la maison derrière lui. Il n’a pas dit un seul mot
durant tout ce processus. Le même phénomène s’est reproduit envers d’autres
résidents du village. Tous ont réagi comme si je n’existais pas.
Démoralisé
par la situation, je me suis assis sur un tronc d’arbre positionné un peu à
l’écart des habitations pour réfléchir à la meilleure façon de trouver le
chemin de l’hacienda. Après tout, il me suffirait d’essayer différentes directions, me
suis-je dit à cet instant. À défaut de savoir quelle rue correspondait aux
indications de l’homme m’ayant incité à me rendre ici, m’alléchant par la
promesse de trouver enfin un séjour digne de ce que je cherchais au moment
d’avoir entrepris mon voyage. Je me suis dit que je finirais bien par découvrir
le chemin de terre menant au bois à traverser pour rejoindre l’hacienda. S’il
n’y avait eu qu’un seul espace forestier autour de la ville, la tâche m’aurait
été moins compliquée. Mais il s’en présentait trois encerclant quasiment toute
l’étendue de la petite municipalité sans église. Ça aussi, ça m’a paru
surprenant. Je n’ai jamais vu un seul village, aussi petit soit-il, qui soit
dépourvu de ce type d’édifice. Comme si dieu lui-même n’était pas le bienvenu
en ces lieux. Comme si la région où est implanté ce village se trouve tellement
envahi par un mal hérétique, qu’aucun prêtre n’a jugé bon d’y faire construire
une maison à la gloire de son seigneur.
Je
m’apprêtais à m’engager dans une direction au hasard, quand je fus abordé par
un homme tout aussi mystérieux que celui m’ayant fait venir au cœur de ce
village inhospitalier par bien des égards. Il m’a hélé dans mon dos, m’appelant
par mon prénom. Ce qui ne manqua pas de me surprendre. Avant même que je lui
pose la question sur ce sujet, une fois m’être retourné, l’homme, répondant au
nom de Matias, anticipant ma demande, se fit un devoir de répondre à mon
interrogation. Il s’excusa de l’accueil quelque peu rustre de la population du
coin, expliquant que la simple énonciation de l’hacienda causait
automatiquement un rejet de tout habitant. Qu’il soit homme ou femme. Même les
enfants avaient la consigne de ne pas répondre au cas où on les interrogerait
sur l'endroit où se situait l’hacienda. En règle générale, les rares non-résidents venant
ici se déplacent justement pour se rendre à ce lieu considéré comme maudit et
objet de toutes les craintes.
Matias m’a
expliqué que celles et ceux revenant de l’hacienda ne sont plus les mêmes.
Ils affichent des regards terrorisés, presque vides de toute personnalité.
Comme si on leur avait volé leur âme. Comme si les fantômes présents au cœur de
la bâtisse hantée s’étaient emparé de celle-ci, faisant d’eux des damnés pour
l’éternité. Condamnés à ne plus être qu’une coquille vide, marchant par simple
instinct de rentrer chez eux. Les villageois ont fini par ne plus prêter
attention à quiconque se rend ici et est étranger au village. Il n’y a guère
que quelques commerçants et personnalités de la région qui trouvent grâce à
leurs yeux. Ils savent que ceux-ci ne posent jamais la moindre question sur
l’hacienda, car connaissant sa sinistre réputation. Celle-là même ayant causé
des destructions mentales en pagaille de la part des malheureux ayant eu
l’audace de défier dieu en s’y rendant. J’ai aussi
appris qu’il y a bien eu une église par le passé. Mais elle a été détruite par
un incendie provoqué par un des clients de l’hacienda, envahi par la folie.
Elle n’a jamais été reconstruite, et plus aucune figure ecclésiastique n’a
tenté de le faire. On dit que
les terres de la région sont tellement imprégnées du mal venant de l’hacienda,
que toute forme de religion ne peut s’y implanter sans en payer le prix. La
cause en est que les règles religieuses d’aujourd’hui ne sont plus en
adéquation avec celles régissant les fantômes vivant dans le lieu hanté, situé
non loin du village, juste après la forêt du sud. Même les animaux fuient les
alentours, du fait de l’aura malfaisante entourant l’hacienda maudite.
Matias termina
ses explications en indiquant qu’il était le frère de Luis. L’homme qui m’avait
abordé à Merida et appris l’existence de ma future étape. C’est leur frère ainé
qui gére l’hacienda. Un héritage familial. Afin de subvenir aux frais de ce
dernier, l’apport de clients payants est primordial. Pour autant, aucun des
trois frères ne désire qu’un grand nombre séjourne au sein de ce dont ils sont
en quelque sorte les gardiens. C’est la raison pour laquelle il n’y a pas de
publicité faite autour de leur gîte dans divers médias. Ils comptent sur le
bouche-à-oreille provoqué par leur petit réseau familial pour attirer des
futurs clients. Des clients
qui doivent honorer la mémoire des lieux, par leur propension à se passionner pour
le mystère et le paranormal. Seuls sont admis de vrais amoureux du surnaturel.
Pas des curieux insignifiants, sans la moindre volonté mentale suffisante pour
tenir le coup face à de vrais spectres. Matias évoquait la fausseté de la
plupart des Haunted Spots, remplis de mensonges et de traficotages
technologiques de la part des propriétaires pour faire croire à la réalité de
fantômes inexistants. C’est pourquoi les prix du séjour à l’hacienda sont plus
élevés que tout autre lieu d’hébergement ou de site hanté, pensé pour attirer
des faux amateurs de surnaturel, surtout là pour se vanter d’avoir survécu à un
lieu qui n’a de maudit que le nom.
L’hacienda de Las Herendez se montrait être
très au-dessus des autres lieux prétendus hantés : ces véritables
escroqueries publicitaires ne servant qu’à offrir un prestige aux
municipalités, en plus de touristes venant en masse s’installer dans leurs
hôtels et dépenser de l’argent en quantité dans leurs commerces. Tout en
faisant mine de ne pas être à l’aise sur la publicité faite à cause des Haunted
Spots établis dans la région dont ils avaient la charge. C’était une
vaste fumisterie dont les chasseurs de fantômes, les enquêteurs du paranormal
et d’autres sont des vecteurs involontaires contribuant à la popularité de ces
parcours de “trouille”, tout juste bon à effrayer des enfants. Les mots
de Matias étaient durs, et je me suis demandé à quoi était dû cette hargne
envers ce que je reconnais être l’apanage de techniques commerciales rarement
justifiées. J’ai bien ressenti quelques frayeurs de divers ordres lors de mon
périple. Mais plus dû à des sensations ou des éléments qui n’ont jamais été
véritablement visibles de plein fouet. Rien de bien concret en somme. Ces lieux
sont plus dans le cadre du phénomène de groupe. On les craint parce que tout le
monde le dit. Et quand certains se rendent compte que c’est du flan, pour ne
pas paraître idiot ou dans le but de se faire une petite notoriété, ils en
rajoutent dans le sensationnel en affirmant être témoin de quelque chose. Même
s’ils n’ont absolument rien vu.
C’est tout
le reflet de notre société qui se caractérisent à travers ces rumeurs, ces
légendes basées sur des “on dit” à
grands renforts de vérités historiques plus ou moins déformées. Je peux
comprendre que cet aspect commercial indéniable peut irriter quelqu’un semblant
tenir à la véracité du monde du surnaturel comme semble l’être Matias. Ou
peut-être est-ce que ça fait partie de son petit numéro habituel pour me
persuader un peu plus de me rendre à l’hacienda familiale ? Tout ça dans
le but de me forcer la main, et s’assurer que je débourserais le plus possible
pour pérenniser les comptes en banques des trois frères. À l’heure
qu’il est, je ne peux rien affirmer. Quoi qu’il en soit, les informations
délivrées par Matias ont eu leur petit effet. Ça m’a encore plus donné l’envie
de “tester” ce qui paraît être un haut-lieu de présence fantomatique. Je
dois dire aussi que leur petite technique consistant à “accrocher” un client par le biais de Luis, puis relayé par Matias
une fois arrivé à Pluento, est bien rodé. Je suis presque prêt à parier que Luis a fait exprès d’omettre de
me préciser la particularité des rues du village, toutes ressemblantes. Ceci pour
mieux permettre à son frère de prendre le relais et d’y aller de son petit
speech destiné à glorifier leur gîte sur son statut maudit et “spectrorisé”.
Je ne sais
pas encore quelle est la nature exacte de mes futurs “voisins de chambre”. Matias s’est contenté de m’indiquer que son
autre frère, un dénommé Esteban, me fournirait les détails nécessaires. Pour le
reste, je comprendrais encore mieux dès la première nuit passée à l’hacienda. J’ai
remercié Matias pour son florilège d’indications précieuses, et je me suis
dirigé vers mon objectif. Suivant en cela le chemin précisé par mon guide, en
m’apprêtant à traverser la forêt sud. Je reprendrai ce soir l’écriture de mes
impressions. Ceci après m’être installé dans ma future chambre et discuté des
modalités d’hébergement auprès d’Esteban.
La
traversée de la forêt s’est emplie d’une succession de frayeurs. D’abord, les
instruments électroniques de ma voiture n’ont pas arrêté de s’affoler. En
premier lieu, un voyant m’a indiqué une crevaison inexistante. Un autre m’a
averti d’une fuite d’huile, m’obligeant à m’arrêter sur le chemin une deuxième
fois. Pour rien. Le niveau s’est révélé impeccable. Par la suite, d’autres
alertes inexplicables, car n’ayant pas lieu d'être, après vérifications, ont
rendu le parcours très stressant. J’ai fini
par ne plus m’alarmer des voyants. Sans pouvoir pour autant comprendre ce qui avait
causé ces désagréments. À un autre moment, j’ai pu me rendre compte de
l’absence totale de vie animale. J’avais les fenêtres ouvertes, car, tout aussi
incompréhensible que le reste, le ventilateur s’est mis à souffler de l’air
chaud dans le véhicule. Ce qui rendit l’habitacle étouffant. J’ai donc pu
constater qu’aucun son n’était émis venant des alentours. Pas le moindre oiseau
ou insecte. Ce qui m’a paru un peu angoissant, je dois bien l’avouer. D'autant plus que j'ai cru apercevoir par moments des ombres à proximité des arbres, sans que je puisse identifier ce que c'était. Des ombres s'évanouissant dès lors que je posais les yeux dans leur directions. Et il y a eu ces chocs sur le toit de la voiture par moments. Comme si une bête s'était soudain abattue dessus. Plusieurs fois je me suis arrêté pour vérifier ce que c'était, sans rien voir. La "chose", quoi que ce puisse être était partie. Non sans avoir laissé des traces de coups sur la carrosserie du toit.
Non sans
mal, je suis parvenu à l’hacienda. Je me suis garé sur l’espace dédié, sur le
côté droit de la bâtisse, et j’ai pris quelques minutes pour admirer
l’habitation. J'ai été ébahi par l’aspect impeccable de celle-ci. J’ai eu l’impression
qu’elle n'avait pas vieilli depuis sa construction : c’était plus que
troublant. J’ai déjà eu l’occasion de voir d’autres constructions anciennes par
le passé, lors d’excursions scolaires, et elles étaient dans un état bien moins
reluisant que ce qui s’est trouvé devant moi. Dans le même temps, il y avait un
“je ne sais quoi” de lugubre par
endroits. J’ai eu l’impression d’être observé par les fenêtres elles-mêmes.
Oui, je sais : dit de cette manière, ça a l’air dingue. Mais j’ai vraiment
eu cette sensation. Je ne sais pas si c’est l’aspect des contours des fenêtres
qui a occasionné cette illusion, mais ça m’a fait frissonner, l’espace d’un
instant.
Le toit en
tuiles et les murs faits du stuc classique pour ce type d’habitation se sont révélés être d’une
noirceur opaque. Tout comme la porte et certaines boiseries. Ce qui donnait un
air terrifiant à l’ensemble. Plus encore que tout ce que j’ai visité jusqu’à
présent. Passé ce sentiment mélangeant admiration de l’architecture et
frémissement de mon épiderme tout entier, je suis entré dans l’hacienda. À l’intérieur, les Azulejos du sol,
des faïences décoratives, m’ont semblées sortir d’un autre siècle. Ses motifs sont
majoritairement d’inspiration religieuse. Y sont représenté des figures saintes
de l’Église espagnole, peintes avec une grande précision, aux côtés de diverses
créatures et de scènes bibliques. C’est assez
inhabituel dans une hacienda. Surtout que, à l’image de l’extérieur, les
couleurs utilisées pour les motifs sont de nature sombre et froide. À
l’opposé des teintes chaudes et très colorées, oscillant entre le bleu et le
jaune, habituel pour ce type de construction ancienne. Les murs eux-mêmes accusent
des dégradés de gris, de noir et d’une infime part de blanc. Le seul élément de
clarté de l’intérieur. Passé cet aspect à l’allure inquiétante, et m’ayant fait
entrer dans une ambiance glaciale dès le début, le reste, que ce soit le
mobilier, les poteries ou autres, se sont montrés d’allure plus classique.
Devant moi, le gérant m’attendait, affichant un grand sourire éclatant. Ce
qui m’a procuré une légère sensation de confiance au milieu de tout cet
intérieur aux allures presque funèbres.
Je n’eus
même pas le loisir d’expliquer la raison de ma venue. Apparemment, ses frères
l’avaient déjà prévenu de tout ce qui lui était nécessaire de savoir me
concernant. Que ce soit mon projet de parcours des Haunted Spots, ma déconvenue
à mon arrivée à Pluento vis-à-vis de l’attitude des habitants me concernant, et
divers autres détails. En particulier ce que je m’attendais à trouver ici, au
sein de cet endroit, me faisant oublier les déceptions en grand nombre des
différentes étapes de mon voyage. Esteban se présenta et me fit part d’une
première particularité à laquelle je ne m’étais pas attendu : la signature d’un
contrat de confidentialité. En gros,
les lignes de ce dernier stipulent que je ne dois en aucun cas faire étalage de
tout ce dont je serais témoin au cœur de l’hacienda. Que ce soit au sein du
bâtiment ou bien l’extérieur direct se trouvant autour. Ça concerne également les
jardins intérieurs. Esteban m’a précisé que tout ce que je vivrais dans
l’enceinte du bâtiment, et dans l’environnement proche, doit rester secret. Tout
élément se déroulant entre ces murs ne doit en aucun cas être rapporté sur des
réseaux sociaux, des blogs, des sites ou toute forme de diffusion médiatique.
Si je
déroge à cette règle, Esteban se réservait le droit de déposer plainte pour
non-respect de contrat, en plus d’autres désagréments dont il a refusé de me
donner le détail. Il dit faire suffisamment confiance à l’intuition de ses
frères pour déterminer de ma fiabilité et mon silence, au même titre qu’un
véritable passionné de phénomènes étranges. À contrario des curieux sans aucune
ferveur ou bien des chasseurs de sensationnel, du type “Ghost Hunters” et assimilés. L’expérience que je vais vivre ici,
au sein de l’hacienda, sera unique et gravé dans ma mémoire. Il est impératif
qu’elle le reste, car cela participe à l’essence même d’authenticité et de
conservation du gîte. Sans vouloir s’attarder sur le sujet, il m’a également
précisé que les hôtes de ces lieux verraient d’un très mauvais œil être
dérangés par des hordes de journalistes, à cause de mon indiscrétion. Il a désiré savoir si j’acceptais de respecter
les alinéas du contrat qu’il m’a demandé de lire attentivement. Bien qu’un peu
décontenancé par cette demande, qui m’obligeait à ne rien révéler sur mon blog
alors que c’est ici que j’aurais sans doute eu plus de matière à raconter, si
je m’en tenais aux dires des trois frères, j’ai acquiescé, bien malgré moi. Je n’étais pas arrivé jusqu’ici
pour repartir aussitôt, simplement à cause de la signature d’un banal papier.
