26 nov. 2024

DAEMON MYSTERY-Le Secret des Statues d'Obsidienne (THE)

 


 Cette histoire a été conçue à l'occasion d'une série en cours de mon ami et talentueux collègue LE DIABLE DES ABYSSES, sur sa chaine YouTube, mettant en valeur son personnage-avatar, à travers différentes vidéos, et présentant diverses périodes de ce même personnage. J'ai modestement contribué aux 2 premiers volets de cette saga, "La Mine Abandonnée" et "L'Epave", et j'ai eu l'idée de rajouter une pierre à l'édifice à travers ce récit.


N'hésitez pas à vous rendre sur sa chaine, à découvrir son univers, et, le cas échéant, à vous y abonner ^^ 

Je vous mets ci-dessous le lien de sa chaine YouTube : 

 

  https://www.youtube.com/@Le-Diable-Des-Abysses


  

 L’histoire de Christos Kanakis est singulière : nombre de personnes encore aujourd’hui se posent la question sur la part du vrai et du faux concernant ce qui lui est réellement arrivé. Comment un érudit de son statut a pu sombrer dans une démence à même de le discréditer totalement aux yeux de ses pairs et de tous ceux qui admiraient ses recherches sur la civilisation des Cyclades ? L’une des plus complètes et renommée qu’il ait été recensé dans le monde moderne. Son jeune frère, Vassilis, a été témoin de la lente chute mentale de celui qu’il considérait comme un modèle, sans pouvoir enrayer le processus. Plusieurs fois, il a reçu des appels téléphoniques de la part de son ainé, lui demandant de l’aider à faire fuir “l’Ombre qui marche”. Ce qui força Vassilis à venir en urgence au domicile de Christos, car s’inquiétant de la peur présente dans les paroles venant de l’autre bout du fil. Une fois sur place, il a retrouvé celui qui lui inspirait tant de respect, depuis son plus jeune âge, en proie à des démons intérieurs intenses. 

 

    Ce terme reflète on ne peut mieux ce qui finirait par ronger Christos, psychologiquement parlant. Si, dans les heures suivant son arrivée, Vassilis fut rassuré par l’accueil offert par son frère, lui demandant de rester auprès de lui ne serait-ce que sur une courte durée, cela ne dura pas. Au fil des jours, il le retrouvait régulièrement assis près de la cheminée. Tellement près qu’il était couvert des cendres voletant dans l’air, résultant de la combustion de dizaines de bûches placées dans l’âtre, dans le but d’entretenir le feu de manière continue. Il disait que c’était nécessaire pour empêcher “Celui qui hante les océans”, l’autre désignation qu’il donnait à son prétendu visiteur nocturne, de faire de lui son esclave. Christos affirmait que la chaleur des flammes, bien que ne semblant pas véritablement crainte par l’être mystérieux hantant ses nuits, paraissait néanmoins avoir un effet de refoulement. À travers les délires en masse proférés par son archéologue de frère, Vassilis a cru comprendre que si “L’Ombre” ne s’approchait pas lors de ces moments, c’était plus par appréhension que cela ne déclenche en lui des instincts réveillant ses plus noirs penchants. L’être avait avoué craindre, si cela arrivait, de réduire celui qu’il envisageait de promouvoir au rôle de futur serviteur soumis et dévoué en un tas de chairs fumantes ne lui servant plus à rien dans un proche avenir. 

 

    Du moins, c’est ce que Vassilis a réussi à décrypter des paroles de Christos. Celui-ci ayant expliqué avoir entendu ces révélations dans sa tête, dictées télépathiquement par son intrus récurent. Christos finit actuellement ses jours cloitré dans une maison bâtie de ses mains. Ceci en se servant d’une technique indiquée sur l’une des trois tablettes d’argile ayant instauré son prestige au sein de la communauté archéologique du monde entier. Une maison faite de torchis et agrémentée de signes étranges sur ses murs. Aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur. Personne n’a pu comprendre quel pouvait bien être le langage utilisé pour ces inscriptions. Cela ne figurait même pas sur les fameuses tablettes découvertes. Ces dernières étant écrites sous forme de signes cunéiformes araméens. Un système linguistique notoire, quant à lui. L’étrange écriture utilisée parsemant les parois de la maison érigée par Christos ne semble appartenir à aucune forme de langage connu. Vassilis a confessé à qui voulait l’entendre que son frère lui avait précisé que seule cette protection se révélait capable d’empêcher “l’Ombre” d’entrer au sein de son nouveau chez-lui. Le torchis, lui, est nécessaire également pour lui assurer de tenir “Celui qui hante les Océans” loin de lui, afin de le contraindre à ne pas pouvoir parachever son objectif d’asservissement de sa personne.

 

    Pour comprendre la dégradation psychologique de celui qui fut une sommité de l’archéologie, il faut remonter quatre mois en arrière. Au moment où Christos, expert de la civilisation des Cyclades, comme déjà précisé auparavant dans ce récit, fut amené à se rendre sur le site de fouilles d’Akrotiri, situé au sud de l’île de Santorin, au cœur de la mer Égée. L’un de ses collègues et ami, officiant sur place, avait demandé expressément la venue de la “star” de l'Antiquitéantiquité grecque. Ceci afin de confirmer le lien entre la ville découverte sous les cendres au début du XXème siècle et la civilisation des Cyclades chère à son cœur. Plus précisément pour étudier une idole de pierre figurant au sein d’une sorte de Cénotaphe aux allures de temple, dénichée sur la grande place de la cité. La statue était différente des autres se trouvant également à l’intérieur. L’ensemble des idoles, ne mesurant guère plus que quelques centimètres, se constituaient de marbre. Ce qui se montrait conforme à la tradition cycladique. La figure sculptée au centre des préoccupations de l’ami de Christos était de plus grande taille, de l’ordre de près de 2 mètres de haut, et taillée dans de l’obsidienne.

 

    C’était très étrange. D’autres vestiges et artefacts confirmèrent un lien avec la civilisation Cyclade. Au même titre que ce qui fut découvert dans d’autres îles de l’archipel. Seule cette statue détonnait avec le reste, car ne correspondant pas à ce qu’on savait des cultes de cette civilisation. À dire vrai, la datation de la statue laissa perplexe. Elle paraissait plus ancienne que le temple lui-même. Comme si ce dernier avait été construit autour. Pourtant, rien ne montrait de quelconques traces d’érosion de la pierre utilisée ou toute forme de vétusté. Ce n’était que de l’obsidienne et, qui plus est vraisemblablement taillée à une époque très lointaine. Comment se faisait-il qu’elle paraissait façonnée il y avait seulement quelques jours ? Markos Navrailitis, celui qui avait demandé la venue de Christos, pensait que seul son collègue pourrait comprendre ce mystère, du fait de sa longue expérience concernant la civilisation des Cyclades.

 

    À son arrivée, Christos fut aussi surpris que les autres archéologues présents sur les fouilles. Il n’avait jamais vu une figure sculptée de ce style appartenant à cette civilisation. En plus de ça, alors que les idoles habituelles de la civilisation des Cyclades représentaient habituellement une déesse de la Fertilité, en tout cas en règle générale, Christos se retrouvait face à une divinité inconnue dont la tête et le corps étaient parsemées de tentacules. Ainsi que de ce qui avait l’apparence manifeste de coquillages et d’algues. Plus étonnant encore, alors qu’il inspectait la statue et la pureté de l’obsidienne utilisée pour sa confection, il s’aperçut de la présence d’une protubérance allongeant le talon d’un des pieds palmés représentant la curieuse idole. Cela ressemblait à une variété d’oursin sculpté avec une extrême minutie. Instinctivement, alors qu'il étudiait les contours de l’appendice, Christos appuya dessus presque sans s’en rendre compte.

 

    Immédiatement, un panneau au dos de la statue s’ouvrit. Ce qui laissa voir une niche creuse au sein de la structure, et abritant trois tablettes d’argile. Des tablettes comportant une écriture cunéiforme. Son collègue, Markos, l’identifia comme étant de l’araméen. Cette découverte fit la une des diverses revues scientifiques de la planète, dès lors que fut révélé l’existence de cette relique modelée dans une pierre inédite. Du moins de ce que l’on savait de cette civilisation qu’étaient les Cyclades. Les artefacts trouvés au sein de la statue intriguèrent tout autant la communauté archéologique du monde entier. Que ce soient les simples passionnés, ou bien les experts chevronnés. Ce qui propulsa Christos au firmament de la gloire. Ce n’est pas tant le fait qu’une idole totalement inconnue du culte des Cyclades qui fascina, ni ce qu’elle représentait. Mais, plus encore, le contenu énigmatique que représentaient les signes des tablettes d’argile découvertes à l’intérieur. L’archéologue-historien obtint d’avoir l’exclusivité de la traduction de ces dernières, avec pour promesse de fournir le résultat de ses recherches à qui de droit, au fur et à mesure de l’étude qui en résulterait. Pour cela, il s’est adjoint les services de son collègue Markos, qui lui permit d’approfondir son propre savoir en matière de langage cunéiforme de la période araméenne.

 

    Les lignes des tablettes se constituaient de ce qui se montrait être des suites de recommandations ou d’un processus d’invocation. Les deux amis supposèrent que ces tablettes avaient sans doute été conçues à l’usage de prêtres à même de comprendre la subtilité de ce texte. Markos dut rapidement laisser son confrère finir seul la traduction des tablettes, car devant continuer à superviser les fouilles sur le site d’Akrotini. Pour être plus à l’aise dans le décryptage, Christos put obtenir l’autorisation de son ami, en accord avec les commanditaires des fouilles, d’emporter les tablettes avec lui, sur Tinos. L’île où il réside de manière continuelle, quand il ne parcourt pas la planète pour des conférences ou pour apporter de l’aide à d’autres collègues. Est-ce le fait de se retrouver seul avec les artefacts d’argile, ou bien d’avoir délocalisé ceux-ci en les emportant en dehors de l’ile de Santorin ? Toujours est-il que c’est à partir de là que Christos commença à être victime de visites nocturnes au sein de son domicile, par ce qu’il crut d’abord être un “chasseur de trésor” quelconque, mandaté par un collectionneur peu scrupuleux voulant s’emparer des tablettes dans un but mystérieux.

 

    Avant ça, il avait reçu, à sa demande, des photos de la statue sous divers angles de la part de son ami Markos. Christos pensait avoir vu quelque chose de ressemblant au travers des pages des revues consacrées à l’archéologie. Sans pour autant se rappeler quelles personnes étaient signataires des articles, ni les lieux susmentionnés dans lesdits magazines, évoquant des idoles ressemblant à celle d’Akrotini. À partir des photos, dont il avait établi des copies avant de les envoyer à divers instituts d’archéologie avec qui il était en lien de manière très rapprochée, Christos a pu remonter la piste et trouver où des représentations de divinités similaires avaient été découvertes. Il a recensé 8 autres lieux où ces idoles furent recensées. Exclusivement dans des temples, mais pas seulement. L’une d’elles a été découverte dans un tombeau de la vallée des rois en Égypte dans les années 40. Une seconde au Machu Pichu en 1957, dans un temple mineur. Les autres dans un sanctuaire en Afrique, en 1964 ; une grotte en Turquie, au cours de l’année 1968 ; une caverne préhistorique en France, durant l’année 1971 ; dans les ruines d’un village englouti en Espagne, en 1974 ; au sein de la chapelle d’un manoir écossais à l’abandon, en 1977 ; et la dernière au Népal, au cœur de la Cité Interdite, en 1982, par une équipe d’archéologues chinois. Soit 4 ans avant aujourd’hui.

 

 

    Toutes les statues mesuraient la même hauteur, étaient taillés dans la même matière, l’obsidienne, avaient la même apparence. Autre point commun : toutes, également, ne semblaient pas avoir été touchées par les affres du temps. Aucun signe notable de vieillissement. En revanche, rien ne paraissait avoir été trouvé à l’intérieur des statues. Seul celle du site d’Akrotini recelait cette particularité. Rien n’était d’ailleurs mentionné concernant une protubérance se trouvant sur le talon, et ayant une forme d’oursin, dans les articles traitant de ces idoles. Qu’est-ce que celle de l’ile de Santorin pouvait avoir de particulier pour être l’unique idole disposant de ce trésor en son sein ? Christos a supposé que cela pouvait révéler une indication essentielle : ce culte particulier avait sans doute débuté au cœur de cette ville ravagée par l’éruption volcanique s’étant déroulé en 1610. Éruption qui a donné lieu à diverses divagations au sujet de la fin de la civilisation Minoenne. Tout comme la prétendue existence de l’Atlantide. Hypothèses qui furent remises en question par la suite, Platon n’ayant jamais évoqué d’éruption concernant ce mythe. Qui plus est, la forme même du continent décrit par le philosophe ne correspondait en rien à l’ile de Santorin. Néanmoins, la probabilité d’un culte né au sein de cette ville était plus que pertinent, si Christos s’en référait à la particularité de l’idole trouvée sur le site d’Akrotini. Il s’expliquait, en revanche, beaucoup moins comment ce culte avait bien pu s’étendre sur autant de continents et de civilisations différentes à travers le monde. Cela restait une énigme.

 

    Deux jours après cette découverte intrigante à plus d’un titre, Christos est parvenu à déchiffrer intégralement la seule des 3 tablettes ayant résisté au savoir de son ami Markos. Le fait est que cette troisième tablette se démarquait des autres en mélangeant l’araméen à de l’akkadien et du sumérien. D’où la difficulté de traduction. Si les deux premières tablettes contenaient des phrases obscures, dont le sens n’était pas clair, il en était tout autre de la dernière. Markos avait déjà évoqué la possibilité que l’ensemble des textes des artefacts étaient des invocations dédiées à la divinité représentée par la statue en obsidienne. La dernière tablette fournissait une sorte de “code de lecture” des deux autres. Une manière de traduire les invocations. Une fois parvenu à déchiffrer la clé pour décrypter celle-ci, le sens des phrases des deux autres devenaient limpide. C’était un mode de chiffrage surprenant pour l’époque, venant d’une civilisation n’étant pas connue pour user de tels stratagèmes. En tant qu’expert des us et coutumes des Cyclades, Christos en fut encore plus étonné. Jamais il n’avait eu connaissance de cela depuis les années qu’il étudiait tout ce qui tournait autour de cette civilisation. Tout heureux d’avoir “cassé” le mode de cryptage des 3 tablettes, il se mit à lire à voix haute le résultat de la traduction :

 

“ô Toi qui vis au cœur de toutes les profondeurs abyssales,

Toi qui veilles sur celui qui dort depuis des millénaires

Au sein de R’lyeh, la mythique cité des Grands Anciens,

Toi qui offres aux hommes le devoir de te servir où qu’ils soient,

Accorde-moi ta bénédiction à travers le temps et l’espace.

Fais de moi ton serviteur fidèle par-delà l’éternité.

Je jure de ne jamais trahir la confiance que tu me porteras.

Et si je commets la faute de faillir à ma parole sacrée,

J’accepte le châtiment que tu évalueras le plus adapté à mon

parjure… »     

 

    À peine ces mots furent-ils achevés de prononcer que Christos crut entendre une forme de râle sortir de l’extérieur. Plus précisément de l’horizon. Sa maison était située un peu en périphérie de la capitale de Tinos. Au même titre que les autres habitations, elle surplombait la caldeira océanique proche de l’île. Le son ou la voix entendue paraissait provenir de l’océan. Aussi improbable que ça puisse être. Par pure curiosité, Christos ouvrit la fenêtre du bureau où il étudiait, là où il venait de prononcer cette invocation : il n’a pu que constater le calme plat des flots, tout juste perturbé par une légère brise. Une brise qui amena une odeur forte de poisson à ses narines, doublé d’une désagréable sensation qui lui prit la gorge, manquant de l’étouffer. Ce n’est qu’à la fermeture de la fenêtre, obéissant à un instinct de survie, qu’il put reprendre une respiration normale, se remettant progressivement de la surprise subie. Christos mit ça sur le compte d’un éventuel dépôt de marchandise avariée, sans doute jetée par un résident indélicat de la ville proche, que la marée avait ramené aux abords de la zone en dessous de sa demeure. Plus loin en contrebas de la falaise.

 

    Le lendemain matin, il avait même oublié cette mésaventure olfactive. Ce n’est que le soir suivant que son cauchemar commença. Il était 23 heures quand Christos entendit un violent bruit de verre cassé venant du seuil de sa maison. Surpris, il se rendit alors en direction de l’incident, pour y découvrir qu’un vase avait été renversé. S’apercevant que la porte d’entrée était grande ouverte, il se dit que c’était probablement l’action du vent qui était en cause, ce qui avait provoqué la chute de l’objet s’étant brisé au sol. Il était pourtant certain d’avoir fermé à double tour, comme à son habitude. Pensant que la fatigue accumulée de ces derniers jours était en cause, sans doute à l’origine de cette négligence inhabituelle de sa part, il ne s’alarma pas outre mesure. Il referma à clé, puis entreprit de ramasser les morceaux du vase cassé, avant de jeter le tout à la poubelle. Au même moment, alors qu’il avait encore la pelle contenant les débris en main, il vit une silhouette dans la pénombre. Celle-ci était accolée au mur proche de son bureau. Effrayé par cette présence, son premier réflexe fut de demander à l’intrus de déclamer la raison de son intrusion, ainsi que son identité.

 

    Contre toute attente, ce qui ne formait qu’une ombre aux contours disgracieux, ne semblant pas être ceux d’un être humain normalement constitué, ne dit mot. Ce qui provoquât un malaise naissant de Christos, qui reposa sa question à l’ombre immobile. Il se rappela disposer d’une arme à feu au creux du tiroir du salon proche. Espérant prendre de vitesse le mystérieux intrus, Christos se précipita à toute allure vers la pièce détentrice de l’objet, à même de le sauver du danger. Il parvint à ses fins et entra en possession du pistolet constituant son moyen de défense. Quand il revint vers le bureau dans lequel se trouvait auparavant l’ombre du visiteur indésirable, il n’y avait plus rien. Il inspecta illico l’ensemble de la demeure, pensant que l’importun s’était dissimulé quelque part, en vain. Par ailleurs, il eut beau fouiller chaque recoin, il ne trouva aucune trace de ce qui était entré chez lui, quel qu’il puisse être. Christos se persuada que cette présence était un malandrin suffisamment agile pour être parvenu à s’enfuir sans un bruit. Le lendemain matin, il appela la police pour qu’elle dépêche des agents chez lui, afin de vérifier si un indice quelconque lui avait échappé. Ce qui pouvait mettre les policiers sur une piste éventuelle les menant à l’intrus de la nuit. Quand ceux-ci se rendirent sur place, ils ne trouvèrent pas plus de traces que lui n’en avait décelé, et prirent congé après l’avoir assuré de surveiller les alentours dès le soir suivant.

 

    Christos était très connu et apprécié de la population de l’ile : c’était leur star locale. Pour ces policiers, c’était presque un devoir que de veiller à ce que la tranquillité de l’archéologue-historien ne soit pas perturbé par qui que ce soit. Le reste de la journée, Christos mit de côté ce désagrément et fit part à son ami Markos de sa découverte par téléphone. Il lui énuméra le texte de la traduction qu’il avait effectuée. Il évoqua également le fait que d’autres idoles existaient à travers le monde, au sein de sites tous aussi différents les uns que les autres. Que ce soit de leur nature religieuse, historique ou d’autre nature. Markos fut tout aussi étonné de ce lien entre les statues, se demandant ce qui pouvait relier ces différents cultes disséminés dans divers pays et cultures. Le soir venu, l’intrus de la veille revint, de manière tout aussi incompréhensible. L’ombre montrait cette fois des traits plus distincts, plus prononcés, malgré la pénombre. Comme si elle jouait avec l’obscurité et lui dictait ce qu’elle était autorisée à faire en sa présence. Ce qui augmenta de manière considérable l’angoisse et la peur de Christos. À nouveau, il s’adressa à celui qu’il pensait toujours être un malfaiteur venu lui voler l’objet de ses recherches, pour le compte d’un commanditaire guère épris d’éthique et de morale.

 

    Il n’eut pour réponse que la même tonalité de râle perçu lors de la nuit où il avait prononcé le texte de l’invocation traduite. Il put se rendre compte des mouvements de plusieurs excroissances sortant des flancs de l’ombre menaçante. Ainsi que de la lueur irréelle émanant des yeux de l’importun. Il paraissait évident, à ce moment-là, que l’être devant lui n’avait sans doute pas une appartenance humaine. Bien qu’il rejetât cette idée allant à l’encontre de son cartésianisme. Bientôt, il fut pris d’une violente migraine. Tellement forte que cela le fit tomber à genoux sur le sol. Quand celle-ci finit par s’apaiser, la “chose” avait disparu. Se remettant de sa stupeur, et se souvenant que les policiers avaient affirmé surveiller les alentours, il sortit de chez lui. Ceci après s’être muni de son arme et d’une torche électrique. Il trouva effectivement deux policiers effectuant une ronde dans les environs proche de sa maison. Cependant, ceux-ci avouèrent n’avoir vu personne sortir de chez lui. Que ce soit en courant ou d'autres manières. Pourtant, ils se trouvaient à proximité depuis une bonne demi-heure déjà. Si quelqu’un avait été repérée dans les environs, ils l’auraient forcément vu.