Après tout, peut-être que le jeu en vaut la chandelle comme on dit. Je ne vais
pas vous énumérer l’intégralité des différentes clauses, qui comprennent, plus
en détail, ce que m’a déjà annoncé brièvement Esteban. Certaines sont néanmoins
curieuses.
L’une d’elle par exemple demande à ne pas
disposer des objets sur le mur en face du lit, afin de ne pas gêner le passage
des fantômes présents en ces lieux. De même, je ne dois pas obstruer la serrure
ou le bas de la porte pour les mêmes raisons. Il m’est interdit de diffuser de
la musique moderne. Si je veux me distraire musicalement, je dois demander le
téléchargement d’une “playlist”
uniquement composée de sons musicaux d’usage au XIXème siècle. Tels que ceux
joués par les troubadours. Une des rares notes de modernisme que ce système de
téléchargement en ces lieux d’ailleurs, dénotant quelque peu du reste. La
musique moderne peut entraîner des conséquences belliqueuses de la part des
spectres, occasionnant des sanctions sévères. Esteban a précisé qu’il ne pourrait
être tenu responsable en cas de manquement à cette règle, me faisant subir des
actes douloureux de la part des spectres. Parmi les
autres choses auxquelles je dois prendre garde, il y a aussi l’interdiction de
m’opposer à tout acte se déroulant au sein de la crypte et dans les couloirs de
l’hacienda, exécuté quotidiennement par les spectres. Dans le cas contraire, il
peut arriver de subir des punitions à la hauteur de la gravité de mes
interventions. Là encore, la direction n’interviendra pas en ma faveur si je me
rends coupable d’infraction à cette règle. De même, en cas de visite au sein de
ma chambre, il m’est défendu d’interférer si les spectres s’intéressent à ma
présence et s’adonnent à des gestes de curiosité sur mon corps. Enfin, j’ai dû
remplir une attestation sur l’honneur de ma religion. Un document indiquant que
si j’ai des convictions autres que catholiques, ou si mes ancêtres se sont, à
un moment ou un autre, écarté du catholicisme en adorant d’autres dieux que
celui vénéré par le culte espagnol, je m’expose à de graves sentences et
actions de la part des spectres. Esteban m’a d’ailleurs précisé que cette
section était très importante si je voulais que mon séjour ici se passe le
mieux possible.
Bien que
trouvant ces règles hautement bizarres, j’ai signé, à la grande satisfaction
d’Esteban. Récupérant le document, il a mentionné que les fantômes vivant dans
l’hacienda appartiennent à un culte très strict sur certaines valeurs, et peuvent
se montrer assez vindicatifs sur quiconque s’oppose à ce qui les définissent.
Celles et ceux ayant omis, volontairement ou non, leur appartenance à certaines
habitudes, notamment religieuses, et ayant résidé ici avant moi, l’ont regretté
amèrement. Les plus chanceux ont pu fuir les lieux sans trop de dommages
corporels. Les autres ont plongés dans la folie. J’ai demandé de quel culte dépendait
ces fameux spectres, mais Esteban a jugé bon que je conserve la surprise de les
voir. Rajoutant que cela arrivera très vite, car les spectres ne brillent pas
par leur discrétion. Il a
également indiqué qu’en voyant leur tenue, je comprendrais immédiatement la
raison de ces différentes règles, et redoublerait de prudence quant à leur
respect. Une fois compris qu’ils sont loin d’êtres des fantômes classiques.
Ceux qui sont de nature éthérée et sans danger. Les esprits d’ici ont tendance
à être bien plus tactiles, comme je m’en rendrais compte. Si j’avais eu une glace à ce moment-là, devant moi, nul doute que
j’aurais pu constater l’extrême pâleur de mon visage, après avoir entendu tout
ça. N’importe qui aurait sans doute pris toutes ces mesures et règles à la
légère. Mais l’assurance dans les propos d’Esteban m’a fait largement
comprendre qu’il était très sérieux dans ce qu’il m’avançait. Ce qui a renforcé
mon capital frayeur à cet instant, faisant mon possible pour que mes jambes ne
me trahissent pas, du fait de leur fébrilité soudaine.
Juste
après, Esteban me fit part d’une autre particularité de l’hacienda. Une sorte
de motivation supplémentaire quant à mon séjour et l’intérêt porté par les lieux,
tout comme ce qui allait s’y passer. Voilà en quoi ça consiste : si je
parviens à rester 7 jours et 7 nuits dans l’hacienda, sans franchir la
frontière représentée par le bois, Esteban m’offrira la totalité des sommes
versées pour le séjour. Si je craque avant cette durée et que j’en viens à
renoncer, aucun remboursement pour les jours payés mais non réalisés de ma part,
du fait de mon départ précipité, ne me serait octroyé. J’ai
subodoré que ce “jeu” se montrait
comme un moyen habile de forcer la main aux clients sélectionnés par ses deux
frères. De cette manière, le trio s’assure d’avoir un beau pactole, au vu des
prix du séjour rien que pour une nuit, qui sont indiqués sur le comptoir.
Esteban m’a confié qu’à ce jour, aucun client n’a bénéficié d’un tel
remboursement. Tous ont fui misérablement bien avant la fin des 7 jours et des
7 nuits. Souvent en arborant des visages emplis d’une terreur indescriptible.
J’ai longtemps hésité avant d’accepter. Sans doute du fait de la perturbation
subie à cause de toutes ces règles et informations sur ce qu’il y avait en ces
lieux. D’un côté,
j'espérais que tout se montre bien réel, comme l’avançait Esteban. Ce qui
m’offrirait une expérience inoubliable, en reprenant les mots de mon hôte. De
l’autre, j’ai craint que tout ça soit un immense bluff, à grands renforts de
gadgets électroniques en tous genres, savamment disséminés dans toute
l’hacienda. Tout comme ce que j’avais constaté au sein de l’hôtel Parador et
m’ayant laissé un souvenir amer. Mon goût du risque a fini par prendre le
dessus, et j’ai accepté la proposition d’Esteban. Il me fit signer un autre
document pour attester de ma participation au “jeu”. Puis, je me suis rendu à ma chambre, se situant dans l’aile
sud.
Je ne sais pas si ce que j’ai vécu hier soir appartient au domaine
du rêve, mais c’était tellement réel… J’ai encore du mal à déterminer s’il
s’agit d’un “truc” incroyablement
bien fait, ou si j’ai vraiment assisté à une scène d’un passé s’étant déroulé
au sein de l’hacienda de Las Herendez. En tout cas, je n’ai rien vu dans le
couloir pouvant me faire penser qu’Esteban et ses frères emploient une forme
avancée de technologie dissimulée quelque part. J’ai eu beau chercher avec la
lumière de ma lampe : je n’ai absolument rien vu de tel. Rien à voir avec
ma mauvaise expérience du Parador en termes d’escroquerie visuelle. J’ai
vérifié ce matin encore, au cas où mes yeux m’auraient trahi la nuit
précédente, du fait de ma fatigue et de la pénombre. Je ne pense pas me tromper
en affirmant que j’ai bel et bien assisté à une réminiscence du passé.
Exactement comme me l’a expliqué Esteban.
Il était environ 2 heures du matin quand j’ai entendu des bruits
de pas et des plaintes dans le couloir. Au début, j’ai pensé que c’était
Esteban, rejoint par ses frères discrètement après que je me sois rendu dans ma
chambre, qui s’affairaient à justifier le prix exorbitant payé pour les 7 jours
de séjour en ces lieux. Mais il y a aussi eu des bruits métalliques et ce que j’ai
perçu comme le crépitement de flammes. Sans compter que j’ai distingué très
nettement des voix féminines proférant des “Pitié...
” entre chaque plainte. Était-il possible que
l’entreprise familiale ait le souci du détail, au point d’avoir fait appel à
des locaux pour jouer je ne sais quel rôle larmoyant ? Ceci dans le seul
but d’accréditer le réalisme m’étant destiné ? ça me semblait peu
vraisemblable. Je me suis pincé le bras plusieurs fois, histoire de vérifier si
je ne me noyais pas dans une sorte de songe profond et propre à déclencher un
réalisme étonnant. Au vu de la
douleur ressentie, je n’ai pas eu le moindre doute : ce que j’entendais
n’était pas le fruit de mon imagination, provoqué par tout ce dont j’ai été
témoin depuis mon arrivée dans la région. Que ce soit l’attitude étrange et
désinvolte des habitants de Pluento, le singulier contrat signé à la demande
d’Esteban, ou encore la décoration… particulière de l’ensemble de l’hacienda.
C’était bien réel. Je devais absolument savoir ce qui en était. Et la seule
manière de connaitre la nature de ce qui se passait dans le couloir, ce fut
d’aller vérifier de visu la nature des sons ayant causé mon réveil de manière
peu délicate, je dois bien en convenir. J’ai enfilé rapidement un pantalon et
un sweat, mes chaussures, et me suis hâté de me diriger vers la porte.
À peine l’avais-je ouverte que j’ai cru délirer complètement,
tellement le spectacle s’offrant à ma vue se relevait être du domaine du
fantastique. Une procession d’une multitude de ce qui m’a semblé être des
moines déambulait lentement dans le couloir. Au centre du cortège se trouvaient
trois femmes et deux hommes, ainsi qu’un jeune enfant qui ne devait pas
dépasser les 15 ans d’âge. Ils étaient vêtus d’une sorte de suaire fait d'une
matière ressemblant à la laine, d’une sorte de chapeau pointu sur la tête, et
avançaient les pieds nus. Dans leurs mains se trouvaient des cierges. Ils
étaient entravés par des chaînes aux poignets et aux mollets, et montraient des
signes de meurtrissures à plusieurs endroits des bras et des jambes. Les moines, quant à eux,
avaient leurs visages masqués par leurs grandes capuches, surmontant leurs
robes de bures de différentes couleurs. Rouges, Noires et bleues. Ainsi qu’un
scapulaire d’un blanc immaculé. Leurs mains étaient pourvues d’une pâleur
effrayante, prouvant leur origine spectrale sans équivoque. Aucun des membres
de ce terrifiant défilé ne semblait prêter attention à ma présence. Au même
titre que les résidents de Pluento. Sauf que les villageois irrespectueux de ma personne étaient bien
réels, eux. J’en avais touché certains pour obtenir une sollicitude de leur
part. Ce qui eut pour résultat de les voir se débarrasser prestement de
l’emprise de mes mains, sans même un regard dans ma direction. Provoquant
encore plus de déstabilisation de ma part.
Par acquit de conscience, j’ai pris le risque de braquer la
lumière de la lampe prise avec moi, juste après m’être habillé, dans la
direction de certains d’entre eux : aucune réaction. S’est rajouté à ça le
fait que le faisceau lumineux les a traversés de part en part, se reflétant sur
le mur en face de moi. Comme s’il n’y avait aucun obstacle pour bloquer la
lueur artificielle. S’il s’était agi de personnes normales, des acteurs engagés
par Esteban et ses frères dans le cadre d’un spectacle morbide, la lumière se
serait arrêtée sur les corps visés et aurait illuminé la surface touchée. J’ai
donc eu la conviction qu’il s’agissait de véritables spectres. J’ai agi de même sur le dos de ce qui s’est montré être les
prisonniers des moines, avec le même résultat. L’éclairage de ma torche a
traversé leurs corps, pour finir sur le plâtre du mur plus loin dans le
couloir. J’ai alors tenté un geste plus hardi, en tendant la main en direction
d’un des spectres. Elle a transpercé les corps de manière identique que la
lumière de ma lampe, avec une sensation de froideur. Comme si j’avais plongé ma
main de manière prolongée dans un espace réfrigéré. Je l’ai immédiatement
retiré, effrayé par la constatation de la présence de véritables apparitions
fantomatiques devant moi. Je suis resté figé sur place, pendant que le cortège
aux allures funèbres a continué d’avancer, jusqu’à tourner sur la droite, une
fois arrivé au bout du couloir.
J’ai voulu en savoir plus
sur le but de la marche des spectres. Je me suis giflé les joues l’une après
l’autre, dans le but de me donner le courage de les suivre. Après tout, c’était
la première fois depuis le début de mon voyage que je me retrouvais témoin d’un
véritable phénomène surnaturel. Hors de question que je n’approfondisse pas
plus l’observation de cette chance que je n’espérais plus, après tant de
désillusions rencontrées au fil de mes précédentes expériences sur le
territoire espagnol. J’ai donc emboîté vivement le pas de l’étrange cortège pour le
rattraper, où qu’il aille. Une fois arrivé à son niveau, je me suis contenté de
suivre le rythme imposé par les spectres. J’ai pu visualiser de plus près les
détails de la tenue des moines entourant les pauvres hères. Le symbole exposé sur la partie arrière du scapulaire monastique
était celui de l’Inquisition espagnole. La croix de bois entouré d’une branche
d’olivier d’un côté et d’une épée de l’autre. Le tout cerclé des mots
latins : Exurge Domine Et Judica
Causam Tuam Psalm 73, suivi d’une croix de Malte. Je suis certain de ne pas
m’être trompé. J’ai vu un peu mieux aussi les tenues des prisonniers. Sur le
suaire était disposé un Sambenito, marqué d’une croix de Saint-André. C’est un
vêtement proche du poncho couvrant le corps jusqu’à un peu en dessous de la
ceinture. Le chapeau était un Coroza. Un couvre-chef de papier, de forme
conique. Il s’agissait de la tenue imposée aux pénitents devant être interrogés
par les inquisiteurs.
Les moines, qui étaient donc des spectres d’inquisiteurs,
ouvrirent une porte de fer forgé, puis entreprirent de descendre l’escalier de
pierre se trouvant derrière. Le son fut amplifié durant toute la descente,
accentuant les plaintes des prisonniers. Toute l’assemblée arriva alors au bas
des marches, au sein d’une grande pièce éclairée que j’ai reconnu être une
crypte. Il y avait une sorte de grand meuble en bois, similaire à ceux présents
dans les tribunaux dans lesquels siège le juge du palais de justice, avec un
lutrin de la même matière sur le côté droit. Une grande nappe blanche
recouvrait le haut du meuble. On se serait cru dans un prétoire judiciaire. Mais
ce qui m’a interloqué, ce fut la présence de plusieurs instruments de torture
çà et là. Immédiatement le souvenir de ce que j’ai vu dans la cave du Cortijo
Jurado, la dernière étape de mon parcours avant que je sois amené à découvrir
l’existence de l’hacienda De Las Herendez, m’est revenu en tête. Tout comme les
sensations de peur inhérentes aux traces de sang et divers instruments
découverts dans cette cave de l’horreur, démontrant les activités monstrueuses
s’y étant déroulées. Presque immédiatement, celui qui semblait être le chef de file de
l’assemblée s’installa sur le grand oratoire surplombant la salle, et ordonna
aux autres moines de se préparer à débuter la “Question”. Le terme employé pour désigner une série
d’interrogations aux pêcheurs, accompagné d’actes de torture. Avant ça, il
s’employa à énumérer ce qui était reproché aux accusés. Sans vous rapporter en
détails les fautes des futurs suppliciés, j’ai cru comprendre que l’un des
hommes était coupable de pédérastie avec le jeune enfant. Un autre homme de
fornication avec deux des autres femmes. La dernière femme, elle, était accusée
d’avoir caché un couple de Marranes.
Les Marranes, pour vous situer, c’étaient des juifs de la
Péninsule Ibérique, portugais ou espagnols, convertis au catholicisme, mais
continuant à pratiquer leur religion de départ en secret. Ce qu’on appelle le
crypto-Judaïsme. À savoir pratiquer deux religions opposées, dont l’une en se
cachant. Aux yeux de l’Église catholique, et
plus encore de l’Inquisition durant toute la durée de son existence, de 1478 à
1834 après Jésus-Christ, date à laquelle le mouvement fut aboli, les Marranes,
qui signifie “Porc” en espagnol, de
par leur seule existence, représentaient un fléau. À la grande époque de
l’Inquisition, tous ceux s’adonnant au crypto-judaïsme étaient des impies qui
étaient traqués sans vergogne. Ils étaient, toujours selon l’Église, une menace
qu’il fallait proscrire du territoire espagnol. Raison pour laquelle cette
caste religieuse particulière recevait les sanctions les plus graves. Leur seule chance de survie
pour éviter une exécution publique était de renoncer à pratiquer ce que
l’Église espagnole considérait comme une hérésie impardonnable. Suivant la
sincérité et la rapidité à laquelle les suppliciés renonçaient à leur deuxième
religion, ils pouvaient éviter la mort. En règle générale, les tortures infligées soumettaient la plupart,
qui prenaient la résolution de se limiter à la seule religion catholique à
l’issue de ces séances pratiquées par l’Inquisition. Il pouvait arriver que les
questionnés ne survivaient pas à la “Question”,
suivant la capacité de résistance de leur corps. Mais cela restait rare. Dans
la majorité des cas, par leur renoncement, ils évitaient d’être brulés en place
publique pour ce qui était vu comme le plus haut blasphème.
Être soumis à la “Question”,
en fait, était considéré comme une chance. Nombre de ces “pêcheurs” n’en
bénéficiaient même pas, et étaient directement exécutés. Il fallait obtenir le soutien indéfectible d’un ecclésiastique renommé et respecté, voire un
notable proche de la famille royale ou de l’Église, se portant garant du
renoncement des coupables une fois soumis à la question, pour que ceux-ci
espèrent avoir droit à cette opportunité. Néanmoins, les Marannes furent vite éradiqués sous le coup d’une
répression stricte et implacable, initiée par Tomas de Torquemada, le 1er Grand
Inquisiteur d’Espagne. Sous sa direction, ce furent près de 2000 Marannes qui
furent condamnés au bûcher. Après 1500, les appartenants à ces castes devenant
de moins en moins abondant, à la demande du Saint-Siège, jugeant la procédure
appliquée par Torquemada et son successeur Diego Deza expéditive, et soulevant
de vives protestations de plusieurs milieux ecclésiastiques, les traques envers
les Marannes furent plus disparates. Ceux qui prirent la suite en tant que Grand Inquisiteur se
montrèrent plus modérés. Les Morrisques, des maures convertis au catholicisme,
mais pratiquant l’Islam en secret, devinrent les nouvelles cibles de
l’Inquisition, ainsi que les Protestants. En parallèle, les coupables de fornication, de bigamie et de
pédérastie, ainsi que d’autres délits condamnés par l’Église, virent leurs
actions de plus en plus sujettes à des sanctions très sévères, créant un climat
de peur prononcé dans toute l’Espagne. Dans le même temps, les autodafés de
livres interdits devinrent plus courants. On brûlait les ouvrages en même temps
que ceux ayant permis leur diffusion, ou commis l’erreur de les avoir lus et
les possédant chez soi.
Contrairement aux idées reçues, les accusations de sorcellerie
étaient rares durant cette période, à l’opposé des autres pays. Les cibles
principales de l’Inquisition concernaient surtout ceux s’adonnant aux religions
autres que le catholicisme, ou d’actes interdits par l’Église. Jamais je
n’aurais cru devenir le témoin de cette page sombre de l’histoire espagnole. Et
pourtant… Pourtant, les faits étaient là.
J’assistais bien à une scène ayant dû se dérouler au sein de cette Hacienda, il
y avait plus d'une centaine d’années. J’ai ainsi pu voir l’enfant et l’homme
accusés de pédérastie soumis à la Toca, ou torture de l’eau. Ils étaient
positionnés sur une planche de bois, inclinée de manière à ce que les pieds
soient plus haut que la tête. Leurs mâchoires furent écartées à l’aide d’une
pointe métallique. C’est alors que fut introduit dans leur gorge la Toca. Une
bande de lin où fut déversé le contenu de plusieurs jarres, l’une à la suite
des autres. Du fait de cette méthode, il s’ensuit une sensation d’étouffement
au fur et à mesure que le liquide s’écoule dans la gorge des suppliciés. Le
moine chargé de la procédure stoppait de temps à autre, afin de demander aux
coupables s’ils expiaient leur faute et renonçaient à pratiquer leur péché à
l’avenir. Le garçon fut le premier à craquer,
s’excusant d’avoir cédé à la tentation et récitant en boucle plusieurs prières.
L’homme, lui, résista un peu plus longtemps, mais finit par promettre de ne plus
se livrer à ses pulsions contraires aux dogmes de l’Église. Les deux furent
emmenés par des moines hors de la crypte, en remontant les escaliers, sans que
je sache leur sort prévu après ça.
Régulièrement, j’entendis des suffocations de leur part. Les
conséquences du supplice subi. Les trois coupables de fornication, c’est-à-dire
le fait de pratiquer des rapports sexuels hors mariage, virent leurs poignets
et cheville attachés avec des menottes en fer sur un chevalet en position
allongée. Je reconnaissais là le principe du Potro. Une variante de
l’écartèlement. Sauf que là, ce n'étaient pas des chevaux qui tiraient chaque
partie du corps dans des directions différentes. Le chevalet était muni de
leviers sur le côté, actionné par des moines, provoquant l’étirement des bras
et des jambes lentement. Comme il n’y avait que deux chevalets, ce furent les deux femmes
qui eurent “l’honneur” de passer en
premier. J’ai entendu leurs cris de douleur atroces, au fur et à mesure que
leurs ligaments et les tendons de leurs membres étaient étirés inexorablement.
Des craquements horribles, du fait des ossements des suppliciés, s’ajoutant à
l’horreur de cette scène, seulement interrompue de temps à autre pour obtenir
les aveux des fautes des accusées. Elles finirent par expliquer que c’était
l’homme qui était venu les voir. Il était un ami de leurs parents et savait que
l’une des deux avait été surprise à embrasser sa sœur dans une ruelle. Il les
avait alors prises à part lors d’une visite de courtoisie au domicile des
parents des jeunes filles. Il leur a
demandé de venir chez lui à l’insu de leurs parents, afin de satisfaire à
certains plaisirs charnels. Si elles refusaient, leurs parents seraient
informés de leur acte diabolique.
Par peur que l’on apprenne leur geste, les deux sœurs ont dû se
résoudre à accepter la proposition de l’homme. À cette énonciation, l’homme
placé sur l’oratoire descendit et demanda au moine près de l’appareil de
torture que deux tours de plus soient pratiqués. Les cris de souffrance des
deux filles me percèrent les tympans à cause de leur intensité horrible. J’ai
cru percevoir un son de déchirement des chairs, mais je ne l’ai pas vu. J’ai
préféré détourner les yeux à cet instant. Tout juste ai-je entendu le moine
principal présidant cette séance de torture ordonner qu’on prépare un bûcher
pour le lendemain, afin d’y placer l’homme coupable de fornication, de mensonge
et de manipulation envers deux possédées. Pour lui, le fait qu’elles se soient
adonnées à des pratiques réprouvées par la Sainte Église ne pouvait être que
l’œuvre du diable. Bizarrement, les propos échangés ne semblaient concerner que
l’homme. Je n’entendais plus les cris des filles. Je me risquais à rouvrir les
yeux. Je n’ai vu que des moines portant les corps ensanglantés de celles-ci,
suivant l’homme précédé d’un autre moine, remontant les escaliers. J’ai tout
juste eu le temps de remarquer que l’une des jambes des filles pendait
anormalement. J’ai alors compris que l’espacement entre la droite et la gauche
résultait du supplice. L’écartèlement avait été tel que le corps n’avait pas su
résister et s’était déchiré au niveau de l'entrejambe. Du sang coulait sur la
pierre, tombant du lieu de la déchirure. Je ne voyais pas bien le corps de
l’autre jeune fille, mais je supposais que son corps ne devait être guère
mieux. Elles avaient succombé au Potro, c’était une évidence. L’homme avait
échappé à la torture, mais en plus d’avoir assisté à la mort extrêmement
douloureuse de celles qui avaient fauté à cause de lui, son destin était scellé.
Je l’entendais se lamenter, s’excusant d’avoir cédé à son envie de
plaisir charnel. Entre deux sanglots, j’ai compris que les jeunes filles
s’étaient embrassées simplement pour connaître la sensation d’un baiser, dans
l’espoir qu’un garçon le ferait après leur mariage. J’ai supposé que les deux
sœurs étaient promises à des prétendants choisis par leurs parents. Leur envie
de se montrer à la hauteur auprès de leur futur mari, la nuit de leurs noces,
en “essayant” un baiser entre elles,
cela avait causé leur perte. Je ne suis pas sûr que l’Inquisiteur principal ait
entendu ces aveux tardifs de la part de l’homme. De toute façon, il était trop
tard. Mon cœur battait la chamade. Je venais d’assister à une scène
monstrueuse. Même si ce n’était qu’une réminiscence fantomatique, ça m’a paru
tellement réel. Comme si je venais de pratiquer un bond dans le passé et
remonté au temps de l’Inquisition. Les cris, les sons de craquements et de
déchirement, la peur affichée par l’homme, la sueur perlant sur son visage au
moment où les sœurs ont été placées sur le Potro… Comment oublier une telle horreur ?
Mais je n’étais pas au bout de mes surprises en matière de monstruosités.
Le chef Inquisiteur s’était replacé derrière l’oratoire. La
dernière personne devant être “questionnée” voyait son tour arriver.
Elle fut menée à une sorte de grand mât, situé un peu plus loin. Un grand
poteau de bois posé sur un grand socle constitué de la même matière, semblable
à une estrade. Des poulies étaient visibles en haut de la structure et sur le
socle. Une grande corde coulissait entre ce dernier et le haut du poteau. La
malheureuse vit ses poignets attachés dans son dos, puis une corde placée
autour de sa taille. Elle fut ensuite hissée en haut du mât, par l’action d’un
levier actionné par un moine. J’avais déjà vu cette technique de torture :
sans doute la plus horrible de toutes par son caractère violent et soudain. On appelait ça la Garrucha ou estrapade. Le supplicié, une fois
hissé en haut du mât, se voit lancé vers le sol à grande vitesse, par
l’action du levier contrôlant l’action des poulies. Sa chute est freinée
avant de toucher le sol. Soit par une nouvelle action de la personne affiliée
au levier, soit parce que la corde maintenant le corps par la taille est
d’une longueur calculée pour ne pas atteindre le sol. Le choc dû à l’arrêt
soudain de la chute de la corde provoque une dislocation des épaules, causant
une douleur atroce.
Il s’est alors passé quelque chose d’inattendu. Dans le cas des
réminiscences, de manière générale en tout cas, on ne peut qu’assister à ce qui
se montre devant nos yeux. Intervenir ne sert à rien, car les “interprètes”
de ces scènes rejouées du passé ne peuvent pas se rendre compte de notre
présence. Ce qui est logique, puisqu'aussi bien ceux faisant partie de la scène
et les témoins impuissants ne font pas partie du même plan dimensionnel. Ils
partagent le même espace, mais sont indépendants l’un de l’autre. C’est quelque
chose de connu et d’immuable. Sauf que là, je sais que j’ai clairement ressenti
le regard de la femme qui s’apprêtait à être lancée dans le vide, au sein de
cette immense crypte qui permettait de mettre en place ce supplice s’exécutant
normalement en extérieur. Je sais que je n’ai pas rêvé. Elle avait les yeux remplis de larmes dans ma direction, semblant
me demander de lui venir en aide. À peine ai-je eu le temps de constater cette
aberration temporelle que le moine situé à côté de la structure de bois
actionna le levier, jetant le corps de la femme vers le sol et freinée à
quelques mètres de celui-ci. Une fois encore, le son terrible de craquement des
os se fit entendre. Tout comme le cri terrifiant poussé par la victime de cette
technique monstrueuse. Le chef Inquisiteur s’est alors déplacé et s’est rendu
auprès de la femme, lui demandant si elle avouait avoir hébergé des Marannes
sans en avoir avisé un homme d’Église. Le visage en larmes, celle-ci se
contentait d’indiquer qu’elle n’avait jamais rien fait de tel, qu’elle était
une bonne citoyenne, doublée d’une fidèle de Dieu. À aucun moment, elle
n’aurait protégé des impurs.
Elle prétendait que quelqu’un l’avait injustement dénoncée pour
s’emparer de ses terres. Elle savait que celles-ci avaient été promises au
délateur, quel qu’il soit. Ça faisait partie des méthodes de remerciement de
l’Inquisition. Le chef Inquisiteur lui demanda de bien réfléchir,
pendant qu’on la hissait à nouveau vers le haut du mât, suite à un geste de la
main de l’instigateur de toute cette folie. J’aurais voulu dire quelque chose,
essayer d’intervenir. Mais je me suis rappelé les règles signées par contrat.
Je ne devais pas me rendre coupable d’empêcher tout ce que je verrais se
produire devant mes yeux. Sous peine de subir des désagréments de la part des
spectres. J’ai donc dû me taire et me contenter de jouer les spectateurs de
cet horrible spectacle. À deux autres reprises, la femme se vit subir ce sévice
dont les craquements d’os, de plus en plus terrible à chaque chute, me glaça le
sang et l’échine. Lors du deuxième “lancer”,
j’ai de nouveau ressenti le regard de la femme me dévisageant de là où elle
était. Aussi incroyable que ça pouvait l’être, elle me voyait. Si j’ai eu un
doute la première fois, ce n’était plus le cas. Elle me voyait, me suppliant
intérieurement, silencieusement, rien que par son regard, pour que je vienne la
sauver en obligeant les inquisiteurs à la détacher. Elle attendait de moi que
je me porte garant de son innocence, pour que je mette fin à son calvaire. La
troisième chute abrégea ses souffrances, laissant son corps sans vie se
balancer au-dessus du sol, seulement retenu par la corde la retenant à la
taille.
Le chef inquisiteur ordonna
qu’on la détache et qu’on emmène son corps hors d’ici. Il serait jeté dans une
fosse commune réservée aux êtres impies comme elle plus tard. Je l’ai aussi
entendu demander à un autre moine de prévenir un certain Andres Picastillo que
les terres de Ramona Esterria étaient sa possession désormais. Ce qui
confirmaient les dires de cette pauvre femme, avant son trépas, concernant la
possible machination mise en place pour la déposséder de ses biens. C’était une pratique courante commise par l’Inquisition. Les
condamnés au bûcher, ou ceux n’ayant pas survécu à la “Question”, voyaient leurs biens disséminés entre gens d’Église. Parfois, c'étaient des notables étant de fervents défenseurs de la
parole divine, et octroyant des sommes régulières à l’Inquisition. Ce qui leur
assurait de prétendre à avoir une parole ne pouvant être discuté. Un privilège
dont certains abusaient en accusant des rivaux ou des propriétaires dont ils
jalousaient les terres et autres possessions. En les accusant de protéger des
impies ou d’autres blasphèmes, sachant que leurs mots ne sauraient être mis en
doute car étant de riches donateurs et des croyants reconnus, ils s’assuraient
de s’en débarrasser. On peut supposer que les inquisiteurs n’étaient pas
toujours dupes. Ils devaient soupçonner de temps à autre l’existence d’une
tromperie. Ce qui ne les empêchaient pas de fermer les yeux face à ces hommes
offrant des revenus substantiels au culte. L’argent plus fort que la vérité.