 

    Complètement déstabilisé par ces paroles, Christos remercia les policiers et revint vers sa demeure. Par la suite, il fit appel à une société pour faire installer des caméras. Il espérait ainsi découvrir, image à l’appui, de quelle manière l’étrange visiteur parvenait à entrer chez lui sans se montrer de quiconque, avant de disparaitre aussi rapidement qu’il était venu. Mais, que ce soit ça ou d’autres stratagèmes à même d’empêcher l’intrus d’entrer, tout fut inefficace. Pire : à chaque venue, la “chose” révélait un peu plus son aspect, et des “voix” résonnaient à l’intérieur du crâne du pauvre Christos, qui voyait sa raison vaciller un peu plus à chaque fois. Au début, les paroles transmises par pensée par la créature étaient incompréhensibles. Cependant, au fur et à mesure des visites, celles-ci paraissaient se “traduire” automatiquement dans sa tête. Comme si la chose lui transmettait simultanément le moyen de comprendre son langage. La technologie et la présence policière au-dehors n’étant d’aucune utilité, Christos se résigna à devoir supporter les allées et venues de la créature qui se désignait sous le patronyme de Daemon, Seigneur des Abysses, entre autres titres honorifiques.

 

    En dernier recours, il fit état de son angoisse plusieurs fois par téléphone à son jeune frère Vassilis. Malgré les paroles rassurantes de ce dernier, parvenant à le convaincre que ce qu’il vivait n’était sans doute que des hallucinations causées par la fatigue et un stress résultant de son travail trop intense de ces derniers jours, Christos n’était pas rassuré pour autant. Au bout de quelques jours de cette peur latente, durant lesquels il reçut de nouvelles visites de celui se faisant appeler Daemon, il persuada Vassilis de venir loger chez lui quelque temps, après lui avoir brièvement exposé plus en détail son problème. Notamment, l’invocation déclamée à haute voix. Ce qui avait occasionné les visites d’une chose cherchant à faire de lui son esclave, car il l’avait “appelé”, selon les dires de l’être mystérieux. Des éléments qu’il avait jugés préférable de ne pas évoquer jusqu’à présent, de peur d’être pris pour un dément par son cadet.

 

    Christos en avait déduit que c’était la lecture de cette invocation présente sur les tablettes qui était la cause de son malheur. Vassilis, bien qu’étant étonné de la demande ponctuée d’anxiété de son frère, ce qui allait à l’encontre de son calme habituel et presque légendaire à ses yeux, accepta néanmoins sa requête. Ce qui n’arrangea pas les choses, bien au contraire. Chaque fois que Daemon rendait visite à son futur esclave, le contraignant à accepter son futur devoir, ce qui faisait l’objet d’une terreur grandissante pour Christos, Vassilis, n’était, lui, témoin que des attitudes étranges et inquiétantes de son frère. Tout ce qu’il voyait, c’était ce dernier en proie à une peur intense, faisant face à un ennemi invisible, se tenant le crâne et s’adressant à un certain Daemon, qu’il semblait être le seul à voir, hurlant à ce dernier de ne plus lui parler dans sa tête. Vassilis, s’inquiétant de la santé mentale de son frère, obtint que ce dernier suive une thérapie, malgré les réticences premières de celui-ci. Ce qui ne fit qu’aggraver les choses, car étant la proie de reproches de la part de Daemon les nuits suivant chaque séance auprès du psychanalyste choisi par Vassilis. Ce dernier voyait son frère sombrer de plus en plus dans la folie et négliger ses recherches. Il rejetait en bloc toute demande d’interview, d’analyses sur des sites de fouilles, de conférence ou de passage télé dans des émissions scientifiques dédiées à l’archéologie.

 

     Il se coupait peu à peu du monde. Ses seules activités se résumaient à chercher parmi les nombreux livres de sa bibliothèque un moyen de mettre fin à ce qu’il nommait sa “malédiction”. Il disait qu’il cherchait un moyen de se désengager de ce qu’il avait promis à cette divinité par contrainte. Du moins, c’était ce que Vassilis comprenait à travers les délires constants de son frère. Celui-ci affirmant, la voix tremblante, qu’il ne trouverait de repos tant qu’il n’aurait pas obtenu une solution à son problème. C’est ainsi, après plusieurs semaines de recherches, que Christos pensa trouver une parade par la chaleur de la cheminée. Juste avant que Daemon lui apprenne qu’il ne faisait qu’attiser sa colère croissante en opérant à cette technique indigne d’un fidèle lui devant obéissance, sans concession aucune. Vassilis assistait chaque jour un peu plus à ces crises de démence, et pas seulement la nuit. Christos pensait voir Daemon à toute heure du jour et de la nuit, hurlant parfois sans raison. Il refusa de continuer ses séances de thérapie, car elles n'avaient aucun effet selon lui… C’était un calvaire pour lui d'observer son frère s’approcher toujours plus du mental d’un fou aussi dangereux pour lui-même que pour ses proches, dont il faisait partie. Vint le jour où l’égarement de Christos, aux yeux de Vassilis, devint total.

 

    L’ancien archéologue renommé entreprit de construire une maison selon un mode de construction particulier, comme évoqué en début de récit. La nouvelle des actions exubérantes et dénuées de bon sens de Christos fit bientôt le tour des médias, que ce soient les journaux, la radio et même la télévision, annihilant toute crédibilité de la part de celui qui fut un modèle pour nombre de férus d’archéologie. Très vite, la carrière que l’archéologue-historien avait mis tant de temps à se construire fut anéantie : plus personne ne voulait avoir à faire avec le “Dément de Tinos. Le sobriquet dont fut affublé l’ancienne star du monde scientifique. De toute façon, il avait déjà explicitement exprimé par le biais d’une interview, profitant du passage d’une équipe de télévision, qu’il ne désirait plus être associé à aucune recherche autre que ce qui concernait un certain Daemon, Seigneur des Abysses. Expliquant qu’il était celui représenté par les idoles découvertes au sein de plusieurs sites du monde entier, dans nombre de pays.

 

 

    Bien évidemment, ces déclarations, cette élocution télévisée, cela ne fit qu’accentuer le sentiment que Christos était atteint d’un mal incurable lui ayant fait perdre toute raison. En dehors de Vassilis, il ne voulait voir personne. Ce dernier se désespérait de ne pouvoir faire revenir son frère à la raison. Chaque tentative de sa part de tenter de convaincre son frère que le fameux Daemon, dont il parlait constamment, n’existait pas, sinon, lui-même l’aurait vu, se concluait systématiquement par un échec cuisant. Christos lui a alors expliqué que seul ceux ayant récité la formule “bénéficient” de la vision de la divinité. Raison pour laquelle il a détruit toutes ses notes, toutes ses recherches concernant les tablettes. Tablettes qu’il a d’ailleurs détruites en direct à l’occasion d’une nouvelle interview accordée à une équipe d’un journal télé local, au sein de sa demeure, afin que d’autres que lui ne subissent pas le même cauchemar. Une action qui a déclenché un tollé de la part des archéologues du monde entier, n’acceptant pas ce vandalisme pur et simple d’artefacts inestimables et uniques. Un fait qui a provoqué encore plus la séparation entre Christos et ses anciens collègues.

 

    Depuis quelques jours, Vassilis a renoncé à pouvoir guérir son frère de sa folie. Il sait qu’elle est désormais tellement ancrée dans son être que rien ni personne ne pourra l’en défaire. Il ne peut même pas se résoudre à le faire suivre dans un établissement spécialisé. La seule fois où il a fait appel à des médecins et des infirmiers pour qu’ils viennent récupérer son ainé, dans le but de l’interner, Christos a menacé de se tuer sous ses yeux. Depuis, il préfère ne pas réitérer l’expérience. Même si cela lui coûte de voir celui qui avait toujours été un modèle d’intelligence et de maitrise de soi ne plus être que l’ombre de lui-même, il préfère ne plus agir de manière inconsidérée. Il espère ainsi éviter une réaction violente de la part de son frère. La mort dans l’âme, il l’a abandonné à son triste sort, se contentant de lui faire livrer des repas déposés par un livreur devant la porte de sa maison sommaire, dite “de protection”

 

    Malheureusement, depuis quelques jours, les cartons de plats s’empilent devant l’entrée. Christos semble être parvenu à un tel niveau de folie qu’il considère que les repas commandés par son cadet ont pu être contaminés par Daemon, afin de conditionner de manière plus sûre son statut d’esclave en devenir. À ce rythme, d’ici quelque temps, Christos a de grandes chances de mourir de malnutrition. Comme il ne boit pas non plus d’eau, les bouteilles s’accumulant, comme le reste, devant la maison de torchis, Vassilis suppose que son frère évite la déshydratation en buvant sa propre urine. Il ne se rend même plus sur l’île, attendant avec anxiété la nouvelle du décès de son frère. Si tant est que quelqu’un s’en aperçoive, vu que personne sur Tinos n’est autorisé à entrer à l’intérieur du nouvel habitat de Christos. Et peu prendront le risque de s’aventurer à l’intérieur de celle-ci. Le dernier ayant voulu voir s’il était encore en vie a failli être égorgé par son désormais tristement célèbre occupant. Ce dernier l’avait pris pour un disciple de Daemon... Alors, Vassilis attend que l’odeur de la chair putréfiée, constatée par un habitant de l’ile, et indiquant de manière indéniable la mort de Christos, déclenche l’intervention des services de Pompes Funèbres. Cela dans le but d’enlever le corps ayant de grandes chances de s’y trouver, gisant au sol.

 

    Personne n’a jamais pu corroborer la réalité de l’existence de Daemon. Ce que l’on en sait vient des élucubrations de Christos révélées à son frère Vassilis, ou à travers ses interviews télévisées. Avant qu’il s’enferme dans son antre fait de torchis. Les tablettes ayant été détruites et toutes les recherches occasionnées par l’archéologue aussi, il n’y a aucun moyen de vérifier les dires du “Dément de Tinos. Daemon existe-t-il, ou bien n’est-il que le fruit de la folie d’un homme ayant trop accordé d’importance aux mythes qu’il étudiait ? On ne le saura sans doute jamais. Seul subsiste ces étranges idoles à travers le monde. Peut-être qu’un jour, on en saura plus sur le culte y étant lié. Ainsi que le pourquoi de leur présence au sein de cultures et civilisations aussi différentes les unes des autres. Seul l’avenir nous le dira…

 

Publié par Fabs

24 oct. 2024

NUITS DE TERREUR (Version Courte)

 

 


 Cette histoire représente la version courte du récit. Ce qui est un euphémisme, au vu de sa déjà grande longueur, bien plus étoffé que les autres histoires de ce blog. Habituellement, les récits longs comme celui-ci sont coupés en plusieurs parties. Mais si j'avais procédé de la sorte, cela aurait beaucoup trop coupé l'immersion dans l'histoire, qui n'a jamais été prévu pour être en plusieurs parties (au contraire des autres récits de ce blog, dont le découpage s'est décidé en cours d'écriture). 

 

Une version longue, comportant le détail des nombreux spots traversés par l'un des protagonistes principaux, des rajouts de scènes, plusieurs dialogues et une fin totalement différente, est en cours de finition, et destiné à sortir sous forme de roman. Ce sera l'occasion pour vous de redécouvrir l'histoire sous un angle différent, avec des finalités différentes, des réponses supplémentaires sur certaines séquences, des approfondissements des liens des personnages, des passages historiques (nombreux) et une conclusion de l'histoire étant à l'opposé de ce qui se trouve en version réduite dans cette version courte.


Bien sûr, dès que le roman sortira, je préviendrai sur mes réseaux de sa sortie^^. En attendant, bonne lecture pour découvrir un premier pan de cet univers.

 

NUITS DE TERREUR (Version Courte)


    Mon ami Ignacio a toujours eu des passions un peu bizarres. Pas une semaine, un mois sans qu’il décide d’expérimenter quelque chose de nouveau sortant de l’ordinaire. Et je ne parle pas de goûter un plat dont les saveurs feraient rebuter n'importe quel fervent défenseur de la gastronomie. Ou encore de tester un jeu vidéo dont l’objectif final est quelque peu discutable, voire carrément malsain. Non, là, je parle de désirs de tenter de véritables expériences de vie. De celles qui imposent de défier certaines limites de son corps ou de son mental. Après avoir fait un stage de plongée en apnée extrême, pratiqué le kit-surf ou le trek au sein de régions sauvages étant évitées par les explorateurs les plus aguerris, sa dernière lubie a été de se lancer dans un voyage dit de “Haunted Spots” disséminés dans toute l’Espagne. Des lieux emblématiques supposés abriter des spectres, des phénomènes étranges que la science ne peut expliquer, ou bien provoquant des ressentiments allant de l’euphorie au très désagréable. Du genre à vous faire regretter de vous être adonné à ce type d’activité. Mais Ignacio, lui, il lui en fallait plus pour vraiment l’impressionner. 

 

    Je l'ai souvent vu afficher une mine déçue à chacune de ce qu’il appelait des “études de sensation”. Régulièrement, il tenait une sorte de journal de bord pour chaque expérience, quelle qu’elle soit. De la plus anodine à la plus incongrue. Un journal dans lequel il détaille chaque étape de ce qu’il a ressenti. Parfois dans les grandes lignes, sans s’attarder dessus, quand il considérait avoir été “trompé sur la marchandise”, comme il aimait l’exprimer. D’autres fois, son style versait dans quelque chose de plus enjoué et rempli de satisfaction sur ce qu’il avait éprouvé. Il estimait que ses expériences étaient nécessaires et utiles pour tout un chacun, afin de discerner le vrai du faux pour la grande majorité de ce qu’il testait. Il disait que cela permettrait à nombre des abonnés de son blog, lesquels se montraient au moins aussi passionnés que lui sur divers sujets, de leur éviter de perdre du temps sur tel ou tel projet. Ses followers jugeaient le moindre de ses retours d’expérience comme quasiment des paroles d’évangile. Je vous jure que je n’exagère pas, tellement on sent parfois l’excitation dans les échanges formulés sur son blog, après coup, au travers des nombreux commentaires découlant de ses articles. Un vrai messie des situations dites extrêmes concernant une grande part de ses “tests”.

 

    Il attribuait une note pour toutes ses tentatives de ressentir le nec plus ultra, pour reprendre précisément ses mots, de chacun de ses apprentissages intensifs, où rien n’était laissé au hasard quant à repousser les limites du sujet expérimenté. Je n’ai jamais vu une note dépasser les 5/10. Ce qui montrait bien qu’il ressortait souvent désabusé de tout ce qu’il entreprenait. Une sorte de chasseur de fausses idées. à la manière des traqueurs du net fournissant, preuve scientifique à l’appui, tout ce qui démontrait la supercherie d’une vidéo dite virale. Ceux-là mêmes dont l’activité principale résidait dans le fait de débunker la moindre info sujette à caution, de la part de diverses communautés. Ça pouvait aller de la vidéo de cryptide classique aux documents dits irréfutables indiquant la tromperie des gouvernements. Catégorie incluant platistes et autres illuminés se pensant plus experts que les experts, en passant par des soi-disant artefacts censés être uniques. Des objets qu’on retrouvent facilement sur des sites spécialisés, situés dans les méandres des sites web de revendeurs peu scrupuleux, et véritables arnaques à grande échelle visant des naïfs de tous bords.

 

    Pourtant, quand il est revenu de son voyage destiné à vérifier par lui-même la véracité de chaque spot faisant partie intégrante d’une liste des lieux dits hantés d’Espagne, qu’on promettait riche de sensations, j’ai failli ne pas le reconnaître. Il était affable, amaigri, signe qu’il n’avait pas mangé depuis plusieurs jours, sursautant au moindre bruit et passant le plus clair de son temps à surveiller tout autour de lui. Comme s’il s’attendait à voir surgir un démon de l’enfer ou un quelque chose du même style. Ce n'était plus l'Ignacio plein d’entrain et joyeux que je connaissais. Quelque chose lui était arrivé. Quelque chose de terrible à même de le transformer psychologiquement. Il semblait terrorisé en permanence, et il refusait d'en parler. Même à moi. Jamais il n’avait montré une réticence de la sorte à me confier le plus sordide des secrets. Et pourtant, j’ai eu connaissance de découvertes sortant des limites du supportable au fil des nombreuses expérimentations ludiques d’Ignacio. Du genre qui empêcherait de dormir la nuit aux plus sensibles du commun des mortels. 

 

    Des révélations à vous glacer le sang, que le caractère blasé de mon ami, après avoir tant et tant testé d’éléments sujets à des soi-disant terreurs pouvant se montrer ô combien capables de détruire notre conception de l’imaginable des travers de l’homme, faisait qu’en parler ne lui procurait pas plus de sensation que de découvrir le nouveau papier peint mis en place par ses parents dans le salon de la demeure familiale. Et j’exagère à peine. J’ai toujours connu Ignacio comme un véritable trompe-la-mort, jamais rassasié de quoi que ce soit appartenant à l’insolite. Il avait toujours fait de moi le confident en avant-première de tout ce dont il avait été témoin, juste avant de le relater dans son blog. Que ce soit en termes de ressenti physique ou émotionnel. Et là, rien. Quand je tentais de lui soutirer ne serait-ce qu’une petite info pouvant m’expliquer l’état dans lequel il se trouvait, il jouait les amnésiques, faisant mine de ne pas avoir entendu, avant de bifurquer vers un autre sujet.

 

    Pour la première fois, il n’avait même pas retranscrit son expérience sur son blog. Et ce, malgré les demandes incessantes de ses fans au courant de son road trip d’un genre particulier, voulant savoir quels lieux étaient susceptibles d’être visités. Car ayant en son sein de véritables phénomènes inexpliqués et attestés par Ignacio. J’ai tenté de jouer la corde sensible, sachant qu’il était très attentif à la moindre doléance de ses followers et adeptes de son blog. Mais rien n’y a fait. Ignacio restait prostré dans sa chambre, s’alimentant à peine, au grand désespoir de ses parents qui avaient fait appel à moi pour sortir leur fils de son état. Ils savaient que j’étais capable de faire remonter la pente à Ignacio de la meilleure des façons. C’était grâce à moi qu’il avait surmonté chacun de ses chagrins d’amour, de la déception d’un échec à un examen ou bien d’un entretien d’embauche. Autant de situations dont j’avais réussi à lui faire oublier ne serait-ce que l’existence. À la grande joie de Raul et Raquel Esdrosa, ses parents. Je me révélais néanmoins impuissant à faire s'évanouir la peur incrustée dans les yeux d’Ignacio. Impuissant à faire cesser les tremblements récurrents parcourant l’épiderme de son corps, dont l’épaisseur des draps ne parvenait pas à masquer les soubresauts.

 

    Pour comprendre ce qui s’était passé lors de son périple, il ne me restait qu’une solution, bien qu’il me rebutait d’y recourir : lire le contenu de son journal et y trouver des éléments susceptibles de m’apporter la lumière sur l’état d’Ignacio. Celui-ci ressemblant plus à un cadavre vivant qu'au garçon intrépide et plein de vie que j’avais connu avant qu’il se lance dans son épopée fantomatique. Il avait vu quelque chose qui avait changé sa perception de ce qu’il pensait n’être que des affabulations de prétendus témoins de faits paranormaux, c’était certain. Je devais savoir ce qu’il en était si je voulais posséder des éléments à même de m’aider à le faire redevenir comme avant. Je demandais l’autorisation à ses parents d’emporter chez moi, dans le but de l’étudier en profondeur, le journal relatant l’ensemble de son expérience à travers les spots hantés espagnols. Ces fameux lieux qui représentaient l’objectif de sa nouvelle passion à assouvir. Je jugeais préférable de ne pas en parler à Ignacio. Je craignais qu’il me refuse son accord de lire les lignes de son journal, de peur que cela réveille en lui l’angoisse de ce qu’il avait subi, quoique ce puisse être. Raul et Raquel acceptèrent sans la moindre hésitation. Si la lecture de ce document essentiel à la compréhension du mal habitant le corps et l’âme d’Ignacio pouvait aider ce dernier à sortir de sa quasi-catatonie, ils ne pouvaient qu'approuver mon initiative.

 

    Ils me garantirent de n’en dire mot à leur fils, pour me laisser le champ libre. Je les remerciais et repartais donc chez moi, le journal à la main et l’esprit enveloppé dans un nuage composé de milliers de questions sur ce que j’allais découvrir à travers ces lignes. Une fois chez moi, je m’installais confortablement sur le dessus du lit de ma chambre, préalablement fermée à clé. Je tenais à ne pas être dérangé. Mes parents savaient que dès lors où ma porte était cloisonnée de la sorte, avec un panneau “Ne pas déranger” sur la partie donnant sur le couloir, cela signifiait que j’étudiais. Jamais ils ne s’étaient rendus coupables d’outrepasser leurs droits en me forçant à sortir dans ces cas-là. Même pour manger. C’était une sorte de privilège immuable qu’ils respectaient. J’étais un peu honteux d’avoir eu recours à ce stratagème pour pouvoir m’adonner à l’examen du journal d’Ignacio. Mais la situation l’exigeait. Qui plus est, Raul et Raquel comptaient sur moi pour que je puisse leur indiquer la raison du mal submergeant leur fils. C’était comme une sorte de mission prioritaire pour moi, que je me devais d’accomplir. Aussi bien pour moi que pour les parents d’Ignacio. Et surtout pour lui. De ma compréhension de la situation dépendait ma capacité à pouvoir le faire revenir à la normale. J’étais alors loin de m’imaginer tout l’extraordinaire qu’allait me révéler le contenu de ce journal, mettant à jour un secret empli d’horreur que je n’aurais jamais pu m’imaginer. Même dans le pire de mes cauchemars...