Que ce soit à cette époque ou aujourd’hui, ça n’a pas changé. Le vrai dieu dans
tout ça, ça reste la force de persuasion dont usent un grand nombre pour
parvenir à leurs fins. Que ce soit au nom de l’Église ou ailleurs. Cette pauvre
Ramona avait été victime de ces calomnies à son encontre, lui coûtant la vie.
Bientôt, la procession des spectres se rassembla, emmenant le
corps de la dernière suppliciée, puis se dirigea vers l’escalier, le montant
avec la même rigueur de marche que lors de leur arrivée au sein de cette
crypte. Je suis resté de longues minutes dans la pénombre retrouvée des lieux.
Seule ma lampe me permit d’avoir de la clarté, le temps que je me remette des
émotions suscitées par l’expérience que je venais de vivre. Il m’est impossible
de retranscrire tous les sentiments m’ayant envahi après ça. Je n’ai pas su
quoi en penser. Je me suis retrouvé complètement perdu. Certes, j’étais
récompensé de ma curiosité à bien des égards. Et même plus encore que ça. Mais
le regard de Ramona semblant clairement m’appeler à l’aide, ça m’avait brisé le cœur au plus haut point. Je connais le phénomène des
réminiscences, pour avoir lu nombre d’articles sur le sujet. Mais à dire la
vérité, j’ai toujours pensé que c’était dû à une volonté propre des témoins de
croire voir une vision d’un passé révolu. Une conséquence de la force de
l’imagination de ces personnes, à force de lire des documents historiques
traitant d’une période bien précise de l’histoire, et rattachée à un lieu en
particulier. Tandis que moi… Bien sûr, j’ai
étudié les méfaits de l’Inquisition espagnole lorsque j’étais enfant. Et
j’avoue que certains actes m’ont déjà épouvanté à l’époque. Mais ce n’est même
pas comparable au fait d’assister en direct à l’un de ces interrogatoires qui
ont fait la macabre réputation de l’Inquisition. Moi qui voulais vivre quelque
chose de surprenant et d’inédit, à même de satisfaire ma soif de savoir en
matière de surnaturel, je me suis retrouvé servi bien plus que je ne l’aurais
voulu.
J’étais terrifié de ce que
j’avais vu. J’ai dû me faire violence pour me décider à monter les marches me
ramenant dans le couloir situé plus haut, tellement je craignais que les
spectres s’y trouveraient encore. Peut-être même qu’ils seraient à m’attendre,
car ayant compris que Ramona avait dirigé son regard vers un témoin n’ayant
rien à faire là. Ce détail me perturbait énormément. Ramona, comme le reste,
appartenait au passé. Tout était censé être enfermé dans une sorte de plan
dimensionnel d’où rien ne pouvait sortir. Et encore moins voir quoi que ce soit
se trouvant ancré dans une autre époque. Alors pourquoi Ramona m’avait-elle
vue ? ça n’avait pas de sens. Je me suis dit alors qu’il faudrait que je
pose la question à Esteban. Est-ce que d’autres avant moi ont eu la même
sensation ? Je devais savoir si j’étais le seul à avoir subi cette
expérience hors du commun allant au-delà de la simple observation de spectres,
ou si d’autres s’étaient retrouvés désarçonnés par cette constatation. Au même
titre que moi.
Finalement, je me suis décidé à mettre de côté mes questionnements.
Je suis revenu vers ma chambre, satisfait de ne pas avoir croisé de nouveau la
procession macabre. Malgré tout, la curiosité m’a assailli. Suivant ce que me
dirait Esteban, je pensais suivre à nouveau le cortège de spectres la nuit
suivante. Ne serait-ce que pour m’assurer que je ne venais pas d’être victime
d’une hallucination concernant la réaction de Ramona. Avais-je imaginé la voir
me fixant intensément, dans l’espoir que j’intervienne ? J’espérais à ce
moment qu’Esteban saurait m’apporter une réponse. J’ai mis du temps à parvenir
à m’endormir, rongé par la culpabilité. C’est idiot, je le sais bien. Comment
pourrais-je me sentir coupable de ne pas être intervenu, alors que ces faits se
sont déjà déroulés il y a plus de 100 ans ? Cependant, il subsistait en
moi une infime trace de remords. La fatigue mentale accumulée mit un terme à
mes doutes, et je m’endormis.
2 Juin 2023 :
Quand j’ai demandé hier matin des précisions à Esteban sur ce que
j’avais vécu, celui-ci s’est contenté de hausser les épaules. Comme si ça n’avait
rien d’exceptionnel. Il a juste voulu savoir si je m’étais montré satisfait de
mon expérience et si je désirais aller au bout de mon séjour. Aucune inquiétude
n’a pris forme sur son visage. J’en ai conclu que mes prédécesseurs, celles et
ceux ayant été témoins des mêmes évènements avant moi, se sont retrouvés dans
la même situation de questionnement sur ce qu’ils semblaient persuadés avoir
vu. Ce regard venant d’une autre époque, aussi invraisemblable que ça l’était.
Je n’ai pas insisté. J’ai bien compris qu’Esteban ne m’en dirait pas davantage.
Ça devait faire partie de son rôle de “gardien” de laisser une libre
interprétation à ses clients sur ce qu’ils pensaient avoir perçu. Je lui ai
confirmé mon désir de continuer à aller jusqu’au bout, et ai pris congé. Le reste de la journée, je l’ai passé à l’extérieur de l’hacienda,
dans le parc avoisinant. Je ne me suis pas risqué à aller au-delà. Je me suis aussi
rappelé mon vécu étrange lors de la traversée de la forêt menant à mon lieu de
séjour. À ce titre, je n’ai pas eu spécialement envie de renouveler cette autre
expérience perturbante. Surtout en m’y rendant à pied. Qui sait ce que je
pourrais être amené à rencontrer dans ces bois, se glissant dans mon dos et ragaillardi
par l’absence de mon véhicule ? En plus de ça, j’ai vu comme une sorte de
pellicule brumeuse à la lisière. On aurait dit un de ces effets classiques
comme il y en a tant dans les vieux films d’épouvante. Je me suis presque
attendu à voir surgir d’autres formes spectrales de ces bois. Une autre scène
effrayante du passé, propre à me glacer le sang encore plus que je ne l’avais
déjà ressenti.
Malgré ça, malgré ma peur, j’étais bien décidé à savoir coûte que
coûte si ce que j’avais vu la veille, je l’avais inventé, d’une manière ou
d’une autre, par un phénomène de cognition mentale involontaire et inconnu, ou
alors que cela s’était bien passé tel que je l’avais vu. C’est ainsi que, la
nuit venue, dès lors que j’ai à nouveau entendu les mêmes bruits dans le
couloir, signe du renouvellement de la procession éternelle des spectres, j’ai
à nouveau pris la suite du cortège aux accents funèbres et tellement réalistes.
Cette fois, j’avais pris le soin d’emmener mon portable. Je comptais filmer la
scène. Ainsi, il me serait aisé de revoir la vidéo ultérieurement. Ça me donnerait de quoi me convaincre que je n’étais pas plus fou
qu’un autre, et que je n’avais pas créé de toutes pièces cette impression dans
mon cerveau. J’aurais au moins une preuve de l’existence des fantômes. À défaut
de pouvoir en parler sur mon blog, pour pouvoir me conformer au contrat signé
lors de mon arrivée à l’hacienda, il me resterait quelque chose de concret pour
m’assurer que je n’avais pas rêvé tout ça. En tout cas, j’étais certain d’une chose : c’était bien réel.
Avant ça, je me suis rendu à la crypte en journée, au retour de ma balade à
l’extérieur. Aidé du zoom inclus dans l’objectif de mon portable, j’ai bien
observé partout, dans les moindres recoins. Je n’y ai vu aucune trace d’un
quelconque dispositif technologique à même de diffuser des images. Que ce soit
un hologramme ou autre chose, comme j’en avais été témoin au Parador. La plus
grosse déception de mon voyage. Pas de rainures, de traces
de caméras, de marques de déplacements sur le sol, de trappes dans les murs. Rien qui puisse indiquer une manigance propre à berner les crédules. De
toute façon, rien que par la technique d’approche des trois frères pour attirer
des clients à l’hacienda, l’attitude des habitants de Pluento, ou encore le
contrat m’incitant à ne rien diffuser, ni même parler de ce que j’avais vu sur
quelque média que ce soit, ça montrait bien le peu d’entrain à obtenir une
publicité pouvant attirer une masse de visiteurs. Non, je comprenais bien que ça n’a jamais été le but d’Esteban et
ses frères. Sinon, il n’y aurait pas ces règles à se conformer, et il y a déjà
bien longtemps que l’hacienda de Las Herendez figurerait sur la liste des
Haunted Spots les plus prisés d’Espagne. Il y a même fort à parier, au vu de
mon expérience personnelle dès la première nuit, que ce lieu se serait très
vite retrouvé en tête du palmarès de ce parcours, avec les meilleures notes
attribuées par les témoins des phénomènes se déroulant ici. Et je ne parle même
pas de la couverture médiatique. Au lieu de ça, l’intention de vouloir rester
hors de tout ça de la part du trio était flagrante. Ça, plus mon inspection
minutieuse de la crypte, du couloir et d’autres endroits de l’hacienda, le tout
formait un ensemble plus que cohérent sur la réalité des phénomènes.
Je me suis donc retrouvé à nouveau au sein de cette crypte, au
cœur de la nuit, assistant une fois encore à l’horreur de ces tortures
innommables et monstrueuses. Mais il y a eu une variante qui m’a encore plus
épouvanté. Il n’y a pas eu que Ramona à m’avoir donné l’impression de
m’apercevoir et de me demander de l’aide. Ce fut le cas aussi des deux sœurs et
de l’enfant. Ce dernier a même crié dans ma direction “Lastima ! Ayadame !” (2)(3) à plusieurs reprises. Je fus
paniqué à l’idée que si lui me voyait, il se pouvait que les spectres le
puissent aussi. Je me suis immédiatement plongé un peu plus dans l’obscurité,
me dissimulant de manière plus approfondie derrière les piliers constituant les
supports du plafond de la crypte. J’ai entendu le gosse répéter les mêmes mots encore et encore,
jusqu’à ce qu’il reprenne le processus d’aveu de la veille. Les cris des deux
sœurs me parurent plus déchirants que la nuit précédente. Elles aussi me
supplièrent à leur tour : “Por
Favor, Senôr ! Salvanos ! Salvanos !”. (4) (5) Et pourtant,
comme la veille, je n’ai pu me résoudre à regarder le spectacle horrible de
leur écartèlement. Alors, comment ont-elles pu savoir que j’étais là ?
D’autant que je me trouvais dans une dimension qu’il leur était normalement
inaccessible des yeux. Leurs suppliques sonnent dans ma tête aujourd’hui
encore. Comme je n’ai pas voulu regarder dans leur direction, je ne sais pas ce
qui a pu se produire dans le laps de temps séparant ces cris s’achevant
brutalement, signe qu’elles ont du, de nouveau, succombées à leur calvaire, et
le moment où j’ai aperçu les moines emmenant leurs corps en remontant
l’escalier de pierre.
Est-ce que les inquisiteurs ont jetés un œil dans ma direction eux
aussi à ce moment, intrigués de voir le regard des suppliciés se porter vers un
coin de la crypte ? Je ne le jurerais pas, mais la suite m’a clairement
fait comprendre qu’il y avait de grandes chances que cela se soit produit.
Quand vint le tour de Ramona, celle-ci se montra aussi digne qu’elle l’avait
été la première fois où j’ai assisté à son supplice. Elle s’est contentée de
fixer mon regard, les larmes aux yeux. Sa demande à l’aide était silencieuse,
tout comme la veille. Néanmoins, là où les moines n’y avaient pas prêté
attention la nuit précédente, cette fois, ce fut tout autre. J’ai nettement
perçu les regards curieux des moines se dirigeant là où j’étais. Je me suis dissimulé
à nouveau derrière un pilier. Mais juste après, j’ai entendu des pas se
rapprocher vers l’endroit où je me trouvais. Des pas de plus en plus distincts.
Tétanisé par la peur, je n’ai pas osé bouger. Jusqu’à ce que le
visage d’un moine se montre à moi, m’observant et me dévisageant après s’être
positionné à quelques mètres de mon emplacement. Il a semblé plus curieux
qu’autre chose, ne montrant pas d’intentions belliqueuses. Je devais
représenter une interrogation, un mystère, et il a probablement cherché durant
cet intervalle de temps quelle attitude adopter à ma présence. Quand il a
commencé à reprendre sa marche, se dirigeant vers moi, la terreur de l’instant,
l’instinct de survie, je ne saurais pas le définir, ça m’a fait sortir de la
torpeur infligée par mon corps jusque-là, et j’ai couru sans réfléchir à rien
d’autre en direction des escaliers. Dans mon esprit, il me fallait échapper aux
moines par tous les moyens. Je n’ai pas compris comment ils pouvaient me voir,
tout comme l’avait fait avant eux Ramona, le garçon et les deux sœurs. Mais sur le moment, ce qui m’importait, c’était
de pouvoir m’enfuir le plus loin possible. J’ai remonté les escaliers à toute vitesse, avant de traverser le
couloir et sortir de l’hacienda. Je voulais mettre le plus de distance possible
entre les moines et moi. Arrivé à la lisière de la forêt, qui représentait un
obstacle de plus à franchir, je me suis retourné et j’ai observé si j’apercevais
l’un d’eux. Mais rien ne s’est montré à ma vue. Aucun moine n’était présent
dehors. Peut-être ne le pouvaient-ils pas. C’est l’idée qui m’est venue en tête
à ce moment. Je me suis rappelé l’heure à laquelle la procession avait cessé la
nuit d’avant. J’ai alors patiemment attendu que celle-ci soit passée avant de
daigner prendre le risque de revenir vers l’hacienda.
Il s’est bien déroulé une
bonne demi-heure depuis la fin supposée des “affaires”
des moines, avant que je décide de bouger. Ils devaient tous avoir disparu,
repartis dans leur boucle temporelle, franchis leur portail ou je ne sais quoi leur
ayant permis de venir dans notre plan dimensionnel. Logiquement, il ne devait
plus y avoir trace de leur présence nulle part. J’ai arpenté prudemment l’intérieur de l’hacienda, en direction de
ma chambre, n’étant guère rassuré sur la probabilité de me retrouver nez à nez
avec l’un des spectres. Mais il n’en fut rien. Je me suis alors enfermé dans ma
chambre, laissant la clé sur la porte, m’opposant ainsi aux règles du contrat. Franchement, sur le coup, je m’en suis moqué éperdument. Je venais
de vivre la plus grande frayeur de ma vie. Je me suis engouffré sous mes draps,
tremblant de partout. Il me fut impossible de dormir. J’ai craint plus que tout
de voir débarquer l’un des spectres dans ma chambre. Je n’ai réussi à fermer
les yeux qu’au petit matin, me réveillant en début d’après-midi. Je n’ai même
pas entendu Esteban quand il a cogné à la porte. Ce dont il me ferait part plus
tard, une fois réveillé et rendu dans l’entrée de l’hacienda. Je me suis
presque attendu à ce qu’il me fasse la remarque d’avoir enfreint une des règles.
Vu que j’avais obstrué la serrure de la porte de ma chambre. Mais il est resté
silencieux sur ça.