 


« Ce journal contient le suivi du parcours d’Ignacio Esdrosa à travers 9 Haunted Spot parmi les plus réputés d’Espagne. N’y figure pas La Casa Lercaro de Ténérife, situé aux îles Canaries, car trop éloigné du territoire espagnol. Cela aurait nécessité un trajet en bateau et un coût bien trop onéreux. J’ai choisi donc d’y renoncer et de me concentrer uniquement à des lieux se trouvant sur le sol d’Espagne exclusivement.

 

10 Mai 2023 :

 

    Le jour du départ. J’avoue être très excité d’effectuer ce voyage aux multiples avantages. D’une part, il va me permettre de mettre en évidence la réalité de ces spots très connus pour tout féru de paranormal au sein de mon pays, en plus d’une expérience enrichissante en cas de contact avec des phénomènes surnaturels ; d’une autre, cela me donne l’occasion de sortir de mon quotidien et aller bien au-delà de ma petite ville d’Aranjuez. Ce que je n’ai jamais vraiment eu l’occasion d’effectuer auparavant. Enfin, j’ai bien été deux ou trois fois à Madrid, mais c’était accompagné de mes parents. Et c’était l’opposé d'une visite dite touristique. Mon père y allait pour ses affaires de négoce marchands principalement. Ma mère et moi, nous avons surtout passé notre temps à nous contenter de nous balader dans les quartiers proches de l'hôtel où nous séjournions. Le temps que mon père termine ce pour quoi il était venu. 

 

    La semaine d’avant, ma mère sortait d’un séjour à l’hôpital où elle avait été suivie pour une attaque cardiaque, et mon père n’avait pas voulu la laisser seule à la maison avec moi. Cela lui évitait de ne pas trop angoisser à l’idée d’être éloignée de son époux, dont les affaires se négociaient à quelques encablures de notre hôtel. Toujours dans l’objectif de pouvoir revenir au plus vite auprès de ma mère en cas de nouvelle attaque, ou d’autres soucis de santé de la part de celle-ci. C’était aussi la raison pour laquelle il avait tenu à ce que je les accompagne. En cas de problème, je pouvais prévenir mon père par téléphone afin qu’il revienne dans les plus brefs délais à nos côtés, et soit prêt à accueillir les secours préalablement prévenus par mes soins.

 

    Par la suite, il a beaucoup délégué les tâches de son entreprise à son associé, de manière à rester le plus souvent possible auprès de ma mère dans son quotidien. Cette attaque nous a bien sûr tous fait peur. Mais mon père était clairement le plus affecté par ce qui s’était passé, culpabilisant énormément pour ne pas avoir été là le jour où j’ai retrouvé ma mère allongée sur le sol de notre demeure, se tenant la poitrine, et m’obligeant à alerter de toute urgence une ambulance. C’est quelque chose qui l'a marqué, et il s’est juré de surveiller de près ma mère depuis. Pour lui, rien n’était plus important que ça. Son travail, et ses responsabilités vis-à-vis de ce dernier, ça passait au second plan. Ce n’était pas pour déplaire à ma chère maman, appréciant fortement la présence de son époux de manière bien plus prolongée qu’habituellement. Même si l’alerte était passée, et que nous vivions plus sereinement, il restait qu’il y avait un stress palpable chez nous. Ce périple, c’est aussi l’occasion de souffler après tout ça, et de me changer les idées. 

 

    Mes parents étaient un peu réticents au départ à me voir partir seul à l’aventure. Surtout en sachant la nature de mon expédition, qu’ils jugeaient futile. Mais c’est ce qu’ils pensent de la plupart de mes expériences qui ont donné bien des sueurs froides à ma mère quand elle les a découvert à travers les vidéos que je tourne, en parallèle de mes “rapports” sur mon blog. Elle ne cautionne pas vraiment que je me mette en danger constamment en pratiquant ce que je désigne comme des “tests”. Mon père dit que cette peur de me voir commettre une erreur à l’issue de mon activité est sans doute à l’origine du déclenchement de l’infarctus de ma mère. Il n’a peut-être pas tort. Néanmoins, je ne peux pas refréner cette envie de découvrir les mystères de la science et d’autres domaines. C’est quelque chose qui est en moi, et ma mère a fini par l’accepter au fil des ans. Bien que craignant chaque jour qu’une de mes expériences tourne mal et que je lui sois arraché par un ange de la mort, à force d’insouciance.

 

    Elle a compris que je prenais toujours d’énormes précautions pour ne pas me mettre dans une situation pouvant augurer d’un imprévu néfaste et dramatique, et a réussi à le faire admettre à mon père également. C’est elle qui a convaincu ce dernier de me laisser obéir à mon envie de me lancer dans ce nouveau défi. Sans doute le plus fou que j’ai jamais fait. Il faut dire que bien que mes parents ne croient pas un seul instant à l’existence du surnaturel qui, selon eux, n’est que le produit d’esprits solitaires voulant trouver un but à leur existence en se rattachant à ces croyances, ils admettent que certains faits n’ont toujours pas trouvé d’explication à ce jour. Et nombre des lieux que je m’apprête à explorer en profondeur ont leur lot d’étrangetés sortant de l’ordinaire. Même eux l’admettent. C’est justement ce qui m’a attiré et incité à organiser toute cette épopée fantomatique à travers l’Espagne surnaturelle. 

 

    Ma mère m’a serrée longuement dans ses bras, se retenant de pleurer en voyant son “Pequeno De Amor”  (1) quitter la maison durant plusieurs semaines. Je lui promettais de l’appeler régulièrement pour qu’elle ne s’inquiète pas inutilement. Qui plus est, je montrais à mon père comment utiliser le logiciel qui lui indiquerait où je me trouvais à tout moment, grâce à la balise GPS en fonction sur mon téléphone. Celui-ci  ne me quittant jamais. Je crois que cet élément est ce qui l’a le plus rassuré. Connaissant mon père, je suis persuadé qu’il va être rivé sur l’écran de son propre téléphone plusieurs fois par jour. Là où j’ai installé l’application lui offrant la possibilité de suivre le moindre de mes déplacements et arrêts. Ne serait-ce que pour rassurer ma mère un peu plus, en attendant que je l’appelle comme promis.

 

    Une fois passé les effusions, je suis finalement sorti de notre maison, et me suis mis au volant de mon véhicule. Oui, vous vous doutez bien que j’ai beau avoir l’âme d’un explorateur en herbe, je n’allais pas pousser le vice jusqu’à faire tout le chemin à pied ou en étant à la merci des caprices des imprévus des transports publics. Quant à l’auto-stop, hors de question d’y songer : ma mère se serait bien trop rongé les sangs à l’idée que je puisse être la proie d’un serial killer m’ayant pris dans ses filets. Je crois qu’elle regarde un peu trop les émissions criminelles à la télévision parfois. En plus de ça, en me servant de ma voiture, j’étais plus libre de me déplacer à ma convenance autour de mes différentes étapes. Ce qui m’offrait l’avantage de les explorer sans être réduit à me restreindre aux moyens de locomotion locaux. Ceux-ci ne suivant peut-être pas forcément un trajet direct menant aux buts de mon voyage. C’est le cas notamment de certains villages, comme celui d’Ochate ou encore Belmez de la Moraleda, faisant partie intégrante de ma liste de 9 lieux emblématique de l’Espagne Paranormale.

 

    J’ai vu les larmes de ma mère par le biais du rétroviseur de ma voiture, et j’étais un peu triste de cette image. Je me rassurais en me disant que j’avais pris toutes les dispositions pour qu’elle ne s’inquiète pas trop. L’application, la balise GPS en fonction sur mon téléphone permettant à mon père de suivre tous mes déplacements, la promesse d’appeler au minimum chaque soir… Ce serait sans doute un peu difficile pour elle les deux-trois premiers jours. Après ça, mes appels et les signaux s’affichant sur le mobile de mon père assurerait de lui enlever toute trace de stress. Et puis j’avais prévenu que s’il arrivait quoi que ce soit à maman, ce que je n’espérais pas, car pouvant nécessiter une nouvelle intervention des secours, ainsi qu’un nouveau séjour à l’hôpital, je laisserais tout tomber pour rappliquer le plus vite possible à Aranjuez, afin de me rendre à son chevet. Ça fait aussi partie des éléments qui ont achevé de rassurer à la fois mon père et ma mère. Bref. Je me dirige vers ma première destination : La maison des 7 cheminées à Madrid. Pour chaque étape, je préciserais dans ce journal l’historique des lieux et mes ressentis sur l’ambiance du Spot. Sans oublier de relater tout ce que je verrais devant moi, appartenant au domaine de l’inexpliqué. Que ce soient des apparitions, des bruits étranges, après vérification qu’ils ne soient pas le résultat d’un élément naturel tout à fait explicable, ce qui est le but de mon voyage, ou encore d’autres phénomènes particuliers, pas forcément relaté dans les différents sites dédiés à ces spots par d’autres trekeurs du surnaturel. »

 

Les pages suivant cette introduction relatent le descriptif complet de l’historique de chaque lieu visité, et les conclusions d’Ignacio. Ainsi que ses rencontres avec des personnes lui ayant apporté de l’aide et l’accompagnant parfois. A savoir la maison des 7 Cheminées à Madrid, le Sanatorium de Santo Angel de la Guarda à Navacerrada, le village d’Ochate près de Burgos, le manoir du Parador à Cardone, l’hôpital Thorax de Terrassa à Barcelone, le Preventorium d’Aguas de Busot, près d’Alicante, le village de Belmez de la Moraleda, le Conseil Provincial de Grenade et enfin le Cortijo Jurado de Malaga. Dans l’ensemble, mis à part une ou deux expériences plus intrigantes que d’autres, ce sont surtout les récits de désillusion importantes.

 

 Je ne pense pas que ça soit très utile de les relater. Il me semble plus judicieux de sauter ce passage, pour mieux me concentrer sur ce qui est arrivé en dernier et est la cause directe de l’état de mon ami. Alors qu’il était arrivé au terme de son parcours, Les 9 Haunted Spots choisis par ses soins, il apparaissait dans son journal une 10ème étape. Etape qui n’était pas prévue à l’origine.  Les réponses à mes questions allaient se révéler à travers ce qui suivrait, montrant toute l’horreur à laquelle avait été confronté mon ami Ignacio. A partir de là, je peux reprendre la lecture des pages de son journal.

 

30 Mai 2023 :

 

« Dans mon désir de vouloir mettre le plus de distance entre moi et Malaga, l’ultime étape de mon parcours paranormal, j’ai roulé longtemps. Arrivé à Merida, mes yeux peinant à résister à l’envie de se fermer, j’ai pris la décision d’y faire une halte avant de prendre la direction du retour à la maison, à Aranjuez. Je me suis installé dans le petit salon du premier hôtel croisé de la ville, après que je me sois enquis des formalités d’usage auprès de l’accueil. Je voulais mettre un peu d’ordre dans mes papiers et documents en lien avec tous les Haunted Spots traversés. Et aussi vérifier mes notes écrites dans ce journal jusqu’à présent.

 

    C’est là que j’ai été abordé par un homme singulier. Il était assis non loin de moi et j’avais bien remarqué du coin de l’œil qu’il semblait être intéressé par toute ma documentation. Quand il s’est approché, j’ai pensé qu’il s’interrogeait peut-être du pourquoi de ma paperasse dédiée à des lieux hantés. Je n’étais pas très loin de ce qui l’avait motivé à m’aborder. Il s’est présenté comme étant, lui aussi, un féru de paranormal et des Haunted Spots. Comme je le devinais, il avait remarqué que je me passionnais pour le sujet de très près. Il m’a alors demandé si je serais partant pour une expérience unique, ne figurant pas sur la liste des lieux hantés célèbres d’Espagne. Un peu intrigué par sa proposition, et réfléchissant encore si j’étais prêt à rajouter une étape à mon parcours, car désireux de revoir mes parents et ma maison maintenant que mon expérience était terminée, j’ai malgré tout demandé plus de détails au curieux homme. Satisfait de ma demande, ce dernier m’a fait part d’une ancienne hacienda réaménagée en gîte, où je pourrais vivre un séjour impossible à oublier. Un lieu où les fantômes sont réels. Rien à voir avec toutes les prétendus adresses d’endroits hantés, seulement bonnes à effrayer les chercheurs de sensations fortes bien peu exigeants.

 

    Je dois avouer qu’en dehors de deux adresses vraiment flippantes, dont la toute dernière étape, aucune ne m’a apporté de preuves flagrantes et tangibles de l’existence avérée de fantômes, de démons ou de tout phénomène surnaturel. La perspective de vivre une vraie expérience telle que je me l’étais imaginée au début de mon périple fut tentante. J’ai voulu en savoir plus et questionna  mon interlocuteur sur l’itinéraire à suivre pour me rendre à cette fameuse hacienda, insistant sur ce qui s’y trouvait exactement. Là-dessus, l’homme me précisa que le gérant de l’hacienda me donnerait tous les détails à savoir sur les modalités du séjour. Ainsi que les particularités de l’endroit et la nature de mes futurs “colocataires”. Il préféra ne pas m’en dire plus pour que je conserve la surprise. C’était très louable de sa part, mais très mystérieux en même temps. Quand je l’interrogea sur le fait que je n’avais jamais entendu parler de cette hacienda, car ne figurant pas sur la liste des Haunted Spot d’Espagne, voulant m’assurer qu’il ne s’agissait pas d’un quelconque coup de pub pour le compte du gérant, l’homme sourit. Il avoua que le gérant était son frère. 

 

    Mis à part cela, son intention était vraiment de m’offrir un séjour digne de ce nom pour un passionné de paranormal comme je semblais l’être. Si l’hacienda n’était pas connue, c’était volontaire. Lui et son frère ne désiraient pas être envahis de pseudos aficionados, incapables d’apprécier une vraie épreuve vivante surnaturelle. Ils avaient la volonté de proposer ce séjour à des personnes qui sauraient se montrer résistantes à ce qui se montrerait. Des personnes qui pourraient apprécier à leur juste valeur la teneur historique se cachant au cœur de l’hacienda. Si l’une de ces ces personnes s’en montrait digne, attirant l’attention des résidents particuliers s’y trouvant, elle deviendrait le point central d’un spectacle sans équivalent dans le monde du surnaturel. Mais pour ça, il faudrait suivre les consignes imposées au téméraire voulant se rendre sur place.  

 

    Pris au vif, j’affirmai être cet homme-là. L’inconnu souriait de plus belle et m’indiqua tout ce que j’avais besoin de savoir pour me rendre à la fameuse hacienda et l’expérience comme nulle autre qu’elle promettait tant. J’assurai à l’homme que je me rendrais sur place dès le lendemain matin. Pour l’heure, j’avais besoin d’une longue journée de repos. J’aspirais à me remettre de ma dernière visite et me préparer à ce qui m’attendait. Si tant est que les promesses qu’il m’a déclamées sur ce lieu rempli de fantômes se montrent à la hauteur de l’attente. Renouvelant l’assurance que je ne serais pas déçu du voyage, l’homme prit congé de moi, se dirigeant vers la sortie de l’hôtel. Je l’ai observé franchir la porte avant de disparaitre, me laissant en proie à des dizaines de questions. Après ça, j’ai rangé tout mon fatras de documents, et suis monté dans ma chambre afin d’y dormir tout mon saoul.

 

31 Mai 2023 :

 

    Je suis arrivé au village où doit se trouver l’hacienda de Las Herendez tôt ce matin. Le mystérieux homme m’avait bien fourni l’itinéraire pour me rendre à Pluento, la localité de la nouvelle étape imprévue de mon voyage, mais j’ai eu un peu de mal à m’orienter. Il n’y avait pas de nom de rues, et elles se ressemblaient toutes à mes yeux. C’était la première fois que je me retrouvais dans une telle situation. Ce n’était pourtant qu’un petit village, mais pour un étranger à la région comme moi, j’ai eu l’impression de me retrouver dans un nouveau monde. Il m’a été bien plus facile de déambuler au travers des précédentes étapes de mon parcours. Je ne peux pas l’expliquer, mais j’ai ressenti un vrai trouble de l’orientation. C’est quelque chose qui m’a paru très étrange. L’attitude même des habitants s’est montrée singulière. Ils n’ont pas semblé remarquer ma présence. Comme si j’étais invisible ou que je ne méritais pas de susciter de l’intérêt ou un semblant de curiosité de leur part. Une situation très déstabilisante. Je me suis décidé à demander la direction de l’hacienda à un autochtone. Un vieil homme occupé à taillader des petites rondelles de bois, installé sur un rocking-chair. On aurait dit un personnage sorti tout droit d’un western américain, ou encore une caricature d’un protagoniste vivant dans un pueblo mexicain. Pas d’un village espagnol du 21ème siècle. Quand j’ai voulu l’aborder, celui-ci a eu une réaction des plus bizarres. Sans même lever la tête, il s’est levé de sa chaise à bascules, a interrompu son ouvrage, et s’est dirigé à l’intérieur de la maison derrière lui. Il n’a pas dit un seul mot durant tout ce processus. Le même phénomène s’est reproduit envers d’autres résidents du village. Tous ont réagi comme si je n’existais pas.

 

    Démoralisé par la situation, je me suis assis sur un tronc d’arbre positionné un peu à l’écart des habitations pour réfléchir à la meilleure façon de trouver le chemin de l’hacienda. Après tout, il me suffirait d’essayer différentes directions, me suis-je dit à cet instant. À défaut de savoir quelle rue correspondait aux indications de l’homme m’ayant incité à me rendre ici, m’alléchant par la promesse de trouver enfin un séjour digne de ce que je cherchais au moment d’avoir entrepris mon voyage. Je me suis dit que je finirais bien par découvrir le chemin de terre menant au bois à traverser pour rejoindre l’hacienda. S’il n’y avait eu qu’un seul espace forestier autour de la ville, la tâche m’aurait été moins compliquée. Mais il s’en présentait trois encerclant quasiment toute l’étendue de la petite municipalité sans église. Ça aussi, ça m’a paru surprenant. Je n’ai jamais vu un seul village, aussi petit soit-il, qui soit dépourvu de ce type d’édifice. Comme si dieu lui-même n’était pas le bienvenu en ces lieux. Comme si la région où est implanté ce village se trouve tellement envahi par un mal hérétique, qu’aucun prêtre n’a jugé bon d’y faire construire une maison à la gloire de son seigneur.

 

    Je m’apprêtais à m’engager dans une direction au hasard, quand je fus abordé par un homme tout aussi mystérieux que celui m’ayant fait venir au cœur de ce village inhospitalier par bien des égards. Il m’a hélé dans mon dos, m’appelant par mon prénom. Ce qui ne manqua pas de me surprendre. Avant même que je lui pose la question sur ce sujet, une fois m’être retourné, l’homme, répondant au nom de Matias, anticipant ma demande, se fit un devoir de répondre à mon interrogation. Il s’excusa de l’accueil quelque peu rustre de la population du coin, expliquant que la simple énonciation de l’hacienda causait automatiquement un rejet de tout habitant. Qu’il soit homme ou femme. Même les enfants avaient la consigne de ne pas répondre au cas où on les interrogerait sur l'endroit où se situait l’hacienda. En règle générale, les rares non-résidents venant ici se déplacent justement pour se rendre à ce lieu considéré comme maudit et objet de toutes les craintes.

 

    Matias m’a expliqué que celles et ceux revenant de l’hacienda ne sont plus les mêmes. Ils affichent des regards terrorisés, presque vides de toute personnalité. Comme si on leur avait volé leur âme. Comme si les fantômes présents au cœur de la bâtisse hantée s’étaient emparé de celle-ci, faisant d’eux des damnés pour l’éternité. Condamnés à ne plus être qu’une coquille vide, marchant par simple instinct de rentrer chez eux. Les villageois ont fini par ne plus prêter attention à quiconque se rend ici et est étranger au village. Il n’y a guère que quelques commerçants et personnalités de la région qui trouvent grâce à leurs yeux. Ils savent que ceux-ci ne posent jamais la moindre question sur l’hacienda, car connaissant sa sinistre réputation. Celle-là même ayant causé des destructions mentales en pagaille de la part des malheureux ayant eu l’audace de défier dieu en s’y rendant. J’ai aussi appris qu’il y a bien eu une église par le passé. Mais elle a été détruite par un incendie provoqué par un des clients de l’hacienda, envahi par la folie. Elle n’a jamais été reconstruite, et plus aucune figure ecclésiastique n’a tenté de le faire. On dit que les terres de la région sont tellement imprégnées du mal venant de l’hacienda, que toute forme de religion ne peut s’y implanter sans en payer le prix. La cause en est que les règles religieuses d’aujourd’hui ne sont plus en adéquation avec celles régissant les fantômes vivant dans le lieu hanté, situé non loin du village, juste après la forêt du sud. Même les animaux fuient les alentours, du fait de l’aura malfaisante entourant l’hacienda maudite.

 

    Matias termina ses explications en indiquant qu’il était le frère de Luis. L’homme qui m’avait abordé à Merida et appris l’existence de ma future étape. C’est leur frère ainé qui gére l’hacienda. Un héritage familial. Afin de subvenir aux frais de ce dernier, l’apport de clients payants est primordial. Pour autant, aucun des trois frères ne désire qu’un grand nombre séjourne au sein de ce dont ils sont en quelque sorte les gardiens. C’est la raison pour laquelle il n’y a pas de publicité faite autour de leur gîte dans divers médias. Ils comptent sur le bouche-à-oreille provoqué par leur petit réseau familial pour attirer des futurs clients. Des clients qui doivent honorer la mémoire des lieux, par leur propension à se passionner pour le mystère et le paranormal. Seuls sont admis de vrais amoureux du surnaturel. Pas des curieux insignifiants, sans la moindre volonté mentale suffisante pour tenir le coup face à de vrais spectres. Matias évoquait la fausseté de la plupart des Haunted Spots, remplis de mensonges et de traficotages technologiques de la part des propriétaires pour faire croire à la réalité de fantômes inexistants. C’est pourquoi les prix du séjour à l’hacienda sont plus élevés que tout autre lieu d’hébergement ou de site hanté, pensé pour attirer des faux amateurs de surnaturel, surtout là pour se vanter d’avoir survécu à un lieu qui n’a de maudit que le nom.

 

     L’hacienda de Las Herendez se montrait être très au-dessus des autres lieux prétendus hantés : ces véritables escroqueries publicitaires ne servant qu’à offrir un prestige aux municipalités, en plus de touristes venant en masse s’installer dans leurs hôtels et dépenser de l’argent en quantité dans leurs commerces. Tout en faisant mine de ne pas être à l’aise sur la publicité faite à cause des Haunted Spots établis dans la région dont ils avaient la charge. C’était une vaste fumisterie dont les chasseurs de fantômes, les enquêteurs du paranormal et d’autres sont des vecteurs involontaires contribuant à la popularité de ces parcours de “trouille”, tout juste bon à effrayer des enfants. Les mots de Matias étaient durs, et je me suis demandé à quoi était dû cette hargne envers ce que je reconnais être l’apanage de techniques commerciales rarement justifiées. J’ai bien ressenti quelques frayeurs de divers ordres lors de mon périple. Mais plus dû à des sensations ou des éléments qui n’ont jamais été véritablement visibles de plein fouet. Rien de bien concret en somme. Ces lieux sont plus dans le cadre du phénomène de groupe. On les craint parce que tout le monde le dit. Et quand certains se rendent compte que c’est du flan, pour ne pas paraître idiot ou dans le but de se faire une petite notoriété, ils en rajoutent dans le sensationnel en affirmant être témoin de quelque chose. Même s’ils n’ont absolument rien vu.

 

    C’est tout le reflet de notre société qui se caractérisent à travers ces rumeurs, ces légendes basées sur des “on dit” à grands renforts de vérités historiques plus ou moins déformées. Je peux comprendre que cet aspect commercial indéniable peut irriter quelqu’un semblant tenir à la véracité du monde du surnaturel comme semble l’être Matias. Ou peut-être est-ce que ça fait partie de son petit numéro habituel pour me persuader un peu plus de me rendre à l’hacienda familiale ? Tout ça dans le but de me forcer la main, et s’assurer que je débourserais le plus possible pour pérenniser les comptes en banques des trois frères. À l’heure qu’il est, je ne peux rien affirmer. Quoi qu’il en soit, les informations délivrées par Matias ont eu leur petit effet. Ça m’a encore plus donné l’envie de “tester” ce qui paraît être un haut-lieu de présence fantomatique. Je dois dire aussi que leur petite technique consistant à “accrocher” un client par le biais de Luis, puis relayé par Matias une fois arrivé à Pluento, est bien rodé. Je suis presque prêt à parier que Luis a fait exprès d’omettre de me préciser la particularité des rues du village, toutes ressemblantes. Ceci pour mieux permettre à son frère de prendre le relais et d’y aller de son petit speech destiné à glorifier leur gîte sur son statut maudit et “spectrorisé”.

 

    Je ne sais pas encore quelle est la nature exacte de mes futurs “voisins de chambre”. Matias s’est contenté de m’indiquer que son autre frère, un dénommé Esteban, me fournirait les détails nécessaires. Pour le reste, je comprendrais encore mieux dès la première nuit passée à l’hacienda. J’ai remercié Matias pour son florilège d’indications précieuses, et je me suis dirigé vers mon objectif. Suivant en cela le chemin précisé par mon guide, en m’apprêtant à traverser la forêt sud. Je reprendrai ce soir l’écriture de mes impressions. Ceci après m’être installé dans ma future chambre et discuté des modalités d’hébergement auprès d’Esteban.

 

  La traversée de la forêt s’est emplie d’une succession de frayeurs. D’abord, les instruments électroniques de ma voiture n’ont pas arrêté de s’affoler. En premier lieu, un voyant m’a indiqué une crevaison inexistante. Un autre m’a averti d’une fuite d’huile, m’obligeant à m’arrêter sur le chemin une deuxième fois. Pour rien. Le niveau s’est révélé impeccable. Par la suite, d’autres alertes inexplicables, car n’ayant pas lieu d'être, après vérifications, ont rendu le parcours très stressant. J’ai fini par ne plus m’alarmer des voyants. Sans pouvoir pour autant comprendre ce qui avait causé ces désagréments. À un autre moment, j’ai pu me rendre compte de l’absence totale de vie animale. J’avais les fenêtres ouvertes, car, tout aussi incompréhensible que le reste, le ventilateur s’est mis à souffler de l’air chaud dans le véhicule. Ce qui rendit l’habitacle étouffant. J’ai donc pu constater qu’aucun son n’était émis venant des alentours. Pas le moindre oiseau ou insecte. Ce qui m’a paru un peu angoissant, je dois bien l’avouer. D'autant plus que j'ai cru apercevoir par moments des ombres à proximité des arbres, sans que je puisse identifier ce que c'était. Des ombres s'évanouissant dès lors que je posais les yeux dans leur directions. Et il y a eu ces chocs sur le toit de la voiture par moments. Comme si une bête s'était soudain abattue dessus. Plusieurs fois je me suis arrêté pour vérifier ce que c'était, sans rien voir. La "chose", quoi que ce puisse être était partie. Non sans avoir laissé des traces de coups sur la carrosserie du toit.

 

Non sans mal, je suis parvenu à l’hacienda. Je me suis garé sur l’espace dédié, sur le côté droit de la bâtisse, et j’ai pris quelques minutes pour admirer l’habitation. J'ai été ébahi par l’aspect impeccable de celle-ci. J’ai eu l’impression qu’elle n'avait pas vieilli depuis sa construction : c’était plus que troublant. J’ai déjà eu l’occasion de voir d’autres constructions anciennes par le passé, lors d’excursions scolaires, et elles étaient dans un état bien moins reluisant que ce qui s’est trouvé devant moi. Dans le même temps, il y avait un “je ne sais quoi” de lugubre par endroits. J’ai eu l’impression d’être observé par les fenêtres elles-mêmes. Oui, je sais : dit de cette manière, ça a l’air dingue. Mais j’ai vraiment eu cette sensation. Je ne sais pas si c’est l’aspect des contours des fenêtres qui a occasionné cette illusion, mais ça m’a fait frissonner, l’espace d’un instant.

 

    Le toit en tuiles et les murs faits du stuc classique pour ce type d’habitation se sont révélés être d’une noirceur opaque. Tout comme la porte et certaines boiseries. Ce qui donnait un air terrifiant à l’ensemble. Plus encore que tout ce que j’ai visité jusqu’à présent. Passé ce sentiment mélangeant admiration de l’architecture et frémissement de mon épiderme tout entier, je suis entré dans l’hacienda. À l’intérieur, les Azulejos du sol, des faïences décoratives, m’ont semblées sortir d’un autre siècle. Ses motifs sont majoritairement d’inspiration religieuse. Y sont représenté des figures saintes de l’Église espagnole, peintes avec une grande précision, aux côtés de diverses créatures et de scènes bibliques. C’est assez inhabituel dans une hacienda. Surtout que, à l’image de l’extérieur, les couleurs utilisées pour les motifs sont de nature sombre et froide. À l’opposé des teintes chaudes et très colorées, oscillant entre le bleu et le jaune, habituel pour ce type de construction ancienne. Les murs eux-mêmes accusent des dégradés de gris, de noir et d’une infime part de blanc. Le seul élément de clarté de l’intérieur. Passé cet aspect à l’allure inquiétante, et m’ayant fait entrer dans une ambiance glaciale dès le début, le reste, que ce soit le mobilier, les poteries ou autres, se sont montrés d’allure plus classique. Devant moi, le gérant m’attendait, affichant un grand sourire éclatant. Ce qui m’a procuré une légère sensation de confiance au milieu de tout cet intérieur aux allures presque funèbres.

 

    Je n’eus même pas le loisir d’expliquer la raison de ma venue. Apparemment, ses frères l’avaient déjà prévenu de tout ce qui lui était nécessaire de savoir me concernant. Que ce soit mon projet de parcours des Haunted Spots, ma déconvenue à mon arrivée à Pluento vis-à-vis de l’attitude des habitants me concernant, et divers autres détails. En particulier ce que je m’attendais à trouver ici, au sein de cet endroit, me faisant oublier les déceptions en grand nombre des différentes étapes de mon voyage. Esteban se présenta et me fit part d’une première particularité à laquelle je ne m’étais pas attendu : la signature d’un contrat de confidentialité. En gros, les lignes de ce dernier stipulent que je ne dois en aucun cas faire étalage de tout ce dont je serais témoin au cœur de l’hacienda. Que ce soit au sein du bâtiment ou bien l’extérieur direct se trouvant autour. Ça concerne également les jardins intérieurs. Esteban m’a précisé que tout ce que je vivrais dans l’enceinte du bâtiment, et dans l’environnement proche, doit rester secret. Tout élément se déroulant entre ces murs ne doit en aucun cas être rapporté sur des réseaux sociaux, des blogs, des sites ou toute forme de diffusion médiatique.

 

    Si je déroge à cette règle, Esteban se réservait le droit de déposer plainte pour non-respect de contrat, en plus d’autres désagréments dont il a refusé de me donner le détail. Il dit faire suffisamment confiance à l’intuition de ses frères pour déterminer de ma fiabilité et mon silence, au même titre qu’un véritable passionné de phénomènes étranges. À contrario des curieux sans aucune ferveur ou bien des chasseurs de sensationnel, du type “Ghost Hunters” et assimilés. L’expérience que je vais vivre ici, au sein de l’hacienda, sera unique et gravé dans ma mémoire. Il est impératif qu’elle le reste, car cela participe à l’essence même d’authenticité et de conservation du gîte. Sans vouloir s’attarder sur le sujet, il m’a également précisé que les hôtes de ces lieux verraient d’un très mauvais œil être dérangés par des hordes de journalistes, à cause de mon indiscrétion. Il a désiré savoir si j’acceptais de respecter les alinéas du contrat qu’il m’a demandé de lire attentivement. Bien qu’un peu décontenancé par cette demande, qui m’obligeait à ne rien révéler sur mon blog alors que c’est ici que j’aurais sans doute eu plus de matière à raconter, si je m’en tenais aux dires des trois frères, j’ai acquiescé, bien malgré moi. Je n’étais pas arrivé jusqu’ici pour repartir aussitôt, simplement à cause de la signature d’un banal papier. Après tout, peut-être que le jeu en vaut la chandelle comme on dit. Je ne vais pas vous énumérer l’intégralité des différentes clauses, qui comprennent, plus en détail, ce que m’a déjà annoncé brièvement Esteban. Certaines sont néanmoins curieuses.

 

     L’une d’elle par exemple demande à ne pas disposer des objets sur le mur en face du lit, afin de ne pas gêner le passage des fantômes présents en ces lieux. De même, je ne dois pas obstruer la serrure ou le bas de la porte pour les mêmes raisons. Il m’est interdit de diffuser de la musique moderne. Si je veux me distraire musicalement, je dois demander le téléchargement d’une “playlist” uniquement composée de sons musicaux d’usage au XIXème siècle. Tels que ceux joués par les troubadours. Une des rares notes de modernisme que ce système de téléchargement en ces lieux d’ailleurs, dénotant quelque peu du reste. La musique moderne peut entraîner des conséquences belliqueuses de la part des spectres, occasionnant des sanctions sévères. Esteban a précisé qu’il ne pourrait être tenu responsable en cas de manquement à cette règle, me faisant subir des actes douloureux de la part des spectres. Parmi les autres choses auxquelles je dois prendre garde, il y a aussi l’interdiction de m’opposer à tout acte se déroulant au sein de la crypte et dans les couloirs de l’hacienda, exécuté quotidiennement par les spectres. Dans le cas contraire, il peut arriver de subir des punitions à la hauteur de la gravité de mes interventions. Là encore, la direction n’interviendra pas en ma faveur si je me rends coupable d’infraction à cette règle. De même, en cas de visite au sein de ma chambre, il m’est défendu d’interférer si les spectres s’intéressent à ma présence et s’adonnent à des gestes de curiosité sur mon corps. Enfin, j’ai dû remplir une attestation sur l’honneur de ma religion. Un document indiquant que si j’ai des convictions autres que catholiques, ou si mes ancêtres se sont, à un moment ou un autre, écarté du catholicisme en adorant d’autres dieux que celui vénéré par le culte espagnol, je m’expose à de graves sentences et actions de la part des spectres. Esteban m’a d’ailleurs précisé que cette section était très importante si je voulais que mon séjour ici se passe le mieux possible.

 

    Bien que trouvant ces règles hautement bizarres, j’ai signé, à la grande satisfaction d’Esteban. Récupérant le document, il a mentionné que les fantômes vivant dans l’hacienda appartiennent à un culte très strict sur certaines valeurs, et peuvent se montrer assez vindicatifs sur quiconque s’oppose à ce qui les définissent. Celles et ceux ayant omis, volontairement ou non, leur appartenance à certaines habitudes, notamment religieuses, et ayant résidé ici avant moi, l’ont regretté amèrement. Les plus chanceux ont pu fuir les lieux sans trop de dommages corporels. Les autres ont plongés dans la folie. J’ai demandé de quel culte dépendait ces fameux spectres, mais Esteban a jugé bon que je conserve la surprise de les voir. Rajoutant que cela arrivera très vite, car les spectres ne brillent pas par leur discrétion. Il a également indiqué qu’en voyant leur tenue, je comprendrais immédiatement la raison de ces différentes règles, et redoublerait de prudence quant à leur respect. Une fois compris qu’ils sont loin d’êtres des fantômes classiques. Ceux qui sont de nature éthérée et sans danger. Les esprits d’ici ont tendance à être bien plus tactiles, comme je m’en rendrais compte. Si j’avais eu une glace à ce moment-là, devant moi, nul doute que j’aurais pu constater l’extrême pâleur de mon visage, après avoir entendu tout ça. N’importe qui aurait sans doute pris toutes ces mesures et règles à la légère. Mais l’assurance dans les propos d’Esteban m’a fait largement comprendre qu’il était très sérieux dans ce qu’il m’avançait. Ce qui a renforcé mon capital frayeur à cet instant, faisant mon possible pour que mes jambes ne me trahissent pas, du fait de leur fébrilité soudaine.

 

    Juste après, Esteban me fit part d’une autre particularité de l’hacienda. Une sorte de motivation supplémentaire quant à mon séjour et l’intérêt porté par les lieux, tout comme ce qui allait s’y passer. Voilà en quoi ça consiste : si je parviens à rester 7 jours et 7 nuits dans l’hacienda, sans franchir la frontière représentée par le bois, Esteban m’offrira la totalité des sommes versées pour le séjour. Si je craque avant cette durée et que j’en viens à renoncer, aucun remboursement pour les jours payés mais non réalisés de ma part, du fait de mon départ précipité, ne me serait octroyé. J’ai subodoré que ce “jeu” se montrait comme un moyen habile de forcer la main aux clients sélectionnés par ses deux frères. De cette manière, le trio s’assure d’avoir un beau pactole, au vu des prix du séjour rien que pour une nuit, qui sont indiqués sur le comptoir. 

 

    Esteban m’a confié qu’à ce jour, aucun client n’a bénéficié d’un tel remboursement. Tous ont fui misérablement bien avant la fin des 7 jours et des 7 nuits. Souvent en arborant des visages emplis d’une terreur indescriptible. J’ai longtemps hésité avant d’accepter. Sans doute du fait de la perturbation subie à cause de toutes ces règles et informations sur ce qu’il y avait en ces lieux. D’un côté, j'espérais que tout se montre bien réel, comme l’avançait Esteban. Ce qui m’offrirait une expérience inoubliable, en reprenant les mots de mon hôte. De l’autre, j’ai craint que tout ça soit un immense bluff, à grands renforts de gadgets électroniques en tous genres, savamment disséminés dans toute l’hacienda. Tout comme ce que j’avais constaté au sein de l’hôtel Parador et m’ayant laissé un souvenir amer. Mon goût du risque a fini par prendre le dessus, et j’ai accepté la proposition d’Esteban. Il me fit signer un autre document pour attester de ma participation au “jeu”. Puis, je me suis rendu à ma chambre, se situant dans l’aile sud.

 

1er Juin 2023 :

 
 

    Je ne sais pas si ce que j’ai vécu hier soir appartient au domaine du rêve, mais c’était tellement réel… J’ai encore du mal à déterminer s’il s’agit d’un “truc” incroyablement bien fait, ou si j’ai vraiment assisté à une scène d’un passé s’étant déroulé au sein de l’hacienda de Las Herendez. En tout cas, je n’ai rien vu dans le couloir pouvant me faire penser qu’Esteban et ses frères emploient une forme avancée de technologie dissimulée quelque part. J’ai eu beau chercher avec la lumière de ma lampe : je n’ai absolument rien vu de tel. Rien à voir avec ma mauvaise expérience du Parador en termes d’escroquerie visuelle. J’ai vérifié ce matin encore, au cas où mes yeux m’auraient trahi la nuit précédente, du fait de ma fatigue et de la pénombre. Je ne pense pas me tromper en affirmant que j’ai bel et bien assisté à une réminiscence du passé. Exactement comme me l’a expliqué Esteban.

 

    Il était environ 2 heures du matin quand j’ai entendu des bruits de pas et des plaintes dans le couloir. Au début, j’ai pensé que c’était Esteban, rejoint par ses frères discrètement après que je me sois rendu dans ma chambre, qui s’affairaient à justifier le prix exorbitant payé pour les 7 jours de séjour en ces lieux. Mais il y a aussi eu des bruits métalliques et ce que j’ai perçu comme le crépitement de flammes. Sans compter que j’ai distingué très nettement des voix féminines proférant des “Pitié... ” entre chaque plainte. Était-il possible que l’entreprise familiale ait le souci du détail, au point d’avoir fait appel à des locaux pour jouer je ne sais quel rôle larmoyant ? Ceci dans le seul but d’accréditer le réalisme m’étant destiné ? ça me semblait peu vraisemblable. Je me suis pincé le bras plusieurs fois, histoire de vérifier si je ne me noyais pas dans une sorte de songe profond et propre à déclencher un réalisme étonnant. Au vu de la douleur ressentie, je n’ai pas eu le moindre doute : ce que j’entendais n’était pas le fruit de mon imagination, provoqué par tout ce dont j’ai été témoin depuis mon arrivée dans la région. Que ce soit l’attitude étrange et désinvolte des habitants de Pluento, le singulier contrat signé à la demande d’Esteban, ou encore la décoration… particulière de l’ensemble de l’hacienda. C’était bien réel. Je devais absolument savoir ce qui en était. Et la seule manière de connaitre la nature de ce qui se passait dans le couloir, ce fut d’aller vérifier de visu la nature des sons ayant causé mon réveil de manière peu délicate, je dois bien en convenir. J’ai enfilé rapidement un pantalon et un sweat, mes chaussures, et me suis hâté de me diriger vers la porte.

 

    À peine l’avais-je ouverte que j’ai cru délirer complètement, tellement le spectacle s’offrant à ma vue se relevait être du domaine du fantastique. Une procession d’une multitude de ce qui m’a semblé être des moines déambulait lentement dans le couloir. Au centre du cortège se trouvaient trois femmes et deux hommes, ainsi qu’un jeune enfant qui ne devait pas dépasser les 15 ans d’âge. Ils étaient vêtus d’une sorte de suaire fait d'une matière ressemblant à la laine, d’une sorte de chapeau pointu sur la tête, et avançaient les pieds nus. Dans leurs mains se trouvaient des cierges. Ils étaient entravés par des chaînes aux poignets et aux mollets, et montraient des signes de meurtrissures à plusieurs endroits des bras et des jambes. Les moines, quant à eux, avaient leurs visages masqués par leurs grandes capuches, surmontant leurs robes de bures de différentes couleurs. Rouges, Noires et bleues. Ainsi qu’un scapulaire d’un blanc immaculé. Leurs mains étaient pourvues d’une pâleur effrayante, prouvant leur origine spectrale sans équivoque. Aucun des membres de ce terrifiant défilé ne semblait prêter attention à ma présence. Au même titre que les résidents de Pluento. Sauf que les villageois irrespectueux de ma personne étaient bien réels, eux. J’en avais touché certains pour obtenir une sollicitude de leur part. Ce qui eut pour résultat de les voir se débarrasser prestement de l’emprise de mes mains, sans même un regard dans ma direction. Provoquant encore plus de déstabilisation de ma part.