Il a renouvelé sa demande de savoir si je comptais continuer mon
séjour, le sourire aux lèvres. J’ai eu la nette impression que ça représentait
un jeu pour lui. Je me suis retenu de lui sauter au visage en l’insultant de
tous les noms pour ne pas m’avoir prévenu que les spectres possédaient la
faculté de me voir. Mais je me suis abstenu de toute agression physique. En y
réfléchissant, certaines règles comportaient leur lot de réponses. Il était
précisé de ne pas intervenir lorsque les spectres tentaient de toucher ou observer les personnes présentes dans les chambres. En soi, ça signifie bien
qu’ils sont capables de me voir. Sur le moment, je n’ai pas compris cette
règle. Mais maintenant, elle m’apparaissait limpide. Esteban ne m’a jamais dit
que les spectres ne pouvaient pas être familiers de ce que j’avais vécu, après
tout. C’est moi qui n’ai pas compris toute la teneur de ce qui est écrit noir
sur blanc dans le contrat, et que j’ai approuvé en le signant. J’ai décidé de ne plus sortir de ma
chambre la nuit. Je ne me mêlerai plus au cortège comme précédemment. J’ai bien
trop peur de revivre le cauchemar de voir ces spectres se rapprocher de moi.
3 Juin 2023 :
Je ne sais pas si je tiendrai le coup jusqu’à la fin du séjour. Je
pensais me protéger en ne me joignant plus au cortège des inquisiteurs
fantômes, mais je me suis lourdement fourvoyé. Encore une fois, j’ai omis de
comprendre les recommandations d’une des règles. Celle indiquant de ne pas
obstruer le bas des portes, tout comme la serrure. Comme cela précise que c’est
nécessaire pour ne pas empêcher les spectres d’entrer, j’ai cru que m’y
employer quand même formerait une barrière infranchissable entre moi et eux. Malheureusement pour moi, j’ai oublié qu’une autre des règles
préconise de ne pas couvrir les murs d’objets à même de leur fermer l’accès aux
chambres. Et c’est de là qu’ils sont venus… Deux d’entre eux ont fait leur apparition en traversant la paroi
du fond de la pièce, marchant comme si de rien n’était, alors que j’étais
occupé à me libérer l’esprit en voulant visionner la vidéo tournée la veille.
Celle destinée à me convaincre de la réalité de ce qui s’était passé dans la
crypte. Il n’y avait rien. J’ai eu beau chercher dans la mémoire de mon
portable, impossible de trouver la moindre trace de cette vidéo. C’était comme
si je n’avais rien filmé. Et pourtant, malgré ma peur ressentie à ce moment-là,
je suis certain d’avoir enregistré les séquences de Ramona. Je me suis limité à
elle, après avoir pris peur aux cris du garçon et des deux sœurs m’appelant à
l’aide. Ce qui a eu pour effet de m’effrayer au point de me faire oublier de déclencher
la caméra de mon mobile lors de leur « scène ».
Je venais de lâcher ce dernier sur le lit, en proie à
l’interrogation sur cette bizarrerie supplémentaire, quand ils ont débarqué, me
figeant sur place. Je me suis senti incapable de bouger un muscle, devenant une
statue humaine. Les spectres ne se montrèrent toutefois pas menaçant à
proprement parler. Ils agirent plus en tant qu’observateurs. Ils sont restés à
bonne distance de là où je me trouvais, se tenant immobile, sans même dire un
mot. Je savais qu’ils en étaient capables, pour avoir entendu plusieurs d’entre
eux lors des nuits précédentes. Au lieu de ça, ils ont continué de m’observer
en silence. Ça a duré plus d’une heure, avant qu’ils décident de repartir d’où
ils venaient, traversant à nouveau le mur du fond. Je ne sais plus que faire.
J’ai déjà enfreint de nombreuses règles, et je crains que ce soit à cause de ça
si j’ai attiré l’attention des spectres.
J’ignore leurs intentions véritables. J’ai eu l’impression qu’ils ont jugé
mon potentiel de dangerosité ou bien, au contraire, de celui de ma faiblesse.
Se demandant si je pouvais représenter un frein à leurs activités. Encore une
fois, je n’ai pas pu dormir. J’ai revu l’image de ces deux spectres me fixant
en boucle dans ma tête, terrorisé à l’idée de ce qu’ils projettent pour moi
lors des prochaines nuits. Que dois-je faire ? Fuir et permettre à Esteban
de me gratifier d’un autre de ses sourires sournois, se moquant de mon faux
courage ? Ou alors tenir bon, et lui prouver que je ne suis pas un lâche,
tel que je l’ai affirmé après avoir pris connaissance des fameuses règles de
séjour au sein de cette hacienda maudite ? Je n’ai pas encore décidé. Pour
le moment, je vais tenter de dormir un peu. Si les spectres reviennent cette
nuit, en supposant que je décide de rester, je dois être capable de montrer un
autre visage que celui montré la veille.
4 Juin 2023 :
Ma curiosité a été plus forte que ma logique de survie, qui aurait
voulu que je me moque des ricanements probables d’Esteban et que je fuie d’ici
à toutes jambes. Sans tenir compte de quoi que ce soit d’autre. Pas que j’ai
quelque chose à prouver. D’autres avant moi ont dû avoir la même réflexion,
avant de choisir de partir. Ce n’est pas vraiment du courage non plus. J’étais terrorisé
à l’idée de les revoir au plus profond de mon âme. Je ne saurai définir ce qui
m’a poussé à prolonger l’expérience. Sans doute une part de folie, j’en suis
conscient. Mais même si ça parait aberrant, je tiens à savoir ce que les
spectres attendent de moi. Je veux en avoir le cœur net, avant de décider si,
moi aussi, je dois rejoindre le camp des couards en quittant l’hacienda. J’ai
posé la question à Esteban au sujet des autres clients ayant séjourné ici avant
moi, et confronté au même choix de rester ou partir. Aucun n’a tenu plus de 4 nuits avant de fuir en hurlant. Ce sont les mots mêmes qui
sont sortis de sa bouche, non sans une pointe de moquerie. Comme un défi qu’il
me lançait. Du style “Saurez-vous faire
mieux qu’eux ? Je suis curieux de voir ça... ” En dehors de ces petites piques, Esteban se révèle un très bon
hôte, ainsi qu’un excellent cuisinier. Je me régale de chacun des repas offerts
chaque midi et soir, je dois bien l’avouer. J’évite de lui évoquer mes peurs
face aux spectres, tout comme ce que j’ai ressenti à la vue du calvaire des
suppliciés. Néanmoins, je n’hésite pas à échanger avec lui sur l’histoire
profonde de l’hacienda et la raison de la présence de ces spectres. Le pourquoi
ils ont été enfermés ici pour l’éternité, à toujours revivre cette même nuit.
J’ai ainsi appris que l’hacienda a autrefois été tenu par les ancêtres
d’Esteban et ses frères. De fervents disciples de l’Église catholique, se
montrant particulièrement généreux envers elle. Quand les premières oppositions aux méthodes employées par
l’Inquisition espagnole se sont fait sentir, notamment du Pape Sixte IV, Tomas
de Torquemada a mis en place un système de lieux d’interrogatoires alternatifs.
Il n’acceptait pas les réticences du pape envers ce qu’il considérait, à juste
titre, comme “sa » création. Cependant, il n’avait d’autre
choix que de se conformer à des compromis pour que celle-ci continue d’exister,
afin d’épurer l’Espagne de ses divers maux. En particulier les Marannes, sa
cible privilégiée. Il a donc fait appel à quelques fidèles en secret pour
qu’ils accueillent au sein de leurs possessions des lieux dédiés aux
interrogatoires “musclés” de l’Inquisition. Pour ces propriétaires, il y
avait double avantage. D’abord, cela leur assurait une certaine protection de
la part de l’Inquisition, qui fermait les yeux sur des incartades mineures à la
décence et à l’éthique. Sous réserve de confessions régulières sur leurs péchés,
qu’ils aient été exécutés par eux ou par leurs employés sur leur ordre. D’autre
part, ils étaient prioritaires sur le partage des richesses confisquées par les
Inquisiteurs.
Cette part importante des biens appropriés par le Saint Office
était justifiée par le silence des propriétaires donnant libre droit
d’utilisation de leurs haciendas aux Inquisiteurs. Et parmi eux, Adolfo
Herendez était l’un des plus fervents partisans de l’Inquisition. On dit même
que Torquemada lui-même aurait présidé de nombreux interrogatoires au sein de
l’hacienda où je me trouve. Quand il dut laisser la place à ses successeurs,
ces derniers eurent connaissance de ces lieux secrets, cachés au Pape, et
continuèrent donc d’y faire exercer de nombreuses tortures pour obtenir des
aveux. Jusqu’à une nuit d’octobre 1820, où le pape de l’époque, Pie VII, ayant
découvert ce secret longuement caché, par l’intermédiaire d’un serviteur d’un
des Inquisiteurs chargés de procéder aux interrogatoires, a envoyé une brigade
pour mettre fin à ces exactions interdites, et punir les fautifs s’il le
fallait. À noter que les actes commis dans ces haciendas se pratiquaient
également à l’encontre du Grand Inquisiteur en place à cette époque. Comme déjà dit, ceux qui firent suite en tant que Grand
Inquisiteur à Torquemada et son successeur direct, Diego Deza, se montrèrent
plus modérés, se conformant un peu plus au désir de relâchement du pape.
Cependant, plusieurs inquisiteurs, gardant en eux l’intérêt de ces lieux ne
serait-ce qu’en mémoire de leur “créateur”, à savoir Torquemada, ont
fait croire au renoncement d’exploitation de ces “bases d’interrogatoires”.
De peur de les voir disparaître, et donc ainsi faire s’effacer l’héritage du père
de l’Inquisition espagnole. Ils ont ainsi tu la continuité d’activité de ces
lieux aux Grands Inquisiteurs en place, considérant que ceux-ci étaient bien
trop sages sur la menace des impies.
C’est ainsi que l’un d’eux, Rafael Donazzio, tout comme ses
adeptes lui ayant succédé, s’évertuèrent à laisser en place plusieurs de ces
endroits, à l’insu du Grand Inquisiteur les dirigeant. Ils n’avaient pas prévu qu’ils seraient trahis par ce laquais,
ayant entendu une conversation entre son maitre et un subordonné affilié à l’hacienda
Herendez, alors qu’il n’était pas censé connaitre la teneur de cet échange
verbal secret. Dès lors, Pie VII ordonna une action punitive contre l’hacienda.
Lors de cette fameuse nuit, qui causa la mort de plusieurs des suppliciés,
comme j’en avais été témoin les deux premières nuit de mon séjour, via les réminiscences,
les moines furent tués par cette brigade envoyée par le Pape, dès leur sortie de
l’hacienda. Au début, ils ne devaient être qu’arrêtés. Mais devant leur refus
de relâcher les impies ayant survécus se trouvant entre leurs mains, cela
déclencha un affrontement à l’issue funeste entre les inquisiteurs de l’hacienda
et la brigade du Pape. Plusieurs morts furent à déplorer, dont l’intégralité
des inquisiteurs de Las Herendez et les « interrogés »
rescapés, victimes collatérales de cette nuit tragique.
Adolfo Herendez fut arrêté et jugé, avant d’être pendu pour
trahison envers le Saint-Siège et le Grand Inquisiteur de l’époque. Il a refusé
de reconnaitre ses fautes, indiquant qu’il avait agi pour la vraie justice de
l’Église. L’exécution s’est faite dans le secret, afin de ne pas causer de
remous au sein de la noblesse espagnole. Les rôles de Torquemada et ses
successeurs ne furent jamais dévoilés, pour préserver un tant soit peu de
dignité à l’image de l’Inquisition, qui était déjà bien ternie. L’hacienda fut
confisquée et servit d’auberge durant de nombreuses années. L’accès à la crypte
fut muré après que les nouveaux propriétaires ont fait état de
cris récurrents venant de celle-ci, et la présence des fantômes des inquisiteurs qui
furent tués au sein de l’hacienda et au-dehors, dans les couloirs de l'auberge. Les corps de Ramona et des deux sœurs, quant à eux, furent retrouvés
entreposés dans une pièce de la bâtisse par la brigade du Pape après l'attaque de l'hacienda. On suppose qu'ils avaient été placés là en attendant
d’être enterrés dans les bois. Au cœur des lieux où d’autres cadavres furent
découverts au fil des ans. Ce qui expliquait les ombres étranges que j’avais
aperçus, qui devaient être celles d’âmes errantes. Près d’un siècle plus tard,
l’hacienda revint aux descendants de la famille Herendez, qui la racheta.
Ceux-ci, au courant des rumeurs faisant état de la présence des fantômes des
Inquisiteurs, brisèrent le mur de la crypte, permettant aux spectres de
procéder de manière plus libérée à leurs activités. Même si celles-ci n’ont
jamais été véritablement bloquées par le mur, du fait de leur facilité à le
traverser en tant qu’êtres fantomatiques. Les Herendez considéraient que cela
ajouterait un plus à la demeure, qui fut transformée en Gîte.
Le village proche de Pluento, qui s’est implanté bien plus tard, a
subi les contrecoups de la folie envahissant les clients du nouveau lieu
d’hébergement. Comme la destruction de l’Église, tel que me l’avait appris
Matias sur place. C’est à partir de là que fut décidé de limiter l’accès à
l’hacienda à des personnes fortes mentalement, et ne craignant pas la présence
de fantômes. Moyennant une somme conséquente et des règles à respecter. Esteban
et ses frères avaient hérités des lieux de leur oncle à la mort de celui-ci.
Leur père ayant refusé de s’occuper d’un lieu maudit. J’ai remercié Esteban de
m’avoir apporté toutes ces précisions sur l’histoire de l’hacienda. Je
comprenais mieux le pourquoi de cette scène se répétant en boucle. Cela s’était
déclenché suite au massacre de cette nuit-là, créant une forme de
non-achèvement de leur mission pour les moines tués, et enfermant avec eux les
âmes des suppliciés de cette même nuit dans cette boucle temporelle sous forme
de réminiscences ectoplasmiques. Du coup, j’ai eu le temps de réfléchir à tout ça quand vint le
soir. Au cours du souper, j’ai discuté d’autres sujets avec Esteban. Nous
parlions de nos familles respectives, de mon travail de blogueur, le parcours
qui m’avait mené ici… Après quoi, je suis retourné me coucher. J’ai pris un
somnifère offert par Esteban à ma demande, espérant pouvoir mieux dormir. Ce
qui fut le cas jusqu’à l’heure fatidique où les spectres organisent traditionnellement
leur procession dans le couloir. Cette fois, je n’avais pas bouché la serrure
et le bas de la porte. J’ai alors vu des volutes de fumée se faufilant à
travers ces interstices, avant de prendre forme une fois franchi cet obstacle. Il
s’agissait des deux moines de la veille.
Au contraire de la nuit précédente, ils ne se sont pas contentés de
rester immobiles. Ils s’approchèrent de mon lit, m’observant de très près. Je
sentais un air froid émanant de leurs corps fantomatiques se propager sur tout
mon corps. Je n’en ai pas mené large, loin de là. Mais j’ai fait mine de
ne pas m’inquiéter de leur présence, pendant qu’ils ont continué de me fixer de
bout en bout. À un moment, les draps se sont soulevés à leur contact. J’avoue
avoir sursauté, mais je me suis évertué à garder mon calme. Je me suis dit
qu’une fois obtenu ce qu’ils étaient venus effectuer, quoique cela puisse être,
ils finiraient par partir comme l’autre fois. Pour pallier ma peur croissante,
j’ai voulu tenter de les toucher. Comme ils se montraient capables d’agir sur
les objets, au vu du soulèvement de mes draps, je me suis dit qu’il serait de
même possible d’avoir un contact physique avec eux. Mais je n’eus pas la
réaction escomptée. Ma main traversa de part en part le corps d’un des deux spectres
resté près de mon visage. L’autre était affairé à analyser des yeux mes jambes
nues sur la literie. Ça a semblé les étonner d’ailleurs. J’étais en caleçon. De
même que le reste de mes vêtements parut les intriguer, j’ai ressenti comme une
sorte d’indignation à la nudité de mes jambes. Comme si je m’étais rendu
coupable de quelque chose d’intolérable. Leurs visages, qui étaient de nature
impassible avant ça, sont devenus plus austères. Ils ont froncé les sourcils. J’ai
vu que ça ne leur plaisait pas. Sans doute que les autres avant moi portaient
des pyjamas ou quelque chose du même style, couvrant donc leurs jambes. De ce
fait, ma tenue considérée comme inappropriée a semblé les mécontenter.