 

    Par acquit de conscience, j’ai pris le risque de braquer la lumière de la lampe prise avec moi, juste après m’être habillé, dans la direction de certains d’entre eux : aucune réaction. S’est rajouté à ça le fait que le faisceau lumineux les a traversés de part en part, se reflétant sur le mur en face de moi. Comme s’il n’y avait aucun obstacle pour bloquer la lueur artificielle. S’il s’était agi de personnes normales, des acteurs engagés par Esteban et ses frères dans le cadre d’un spectacle morbide, la lumière se serait arrêtée sur les corps visés et aurait illuminé la surface touchée. J’ai donc eu la conviction qu’il s’agissait de véritables spectres. J’ai agi de même sur le dos de ce qui s’est montré être les prisonniers des moines, avec le même résultat. L’éclairage de ma torche a traversé leurs corps, pour finir sur le plâtre du mur plus loin dans le couloir. J’ai alors tenté un geste plus hardi, en tendant la main en direction d’un des spectres. Elle a transpercé les corps de manière identique que la lumière de ma lampe, avec une sensation de froideur. Comme si j’avais plongé ma main de manière prolongée dans un espace réfrigéré. Je l’ai immédiatement retiré, effrayé par la constatation de la présence de véritables apparitions fantomatiques devant moi. Je suis resté figé sur place, pendant que le cortège aux allures funèbres a continué d’avancer, jusqu’à tourner sur la droite, une fois arrivé au bout du couloir.

 

     J’ai voulu en savoir plus sur le but de la marche des spectres. Je me suis giflé les joues l’une après l’autre, dans le but de me donner le courage de les suivre. Après tout, c’était la première fois depuis le début de mon voyage que je me retrouvais témoin d’un véritable phénomène surnaturel. Hors de question que je n’approfondisse pas plus l’observation de cette chance que je n’espérais plus, après tant de désillusions rencontrées au fil de mes précédentes expériences sur le territoire espagnol. J’ai donc emboîté vivement le pas de l’étrange cortège pour le rattraper, où qu’il aille. Une fois arrivé à son niveau, je me suis contenté de suivre le rythme imposé par les spectres. J’ai pu visualiser de plus près les détails de la tenue des moines entourant les pauvres hères. Le symbole exposé sur la partie arrière du scapulaire monastique était celui de l’Inquisition espagnole. La croix de bois entouré d’une branche d’olivier d’un côté et d’une épée de l’autre. Le tout cerclé des mots latins : Exurge Domine Et Judica Causam Tuam Psalm 73, suivi d’une croix de Malte. Je suis certain de ne pas m’être trompé. J’ai vu un peu mieux aussi les tenues des prisonniers. Sur le suaire était disposé un Sambenito, marqué d’une croix de Saint-André. C’est un vêtement proche du poncho couvrant le corps jusqu’à un peu en dessous de la ceinture. Le chapeau était un Coroza. Un couvre-chef de papier, de forme conique. Il s’agissait de la tenue imposée aux pénitents devant être interrogés par les inquisiteurs.

 

    Les moines, qui étaient donc des spectres d’inquisiteurs, ouvrirent une porte de fer forgé, puis entreprirent de descendre l’escalier de pierre se trouvant derrière. Le son fut amplifié durant toute la descente, accentuant les plaintes des prisonniers. Toute l’assemblée arriva alors au bas des marches, au sein d’une grande pièce éclairée que j’ai reconnu être une crypte. Il y avait une sorte de grand meuble en bois, similaire à ceux présents dans les tribunaux dans lesquels siège le juge du palais de justice, avec un lutrin de la même matière sur le côté droit. Une grande nappe blanche recouvrait le haut du meuble. On se serait cru dans un prétoire judiciaire. Mais ce qui m’a interloqué, ce fut la présence de plusieurs instruments de torture çà et là. Immédiatement le souvenir de ce que j’ai vu dans la cave du Cortijo Jurado, la dernière étape de mon parcours avant que je sois amené à découvrir l’existence de l’hacienda De Las Herendez, m’est revenu en tête. Tout comme les sensations de peur inhérentes aux traces de sang et divers instruments découverts dans cette cave de l’horreur, démontrant les activités monstrueuses s’y étant déroulées. Presque immédiatement, celui qui semblait être le chef de file de l’assemblée s’installa sur le grand oratoire surplombant la salle, et ordonna aux autres moines de se préparer à débuter la “Question”. Le terme employé pour désigner une série d’interrogations aux pêcheurs, accompagné d’actes de torture. Avant ça, il s’employa à énumérer ce qui était reproché aux accusés. Sans vous rapporter en détails les fautes des futurs suppliciés, j’ai cru comprendre que l’un des hommes était coupable de pédérastie avec le jeune enfant. Un autre homme de fornication avec deux des autres femmes. La dernière femme, elle, était accusée d’avoir caché un couple de Marranes.

 

    Les Marranes, pour vous situer, c’étaient des juifs de la Péninsule Ibérique, portugais ou espagnols, convertis au catholicisme, mais continuant à pratiquer leur religion de départ en secret. Ce qu’on appelle le crypto-Judaïsme. À savoir pratiquer deux religions opposées, dont l’une en se cachant. Aux yeux de l’Église catholique, et plus encore de l’Inquisition durant toute la durée de son existence, de 1478 à 1834 après Jésus-Christ, date à laquelle le mouvement fut aboli, les Marranes, qui signifie “Porc” en espagnol, de par leur seule existence, représentaient un fléau. À la grande époque de l’Inquisition, tous ceux s’adonnant au crypto-judaïsme étaient des impies qui étaient traqués sans vergogne. Ils étaient, toujours selon l’Église, une menace qu’il fallait proscrire du territoire espagnol. Raison pour laquelle cette caste religieuse particulière recevait les sanctions les plus graves. Leur seule chance de survie pour éviter une exécution publique était de renoncer à pratiquer ce que l’Église espagnole considérait comme une hérésie impardonnable. Suivant la sincérité et la rapidité à laquelle les suppliciés renonçaient à leur deuxième religion, ils pouvaient éviter la mort. En règle générale, les tortures infligées soumettaient la plupart, qui prenaient la résolution de se limiter à la seule religion catholique à l’issue de ces séances pratiquées par l’Inquisition. Il pouvait arriver que les questionnés ne survivaient pas à la “Question”, suivant la capacité de résistance de leur corps. Mais cela restait rare. Dans la majorité des cas, par leur renoncement, ils évitaient d’être brulés en place publique pour ce qui était vu comme le plus haut blasphème.

 

    Être soumis à la “Question”, en fait, était considéré comme une chance. Nombre de ces “pêcheurs” n’en bénéficiaient même pas, et étaient directement exécutés. Il fallait obtenir le soutien indéfectible d’un ecclésiastique renommé et respecté, voire un notable proche de la famille royale ou de l’Église, se portant garant du renoncement des coupables une fois soumis à la question, pour que ceux-ci espèrent avoir droit à cette opportunité. Néanmoins, les Marannes furent vite éradiqués sous le coup d’une répression stricte et implacable, initiée par Tomas de Torquemada, le 1er Grand Inquisiteur d’Espagne. Sous sa direction, ce furent près de 2000 Marannes qui furent condamnés au bûcher. Après 1500, les appartenants à ces castes devenant de moins en moins abondant, à la demande du Saint-Siège, jugeant la procédure appliquée par Torquemada et son successeur Diego Deza expéditive, et soulevant de vives protestations de plusieurs milieux ecclésiastiques, les traques envers les Marannes furent plus disparates. Ceux qui prirent la suite en tant que Grand Inquisiteur se montrèrent plus modérés. Les Morrisques, des maures convertis au catholicisme, mais pratiquant l’Islam en secret, devinrent les nouvelles cibles de l’Inquisition, ainsi que les Protestants. En parallèle, les coupables de fornication, de bigamie et de pédérastie, ainsi que d’autres délits condamnés par l’Église, virent leurs actions de plus en plus sujettes à des sanctions très sévères, créant un climat de peur prononcé dans toute l’Espagne. Dans le même temps, les autodafés de livres interdits devinrent plus courants. On brûlait les ouvrages en même temps que ceux ayant permis leur diffusion, ou commis l’erreur de les avoir lus et les possédant chez soi.

 

    Contrairement aux idées reçues, les accusations de sorcellerie étaient rares durant cette période, à l’opposé des autres pays. Les cibles principales de l’Inquisition concernaient surtout ceux s’adonnant aux religions autres que le catholicisme, ou d’actes interdits par l’Église. Jamais je n’aurais cru devenir le témoin de cette page sombre de l’histoire espagnole. Et pourtant… Pourtant, les faits étaient là. J’assistais bien à une scène ayant dû se dérouler au sein de cette Hacienda, il y avait plus d'une centaine d’années. J’ai ainsi pu voir l’enfant et l’homme accusés de pédérastie soumis à la Toca, ou torture de l’eau. Ils étaient positionnés sur une planche de bois, inclinée de manière à ce que les pieds soient plus haut que la tête. Leurs mâchoires furent écartées à l’aide d’une pointe métallique. C’est alors que fut introduit dans leur gorge la Toca. Une bande de lin où fut déversé le contenu de plusieurs jarres, l’une à la suite des autres. Du fait de cette méthode, il s’ensuit une sensation d’étouffement au fur et à mesure que le liquide s’écoule dans la gorge des suppliciés. Le moine chargé de la procédure stoppait de temps à autre, afin de demander aux coupables s’ils expiaient leur faute et renonçaient à pratiquer leur péché à l’avenir. Le garçon fut le premier à craquer, s’excusant d’avoir cédé à la tentation et récitant en boucle plusieurs prières. L’homme, lui, résista un peu plus longtemps, mais finit par promettre de ne plus se livrer à ses pulsions contraires aux dogmes de l’Église. Les deux furent emmenés par des moines hors de la crypte, en remontant les escaliers, sans que je sache leur sort prévu après ça.

 

    Régulièrement, j’entendis des suffocations de leur part. Les conséquences du supplice subi. Les trois coupables de fornication, c’est-à-dire le fait de pratiquer des rapports sexuels hors mariage, virent leurs poignets et cheville attachés avec des menottes en fer sur un chevalet en position allongée. Je reconnaissais là le principe du Potro. Une variante de l’écartèlement. Sauf que là, ce n'étaient pas des chevaux qui tiraient chaque partie du corps dans des directions différentes. Le chevalet était muni de leviers sur le côté, actionné par des moines, provoquant l’étirement des bras et des jambes lentement. Comme il n’y avait que deux chevalets, ce furent les deux femmes qui eurent “l’honneur” de passer en premier. J’ai entendu leurs cris de douleur atroces, au fur et à mesure que leurs ligaments et les tendons de leurs membres étaient étirés inexorablement. Des craquements horribles, du fait des ossements des suppliciés, s’ajoutant à l’horreur de cette scène, seulement interrompue de temps à autre pour obtenir les aveux des fautes des accusées. Elles finirent par expliquer que c’était l’homme qui était venu les voir. Il était un ami de leurs parents et savait que l’une des deux avait été surprise à embrasser sa sœur dans une ruelle. Il les avait alors prises à part lors d’une visite de courtoisie au domicile des parents des jeunes filles.  Il leur a demandé de venir chez lui à l’insu de leurs parents, afin de satisfaire à certains plaisirs charnels. Si elles refusaient, leurs parents seraient informés de leur acte diabolique.

 

    Par peur que l’on apprenne leur geste, les deux sœurs ont dû se résoudre à accepter la proposition de l’homme. À cette énonciation, l’homme placé sur l’oratoire descendit et demanda au moine près de l’appareil de torture que deux tours de plus soient pratiqués. Les cris de souffrance des deux filles me percèrent les tympans à cause de leur intensité horrible. J’ai cru percevoir un son de déchirement des chairs, mais je ne l’ai pas vu. J’ai préféré détourner les yeux à cet instant. Tout juste ai-je entendu le moine principal présidant cette séance de torture ordonner qu’on prépare un bûcher pour le lendemain, afin d’y placer l’homme coupable de fornication, de mensonge et de manipulation envers deux possédées. Pour lui, le fait qu’elles se soient adonnées à des pratiques réprouvées par la Sainte Église ne pouvait être que l’œuvre du diable. Bizarrement, les propos échangés ne semblaient concerner que l’homme. Je n’entendais plus les cris des filles. Je me risquais à rouvrir les yeux. Je n’ai vu que des moines portant les corps ensanglantés de celles-ci, suivant l’homme précédé d’un autre moine, remontant les escaliers. J’ai tout juste eu le temps de remarquer que l’une des jambes des filles pendait anormalement. J’ai alors compris que l’espacement entre la droite et la gauche résultait du supplice. L’écartèlement avait été tel que le corps n’avait pas su résister et s’était déchiré au niveau de l'entrejambe. Du sang coulait sur la pierre, tombant du lieu de la déchirure. Je ne voyais pas bien le corps de l’autre jeune fille, mais je supposais que son corps ne devait être guère mieux. Elles avaient succombé au Potro, c’était une évidence. L’homme avait échappé à la torture, mais en plus d’avoir assisté à la mort extrêmement douloureuse de celles qui avaient fauté à cause de lui, son destin était scellé.

 

    Je l’entendais se lamenter, s’excusant d’avoir cédé à son envie de plaisir charnel. Entre deux sanglots, j’ai compris que les jeunes filles s’étaient embrassées simplement pour connaître la sensation d’un baiser, dans l’espoir qu’un garçon le ferait après leur mariage. J’ai supposé que les deux sœurs étaient promises à des prétendants choisis par leurs parents. Leur envie de se montrer à la hauteur auprès de leur futur mari, la nuit de leurs noces, en “essayant” un baiser entre elles, cela avait causé leur perte. Je ne suis pas sûr que l’Inquisiteur principal ait entendu ces aveux tardifs de la part de l’homme. De toute façon, il était trop tard. Mon cœur battait la chamade. Je venais d’assister à une scène monstrueuse. Même si ce n’était qu’une réminiscence fantomatique, ça m’a paru tellement réel. Comme si je venais de pratiquer un bond dans le passé et remonté au temps de l’Inquisition. Les cris, les sons de craquements et de déchirement, la peur affichée par l’homme, la sueur perlant sur son visage au moment où les sœurs ont été placées sur le Potro… Comment oublier une telle horreur ? Mais je n’étais pas au bout de mes surprises en matière de monstruosités.

 

    Le chef Inquisiteur s’était replacé derrière l’oratoire. La dernière personne devant être “questionnée” voyait son tour arriver. Elle fut menée à une sorte de grand mât, situé un peu plus loin. Un grand poteau de bois posé sur un grand socle constitué de la même matière, semblable à une estrade. Des poulies étaient visibles en haut de la structure et sur le socle. Une grande corde coulissait entre ce dernier et le haut du poteau. La malheureuse vit ses poignets attachés dans son dos, puis une corde placée autour de sa taille. Elle fut ensuite hissée en haut du mât, par l’action d’un levier actionné par un moine. J’avais déjà vu cette technique de torture : sans doute la plus horrible de toutes par son caractère violent et soudain. On appelait ça la Garrucha ou estrapade. Le supplicié, une fois hissé en haut du mât, se voit lancé vers le sol à grande vitesse, par l’action du levier contrôlant l’action des poulies. Sa chute est freinée avant de toucher le sol. Soit par une nouvelle action de la personne affiliée au levier, soit parce que la corde maintenant le corps par la taille est d’une longueur calculée pour ne pas atteindre le sol. Le choc dû à l’arrêt soudain de la chute de la corde provoque une dislocation des épaules, causant une douleur atroce. 

 

    Il s’est alors passé quelque chose d’inattendu. Dans le cas des réminiscences, de manière générale en tout cas, on ne peut qu’assister à ce qui se montre devant nos yeux. Intervenir ne sert à rien, car les “interprètes” de ces scènes rejouées du passé ne peuvent pas se rendre compte de notre présence. Ce qui est logique, puisqu'aussi bien ceux faisant partie de la scène et les témoins impuissants ne font pas partie du même plan dimensionnel. Ils partagent le même espace, mais sont indépendants l’un de l’autre. C’est quelque chose de connu et d’immuable. Sauf que là, je sais que j’ai clairement ressenti le regard de la femme qui s’apprêtait à être lancée dans le vide, au sein de cette immense crypte qui permettait de mettre en place ce supplice s’exécutant normalement en extérieur. Je sais que je n’ai pas rêvé. Elle avait les yeux remplis de larmes dans ma direction, semblant me demander de lui venir en aide. À peine ai-je eu le temps de constater cette aberration temporelle que le moine situé à côté de la structure de bois actionna le levier, jetant le corps de la femme vers le sol et freinée à quelques mètres de celui-ci. Une fois encore, le son terrible de craquement des os se fit entendre. Tout comme le cri terrifiant poussé par la victime de cette technique monstrueuse. Le chef Inquisiteur s’est alors déplacé et s’est rendu auprès de la femme, lui demandant si elle avouait avoir hébergé des Marannes sans en avoir avisé un homme d’Église. Le visage en larmes, celle-ci se contentait d’indiquer qu’elle n’avait jamais rien fait de tel, qu’elle était une bonne citoyenne, doublée d’une fidèle de Dieu. À aucun moment, elle n’aurait protégé des impurs.

 

    Elle prétendait que quelqu’un l’avait injustement dénoncée pour s’emparer de ses terres. Elle savait que celles-ci avaient été promises au délateur, quel qu’il soit. Ça faisait partie des méthodes de remerciement de l’Inquisition. Le chef Inquisiteur lui demanda de bien réfléchir, pendant qu’on la hissait à nouveau vers le haut du mât, suite à un geste de la main de l’instigateur de toute cette folie. J’aurais voulu dire quelque chose, essayer d’intervenir. Mais je me suis rappelé les règles signées par contrat. Je ne devais pas me rendre coupable d’empêcher tout ce que je verrais se produire devant mes yeux. Sous peine de subir des désagréments de la part des spectres. J’ai donc dû me taire et me contenter de jouer les spectateurs de cet horrible spectacle. À deux autres reprises, la femme se vit subir ce sévice dont les craquements d’os, de plus en plus terrible à chaque chute, me glaça le sang et l’échine. Lors du deuxième “lancer”, j’ai de nouveau ressenti le regard de la femme me dévisageant de là où elle était. Aussi incroyable que ça pouvait l’être, elle me voyait. Si j’ai eu un doute la première fois, ce n’était plus le cas. Elle me voyait, me suppliant intérieurement, silencieusement, rien que par son regard, pour que je vienne la sauver en obligeant les inquisiteurs à la détacher. Elle attendait de moi que je me porte garant de son innocence, pour que je mette fin à son calvaire. La troisième chute abrégea ses souffrances, laissant son corps sans vie se balancer au-dessus du sol, seulement retenu par la corde la retenant à la taille.

 

 Le chef inquisiteur ordonna qu’on la détache et qu’on emmène son corps hors d’ici. Il serait jeté dans une fosse commune réservée aux êtres impies comme elle plus tard. Je l’ai aussi entendu demander à un autre moine de prévenir un certain Andres Picastillo que les terres de Ramona Esterria étaient sa possession désormais. Ce qui confirmaient les dires de cette pauvre femme, avant son trépas, concernant la possible machination mise en place pour la déposséder de ses biens.  C’était une pratique courante commise par l’Inquisition. Les condamnés au bûcher, ou ceux n’ayant pas survécu à la “Question”, voyaient leurs biens disséminés entre gens d’Église. Parfois, c'étaient des notables étant de fervents défenseurs de la parole divine, et octroyant des sommes régulières à l’Inquisition. Ce qui leur assurait de prétendre à avoir une parole ne pouvant être discuté. Un privilège dont certains abusaient en accusant des rivaux ou des propriétaires dont ils jalousaient les terres et autres possessions. En les accusant de protéger des impies ou d’autres blasphèmes, sachant que leurs mots ne sauraient être mis en doute car étant de riches donateurs et des croyants reconnus, ils s’assuraient de s’en débarrasser. On peut supposer que les inquisiteurs n’étaient pas toujours dupes. Ils devaient soupçonner de temps à autre l’existence d’une tromperie. Ce qui ne les empêchaient pas de fermer les yeux face à ces hommes offrant des revenus substantiels au culte. L’argent plus fort que la vérité. Que ce soit à cette époque ou aujourd’hui, ça n’a pas changé. Le vrai dieu dans tout ça, ça reste la force de persuasion dont usent un grand nombre pour parvenir à leurs fins. Que ce soit au nom de l’Église ou ailleurs. Cette pauvre Ramona avait été victime de ces calomnies à son encontre, lui coûtant la vie.

 

    Bientôt, la procession des spectres se rassembla, emmenant le corps de la dernière suppliciée, puis se dirigea vers l’escalier, le montant avec la même rigueur de marche que lors de leur arrivée au sein de cette crypte. Je suis resté de longues minutes dans la pénombre retrouvée des lieux. Seule ma lampe me permit d’avoir de la clarté, le temps que je me remette des émotions suscitées par l’expérience que je venais de vivre. Il m’est impossible de retranscrire tous les sentiments m’ayant envahi après ça. Je n’ai pas su quoi en penser. Je me suis retrouvé complètement perdu. Certes, j’étais récompensé de ma curiosité à bien des égards. Et même plus encore que ça. Mais le regard de Ramona semblant clairement m’appeler à l’aide, ça m’avait brisé le cœur au plus haut point. Je connais le phénomène des réminiscences, pour avoir lu nombre d’articles sur le sujet. Mais à dire la vérité, j’ai toujours pensé que c’était dû à une volonté propre des témoins de croire voir une vision d’un passé révolu. Une conséquence de la force de l’imagination de ces personnes, à force de lire des documents historiques traitant d’une période bien précise de l’histoire, et rattachée à un lieu en particulier. Tandis que moi… Bien sûr, j’ai étudié les méfaits de l’Inquisition espagnole lorsque j’étais enfant. Et j’avoue que certains actes m’ont déjà épouvanté à l’époque. Mais ce n’est même pas comparable au fait d’assister en direct à l’un de ces interrogatoires qui ont fait la macabre réputation de l’Inquisition. Moi qui voulais vivre quelque chose de surprenant et d’inédit, à même de satisfaire ma soif de savoir en matière de surnaturel, je me suis retrouvé servi bien plus que je ne l’aurais voulu.