Je n’étais pas sûr qu’ils comprendraient mes paroles à ce moment,
mais j’ai tenté malgré tout de m’excuser auprès d’eux pour ma tenue, promettant
de m’habiller mieux la prochaine fois. Dans un premier temps, il n’y a pas eu
de réaction de leur part, au même titre que lorsque ma main eut traversé le
corps de l’un d’eux. Puis, ils montrèrent des signes d’apaisement. J’eus
l’impression qu’ils avaient compris mes mots, et qu’ils me pardonnaient. Leurs visages, sans pour autant devenir amicaux, sont revenus à
leur expression première. Après ça, ils partirent sans dire un mot, reprenant
le même chemin qu’à l’aller, et me laissant dans un état de désarroi mélangé à
une tension extrême. J’étais satisfait d’avoir pu tenir tête à ces spectres,
mais je me suis posé la question sur ce que serait la nature de leurs
prochaines visites. Le regard qu’ils ont eu en voyant mes jambes dénudées, j’ai
vraiment eu l’impression qu’ils allaient m’emmener avec eux pour rejoindre les
autres suppliciés pour avoir fauté. Il faut absolument que je demande à Esteban
s’il n’aurait pas un bas de jogging ou de pyjama pour la nuit suivante. Ce
serait plus confortable que de rester en pantalon de jean pour dormir pour me
conformer aux « exigences » silencieuses des spectres. Quoi qu’il en soit, l’expérience fut moins traumatisante que la
veille et les nuits d’avant. Je n’irais pas jusqu’à dire que j’ai gagné en
assurance, m’étant montré envahi par la peur tout le temps de leur présence. Mais
j’eus au moins la satisfaction de ma “prestation”.
Après ça, j’ai pu me rendormir beaucoup plus sereinement que les fois
précédentes.
5 Juin 2023 :
La journée d’hier m’inquiète. Contrairement à d’habitude, j’ai
ressenti la présence des spectres à d’autres moments de la journée. Ce n’est
peut-être qu’une simple impression : la conséquence de ce que j’ai vécu la
nuit d’avant. Mais ça m’a paru très étrange malgré tout. Une sensation d’être
observé en permanence, et ça ne s’est pas arrêté là. J’ai cru apercevoir des
visages par moments, se mélangeant aux fresques du carrelage sur le sol. On
aurait dit que certaines d’entre elles bougeaient : ce n’étaient plus de
simples motifs évoquant des passages de la bible ou d’autres faits à consonance
religieuse. J’ai eu la vision, l’espace d’un instant, que les chevaliers, les
anges, les prêtres dessinés sur les motifs des Azulejos, se déplaçaient d’un
carreau à l’autre, modifiant les scènes les unes par rapport aux autres.
C’était comme si on surveillait mes moindres faits et gestes. Comme si les
spectres, non content de leur observation de la veille, continuaient leur
analyse méthodique de ma personne.
À cause de ça, je me suis retrouvé en mode
de stress permanent. Esteban l’a bien vu quand je me suis dirigé au-dehors,
après lui avoir adressé un bonjour plus rapide qu’à l’accoutumée. Je n’ai même pas pris mon petit déjeuner à cause de ça :
j’étais bien trop troublé. Et d’autres éléments de l’hacienda eurent un effet
analogue. Que ce soient des tableaux dans un des salons, des dessins sur un
fauteuil, le contour des fenêtres. Ça m’a fortement mis mal à l’aise. Même mon
reflet dans un miroir m’a donné l’impression de ne pas être le mien. Il donnait
l’air de se retrouver “possédé” par
une entité le contrôlant. C’était extrêmement déplaisant et effrayant. Raison
pour laquelle je me suis senti plus en sécurité à l’extérieur. Là au moins, il
n’y aurait pas de possibilité d’interaction entre ce qui se trouvait autour de
moi et l’action probable des spectres. En tout cas, c’est ce que j’ai cru avant
de suivre le vol d’un banal papillon, s’achevant par un nouveau moment de
terreur.
Avant ça, je venais de reprendre un certain niveau de plénitude,
oubliant quelque peu l’expérience désagréable au sein de l’hacienda. Le
lépidoptère, d’une beauté rare, s’est posé sur mon bras lorsque je fus affairé
à consulter mon portable. Je m’attendais à avoir un flot de messages de la part
de mes parents. Comme je n’avais pas appelé les deux derniers jours, bien trop
préoccupé par la vision des spectres, je pressentais l’angoisse latente de ma
mère. La connaissant, je la savais bien
capable de faire appel à la police pour qu’elle se mette à ma recherche.
D’autant que, pour me conformer aux règles, je n’avais pas précisé où je me
trouvais lorsque je l’avais appelé avant la première nuit. Tout juste avais-je
évoqué le village de Pluento, qu’elle m’avait avoué ne jamais avoir entendu
parler. Tout comme mon père d’ailleurs. En même temps, certaines localités, du
fait de leur petite taille, ne sont pas forcément indiquées sur les plans et
cartes. C’est en tout cas l’explication que j’ai donné à ma mère pour la
rassurer.
Mais là, sans nouvelles de moi depuis deux jours, son cœur devait
battre d’inquiétude à tout rompre. Sans compter que mon père m’avait indiqué
que l’application installée sur son téléphone semblait avoir « buggé ».
Elle n’indiquait pas ma position. Ce qui rajoutait à l’étrangeté, et semait le
doute sur l’existence même de Pluento, et donc de l’hacienda. Selon l’application
reliée au GPS de mon portable, je n’étais… nulle part. Le lendemain de la
première nuit, j’avais fait abstraction de ma première expérience, et j’ai pu
parvenir à donner quelques nouvelles, indiquant que j’étais dans un gîte près
du village. Je lui avais expliqué que ça n’était pas prévu, mais que j’avais eu
une opportunité de finir mon voyage en beauté. Elle ne s’était pas alarmée plus
que ça, même si le fait de ne pas voir le nom du village sur une carte la
tracassait. Et plus encore le fait que le GPS indiquait que je me trouvais dans
un lieu n’étant pas détecté par la technologie. Je l’ai senti à sa voix, lors
de cet appel. Donc, dans mon esprit, j’étais sûr de trouver une bonne dizaine
de messages de la part de mes parents, me demandant si j’allais bien. Tout en
me questionnant sur le pourquoi de mon silence durant deux jours, se rajoutant
à l’impossibilité de me situer, à cause du GPS défaillant.
J’ai eu une nouvelle surprise qui ne m’a pas rassuré. Non
seulement, je ne trouvais aucune trace du moindre message de leur part ;
mais, en plus de ça, je n’avais plus le moindre réseau. Je n’y avais pas prêté
attention lorsqu’il y a deux jours, je n’ai pas retrouvé la trace de la vidéo
censée y être. Ça m’avait tellement perturbé que je ne m’étais pas rendu compte
également de l’absence de notifications, suite à mon oubli d’appel à mes
parents de la veille. Je ne me suis pas connecté à quoi que ce soit ce soir-là.
Donc, je n’ai pas pu réaliser qu’il n’y avait sans doute déjà pas de réseau à
ce moment. Ce qui expliquait l’absence de notifications d’appels. La venue des
spectres traversant le mur juste après, cela a eu pour effet que je me suis
retrouvé confronté à un autre centre de préoccupation. Avant aujourd’hui, je n’avais même pas réalisé de ne pas avoir
contacté mes parents pour respecter ma promesse. Ce qui a fait que l’absence de
réseau ne m’est apparue qu’en ce moment. Je n’ai pas compris. Lors de mon
arrivée à l’hacienda, il y avait pourtant bien du réseau. Pourquoi n’y en avait-il
plus après ce jour ? Ce n’était pas logique. À moins d’une panne de relais
de l’antenne de la région, je ne voyais pas ce qui pouvait être en cause. Mais
deux jours durant ? ça semblait hautement improbable. L’opérateur aurait
agi dès l’annonce de la panne, et le réseau aurait dû être rétabli depuis. Cela
n’était vraiment pas normal. Je m’apprêtais à aller demander à Esteban s’il
savait ce qu’il en était, s’il connaissait la raison de cette absence de
réseau, quand le papillon dont je vous ai parlé tout à l’heure s’est posé sur
mon bras.
Je le trouvais tellement beau que ça m’a un temps fait mettre de
côté le problème dû à mon portable. Et puis, soudainement, les motifs de ses
ailes se sont modifiés sous mes yeux, pour prendre l’apparence du visage d’un
des spectres. J’ai hurlé de terreur à cette vision. Ce qui fit fuir le papillon
sans doute au moins autant terrifié de mon cri, que je ne l’avais été de ce
visage sur ses ailes. Il n’y avait plus de doute possible à mon impression
première : j’étais bel et bien observé à tout moment de la journée. J’ai
préféré ne pas en parler à Esteban. J’aurais eu l’impression de passer pour un
demeuré voyant le mal partout. À mon sens, la présence des spectres lui était somme toute normale,
faisant partie de son quotidien. Mais pour avoir créé une solide confiance
entre lui et moi, je ne le voyais pas me dissimuler outre mesure un tel
phénomène. Quand j’ai aperçu les changements sur les motifs des Azulejos, j’ai
aussi perçu l’étonnement d’Esteban concernant mon attitude. Ce qui montrait
bien qu’il n’avait pas l’habitude qu’un client se comporte de cette manière. Et
cela signifiait forcément que j’étais le premier à “ bénéficier” de cette faveur des spectres. Je semble les
intéresser bien plus que celles et ceux m’ayant précédé. Et ce n’est pas du
tout pour me rassurer. Qu’est-ce qu’ils ont en tête me concernant, bon
sang ? Qu’est-ce que j’ai en plus que les autres n’ont pas ? Je n’ai même
plus osé regarder quoi que ce soit pouvant arborer des motifs, des couleurs ou
des lignes. De peur d’y voir le visage d’un des spectres. J’ai passé le reste
de la journée dans l’angoisse la plus totale. Mais ce ne fut rien en
comparaison de ce que j’allais subir à la nuit tombée.
Les deux spectres sont revenus me voir dans ma chambre, mais ils ne
furent pas seuls. Le chef de leur groupe se présenta, lui aussi. J’ai crié dans
sa direction pour demander ce que lui et ses sbires me voulaient, pourquoi ils
me persécutaient comme ça. Il s’est alors mis à parler en latin. N’étant pas
trop familier de cette langue, je ne comprenais que quelques mots. Les seuls
que je sois parvenu à traduire ce sont “Sujet
intéressant” “Tester” “Chair” et “Sang”. Autant dire rien de propice à me rassurer. Fidèle à ma
promesse de la veille, j’avais revêtu un bas de jogging, aimablement prêté par
Esteban dans la journée. Ceci après être parvenu à lui parler, en éclipsant mes
sensations d’observation. Ça ne pouvait donc pas être en cause. En tout cas, je
l’espérais. Je suis resté assis, recroquevillé, tenant mes jambes fermement,
pendant que l’Inquisiteur en chef s’est rapproché tout près du lit. Il a alors fait un geste de la main, et, dans la seconde, les deux
autres spectres ont traversé le lit, comme s’il n’existait pas, pour se placer
de chaque côté de moi. La partie basse de leur corps n’était pas visible, car
se trouvant masquée par les draps et le bois du lit. Ils ont avancé comme si de
rien n’était, avant de me saisir les bras, chacun de leur côté. J’ai très bien
senti la force de leurs mains sur ma peau. Je me suis senti comme paralysé.
C’était comme s’ils avaient déversé un poison dans mon corps, rien qu’au
contact de leurs mains. Elles étaient froides. D’un froid intense, glacial.
Tout le reste de mon corps frissonnait. L’Inquisiteur en chef s’est avancé encore
plus, passant à travers le lit devant moi pendant que les autres fantômes me
retenaient.
Il avait une bague à l’un de ses doigts qu’il ouvrait. On aurait
dit l’un de ces bijoux utilisés par les Borgia pour dissimuler des poisons.
J’ai pensé à un moment que c’est ce qui m’attendait, pour je ne sais quelle
raison. C’était peut-être le sens de “Test”
parmi les mots proférés plus tôt. Il voulait voir si j’étais capable de
résister à un poison. Mais rien de tout ça. Alors que le haut de la bague était
ouvert, il plaça son autre main sur ma joue droite, et griffa ma peau avec un
de ses ongles. Du sang coula le long de mon visage. Le spectre apposa alors la
bague ouverte au bas de ce dernier, afin d’y recueillir le sang perlant sur ma
peau. Il a attendu que la bague soit pleine pour refermer celle-ci, et
repartir, tout en indiquant aux autres, d’un autre geste de la main, de me
relâcher. Après ça, ils sont repartis en direction du mur d’où ils étaient
venus lors de leur arrivée quelques instants plus tôt, le traversant, et
disparaissant. Me laissant seul en proie à l’incompréhension totale.
Je n’ai pas compris pourquoi ils ont fait ça. Pourquoi ils m’ont
collecté du sang ? À quoi ça pouvait bien leur servir ? ça n’avait
aucun sens. Et aussi pourquoi eux pouvaient me toucher, alors que moi ça
m’était impossible ? Pendant que le Chef Inquisiteur a recueilli mon sang,
j’ai tenté de me débattre en utilisant mes jambes, ayant retrouvé un semblant
de volonté. Plusieurs fois, je les ai levées pour atteindre le corps du Spectre
en face de moi. Je n’ai fait que traverser du vide, avec une intense sensation
de froid, parcourant tout mon épiderme, à travers le tissu de mon pantalon. Mes
tentatives de me défaire de l’emprise de mes agresseurs, situés de chaque côté
de moi et tenant mes bras, ont eu le même effet vain. C’était comme si je n’agissais même pas à leurs yeux. Il n’y a eu
aucune réaction de recul ou un geste similaire pouvant montrer que je venais de
leur donner du fil à retordre. Rien. J’étais comme un insecte sur un
attrape-mouche. Englué. Chacun de mes mouvements ne faisant que renforcer mon
état de prisonnier. J’ai pleuré. J’aurais voulu partir à ce moment. Mais allez
savoir pourquoi, il y avait toujours en moi ce sentiment imbécile me dictant de
résister encore un peu. Ne serait-ce que pour savoir la raison de la collecte
de gouttes de mon sang.
La peur, le stress, l’état de transe dans lequel je me suis trouvé
à ce moment, ont fait que je me suis évanoui sur place, dans ma position
assise. C’est comme ça que je me suis retrouvé ce matin en me réveillant. Je me
suis demandé si c’était un des effets de la griffure du spectre.
Peut-être que ça avait eu un effet sédatif ? Cette fois, je ne pouvais plus
me taire : je devais en parler à Esteban. Savoir si les autres avaient
subi la même chose, ou si c’était la première fois que les spectres agissaient
ainsi. Le temps de me remettre de mon état de commotion dû à mon expérience de
la veille, je me suis donc décidé à tout révéler à Esteban. Celui-ci est tombé
des nues. Il m’a confirmé que ça n’était jamais arrivé avant. Il s’est décidé à
baisser le masque sur mes prédécesseurs, expliquant avec moult détails le
processus commun s’étant déroulé durant leur séjour. En quelque sorte le “Modus Operandi” suivi par les spectres
envers les témoins de leur réminiscence.
Esteban m’a confirmé que la boucle temporelle régissant leurs
actions nocturnes était particulière. En règle générale, personne ne peut
intervenir sur une réminiscence fantomatique. Les spectres agissant à
l’intérieur ne peuvent voir qui que ce soit à une autre époque que la leur.
Sauf au sein de cette hacienda, sans qu’il en connaisse le mécanisme exact. Les anciens clients ont tous vu ce
que j’ai vu : ils ont été alertés par les bruits dans le couloir et ont suivi le cortège,
jusqu’à assister au calvaire des différents suppliciés. Leurs victimes de la
nuit où tout le monde a péri. En dehors de Romana, et les deux sœurs, qui sont mortes sous la torture bien avant, tous les autres ont fini tués par la brigade envoyée par
le Pape Pie VII. Toutes les âmes des morts se sont retrouvées prisonnières de
cette boucle, sans espoir d’en sortir. Mais ça, ça ne concernait que les suppliciés et la majorité des
spectres des inquisiteurs. Trois d’entre eux échappaient à cette règle :
le chef et ses deux plus fidèles assistants. Sans qu’il y ait la moindre
explication au pourquoi de leur différence avec les autres. Esteban me confia
qu’on disait que ces trois là auraient lié un pacte avec un démon, pour que
leurs âmes perdurent dans le temps. Une association contre-nature qui était
destinée à ne jamais faillir. Cela afin que ce qu’il considérait comme une
mission divine ne puisse jamais être interrompue. Raison pour laquelle ils ont
commis ce péché de faire appel à un démon pour leurs propres desseins, au nom
de l’Église. Ils pensaient sans doute être pardonné pour ça, une fois leur
mission accomplie à la fin des temps. Car étant persuadés d’avoir œuvré pour
le bien.
Tous mes prédécesseurs ont aussi constaté le fait que certains
suppliciés pouvaient voir leurs observateurs. L’oncle d’Esteban pensait que
c’était du fait de la volonté du chef Inquisiteur. Une manière pour lui
d’accentuer leur calvaire, car se voyant incapable d’être aidé, malgré la
présence d’un potentiel sauveur. Les torturés ignorent qu’ils sont piégés dans
une boucle ne pouvant être rompue. Les autres avant moi ont aussi reçu la
visite des spectres. Si les règles de ne pas obstruer les passages qu’ils ont
l’habitude d’emprunter ont été institués, c’est à cause d’un évènement tragique
ayant coûté la vie de manière violente à un couple. Avant eux, il n’y avait pas
cette règle. La femme de ce fameux couple a recouvert le mur du fond d’une
sorte de tenture murale. Une facétie pour agrémenter la chambre. Seulement, ça
n’a pas plu aux spectres qui, en voyant les motifs imprimés de la tenture,
représentant un homme de couleur enlaçant une femme blanche, y ont vu un
blasphème destiné à les provoquer. Le couple a été massacré, mais le drame a été dissimulé pour ne
pas porter ombrage à l’hacienda et son commerce. Les corps ont été enterrés
dans le petit bois. Au même endroit où se situent les tombes de celles et ceux
ayant perdu la vie lors de la “Question”
par les inquisiteurs. Depuis, cette règle a été ajoutée, en y incluant le bas
de la porte et la serrure, vu que cela fait partie des passages privilégiés par
les spectres. De la même façon que je l’ai subi dans les débuts, les clients
ont vu débarquer les fantômes dans leurs chambres. Se contentant de les
observer au départ, puis se montrant plus “tactiles”. En général, c’est après
cette étape que la plupart fuient les lieux, terrorisés par cet acte. J’étais
le premier à tenir plus de 4 nuits. Mais ce qui étonnât Esteban, ce fut
l’intervention du Chef Inquisiteur.
Jamais avant moi il n’a eu vent de sa venue dans une des chambres
des clients. Et encore moins qu’il procède à cette collecte de sang. Les
visions dont j’avais été victime, ça aussi, c'était inédit. Aucun client en
tout cas n’a relaté avoir observé de tels phénomènes au sein de l’hacienda. Que
ce soit le carrelage, les murs ou les autres objets. Le papillon était ce qui
l’intriguait le plus. Quant au réseau, Esteban était surtout surpris que
j’avais pu en avoir le premier jour. Les parasites causés par la présence
spectrale, dès lors qu’on a traversé le bois, empêche toute onde de passer. C’est
la raison pour laquelle il n’y a pas non plus de téléphone fixe, et qu’aucune
chaine de télévision ne peut être captée ici. D’ailleurs, il n’y a aucun écran
au sein de l’hacienda. Une explication qui résolvait le mystère du GPS
défaillant, empêchant mes parents de savoir où je me trouvais. C’était l’élément
qui avait dû empêcher toute intervention policière, après un appel probable de
ma mère devant se ronger les sangs depuis ma « disparition ».
Esteban ne sut pas quoi me dire. Il se montra prêt à me laisser
profiter de la “récompense” promise
pour toute personne ayant tenu les 7 jours et 7 nuits, si je décidais de partir
à la suite de cet incident inhabituel. Il comprendrait complètement, et ferait
une entorse à la tradition familiale pour s’excuser, en quelque sorte, du
désagrément subi. J’ai remercié Esteban de sa générosité et de sa
bienveillance. Malgré tout, malgré la peur causée par cette nuit, je veux
comprendre pourquoi je suis réceptionnaire de ce “privilège”. Qu’est-ce
que le Chef Inquisiteur a perçu en moi, l’intéressant tellement au point de
vouloir obtenir un peu de mon sang ? Il faut que je sache la raison de ce
changement de comportement de la part des spectres à mon égard. Bien qu’Esteban
me déconseillât de rester, insistant sur sa volonté de me considérer comme
vainqueur du “jeu”, je suis resté sur
mes positions. Je dois savoir, et j’espère en savoir plus cette nuit. Une fois
que les spectres reviendront dans ma chambre.
5 Juin 2023 :
Je… Je n’aurais pas dû rester une nuit de plus. J’aurais dû
écouter Esteban. Je ne sais même pas comment expliquer mon état à mes parents,
une fois que je serais revenu à Aranjuez. La nuit dernière, j’ai bien cru que
ma vie allait s’arrêter, au vu des nombreuses souffrances que m’ont fait subir
les trois spectres. Ils ont fait de moi leur jouet, au nom d’un prétendu
héritage de sang. Je ne sais pas s’ils ont dit vrai, et je préfère ne pas le
savoir. Je ne demanderai jamais confirmation à mes parents. Leur poser la
question, avoir comme réponse le fait que les spectres ne m’ont pas menti, ce
serait comme détruire tout ce que je suis. J’ai peur. Peur de leur réaction en
apprenant ce que je suis. Ce que je cache en moi. Ce mal dans mes veines. Cet
héritage maudit fourni par le sang d’un meurtrier sadique, ayant pris plaisir à
faire souffrir toutes les pauvres âmes étant tombées entre ses doigts. J’ai vu tout ce qu’il a
fait. Les actes innommables dont il a été coupable. Même le Pape Sixte IV a
sûrement ignoré de quoi il s’est montré capable. Ça dépasse tout ce qui peut
être concevable de la part d’un humain. Il n’y a guère que les tueurs en série
qui soient capables de commettre de tels actes de barbarie. Et encore. Une
infime partie d’entre eux. Je comprends mieux le pourquoi de ce prélèvement de
sang maintenant. Les spectres échappant à la boucle temporelle doivent être
dotés d’une sorte de faculté leur permettant de détecter les descendants de cette
horrible personne. Ils ont en fait part au chef Inquisiteur les commandant, et
celui-ci a voulu vérifier leur pressentiment par cette collecte de sang. La
seule manière pour lui de confirmer le
statut de de l’héritier.
Ils sont venus comme les autres fois dans ma chambre, en plein
cœur de la nuit, passant par le mur du fond. Comme la nuit précédente, deux
spectres du trio formé me retinrent les bras, sans que je puisse me débattre.
Une fois fait, le chef Inquisiteur a traversé le lit, de la même manière qu’il
l’avait fait la veille. Mais là, il ne m’a pas prélevé de sang. Il a apposé sa
main sur mon front, et j’ai tout vu. TOUT. J’ai vu les horreurs perpétrées par
Tomas de Torquemada. Celles dont on ne parle pas dans l’histoire. J’ai vu des
femmes, des hommes et des enfants se faire torturer de façon horrible par ses
mains. Il les a écorchés lentement, en souriant, ne prenant même pas en compte
leurs suppliques ou leurs aveux. Seul comptait pour lui le plaisir de les voir
souffrir. Il ne considérait aucune de ses victimes comme des humains, alors
que c’était lui l’inhumain. Doigts coupés, jambes tranchées à l’aide d’une lame
rouillée, ongles arrachés, corps placés vivants dans des cuves contenant de
l’huile à très haute température. De quoi réduire un homme à l’état de bouillie
difforme. Voilà ce qu’ont subis les suppliciés. D’autres voyaient leurs yeux
énucléés, leur langue coupée pour qu'ils ne puissent plus crier ; ou se
voyant obligés de manger des morceaux de chair de leur épouse torturée, elle
aussi, à leurs côtés.
Des années de souffrance commises à divers points de l’Espagne, au
sein de lieux comme cette hacienda. J’ai reconnu d’ailleurs la crypte
caractéristique où j’ai assisté, impuissant, au calvaire éternel de celles et
ceux piégés dans la boucle. Mais là, il y avait d’autres victimes. Des
centaines se sont succédé. J’ai vite compris que cet endroit était tellement
imprégné de son plaisir de faire subir la souffrance des corps, que c’est comme
s’il y avait une partie de son âme qui s’était nichée dans ses murs. Comme une
marque indélébile. Un lien appelant ses descendants, ses héritiers à s’y rendre
à travers les époques et le temps, sans même que ceux-ci s’en rendent compte.
Il a laissé son esprit également au sein de cette crypte. Là où nombre de ses
disciples, ceux ayant perpétué son “art”
d’interroger, se sont abaissés aux pires horreurs comme lui l’avait fait.
Je comprenais aussi la nature de plusieurs facultés des spectres.
Comme reconnaitre à travers le temps les liens du sang inhérent à celles et
ceux qu’ils reconnaissaient comme les héritiers de Torquemada. Dont je fais
partie. Oui, j’aurais voulu ne jamais savoir ce détail, mais si je parvenais à
voir tout l’étalage de la vie de cet horrible tortionnaire aussi distinctement,
cet ordonnateur des pires atrocités commises sur des humains, c’était parce que
j’étais l’un de ses descendants. Une part de moi possédait une infime partie du
sang de celui qui fut l’instigateur de l’Inquisition Espagnole. C’était la
raison pour laquelle le chef Inquisiteur de ces lieux, et ses assistants avant
lui, ont détecté ce qui coulait en moi. Leurs facultés leur permettent de
déclencher comme une sorte de signal en eux leur indiquant la présence d’un des
leurs dans un environnement proche. Plus ce signal est fort, plus ils peuvent
le sentir. Ce ne sont pas les cris et les regards des suppliciés qui les ont
attirés à moi lors de la deuxième nuit dans la crypte. Ils ont simplement
ressenti la présence d’un des leurs.
C’est après que j’ai subi mon calvaire personnel. Je ne sais par
quelle magie, mais j’étais comme collé sur les draps de mon lit. Comme
emprisonné dans un carcan invisible me retenant bras et jambes. J’ai pu
percevoir un sourire sur chacun des trois spectres. Un sourire machiavélique en
disant long sur ce qu’ils préparaient de faire. Le chef Inquisiteur a alors
sorti de sous son scapulaire une sorte d’étui en cuir. Il l’a étalé sur le lit,
devant moi. J’ai eu l’impression qu’il voulait que je comprenne parfaitement ce
qu’il m’était destiné. Il y avait plusieurs outils dont je ne saurais même pas
décrire, tous prévus pour la torture physique. Il en distribua quelques-uns à
ses comparses, et ils s’affairèrent immédiatement après à leur besogne. Juste avant, le dirigeant de toute l’opération prit la peine de me
parler. Dans un parfait espagnol cette fois. Sans doute une étape de plus dans son
sadisme, afin de s’assurer que je comprenne parfaitement la raison de leurs
actes à venir. Il m’a confirmé que ses capacités, à lui et ses hommes, ont vu
en moi un descendant de Torquemada. Une figure presque paternelle pour cet être
devant moi. Le sang prélevé la veille a certifié que j’étais un vrai Torquemada.
Mais il voulait s’assurer que je possédais les mêmes dispositions qu’eux, avant
de déterminer si j’étais digne de les rejoindre dans la boucle.
Celui qu’il appelait son « maître » ne craignait
aucunement la douleur appliquée aux chairs, aussi profondes soient-elles. Chaque
disciple sous ses ordres se devait d’ailleurs de pratiquer une forme
d’initiation avant de prétendre devenir un vrai Inquisiteur à ses yeux. Une
initiation qui impliquait de subir plusieurs « tests » de
torture. Une manière pour moi de prouver que je méritais ma place auprès d’eux.
J’ai alors tenté d’indiquer que je ne voulais pas de cet héritage. Je n’en ai
jamais voulu. Je refusais de passer ce test, comme il disait. Je voulais qu’ils
s’en aillent et me laissent tranquille. J’avais promis, en signant le contrat,
de ne jamais révéler ce que j’avais vu au sein de l’hacienda. Mais le spectre
n’a rien voulu entendre. Il
disait qu’en tant qu’héritier du sang des Torquemada, je ne pouvais me
soustraire à mon destin. C’est ce dernier qui m’avait amené à me rendre à Las
Herendez. Il m’avait guidé jusqu’ici pour que je prenne conscience de qui
j’étais. Pour que je perdure mon héritage au sein de cette hacienda à travers
le temps. La première étape consistait à passer l’épreuve de la chair. Si ma
résistance à la torture s’avérait concluante, comme pour tout Torquemada digne
de ce nom, alors l’ensemble des moines procèderait la nuit suivante à mon
élévation en tant qu’Inquisiteur. Ce qui impliquait que je devienne un spectre
à mon tour. Bien sûr, avant ça, je devrais mourir. Une mort brutale, tout comme
eux l’avaient subi. C’était la condition pour rejoindre la boucle.
Je hurlais que je ne voulais pas rester ici pour
l’éternité, espérant que mes cris alertent Esteban, qui pourrait alors me venir
en aide. Mais il ne vint pas. Je supposais que les capacités des spectres leur
permettaient d’agir en formant une sorte de « bulle d’insonorisation »
autour d’eux. Ce qui faisait que rien d’autre qu’eux et moi ne pouvaient
entendre mes jérémiades apeurées. Malgré cette évidence, j’ai hurlé de nouveau à
l’attention du spectre devant moi. Je lui disais que je ne voulais pas devenir
un monstre comme lui. Je ne voulais pas torturer éternellement ces malheureux dans la
crypte. Ce à quoi le chef Inquisiteur me répondit que si les tests étaient
probants, je ne pourrais pas échapper à ce que je suis. Un Torquemada se doit
de devenir Inquisiteur : il n’a pas le choix. C’est quelque chose qui
était inscrit dans mes gênes, quoique je dise ou fasse. Je ne pouvais pas me
soustraire à ce qui faisait partie de moi. J’ai voulu à nouveau le convaincre, lui demander s’il
n’existait pas une autre forme de test qui pourrait, au contraire de ce qu’il
s’apprêtait à faire, me permettre de renoncer au destin qu’il me promettait. Au
lieu de ça, il a apposé sa main sur ma bouche. J’ai senti un fluide glacial
parcourir mes lèvres et mes dents, me bloquant toute possibilité de parler. Et
donc de crier. Juste après, toujours en souriant, il s’est appliqué à me
montrer un instrument semblable à une sorte de scalpel, et il a commencé à le
planter dans la chair de mon torse, qu’il a préalablement débarrassé de mon
tee-shirt, en le découpant méticuleusement, lentement. C’était comme si je me
trouvais dans une chambre d’hôpital et qu’on me préparait pour une future
opération. J’ai senti la lame pénétrer mon corps, laissant couler mon sang sur
ma peau, sur plusieurs centimètres. La douleur était presque intenable. Mon « chirurgien »
étant doté d’une perversité dans ses mouvements sans égal, montrant le plaisir
qui émanait de lui à cet acte.