 

     J’étais terrifié de ce que j’avais vu. J’ai dû me faire violence pour me décider à monter les marches me ramenant dans le couloir situé plus haut, tellement je craignais que les spectres s’y trouveraient encore. Peut-être même qu’ils seraient à m’attendre, car ayant compris que Ramona avait dirigé son regard vers un témoin n’ayant rien à faire là. Ce détail me perturbait énormément. Ramona, comme le reste, appartenait au passé. Tout était censé être enfermé dans une sorte de plan dimensionnel d’où rien ne pouvait sortir. Et encore moins voir quoi que ce soit se trouvant ancré dans une autre époque.  Alors pourquoi Ramona m’avait-elle vue ? ça n’avait pas de sens. Je me suis dit alors qu’il faudrait que je pose la question à Esteban. Est-ce que d’autres avant moi ont eu la même sensation ? Je devais savoir si j’étais le seul à avoir subi cette expérience hors du commun allant au-delà de la simple observation de spectres, ou si d’autres s’étaient retrouvés désarçonnés par cette constatation. Au même titre que moi.

 

    Finalement, je me suis décidé à mettre de côté mes questionnements. Je suis revenu vers ma chambre, satisfait de ne pas avoir croisé de nouveau la procession macabre. Malgré tout, la curiosité m’a assailli. Suivant ce que me dirait Esteban, je pensais suivre à nouveau le cortège de spectres la nuit suivante. Ne serait-ce que pour m’assurer que je ne venais pas d’être victime d’une hallucination concernant la réaction de Ramona. Avais-je imaginé la voir me fixant intensément, dans l’espoir que j’intervienne ? J’espérais à ce moment qu’Esteban saurait m’apporter une réponse. J’ai mis du temps à parvenir à m’endormir, rongé par la culpabilité. C’est idiot, je le sais bien. Comment pourrais-je me sentir coupable de ne pas être intervenu, alors que ces faits se sont déjà déroulés il y a plus de 100 ans ? Cependant, il subsistait en moi une infime trace de remords. La fatigue mentale accumulée mit un terme à mes doutes, et je m’endormis.


2 Juin 2023 :

 

    Quand j’ai demandé hier matin des précisions à Esteban sur ce que j’avais vécu, celui-ci s’est contenté de hausser les épaules. Comme si ça n’avait rien d’exceptionnel. Il a juste voulu savoir si je m’étais montré satisfait de mon expérience et si je désirais aller au bout de mon séjour. Aucune inquiétude n’a pris forme sur son visage. J’en ai conclu que mes prédécesseurs, celles et ceux ayant été témoins des mêmes évènements avant moi, se sont retrouvés dans la même situation de questionnement sur ce qu’ils semblaient persuadés avoir vu. Ce regard venant d’une autre époque, aussi invraisemblable que ça l’était. Je n’ai pas insisté. J’ai bien compris qu’Esteban ne m’en dirait pas davantage. Ça devait faire partie de son rôle de “gardien” de laisser une libre interprétation à ses clients sur ce qu’ils pensaient avoir perçu. Je lui ai confirmé mon désir de continuer à aller jusqu’au bout, et ai pris congé. Le reste de la journée, je l’ai passé à l’extérieur de l’hacienda, dans le parc avoisinant. Je ne me suis pas risqué à aller au-delà. Je me suis aussi rappelé mon vécu étrange lors de la traversée de la forêt menant à mon lieu de séjour. À ce titre, je n’ai pas eu spécialement envie de renouveler cette autre expérience perturbante. Surtout en m’y rendant à pied. Qui sait ce que je pourrais être amené à rencontrer dans ces bois, se glissant dans mon dos et ragaillardi par l’absence de mon véhicule ? En plus de ça, j’ai vu comme une sorte de pellicule brumeuse à la lisière. On aurait dit un de ces effets classiques comme il y en a tant dans les vieux films d’épouvante. Je me suis presque attendu à voir surgir d’autres formes spectrales de ces bois. Une autre scène effrayante du passé, propre à me glacer le sang encore plus que je ne l’avais déjà ressenti.

 

    Malgré ça, malgré ma peur, j’étais bien décidé à savoir coûte que coûte si ce que j’avais vu la veille, je l’avais inventé, d’une manière ou d’une autre, par un phénomène de cognition mentale involontaire et inconnu, ou alors que cela s’était bien passé tel que je l’avais vu. C’est ainsi que, la nuit venue, dès lors que j’ai à nouveau entendu les mêmes bruits dans le couloir, signe du renouvellement de la procession éternelle des spectres, j’ai à nouveau pris la suite du cortège aux accents funèbres et tellement réalistes. Cette fois, j’avais pris le soin d’emmener mon portable. Je comptais filmer la scène. Ainsi, il me serait aisé de revoir la vidéo ultérieurement. Ça me donnerait de quoi me convaincre que je n’étais pas plus fou qu’un autre, et que je n’avais pas créé de toutes pièces cette impression dans mon cerveau. J’aurais au moins une preuve de l’existence des fantômes. À défaut de pouvoir en parler sur mon blog, pour pouvoir me conformer au contrat signé lors de mon arrivée à l’hacienda, il me resterait quelque chose de concret pour m’assurer que je n’avais pas rêvé tout ça. En tout cas, j’étais certain d’une chose : c’était bien réel. 

 

Avant ça, je me suis rendu à la crypte en journée, au retour de ma balade à l’extérieur. Aidé du zoom inclus dans l’objectif de mon portable, j’ai bien observé partout, dans les moindres recoins. Je n’y ai vu aucune trace d’un quelconque dispositif technologique à même de diffuser des images. Que ce soit un hologramme ou autre chose, comme j’en avais été témoin au Parador. La plus grosse déception de mon voyage. Pas de rainures, de traces de caméras, de marques de déplacements sur le sol, de trappes dans les murs. Rien qui puisse indiquer une manigance propre à berner les crédules. De toute façon, rien que par la technique d’approche des trois frères pour attirer des clients à l’hacienda, l’attitude des habitants de Pluento, ou encore le contrat m’incitant à ne rien diffuser, ni même parler de ce que j’avais vu sur quelque média que ce soit, ça montrait bien le peu d’entrain à obtenir une publicité pouvant attirer une masse de visiteurs. Non, je comprenais bien que ça n’a jamais été le but d’Esteban et ses frères. Sinon, il n’y aurait pas ces règles à se conformer, et il y a déjà bien longtemps que l’hacienda de Las Herendez figurerait sur la liste des Haunted Spots les plus prisés d’Espagne. Il y a même fort à parier, au vu de mon expérience personnelle dès la première nuit, que ce lieu se serait très vite retrouvé en tête du palmarès de ce parcours, avec les meilleures notes attribuées par les témoins des phénomènes se déroulant ici. Et je ne parle même pas de la couverture médiatique. Au lieu de ça, l’intention de vouloir rester hors de tout ça de la part du trio était flagrante. Ça, plus mon inspection minutieuse de la crypte, du couloir et d’autres endroits de l’hacienda, le tout formait un ensemble plus que cohérent sur la réalité des phénomènes.

 

    Je me suis donc retrouvé à nouveau au sein de cette crypte, au cœur de la nuit, assistant une fois encore à l’horreur de ces tortures innommables et monstrueuses. Mais il y a eu une variante qui m’a encore plus épouvanté. Il n’y a pas eu que Ramona à m’avoir donné l’impression de m’apercevoir et de me demander de l’aide. Ce fut le cas aussi des deux sœurs et de l’enfant. Ce dernier a même crié dans ma direction “Lastima ! Ayadame !” (2)(3) à plusieurs reprises. Je fus paniqué à l’idée que si lui me voyait, il se pouvait que les spectres le puissent aussi. Je me suis immédiatement plongé un peu plus dans l’obscurité, me dissimulant de manière plus approfondie derrière les piliers constituant les supports du plafond de la crypte. J’ai entendu le gosse répéter les mêmes mots encore et encore, jusqu’à ce qu’il reprenne le processus d’aveu de la veille. Les cris des deux sœurs me parurent plus déchirants que la nuit précédente. Elles aussi me supplièrent à leur tour : “Por Favor, Senôr ! Salvanos ! Salvanos !”. (4) (5) Et pourtant, comme la veille, je n’ai pu me résoudre à regarder le spectacle horrible de leur écartèlement. Alors, comment ont-elles pu savoir que j’étais là ? D’autant que je me trouvais dans une dimension qu’il leur était normalement inaccessible des yeux. Leurs suppliques sonnent dans ma tête aujourd’hui encore. Comme je n’ai pas voulu regarder dans leur direction, je ne sais pas ce qui a pu se produire dans le laps de temps séparant ces cris s’achevant brutalement, signe qu’elles ont du, de nouveau, succombées à leur calvaire, et le moment où j’ai aperçu les moines emmenant leurs corps en remontant l’escalier de pierre.

 

    Est-ce que les inquisiteurs ont jetés un œil dans ma direction eux aussi à ce moment, intrigués de voir le regard des suppliciés se porter vers un coin de la crypte ? Je ne le jurerais pas, mais la suite m’a clairement fait comprendre qu’il y avait de grandes chances que cela se soit produit. Quand vint le tour de Ramona, celle-ci se montra aussi digne qu’elle l’avait été la première fois où j’ai assisté à son supplice. Elle s’est contentée de fixer mon regard, les larmes aux yeux. Sa demande à l’aide était silencieuse, tout comme la veille. Néanmoins, là où les moines n’y avaient pas prêté attention la nuit précédente, cette fois, ce fut tout autre. J’ai nettement perçu les regards curieux des moines se dirigeant là où j’étais. Je me suis dissimulé à nouveau derrière un pilier. Mais juste après, j’ai entendu des pas se rapprocher vers l’endroit où je me trouvais. Des pas de plus en plus distincts.

 

    Tétanisé par la peur, je n’ai pas osé bouger. Jusqu’à ce que le visage d’un moine se montre à moi, m’observant et me dévisageant après s’être positionné à quelques mètres de mon emplacement. Il a semblé plus curieux qu’autre chose, ne montrant pas d’intentions belliqueuses. Je devais représenter une interrogation, un mystère, et il a probablement cherché durant cet intervalle de temps quelle attitude adopter à ma présence. Quand il a commencé à reprendre sa marche, se dirigeant vers moi, la terreur de l’instant, l’instinct de survie, je ne saurais pas le définir, ça m’a fait sortir de la torpeur infligée par mon corps jusque-là, et j’ai couru sans réfléchir à rien d’autre en direction des escaliers. Dans mon esprit, il me fallait échapper aux moines par tous les moyens. Je n’ai pas compris comment ils pouvaient me voir, tout comme l’avait fait avant eux Ramona, le garçon et les deux sœurs.  Mais sur le moment, ce qui m’importait, c’était de pouvoir m’enfuir le plus loin possible. J’ai remonté les escaliers à toute vitesse, avant de traverser le couloir et sortir de l’hacienda. Je voulais mettre le plus de distance possible entre les moines et moi. Arrivé à la lisière de la forêt, qui représentait un obstacle de plus à franchir, je me suis retourné et j’ai observé si j’apercevais l’un d’eux. Mais rien ne s’est montré à ma vue. Aucun moine n’était présent dehors. Peut-être ne le pouvaient-ils pas. C’est l’idée qui m’est venue en tête à ce moment. Je me suis rappelé l’heure à laquelle la procession avait cessé la nuit d’avant. J’ai alors patiemment attendu que celle-ci soit passée avant de daigner prendre le risque de revenir vers l’hacienda.

 

     Il s’est bien déroulé une bonne demi-heure depuis la fin supposée des “affaires” des moines, avant que je décide de bouger. Ils devaient tous avoir disparu, repartis dans leur boucle temporelle, franchis leur portail ou je ne sais quoi leur ayant permis de venir dans notre plan dimensionnel. Logiquement, il ne devait plus y avoir trace de leur présence nulle part. J’ai arpenté prudemment l’intérieur de l’hacienda, en direction de ma chambre, n’étant guère rassuré sur la probabilité de me retrouver nez à nez avec l’un des spectres. Mais il n’en fut rien. Je me suis alors enfermé dans ma chambre, laissant la clé sur la porte, m’opposant ainsi aux règles du contrat. Franchement, sur le coup, je m’en suis moqué éperdument. Je venais de vivre la plus grande frayeur de ma vie. Je me suis engouffré sous mes draps, tremblant de partout. Il me fut impossible de dormir. J’ai craint plus que tout de voir débarquer l’un des spectres dans ma chambre. Je n’ai réussi à fermer les yeux qu’au petit matin, me réveillant en début d’après-midi. Je n’ai même pas entendu Esteban quand il a cogné à la porte. Ce dont il me ferait part plus tard, une fois réveillé et rendu dans l’entrée de l’hacienda. Je me suis presque attendu à ce qu’il me fasse la remarque d’avoir enfreint une des règles. Vu que j’avais obstrué la serrure de la porte de ma chambre. Mais il est resté silencieux sur ça.

 

    Il a renouvelé sa demande de savoir si je comptais continuer mon séjour, le sourire aux lèvres. J’ai eu la nette impression que ça représentait un jeu pour lui. Je me suis retenu de lui sauter au visage en l’insultant de tous les noms pour ne pas m’avoir prévenu que les spectres possédaient la faculté de me voir. Mais je me suis abstenu de toute agression physique. En y réfléchissant, certaines règles comportaient leur lot de réponses. Il était précisé de ne pas intervenir lorsque les spectres tentaient de toucher ou observer les personnes présentes dans les chambres. En soi, ça signifie bien qu’ils sont capables de me voir. Sur le moment, je n’ai pas compris cette règle. Mais maintenant, elle m’apparaissait limpide. Esteban ne m’a jamais dit que les spectres ne pouvaient pas être familiers de ce que j’avais vécu, après tout. C’est moi qui n’ai pas compris toute la teneur de ce qui est écrit noir sur blanc dans le contrat, et que j’ai approuvé en le signant. J’ai décidé de ne plus sortir de ma chambre la nuit. Je ne me mêlerai plus au cortège comme précédemment. J’ai bien trop peur de revivre le cauchemar de voir ces spectres se rapprocher de moi.

 

3 Juin 2023 :

 

    Je ne sais pas si je tiendrai le coup jusqu’à la fin du séjour. Je pensais me protéger en ne me joignant plus au cortège des inquisiteurs fantômes, mais je me suis lourdement fourvoyé. Encore une fois, j’ai omis de comprendre les recommandations d’une des règles. Celle indiquant de ne pas obstruer le bas des portes, tout comme la serrure. Comme cela précise que c’est nécessaire pour ne pas empêcher les spectres d’entrer, j’ai cru que m’y employer quand même formerait une barrière infranchissable entre moi et eux. Malheureusement pour moi, j’ai oublié qu’une autre des règles préconise de ne pas couvrir les murs d’objets à même de leur fermer l’accès aux chambres. Et c’est de là qu’ils sont venus… Deux d’entre eux ont fait leur apparition en traversant la paroi du fond de la pièce, marchant comme si de rien n’était, alors que j’étais occupé à me libérer l’esprit en voulant visionner la vidéo tournée la veille. Celle destinée à me convaincre de la réalité de ce qui s’était passé dans la crypte. Il n’y avait rien. J’ai eu beau chercher dans la mémoire de mon portable, impossible de trouver la moindre trace de cette vidéo. C’était comme si je n’avais rien filmé. Et pourtant, malgré ma peur ressentie à ce moment-là, je suis certain d’avoir enregistré les séquences de Ramona. Je me suis limité à elle, après avoir pris peur aux cris du garçon et des deux sœurs m’appelant à l’aide. Ce qui a eu pour effet de m’effrayer au point de me faire oublier de déclencher la caméra de mon mobile lors de leur « scène ».

 

    Je venais de lâcher ce dernier sur le lit, en proie à l’interrogation sur cette bizarrerie supplémentaire, quand ils ont débarqué, me figeant sur place. Je me suis senti incapable de bouger un muscle, devenant une statue humaine. Les spectres ne se montrèrent toutefois pas menaçant à proprement parler. Ils agirent plus en tant qu’observateurs. Ils sont restés à bonne distance de là où je me trouvais, se tenant immobile, sans même dire un mot. Je savais qu’ils en étaient capables, pour avoir entendu plusieurs d’entre eux lors des nuits précédentes. Au lieu de ça, ils ont continué de m’observer en silence. Ça a duré plus d’une heure, avant qu’ils décident de repartir d’où ils venaient, traversant à nouveau le mur du fond. Je ne sais plus que faire. J’ai déjà enfreint de nombreuses règles, et je crains que ce soit à cause de ça si j’ai attiré l’attention des spectres. 

 

    J’ignore leurs intentions véritables. J’ai eu l’impression qu’ils ont jugé mon potentiel de dangerosité ou bien, au contraire, de celui de ma faiblesse. Se demandant si je pouvais représenter un frein à leurs activités. Encore une fois, je n’ai pas pu dormir. J’ai revu l’image de ces deux spectres me fixant en boucle dans ma tête, terrorisé à l’idée de ce qu’ils projettent pour moi lors des prochaines nuits. Que dois-je faire ? Fuir et permettre à Esteban de me gratifier d’un autre de ses sourires sournois, se moquant de mon faux courage ? Ou alors tenir bon, et lui prouver que je ne suis pas un lâche, tel que je l’ai affirmé après avoir pris connaissance des fameuses règles de séjour au sein de cette hacienda maudite ? Je n’ai pas encore décidé. Pour le moment, je vais tenter de dormir un peu. Si les spectres reviennent cette nuit, en supposant que je décide de rester, je dois être capable de montrer un autre visage que celui montré la veille.

 

4 Juin 2023 :

 

    Ma curiosité a été plus forte que ma logique de survie, qui aurait voulu que je me moque des ricanements probables d’Esteban et que je fuie d’ici à toutes jambes. Sans tenir compte de quoi que ce soit d’autre. Pas que j’ai quelque chose à prouver. D’autres avant moi ont dû avoir la même réflexion, avant de choisir de partir. Ce n’est pas vraiment du courage non plus. J’étais terrorisé à l’idée de les revoir au plus profond de mon âme. Je ne saurai définir ce qui m’a poussé à prolonger l’expérience. Sans doute une part de folie, j’en suis conscient. Mais même si ça parait aberrant, je tiens à savoir ce que les spectres attendent de moi. Je veux en avoir le cœur net, avant de décider si, moi aussi, je dois rejoindre le camp des couards en quittant l’hacienda. J’ai posé la question à Esteban au sujet des autres clients ayant séjourné ici avant moi, et confronté au même choix de rester ou partir. Aucun n’a tenu plus de 4 nuits avant de fuir en hurlant. Ce sont les mots mêmes qui sont sortis de sa bouche, non sans une pointe de moquerie. Comme un défi qu’il me lançait. Du style “Saurez-vous faire mieux qu’eux ? Je suis curieux de voir ça... ” En dehors de ces petites piques, Esteban se révèle un très bon hôte, ainsi qu’un excellent cuisinier. Je me régale de chacun des repas offerts chaque midi et soir, je dois bien l’avouer. J’évite de lui évoquer mes peurs face aux spectres, tout comme ce que j’ai ressenti à la vue du calvaire des suppliciés. Néanmoins, je n’hésite pas à échanger avec lui sur l’histoire profonde de l’hacienda et la raison de la présence de ces spectres. Le pourquoi ils ont été enfermés ici pour l’éternité, à toujours revivre cette même nuit. 

 

    J’ai ainsi appris que l’hacienda a autrefois été tenu par les ancêtres d’Esteban et ses frères. De fervents disciples de l’Église catholique, se montrant particulièrement généreux envers elle. Quand les premières oppositions aux méthodes employées par l’Inquisition espagnole se sont fait sentir, notamment du Pape Sixte IV, Tomas de Torquemada a mis en place un système de lieux d’interrogatoires alternatifs. Il n’acceptait pas les réticences du pape envers ce qu’il considérait, à juste titre, comme “sa » création. Cependant, il n’avait d’autre choix que de se conformer à des compromis pour que celle-ci continue d’exister, afin d’épurer l’Espagne de ses divers maux. En particulier les Marannes, sa cible privilégiée. Il a donc fait appel à quelques fidèles en secret pour qu’ils accueillent au sein de leurs possessions des lieux dédiés aux interrogatoires “musclés” de l’Inquisition. Pour ces propriétaires, il y avait double avantage. D’abord, cela leur assurait une certaine protection de la part de l’Inquisition, qui fermait les yeux sur des incartades mineures à la décence et à l’éthique. Sous réserve de confessions régulières sur leurs péchés, qu’ils aient été exécutés par eux ou par leurs employés sur leur ordre. D’autre part, ils étaient prioritaires sur le partage des richesses confisquées par les Inquisiteurs.

 

    Cette part importante des biens appropriés par le Saint Office était justifiée par le silence des propriétaires donnant libre droit d’utilisation de leurs haciendas aux Inquisiteurs. Et parmi eux, Adolfo Herendez était l’un des plus fervents partisans de l’Inquisition. On dit même que Torquemada lui-même aurait présidé de nombreux interrogatoires au sein de l’hacienda où je me trouve. Quand il dut laisser la place à ses successeurs, ces derniers eurent connaissance de ces lieux secrets, cachés au Pape, et continuèrent donc d’y faire exercer de nombreuses tortures pour obtenir des aveux. Jusqu’à une nuit d’octobre 1820, où le pape de l’époque, Pie VII, ayant découvert ce secret longuement caché, par l’intermédiaire d’un serviteur d’un des Inquisiteurs chargés de procéder aux interrogatoires, a envoyé une brigade pour mettre fin à ces exactions interdites, et punir les fautifs s’il le fallait. À noter que les actes commis dans ces haciendas se pratiquaient également à l’encontre du Grand Inquisiteur en place à cette époque. Comme déjà dit, ceux qui firent suite en tant que Grand Inquisiteur à Torquemada et son successeur direct, Diego Deza, se montrèrent plus modérés, se conformant un peu plus au désir de relâchement du pape. Cependant, plusieurs inquisiteurs, gardant en eux l’intérêt de ces lieux ne serait-ce qu’en mémoire de leur “créateur”, à savoir Torquemada, ont fait croire au renoncement d’exploitation de ces “bases d’interrogatoires”. De peur de les voir disparaître, et donc ainsi faire s’effacer l’héritage du père de l’Inquisition espagnole. Ils ont ainsi tu la continuité d’activité de ces lieux aux Grands Inquisiteurs en place, considérant que ceux-ci étaient bien trop sages sur la menace des impies. 

 

    C’est ainsi que l’un d’eux, Rafael Donazzio, tout comme ses adeptes lui ayant succédé, s’évertuèrent à laisser en place plusieurs de ces endroits, à l’insu du Grand Inquisiteur les dirigeant. Ils n’avaient pas prévu qu’ils seraient trahis par ce laquais, ayant entendu une conversation entre son maitre et un subordonné affilié à l’hacienda Herendez, alors qu’il n’était pas censé connaitre la teneur de cet échange verbal secret. Dès lors, Pie VII ordonna une action punitive contre l’hacienda. Lors de cette fameuse nuit, qui causa la mort de plusieurs des suppliciés, comme j’en avais été témoin les deux premières nuit de mon séjour, via les réminiscences, les moines furent tués par cette brigade envoyée par le Pape, dès leur sortie de l’hacienda. Au début, ils ne devaient être qu’arrêtés. Mais devant leur refus de relâcher les impies ayant survécus se trouvant entre leurs mains, cela déclencha un affrontement à l’issue funeste entre les inquisiteurs de l’hacienda et la brigade du Pape. Plusieurs morts furent à déplorer, dont l’intégralité des inquisiteurs de Las Herendez et les « interrogés » rescapés, victimes collatérales de cette nuit tragique. 

 

    Adolfo Herendez fut arrêté et jugé, avant d’être pendu pour trahison envers le Saint-Siège et le Grand Inquisiteur de l’époque. Il a refusé de reconnaitre ses fautes, indiquant qu’il avait agi pour la vraie justice de l’Église. L’exécution s’est faite dans le secret, afin de ne pas causer de remous au sein de la noblesse espagnole. Les rôles de Torquemada et ses successeurs ne furent jamais dévoilés, pour préserver un tant soit peu de dignité à l’image de l’Inquisition, qui était déjà bien ternie. L’hacienda fut confisquée et servit d’auberge durant de nombreuses années. L’accès à la crypte fut muré après que les nouveaux propriétaires ont fait état de cris récurrents venant de celle-ci, et la présence des fantômes des inquisiteurs qui furent tués au sein de l’hacienda et au-dehors, dans les couloirs de l'auberge. Les corps de Ramona et des deux sœurs, quant à eux, furent retrouvés entreposés dans une pièce de la bâtisse par la brigade du Pape après l'attaque de l'hacienda. On suppose qu'ils avaient été placés là en attendant d’être enterrés dans les bois. Au cœur des lieux où d’autres cadavres furent découverts au fil des ans. Ce qui expliquait les ombres étranges que j’avais aperçus, qui devaient être celles d’âmes errantes. Près d’un siècle plus tard, l’hacienda revint aux descendants de la famille Herendez, qui la racheta. Ceux-ci, au courant des rumeurs faisant état de la présence des fantômes des Inquisiteurs, brisèrent le mur de la crypte, permettant aux spectres de procéder de manière plus libérée à leurs activités. Même si celles-ci n’ont jamais été véritablement bloquées par le mur, du fait de leur facilité à le traverser en tant qu’êtres fantomatiques. Les Herendez considéraient que cela ajouterait un plus à la demeure, qui fut transformée en Gîte.

 

    Le village proche de Pluento, qui s’est implanté bien plus tard, a subi les contrecoups de la folie envahissant les clients du nouveau lieu d’hébergement. Comme la destruction de l’Église, tel que me l’avait appris Matias sur place. C’est à partir de là que fut décidé de limiter l’accès à l’hacienda à des personnes fortes mentalement, et ne craignant pas la présence de fantômes. Moyennant une somme conséquente et des règles à respecter. Esteban et ses frères avaient hérités des lieux de leur oncle à la mort de celui-ci. Leur père ayant refusé de s’occuper d’un lieu maudit. J’ai remercié Esteban de m’avoir apporté toutes ces précisions sur l’histoire de l’hacienda. Je comprenais mieux le pourquoi de cette scène se répétant en boucle. Cela s’était déclenché suite au massacre de cette nuit-là, créant une forme de non-achèvement de leur mission pour les moines tués, et enfermant avec eux les âmes des suppliciés de cette même nuit dans cette boucle temporelle sous forme de réminiscences ectoplasmiques. Du coup, j’ai eu le temps de réfléchir à tout ça quand vint le soir. Au cours du souper, j’ai discuté d’autres sujets avec Esteban. Nous parlions de nos familles respectives, de mon travail de blogueur, le parcours qui m’avait mené ici… Après quoi, je suis retourné me coucher. J’ai pris un somnifère offert par Esteban à ma demande, espérant pouvoir mieux dormir. Ce qui fut le cas jusqu’à l’heure fatidique où les spectres organisent traditionnellement leur procession dans le couloir. Cette fois, je n’avais pas bouché la serrure et le bas de la porte. J’ai alors vu des volutes de fumée se faufilant à travers ces interstices, avant de prendre forme une fois franchi cet obstacle. Il s’agissait des deux moines de la veille.

 

    Au contraire de la nuit précédente, ils ne se sont pas contentés de rester immobiles. Ils s’approchèrent de mon lit, m’observant de très près. Je sentais un air froid émanant de leurs corps fantomatiques se propager sur tout mon corps. Je n’en ai pas mené large, loin de là. Mais j’ai fait mine de ne pas m’inquiéter de leur présence, pendant qu’ils ont continué de me fixer de bout en bout. À un moment, les draps se sont soulevés à leur contact. J’avoue avoir sursauté, mais je me suis évertué à garder mon calme. Je me suis dit qu’une fois obtenu ce qu’ils étaient venus effectuer, quoique cela puisse être, ils finiraient par partir comme l’autre fois. Pour pallier ma peur croissante, j’ai voulu tenter de les toucher. Comme ils se montraient capables d’agir sur les objets, au vu du soulèvement de mes draps, je me suis dit qu’il serait de même possible d’avoir un contact physique avec eux. Mais je n’eus pas la réaction escomptée. Ma main traversa de part en part le corps d’un des deux spectres resté près de mon visage. L’autre était affairé à analyser des yeux mes jambes nues sur la literie. Ça a semblé les étonner d’ailleurs. J’étais en caleçon. De même que le reste de mes vêtements parut les intriguer, j’ai ressenti comme une sorte d’indignation à la nudité de mes jambes. Comme si je m’étais rendu coupable de quelque chose d’intolérable. Leurs visages, qui étaient de nature impassible avant ça, sont devenus plus austères. Ils ont froncé les sourcils. J’ai vu que ça ne leur plaisait pas. Sans doute que les autres avant moi portaient des pyjamas ou quelque chose du même style, couvrant donc leurs jambes. De ce fait, ma tenue considérée comme inappropriée a semblé les mécontenter.

 

    Je n’étais pas sûr qu’ils comprendraient mes paroles à ce moment, mais j’ai tenté malgré tout de m’excuser auprès d’eux pour ma tenue, promettant de m’habiller mieux la prochaine fois. Dans un premier temps, il n’y a pas eu de réaction de leur part, au même titre que lorsque ma main eut traversé le corps de l’un d’eux. Puis, ils montrèrent des signes d’apaisement. J’eus l’impression qu’ils avaient compris mes mots, et qu’ils me pardonnaient. Leurs visages, sans pour autant devenir amicaux, sont revenus à leur expression première. Après ça, ils partirent sans dire un mot, reprenant le même chemin qu’à l’aller, et me laissant dans un état de désarroi mélangé à une tension extrême. J’étais satisfait d’avoir pu tenir tête à ces spectres, mais je me suis posé la question sur ce que serait la nature de leurs prochaines visites. Le regard qu’ils ont eu en voyant mes jambes dénudées, j’ai vraiment eu l’impression qu’ils allaient m’emmener avec eux pour rejoindre les autres suppliciés pour avoir fauté. Il faut absolument que je demande à Esteban s’il n’aurait pas un bas de jogging ou de pyjama pour la nuit suivante. Ce serait plus confortable que de rester en pantalon de jean pour dormir pour me conformer aux « exigences » silencieuses des spectres. Quoi qu’il en soit, l’expérience fut moins traumatisante que la veille et les nuits d’avant. Je n’irais pas jusqu’à dire que j’ai gagné en assurance, m’étant montré envahi par la peur tout le temps de leur présence. Mais j’eus au moins la satisfaction de ma “prestation”. Après ça, j’ai pu me rendormir beaucoup plus sereinement que les fois précédentes.

 

5 Juin 2023 :

 

    La journée d’hier m’inquiète. Contrairement à d’habitude, j’ai ressenti la présence des spectres à d’autres moments de la journée. Ce n’est peut-être qu’une simple impression : la conséquence de ce que j’ai vécu la nuit d’avant. Mais ça m’a paru très étrange malgré tout. Une sensation d’être observé en permanence, et ça ne s’est pas arrêté là. J’ai cru apercevoir des visages par moments, se mélangeant aux fresques du carrelage sur le sol. On aurait dit que certaines d’entre elles bougeaient : ce n’étaient plus de simples motifs évoquant des passages de la bible ou d’autres faits à consonance religieuse. J’ai eu la vision, l’espace d’un instant, que les chevaliers, les anges, les prêtres dessinés sur les motifs des Azulejos, se déplaçaient d’un carreau à l’autre, modifiant les scènes les unes par rapport aux autres. C’était comme si on surveillait mes moindres faits et gestes. Comme si les spectres, non content de leur observation de la veille, continuaient leur analyse méthodique de ma personne.

     

     À cause de ça, je me suis retrouvé en mode de stress permanent. Esteban l’a bien vu quand je me suis dirigé au-dehors, après lui avoir adressé un bonjour plus rapide qu’à l’accoutumée. Je n’ai même pas pris mon petit déjeuner à cause de ça : j’étais bien trop troublé. Et d’autres éléments de l’hacienda eurent un effet analogue. Que ce soient des tableaux dans un des salons, des dessins sur un fauteuil, le contour des fenêtres. Ça m’a fortement mis mal à l’aise. Même mon reflet dans un miroir m’a donné l’impression de ne pas être le mien. Il donnait l’air de se retrouver “possédé” par une entité le contrôlant. C’était extrêmement déplaisant et effrayant. Raison pour laquelle je me suis senti plus en sécurité à l’extérieur. Là au moins, il n’y aurait pas de possibilité d’interaction entre ce qui se trouvait autour de moi et l’action probable des spectres. En tout cas, c’est ce que j’ai cru avant de suivre le vol d’un banal papillon, s’achevant par un nouveau moment de terreur.

 

    Avant ça, je venais de reprendre un certain niveau de plénitude, oubliant quelque peu l’expérience désagréable au sein de l’hacienda. Le lépidoptère, d’une beauté rare, s’est posé sur mon bras lorsque je fus affairé à consulter mon portable. Je m’attendais à avoir un flot de messages de la part de mes parents. Comme je n’avais pas appelé les deux derniers jours, bien trop préoccupé par la vision des spectres, je pressentais l’angoisse latente de ma mère. La connaissant, je la savais bien capable de faire appel à la police pour qu’elle se mette à ma recherche. D’autant que, pour me conformer aux règles, je n’avais pas précisé où je me trouvais lorsque je l’avais appelé avant la première nuit. Tout juste avais-je évoqué le village de Pluento, qu’elle m’avait avoué ne jamais avoir entendu parler. Tout comme mon père d’ailleurs. En même temps, certaines localités, du fait de leur petite taille, ne sont pas forcément indiquées sur les plans et cartes. C’est en tout cas l’explication que j’ai donné à ma mère pour la rassurer. 

 

    Mais là, sans nouvelles de moi depuis deux jours, son cœur devait battre d’inquiétude à tout rompre. Sans compter que mon père m’avait indiqué que l’application installée sur son téléphone semblait avoir « buggé ». Elle n’indiquait pas ma position. Ce qui rajoutait à l’étrangeté, et semait le doute sur l’existence même de Pluento, et donc de l’hacienda. Selon l’application reliée au GPS de mon portable, je n’étais… nulle part. Le lendemain de la première nuit, j’avais fait abstraction de ma première expérience, et j’ai pu parvenir à donner quelques nouvelles, indiquant que j’étais dans un gîte près du village. Je lui avais expliqué que ça n’était pas prévu, mais que j’avais eu une opportunité de finir mon voyage en beauté. Elle ne s’était pas alarmée plus que ça, même si le fait de ne pas voir le nom du village sur une carte la tracassait. Et plus encore le fait que le GPS indiquait que je me trouvais dans un lieu n’étant pas détecté par la technologie. Je l’ai senti à sa voix, lors de cet appel. Donc, dans mon esprit, j’étais sûr de trouver une bonne dizaine de messages de la part de mes parents, me demandant si j’allais bien. Tout en me questionnant sur le pourquoi de mon silence durant deux jours, se rajoutant à l’impossibilité de me situer, à cause du GPS défaillant.

 

    J’ai eu une nouvelle surprise qui ne m’a pas rassuré. Non seulement, je ne trouvais aucune trace du moindre message de leur part ; mais, en plus de ça, je n’avais plus le moindre réseau. Je n’y avais pas prêté attention lorsqu’il y a deux jours, je n’ai pas retrouvé la trace de la vidéo censée y être. Ça m’avait tellement perturbé que je ne m’étais pas rendu compte également de l’absence de notifications, suite à mon oubli d’appel à mes parents de la veille. Je ne me suis pas connecté à quoi que ce soit ce soir-là. Donc, je n’ai pas pu réaliser qu’il n’y avait sans doute déjà pas de réseau à ce moment. Ce qui expliquait l’absence de notifications d’appels. La venue des spectres traversant le mur juste après, cela a eu pour effet que je me suis retrouvé confronté à un autre centre de préoccupation. Avant aujourd’hui, je n’avais même pas réalisé de ne pas avoir contacté mes parents pour respecter ma promesse. Ce qui a fait que l’absence de réseau ne m’est apparue qu’en ce moment. Je n’ai pas compris. Lors de mon arrivée à l’hacienda, il y avait pourtant bien du réseau. Pourquoi n’y en avait-il plus après ce jour ? Ce n’était pas logique. À moins d’une panne de relais de l’antenne de la région, je ne voyais pas ce qui pouvait être en cause. Mais deux jours durant ? ça semblait hautement improbable. L’opérateur aurait agi dès l’annonce de la panne, et le réseau aurait dû être rétabli depuis. Cela n’était vraiment pas normal. Je m’apprêtais à aller demander à Esteban s’il savait ce qu’il en était, s’il connaissait la raison de cette absence de réseau, quand le papillon dont je vous ai parlé tout à l’heure s’est posé sur mon bras.

 

    Je le trouvais tellement beau que ça m’a un temps fait mettre de côté le problème dû à mon portable. Et puis, soudainement, les motifs de ses ailes se sont modifiés sous mes yeux, pour prendre l’apparence du visage d’un des spectres. J’ai hurlé de terreur à cette vision. Ce qui fit fuir le papillon sans doute au moins autant terrifié de mon cri, que je ne l’avais été de ce visage sur ses ailes. Il n’y avait plus de doute possible à mon impression première : j’étais bel et bien observé à tout moment de la journée. J’ai préféré ne pas en parler à Esteban. J’aurais eu l’impression de passer pour un demeuré voyant le mal partout. À mon sens, la présence des spectres lui était somme toute normale, faisant partie de son quotidien. Mais pour avoir créé une solide confiance entre lui et moi, je ne le voyais pas me dissimuler outre mesure un tel phénomène. Quand j’ai aperçu les changements sur les motifs des Azulejos, j’ai aussi perçu l’étonnement d’Esteban concernant mon attitude. Ce qui montrait bien qu’il n’avait pas l’habitude qu’un client se comporte de cette manière. Et cela signifiait forcément que j’étais le premier à “ bénéficier” de cette faveur des spectres. Je semble les intéresser bien plus que celles et ceux m’ayant précédé. Et ce n’est pas du tout pour me rassurer. Qu’est-ce qu’ils ont en tête me concernant, bon sang ? Qu’est-ce que j’ai en plus que les autres n’ont pas ? Je n’ai même plus osé regarder quoi que ce soit pouvant arborer des motifs, des couleurs ou des lignes. De peur d’y voir le visage d’un des spectres. J’ai passé le reste de la journée dans l’angoisse la plus totale. Mais ce ne fut rien en comparaison de ce que j’allais subir à la nuit tombée.

 

    Les deux spectres sont revenus me voir dans ma chambre, mais ils ne furent pas seuls. Le chef de leur groupe se présenta, lui aussi. J’ai crié dans sa direction pour demander ce que lui et ses sbires me voulaient, pourquoi ils me persécutaient comme ça. Il s’est alors mis à parler en latin. N’étant pas trop familier de cette langue, je ne comprenais que quelques mots. Les seuls que je sois parvenu à traduire ce sont “Sujet intéressant” “Tester” “Chair” et “Sang”. Autant dire rien de propice à me rassurer. Fidèle à ma promesse de la veille, j’avais revêtu un bas de jogging, aimablement prêté par Esteban dans la journée. Ceci après être parvenu à lui parler, en éclipsant mes sensations d’observation. Ça ne pouvait donc pas être en cause. En tout cas, je l’espérais. Je suis resté assis, recroquevillé, tenant mes jambes fermement, pendant que l’Inquisiteur en chef s’est rapproché tout près du lit. Il a alors fait un geste de la main, et, dans la seconde, les deux autres spectres ont traversé le lit, comme s’il n’existait pas, pour se placer de chaque côté de moi. La partie basse de leur corps n’était pas visible, car se trouvant masquée par les draps et le bois du lit. Ils ont avancé comme si de rien n’était, avant de me saisir les bras, chacun de leur côté. J’ai très bien senti la force de leurs mains sur ma peau. Je me suis senti comme paralysé. C’était comme s’ils avaient déversé un poison dans mon corps, rien qu’au contact de leurs mains. Elles étaient froides. D’un froid intense, glacial. Tout le reste de mon corps frissonnait. L’Inquisiteur en chef s’est avancé encore plus, passant à travers le lit devant moi pendant que les autres fantômes me retenaient.

 

    Il avait une bague à l’un de ses doigts qu’il ouvrait. On aurait dit l’un de ces bijoux utilisés par les Borgia pour dissimuler des poisons. J’ai pensé à un moment que c’est ce qui m’attendait, pour je ne sais quelle raison. C’était peut-être le sens de “Test” parmi les mots proférés plus tôt. Il voulait voir si j’étais capable de résister à un poison. Mais rien de tout ça. Alors que le haut de la bague était ouvert, il plaça son autre main sur ma joue droite, et griffa ma peau avec un de ses ongles. Du sang coula le long de mon visage. Le spectre apposa alors la bague ouverte au bas de ce dernier, afin d’y recueillir le sang perlant sur ma peau. Il a attendu que la bague soit pleine pour refermer celle-ci, et repartir, tout en indiquant aux autres, d’un autre geste de la main, de me relâcher. Après ça, ils sont repartis en direction du mur d’où ils étaient venus lors de leur arrivée quelques instants plus tôt, le traversant, et disparaissant. Me laissant seul en proie à l’incompréhension totale.

 

Je n’ai pas compris pourquoi ils ont fait ça. Pourquoi ils m’ont collecté du sang ? À quoi ça pouvait bien leur servir ? ça n’avait aucun sens. Et aussi pourquoi eux pouvaient me toucher, alors que moi ça m’était impossible ? Pendant que le Chef Inquisiteur a recueilli mon sang, j’ai tenté de me débattre en utilisant mes jambes, ayant retrouvé un semblant de volonté. Plusieurs fois, je les ai levées pour atteindre le corps du Spectre en face de moi. Je n’ai fait que traverser du vide, avec une intense sensation de froid, parcourant tout mon épiderme, à travers le tissu de mon pantalon. Mes tentatives de me défaire de l’emprise de mes agresseurs, situés de chaque côté de moi et tenant mes bras, ont eu le même effet vain. C’était comme si je n’agissais même pas à leurs yeux. Il n’y a eu aucune réaction de recul ou un geste similaire pouvant montrer que je venais de leur donner du fil à retordre. Rien. J’étais comme un insecte sur un attrape-mouche. Englué. Chacun de mes mouvements ne faisant que renforcer mon état de prisonnier. J’ai pleuré. J’aurais voulu partir à ce moment. Mais allez savoir pourquoi, il y avait toujours en moi ce sentiment imbécile me dictant de résister encore un peu. Ne serait-ce que pour savoir la raison de la collecte de gouttes de mon sang.