Il découpait des lambeaux de ma peau à plusieurs
endroits, creusant à chaque fois plus profondément, me faisant libérer des centaines
de hurlements à l’intérieur de moi, à défaut de pouvoir les faire sortir de ma
bouche. Dans le même temps, les deux autres spectres faisaient de même sur
d’autres parties de mon corps, s’appliquant à me faire souffrir le plus
possible, c’était évident. Ils m’ont découpé un bout d’oreille, lacéré la paume
des mains, les arcades sourcilières, une partie du cuir chevelu, l’intérieur du
corps même. J’ai eu la nette impression de sentir la pression de doigts sur
plusieurs organes, me causant détresse et une relative agonie. J’ai dû voir l’ombre de la mort des dizaines de fois tellement
ce que j’ai subi a été d’une atrocité sans nom. J’aurais voulu m’évanouir pour
qu’au moins je ne ressente plus mon calvaire avec une telle puissance. Mais les
pouvoirs des spectres ne me laissaient même pas le loisir de recourir à cette
solution. L’initiation appliquée par les spectres me parut durer des jours
entiers. Je n’eus plus la notion du temps à ce niveau de souffrance. Mon corps me
parut ne plus être qu’un chantier à cœur ouvert. Et je vous jure que ce n’est
pas une image. Le chef Inquisiteur a porté ce dernier entre ses mains, me le
montrant avec fierté. J’aurais dû mourir à cet instant. Pourtant, par je ne
sais quel miracle occasionné par les facultés des spectres, bien que mon cœur
et d’autres organes étaient sortis de mon corps avant d’être remis en place, je
suis resté en vie. Inexplicablement.
Chaque fois que le chef Inquisiteur a touché l’un d’eux,
ce fut comme s’il injectait une forme de fluide à l’intérieur. Une marque, une
connexion invisible. Celle-ci se diffusant dans mes vaisseaux sanguins une fois
que mes organes reprirent leur emplacement initial. Je suis incapable de
définir avec précision, par le biais de mots, la sensation indescriptible que j’ai
ressentie. Ce fut comme une mort imminente, mais sans que mon âme monte en
hauteur et puisse observer le corps physique resté plus bas. Puis, tout
s’arrêta, sans que je sache à quel moment mon calvaire fut stoppé par la
volonté de mes tortionnaires spectraux. J’ai retrouvé la faculté de me mouvoir,
pendant que les spectres se sont retirés, repartant vers le mur du fond. Avant de prendre congé, le chef Inquisiteur s’est
retourné, et s’est adressé à moi, le visage rempli de joie. Il se montra fier
de m’annoncer que j’avais parfaitement réussi l’initiation. J’étais un vrai
Torquemada, prêt à les rejoindre la nuit suivante. Il rajouta qu’il allait
faire préparer une tenue pour mon intronisation à venir. Dans 24 Heures. Après qu’ils furent tous
les trois finalement repartis, je me suis effondré de chagrin. Je ne sais combien de litres de
larmes sont ressortis de mon corps à cet instant. Plus que tout être humain est
capable d’en déverser dans toute une vie sans nul doute. Je n’ai pas attendu le
matin pour partir. Je n’en ai même pas fait part à Esteban. Je pense qu’il
comprendra très vite, même sans être au courant des détails de ce qui s’est
passé, qu’il m’a été impossible de rester une minute de plus au sein de ce lieu
maudit.
Je ne désirais pas croiser son regard en lui avouant que j’aurais
dû l’écouter : j’aurais dû partir la nuit précédente. Je ne voulais pas
subir la peine dans ses yeux une fois qu’il eut compris que je venais de subir
la pire des nuits de toute mon existence. Je refusais d’être pris en pitié, ni
rassuré. Tout comme je n’avais pas besoin qu’il me rembourse pour avoir tenu
deux nuits de plus que mes prédécesseurs. Je sais qu’il aurait tenu sa promesse,
me remboursant la somme versée pour mon séjour à titre de récompense, comme il
me l’avait promis la veille. Mais ça ne m’intéressait pas. Ça ne m’intéressait
plus. Je suis donc parti en pleine nuit, m’employant à faire le moins de
bruit possible pour ne pas réveiller Esteban. Pour ne pas à me retrouver à lui
avouer que je regrettais de n’avoir pas su m’arrêter à temps. J’ai traversé les
bois, sans rencontrer les soucis récoltés lors de ma venue à l’hacienda. Sans
doute que les esprits des morts et les autres créatures y vivant ont compris
que je suis devenu comme eux. Une victime des spectres et leurs abominations. Ou
tout simplement un nouvel Inquisiteur en devenir. J’ai fait de même en
parcourant les rues de Pluento, prenant le chemin du retour vers Aranjuez. Je
n’ai même pas pris la peine de m’arrêter durant tout le trajet. Que ce soit
pour manger ou me reposer, ni même remplir le réservoir d’essence de ma voiture.
Je n’étais même pas sûr de parvenir à rentrer sans subir une panne sèche. Mais
quelle importance ? Si j’en viens à dépérir, en me retrouvant piégé en
pleine campagne, sans aucune possibilité d’aide de quiconque, ce sera sans
doute la meilleure chose qui puisse m’arriver. Je rendrai service à l’humanité tout
entière.
Quel sort le destin me réserve-t-il ? Quel poison les
spectres ont insinué en moi lors de mon « opération » ? Tout
comme les atrocités commises par l’Inquisition Espagnole, sous l’égide de
Torquemada, dont j’étais un des descendants, vais-je perpétrer, malgré moi, leur
propension à faire souffrir de pauvres quidams dont le seul tort est de ne pas
avoir des mœurs propres à satisfaire les dogmes de l’Église Catholique ?
Je préfère ne pas y penser. Pour l’instant, je vais me contenter de rentrer chez
moi, si mon karma me le permet, et me reposer dans ma chambre, sans rien dire à
personne. Mes parents, qui n’ont pas eu la moindre nouvelle depuis, sans
possibilité de savoir où je me trouve, mon portable étant déchargé, et ont sans
doute prévenu toutes les autorités possibles de ma disparition, ne comprendront
probablement pas mon attitude. Tout comme ils se poseront des questions sur mon
état et mon désir d’être seul.
Je ne pense pas être capable de leur dire un seul mot qui puisse
apaiser leurs inquiétudes en me voyant revenir tel que je suis. J’ai caché du
mieux que je pouvais mes nombreuses plaies, à la suite de mon « initiation »,
mais certaines ne peuvent être dissimulées efficacement. Viendra forcément un
moment où la plupart seront vues, avec les interrogations qu’elles susciteront,
en plus de l’horreur de leur découverte. Surtout concernant ma mère... Le récit de ce que j'ai vécu permettra à
qui le lira de comprendre ce qui s’est passé et d’en déduire le pourquoi d’un
certain renoncement à vivre un quotidien devenu futile à mes yeux. Continuer mon existence alors que je suis destiné à faire le mal
autour de moi, est-ce vraiment ce qui sera amené à me définir à l’avenir ? Pour
autant, je suis bien trop lâche pour attenter à ma vie. Je sais que je ne
trouverai jamais le courage de couper mon fil de matérialité. Je laisse le soin
à mon corps de décider quand arrivera le meilleur moment pour que je parte. Je
sais que mes parents seront tristes. Mais je préfère qu’ils gardent de moi
l’image du garçon idéal, tel qu’ils le conçoivent. Plutôt que celle d’une
aberration de la nature, coupable de morts par centaines de manière abominable.
Donc, voilà. Ces lignes seront les dernières. Je ne peux même pas
prétendre à une vie monastique pour protéger le monde de ce que je suis
peut-être amené à devenir. Bien que je ne sache pas les conséquences de mon
initiation en dehors de l’hacienda. Ce serait comme intégrer un loup dans une
bergerie, et ma culpabilité s’alourdirait encore plus. Je ne veux pas de ça. Il
vaut mieux laisser faire le temps. Je vais donc laisser ce journal à la portée
de qui voudra le lire, quand je jugerais être en mesure de le faire savoir. Que
ce soient mes parents ou mes amis les plus aptes à comprendre ce que je vis
intérieurement. Quelque chose me dit que ce sera Alvaro qui sera le premier à
lire ceci. Grand bien lui en fasse. Je sais qu’il sera le plus efficace pour
faire admettre la vérité à mes parents et aux autres. J’ai déjà une place en
enfer. Je suis même quasiment une de ses créatures, vu le sang coulant en moi. Mon
héritage. Il ne me reste plus qu’à attendre mon sort dans mon coin, loin de
toute tentation de commettre l’irréparable de mon propre chef. Par instinct
hérité de l’initiation commise par les spectres de Las Herendez.
Je terminerai en m’adressant particulièrement à toi, Alvaro. Comme
déjà dit, te connaissant, et sachant que je te considère comme un frère, tout
comme mes parents te voient comme un deuxième fils, je suis persuadé que c’est
toi qui liras ce journal. Tu seras sûrement surpris, épouvanté, incrédule aussi
de ce que j’y relate. Mais quoi que tu en penses, je compte sur ta confiance en
moi et ton amitié indéfectible pour déterminer que tout ce qui y est décrit
est la stricte vérité. Ce journal, c’est un souvenir. Une trace de ce que je
suis devenu ou suis amené à devenir dans un futur proche. Le témoignage d’un
déjà damné. Par contre, je t’en
conjure. N’essaie pas de vouloir vérifier par toi-même la véracité de tout ce
que j’ai écrit sur l’hacienda. Je te connais : je sais que tu seras tenté,
ne serait-ce que pour rassurer mes parents. Pour leur prouver que ce journal
est juste la preuve que j’ai subi un lavage de cerveau ou un truc du genre,
m’ayant fait écrire des inepties sans queue ni tête. Je sais que tu te
demanderas qui a mis ces idées dans mon esprit, car tu auras du mal à admettre
la possibilité que tout ce que j’ai relaté est la pure vérité. Tu voudras
chercher un coupable à mon état, alors que le seul qui le soit… c’est moi-même.
Alvaro, si c’est bien toi qui consultes ce journal en ce moment,
surtout promets-moi de ne pas aller là-bas quand je serais en état d’écouter
quelqu’un. Promets-moi de ne pas te rendre à l’hacienda, de ne pas y séjourner
pour vérifier mes dires. Si jamais tu as, toi aussi, du sang des Torquemada ou
l’un de ses disciples coulant dans tes veines, tu deviendras également un damné.
Il y a assez d’une âme en peine comme moi sur Terre. Ne sois pas stupide comme
je l’ai été. Résiste à cette tentation et efface de ta mémoire l’existence même
de cette hacienda... ”
Le journal se termine ainsi, me mettant dans une position
compliquée. Est-ce que je dois expliquer en détail ce qui est arrivé à Ignacio,
tel qu’il le décrit dans ce journal ? Ou bien dois-je, en me conformant au
désir de mon ami, me taire sur tout et inventer une autre vérité pour expliquer
son état ? Dans les deux cas, je sais que ses parents en souffriront,
c’est indéniable. Alors que choisir ? La vérité ou le mensonge ? On
dit que dans un tel état de figure la pire configuration est souvent la
meilleure solution. On en souffre quelque temps, des années peut-être, mais on
finit par guérir de ses blessures. Aussi profondes soient-elles. Cependant, dans
le cas présent, la pire solution n’est pas claire. Ignacio a beau être proche d’un
marginal, capable de tout pour mettre à jour des vérités insoupçonnables, je ne
le vois pas mentir sur des faits aux proportions tellement ubuesques. Ce n’est
pas son style. À moins d’y avoir été obligé pour masquer une vérité encore plus
terrible.
Je suis désolé, Ignacio, mais pour la première fois de ma vie, je
vais te décevoir. Je ne peux pas me résoudre à annoncer à tes parents ce que tu
décris dans ces lignes, sans savoir si elles sont le fait d’un délire causé par
l’absorption d’une drogue ou je ne sais quoi d’autre. Ou bien parce que tu as
inventé toute cette histoire abracadabrante dans le seul souci de protéger
quelqu’un qui ne mérite sans doute pas ta compassion. C’est le discours que je
me suis fait dans ma tête pour me convaincre de faire le meilleur choix
possible. Quoiqu’il se soit passé ayant transformé mentalement Ignacio, je sais
que les réponses se trouvent là-bas, dans cette hacienda. J’ai décidé de cacher
le contenu du journal aux parents d’Ignacio. Je sais qu’ils ne l’ont pas lu. Je
leur dirai qu’il n’y a rien de plus que ce qu’ils savent déjà sur les étapes de
son parcours et qu’il leur a expliqué par téléphone. Seule la dernière d’entre
elles se montre obscure : il n’y a aucune précision sur ce qui s’est déroulé
là-bas. Un mensonge, mais un mensonge salutaire pour eux, au vu de ce que j’ai
lu qui leur ferait plus de mal qu’autre chose.
Je vais leur dire que je m’engage à découvrir ce qui en est en
pratiquant moi-même le voyage. L’itinéraire se trouve dans le journal, tracé
sur une carte. Je saurai ainsi si Pluento existe véritablement, tout comme l’hacienda.
Je vais me rendre à Merida dans un premier temps. Je me dois de suivre un
parcours identique à celui d’Ignacio. Et pour ça, il me faut croiser le chemin
du fameux Luis. Lequel m’amènera au deuxième frère évoqué dans le journal :
Matias. Ce qui me dirigera vers la fameuse hacienda maudite. Là où se trouve la
vérité à toute cette histoire. Je saurai qui a rendu Ignacio à l’état de loque
humaine, ayant perdu toute envie de vivre, causant l’inquiétude constante de
ses parents depuis son retour. Je sais qu’ils me font confiance et qu’ils
approuveront ma décision. Bien évidemment, je n’en soufflerais mot à mon ami. Vu
ses derniers mots, je ne ferais qu’aggraver le désespoir affiché à travers les
lignes de ce journal, s’il apprenait que je me rends là-bas. De toute façon,
dans son état actuel, il ne comprend même pas qui est dans la même pièce que
lui, tellement il est plongé dans ses ténèbres intérieures.
Dès demain, je prendrai la route. J’espère juste ne pas constater
sur place qu’Ignacio avait raison et que je vais me rajouter à la liste des
victimes des soi-disant fantômes de Las Herendez. Mais je suis bien trop
cartésien pour croire à cette possibilité. Soyons sérieux. Des spectres de
l’Inquisition Espagnole ? Un bois rempli de créatures étranges ? Un contrat
? Nous sommes au XXIème siècle : rien de tout ça ne peut exister. Dans le
pire des cas, mon ami m’occasionnera d’effectuer une belle balade et pourra se
vanter d’avoir mis en place l’un des plus beaux canulars que j’ai eu l’occasion
de lire. Ce qui est déjà un exploit en soi. Pour le reste, j’en saurais plus
une fois là-bas. Et puis, si je ne reviens pas, j’ai pris la liberté de programmer cette
vidéo pour qu’elle soit automatiquement publiée dans 8 jours sur plusieurs réseaux.
Le temps pour moi de me rendre sur place et de participer au “jeu”
demandé par Esteban après avoir signé le contrat. Si je ne donne pas signe de
vie et que cette vidéo est mise en ligne, vous saurez ce que signifie sa
publication. Vous qui la regardez en ce moment...
LEXIQUE
(1)
Pequeno de Amor : Petit amour
(2)
Lastima ! : Pitié !
(3)
Adayama ! : à l’aide !
(4)
Por Favor, Senôr ! : S’il vous plait,
Monsieur !
(5)
Salvanos ! : Sauvez-nous !
Publié par Fabs