 

    La peur, le stress, l’état de transe dans lequel je me suis trouvé à ce moment, ont fait que je me suis évanoui sur place, dans ma position assise. C’est comme ça que je me suis retrouvé ce matin en me réveillant. Je me suis demandé si c’était un des effets de la griffure du spectre. Peut-être que ça avait eu un effet sédatif  ? Cette fois, je ne pouvais plus me taire : je devais en parler à Esteban. Savoir si les autres avaient subi la même chose, ou si c’était la première fois que les spectres agissaient ainsi. Le temps de me remettre de mon état de commotion dû à mon expérience de la veille, je me suis donc décidé à tout révéler à Esteban. Celui-ci est tombé des nues. Il m’a confirmé que ça n’était jamais arrivé avant. Il s’est décidé à baisser le masque sur mes prédécesseurs, expliquant avec moult détails le processus commun s’étant déroulé durant leur séjour. En quelque sorte le “Modus Operandi” suivi par les spectres envers les témoins de leur réminiscence. 

 

    Esteban m’a confirmé que la boucle temporelle régissant leurs actions nocturnes était particulière. En règle générale, personne ne peut intervenir sur une réminiscence fantomatique. Les spectres agissant à l’intérieur ne peuvent voir qui que ce soit à une autre époque que la leur. Sauf au sein de cette hacienda, sans qu’il en connaisse le mécanisme exact. Les anciens clients ont tous vu ce que j’ai vu : ils ont été alertés par les bruits dans le couloir et ont suivi le cortège, jusqu’à assister au calvaire des différents suppliciés. Leurs victimes de la nuit où tout le monde a péri. En dehors de Romana, et les deux sœurs, qui sont mortes sous la torture bien avant, tous les autres ont fini tués par la brigade envoyée par le Pape Pie VII. Toutes les âmes des morts se sont retrouvées prisonnières de cette boucle, sans espoir d’en sortir. Mais ça, ça ne concernait que les suppliciés et la majorité des spectres des inquisiteurs. Trois d’entre eux échappaient à cette règle : le chef et ses deux plus fidèles assistants. Sans qu’il y ait la moindre explication au pourquoi de leur différence avec les autres. Esteban me confia qu’on disait que ces trois là auraient lié un pacte avec un démon, pour que leurs âmes perdurent dans le temps. Une association contre-nature qui était destinée à ne jamais faillir. Cela afin que ce qu’il considérait comme une mission divine ne puisse jamais être interrompue. Raison pour laquelle ils ont commis ce péché de faire appel à un démon pour leurs propres desseins, au nom de l’Église. Ils pensaient sans doute être pardonné pour ça, une fois leur mission accomplie à la fin des temps. Car étant persuadés d’avoir œuvré pour le bien.

 

    Tous mes prédécesseurs ont aussi constaté le fait que certains suppliciés pouvaient voir leurs observateurs. L’oncle d’Esteban pensait que c’était du fait de la volonté du chef Inquisiteur. Une manière pour lui d’accentuer leur calvaire, car se voyant incapable d’être aidé, malgré la présence d’un potentiel sauveur. Les torturés ignorent qu’ils sont piégés dans une boucle ne pouvant être rompue. Les autres avant moi ont aussi reçu la visite des spectres. Si les règles de ne pas obstruer les passages qu’ils ont l’habitude d’emprunter ont été institués, c’est à cause d’un évènement tragique ayant coûté la vie de manière violente à un couple. Avant eux, il n’y avait pas cette règle. La femme de ce fameux couple a recouvert le mur du fond d’une sorte de tenture murale. Une facétie pour agrémenter la chambre. Seulement, ça n’a pas plu aux spectres qui, en voyant les motifs imprimés de la tenture, représentant un homme de couleur enlaçant une femme blanche, y ont vu un blasphème destiné à les provoquer. Le couple a été massacré, mais le drame a été dissimulé pour ne pas porter ombrage à l’hacienda et son commerce. Les corps ont été enterrés dans le petit bois. Au même endroit où se situent les tombes de celles et ceux ayant perdu la vie lors de la “Question” par les inquisiteurs. Depuis, cette règle a été ajoutée, en y incluant le bas de la porte et la serrure, vu que cela fait partie des passages privilégiés par les spectres. De la même façon que je l’ai subi dans les débuts, les clients ont vu débarquer les fantômes dans leurs chambres. Se contentant de les observer au départ, puis se montrant plus “tactiles”. En général, c’est après cette étape que la plupart fuient les lieux, terrorisés par cet acte. J’étais le premier à tenir plus de 4 nuits. Mais ce qui étonnât Esteban, ce fut l’intervention du Chef Inquisiteur.

 

    Jamais avant moi il n’a eu vent de sa venue dans une des chambres des clients. Et encore moins qu’il procède à cette collecte de sang. Les visions dont j’avais été victime, ça aussi, c'était inédit. Aucun client en tout cas n’a relaté avoir observé de tels phénomènes au sein de l’hacienda. Que ce soit le carrelage, les murs ou les autres objets. Le papillon était ce qui l’intriguait le plus. Quant au réseau, Esteban était surtout surpris que j’avais pu en avoir le premier jour. Les parasites causés par la présence spectrale, dès lors qu’on a traversé le bois, empêche toute onde de passer. C’est la raison pour laquelle il n’y a pas non plus de téléphone fixe, et qu’aucune chaine de télévision ne peut être captée ici. D’ailleurs, il n’y a aucun écran au sein de l’hacienda. Une explication qui résolvait le mystère du GPS défaillant, empêchant mes parents de savoir où je me trouvais. C’était l’élément qui avait dû empêcher toute intervention policière, après un appel probable de ma mère devant se ronger les sangs depuis ma « disparition ».

 

    Esteban ne sut pas quoi me dire. Il se montra prêt à me laisser profiter de la “récompense” promise pour toute personne ayant tenu les 7 jours et 7 nuits, si je décidais de partir à la suite de cet incident inhabituel. Il comprendrait complètement, et ferait une entorse à la tradition familiale pour s’excuser, en quelque sorte, du désagrément subi. J’ai remercié Esteban de sa générosité et de sa bienveillance. Malgré tout, malgré la peur causée par cette nuit, je veux comprendre pourquoi je suis réceptionnaire de ce “privilège”. Qu’est-ce que le Chef Inquisiteur a perçu en moi, l’intéressant tellement au point de vouloir obtenir un peu de mon sang ? Il faut que je sache la raison de ce changement de comportement de la part des spectres à mon égard. Bien qu’Esteban me déconseillât de rester, insistant sur sa volonté de me considérer comme vainqueur du “jeu”, je suis resté sur mes positions. Je dois savoir, et j’espère en savoir plus cette nuit. Une fois que les spectres reviendront dans ma chambre.

 

5 Juin 2023 :

 

    Je… Je n’aurais pas dû rester une nuit de plus. J’aurais dû écouter Esteban. Je ne sais même pas comment expliquer mon état à mes parents, une fois que je serais revenu à Aranjuez. La nuit dernière, j’ai bien cru que ma vie allait s’arrêter, au vu des nombreuses souffrances que m’ont fait subir les trois spectres. Ils ont fait de moi leur jouet, au nom d’un prétendu héritage de sang. Je ne sais pas s’ils ont dit vrai, et je préfère ne pas le savoir. Je ne demanderai jamais confirmation à mes parents. Leur poser la question, avoir comme réponse le fait que les spectres ne m’ont pas menti, ce serait comme détruire tout ce que je suis. J’ai peur. Peur de leur réaction en apprenant ce que je suis. Ce que je cache en moi. Ce mal dans mes veines. Cet héritage maudit fourni par le sang d’un meurtrier sadique, ayant pris plaisir à faire souffrir toutes les pauvres âmes étant tombées entre ses doigts.   J’ai vu tout ce qu’il a fait. Les actes innommables dont il a été coupable. Même le Pape Sixte IV a sûrement ignoré de quoi il s’est montré capable. Ça dépasse tout ce qui peut être concevable de la part d’un humain. Il n’y a guère que les tueurs en série qui soient capables de commettre de tels actes de barbarie. Et encore. Une infime partie d’entre eux. Je comprends mieux le pourquoi de ce prélèvement de sang maintenant. Les spectres échappant à la boucle temporelle doivent être dotés d’une sorte de faculté leur permettant de détecter les descendants de cette horrible personne. Ils ont en fait part au chef Inquisiteur les commandant, et celui-ci a voulu vérifier leur pressentiment par cette collecte de sang. La seule manière pour lui de confirmer  le statut de de l’héritier.

 

    Ils sont venus comme les autres fois dans ma chambre, en plein cœur de la nuit, passant par le mur du fond. Comme la nuit précédente, deux spectres du trio formé me retinrent les bras, sans que je puisse me débattre. Une fois fait, le chef Inquisiteur a traversé le lit, de la même manière qu’il l’avait fait la veille. Mais là, il ne m’a pas prélevé de sang. Il a apposé sa main sur mon front, et j’ai tout vu. TOUT. J’ai vu les horreurs perpétrées par Tomas de Torquemada. Celles dont on ne parle pas dans l’histoire. J’ai vu des femmes, des hommes et des enfants se faire torturer de façon horrible par ses mains. Il les a écorchés lentement, en souriant, ne prenant même pas en compte leurs suppliques ou leurs aveux. Seul comptait pour lui le plaisir de les voir souffrir. Il ne considérait aucune de ses victimes comme des humains, alors que c’était lui l’inhumain. Doigts coupés, jambes tranchées à l’aide d’une lame rouillée, ongles arrachés, corps placés vivants dans des cuves contenant de l’huile à très haute température. De quoi réduire un homme à l’état de bouillie difforme. Voilà ce qu’ont subis les suppliciés. D’autres voyaient leurs yeux énucléés, leur langue coupée pour qu'ils ne puissent plus crier ; ou se voyant obligés de manger des morceaux de chair de leur épouse torturée, elle aussi, à leurs côtés.

 

    Des années de souffrance commises à divers points de l’Espagne, au sein de lieux comme cette hacienda. J’ai reconnu d’ailleurs la crypte caractéristique où j’ai assisté, impuissant, au calvaire éternel de celles et ceux piégés dans la boucle. Mais là, il y avait d’autres victimes. Des centaines se sont succédé. J’ai vite compris que cet endroit était tellement imprégné de son plaisir de faire subir la souffrance des corps, que c’est comme s’il y avait une partie de son âme qui s’était nichée dans ses murs. Comme une marque indélébile. Un lien appelant ses descendants, ses héritiers à s’y rendre à travers les époques et le temps, sans même que ceux-ci s’en rendent compte. Il a laissé son esprit également au sein de cette crypte. Là où nombre de ses disciples, ceux ayant perpétué son “art” d’interroger, se sont abaissés aux pires horreurs comme lui l’avait fait.  

 

    Je comprenais aussi la nature de plusieurs facultés des spectres. Comme reconnaitre à travers le temps les liens du sang inhérent à celles et ceux qu’ils reconnaissaient comme les héritiers de Torquemada. Dont je fais partie. Oui, j’aurais voulu ne jamais savoir ce détail, mais si je parvenais à voir tout l’étalage de la vie de cet horrible tortionnaire aussi distinctement, cet ordonnateur des pires atrocités commises sur des humains, c’était parce que j’étais l’un de ses descendants. Une part de moi possédait une infime partie du sang de celui qui fut l’instigateur de l’Inquisition Espagnole. C’était la raison pour laquelle le chef Inquisiteur de ces lieux, et ses assistants avant lui, ont détecté ce qui coulait en moi. Leurs facultés leur permettent de déclencher comme une sorte de signal en eux leur indiquant la présence d’un des leurs dans un environnement proche. Plus ce signal est fort, plus ils peuvent le sentir. Ce ne sont pas les cris et les regards des suppliciés qui les ont attirés à moi lors de la deuxième nuit dans la crypte. Ils ont simplement ressenti la présence d’un des leurs.

 

    C’est après que j’ai subi mon calvaire personnel. Je ne sais par quelle magie, mais j’étais comme collé sur les draps de mon lit. Comme emprisonné dans un carcan invisible me retenant bras et jambes. J’ai pu percevoir un sourire sur chacun des trois spectres. Un sourire machiavélique en disant long sur ce qu’ils préparaient de faire. Le chef Inquisiteur a alors sorti de sous son scapulaire une sorte d’étui en cuir. Il l’a étalé sur le lit, devant moi. J’ai eu l’impression qu’il voulait que je comprenne parfaitement ce qu’il m’était destiné. Il y avait plusieurs outils dont je ne saurais même pas décrire, tous prévus pour la torture physique. Il en distribua quelques-uns à ses comparses, et ils s’affairèrent immédiatement après à leur besogne. Juste avant, le dirigeant de toute l’opération prit la peine de me parler. Dans un parfait espagnol cette fois. Sans doute une étape de plus dans son sadisme, afin de s’assurer que je comprenne parfaitement la raison de leurs actes à venir. Il m’a confirmé que ses capacités, à lui et ses hommes, ont vu en moi un descendant de Torquemada. Une figure presque paternelle pour cet être devant moi. Le sang prélevé la veille a certifié que j’étais un vrai Torquemada. Mais il voulait s’assurer que je possédais les mêmes dispositions qu’eux, avant de déterminer si j’étais digne de les rejoindre dans la boucle.

 

    Celui qu’il appelait son « maître » ne craignait aucunement la douleur appliquée aux chairs, aussi profondes soient-elles. Chaque disciple sous ses ordres se devait d’ailleurs de pratiquer une forme d’initiation avant de prétendre devenir un vrai Inquisiteur à ses yeux. Une initiation qui impliquait de subir plusieurs « tests » de torture. Une manière pour moi de prouver que je méritais ma place auprès d’eux. J’ai alors tenté d’indiquer que je ne voulais pas de cet héritage. Je n’en ai jamais voulu. Je refusais de passer ce test, comme il disait. Je voulais qu’ils s’en aillent et me laissent tranquille. J’avais promis, en signant le contrat, de ne jamais révéler ce que j’avais vu au sein de l’hacienda. Mais le spectre n’a rien voulu entendre. Il disait qu’en tant qu’héritier du sang des Torquemada, je ne pouvais me soustraire à mon destin. C’est ce dernier qui m’avait amené à me rendre à Las Herendez. Il m’avait guidé jusqu’ici pour que je prenne conscience de qui j’étais. Pour que je perdure mon héritage au sein de cette hacienda à travers le temps. La première étape consistait à passer l’épreuve de la chair. Si ma résistance à la torture s’avérait concluante, comme pour tout Torquemada digne de ce nom, alors l’ensemble des moines procèderait la nuit suivante à mon élévation en tant qu’Inquisiteur. Ce qui impliquait que je devienne un spectre à mon tour. Bien sûr, avant ça, je devrais mourir. Une mort brutale, tout comme eux l’avaient subi. C’était la condition pour rejoindre la boucle.

 

    Je hurlais que je ne voulais pas rester ici pour l’éternité, espérant que mes cris alertent Esteban, qui pourrait alors me venir en aide. Mais il ne vint pas. Je supposais que les capacités des spectres leur permettaient d’agir en formant une sorte de « bulle d’insonorisation » autour d’eux. Ce qui faisait que rien d’autre qu’eux et moi ne pouvaient entendre mes jérémiades apeurées. Malgré cette évidence, j’ai hurlé de nouveau à l’attention du spectre devant moi. Je lui disais que je ne voulais pas devenir un monstre comme lui. Je ne voulais pas torturer éternellement ces malheureux dans la crypte. Ce à quoi le chef Inquisiteur me répondit que si les tests étaient probants, je ne pourrais pas échapper à ce que je suis. Un Torquemada se doit de devenir Inquisiteur : il n’a pas le choix. C’est quelque chose qui était inscrit dans mes gênes, quoique je dise ou fasse. Je ne pouvais pas me soustraire à ce qui faisait partie de moi. J’ai voulu à nouveau le convaincre, lui demander s’il n’existait pas une autre forme de test qui pourrait, au contraire de ce qu’il s’apprêtait à faire, me permettre de renoncer au destin qu’il me promettait. Au lieu de ça, il a apposé sa main sur ma bouche. J’ai senti un fluide glacial parcourir mes lèvres et mes dents, me bloquant toute possibilité de parler. Et donc de crier. Juste après, toujours en souriant, il s’est appliqué à me montrer un instrument semblable à une sorte de scalpel, et il a commencé à le planter dans la chair de mon torse, qu’il a préalablement débarrassé de mon tee-shirt, en le découpant méticuleusement, lentement. C’était comme si je me trouvais dans une chambre d’hôpital et qu’on me préparait pour une future opération. J’ai senti la lame pénétrer mon corps, laissant couler mon sang sur ma peau, sur plusieurs centimètres. La douleur était presque intenable. Mon « chirurgien » étant doté d’une perversité dans ses mouvements sans égal, montrant le plaisir qui émanait de lui à cet acte.

 

    Il découpait des lambeaux de ma peau à plusieurs endroits, creusant à chaque fois plus profondément, me faisant libérer des centaines de hurlements à l’intérieur de moi, à défaut de pouvoir les faire sortir de ma bouche. Dans le même temps, les deux autres spectres faisaient de même sur d’autres parties de mon corps, s’appliquant à me faire souffrir le plus possible, c’était évident. Ils m’ont découpé un bout d’oreille, lacéré la paume des mains, les arcades sourcilières, une partie du cuir chevelu, l’intérieur du corps même. J’ai eu la nette impression de sentir la pression de doigts sur plusieurs organes, me causant détresse et une relative agonie. J’ai dû voir l’ombre de la mort des dizaines de fois tellement ce que j’ai subi a été d’une atrocité sans nom. J’aurais voulu m’évanouir pour qu’au moins je ne ressente plus mon calvaire avec une telle puissance. Mais les pouvoirs des spectres ne me laissaient même pas le loisir de recourir à cette solution. L’initiation appliquée par les spectres me parut durer des jours entiers. Je n’eus plus la notion du temps à ce niveau de souffrance. Mon corps me parut ne plus être qu’un chantier à cœur ouvert. Et je vous jure que ce n’est pas une image. Le chef Inquisiteur a porté ce dernier entre ses mains, me le montrant avec fierté. J’aurais dû mourir à cet instant. Pourtant, par je ne sais quel miracle occasionné par les facultés des spectres, bien que mon cœur et d’autres organes étaient sortis de mon corps avant d’être remis en place, je suis resté en vie. Inexplicablement.

 

    Chaque fois que le chef Inquisiteur a touché l’un d’eux, ce fut comme s’il injectait une forme de fluide à l’intérieur. Une marque, une connexion invisible. Celle-ci se diffusant dans mes vaisseaux sanguins une fois que mes organes reprirent leur emplacement initial. Je suis incapable de définir avec précision, par le biais de mots, la sensation indescriptible que j’ai ressentie. Ce fut comme une mort imminente, mais sans que mon âme monte en hauteur et puisse observer le corps physique resté plus bas. Puis, tout s’arrêta, sans que je sache à quel moment mon calvaire fut stoppé par la volonté de mes tortionnaires spectraux. J’ai retrouvé la faculté de me mouvoir, pendant que les spectres se sont retirés, repartant vers le mur du fond. Avant de prendre congé, le chef Inquisiteur s’est retourné, et s’est adressé à moi, le visage rempli de joie. Il se montra fier de m’annoncer que j’avais parfaitement réussi l’initiation. J’étais un vrai Torquemada, prêt à les rejoindre la nuit suivante. Il rajouta qu’il allait faire préparer une tenue pour mon intronisation à venir. Dans 24 Heures. Après qu’ils furent tous les trois finalement repartis, je me suis effondré de chagrin. Je ne sais combien de litres de larmes sont ressortis de mon corps à cet instant. Plus que tout être humain est capable d’en déverser dans toute une vie sans nul doute. Je n’ai pas attendu le matin pour partir. Je n’en ai même pas fait part à Esteban. Je pense qu’il comprendra très vite, même sans être au courant des détails de ce qui s’est passé, qu’il m’a été impossible de rester une minute de plus au sein de ce lieu maudit.

 

    Je ne désirais pas croiser son regard en lui avouant que j’aurais dû l’écouter : j’aurais dû partir la nuit précédente. Je ne voulais pas subir la peine dans ses yeux une fois qu’il eut compris que je venais de subir la pire des nuits de toute mon existence. Je refusais d’être pris en pitié, ni rassuré. Tout comme je n’avais pas besoin qu’il me rembourse pour avoir tenu deux nuits de plus que mes prédécesseurs. Je sais qu’il aurait tenu sa promesse, me remboursant la somme versée pour mon séjour à titre de récompense, comme il me l’avait promis la veille. Mais ça ne m’intéressait pas. Ça ne m’intéressait plus. Je suis donc parti en pleine nuit, m’employant à faire le moins de bruit possible pour ne pas réveiller Esteban. Pour ne pas à me retrouver à lui avouer que je regrettais de n’avoir pas su m’arrêter à temps. J’ai traversé les bois, sans rencontrer les soucis récoltés lors de ma venue à l’hacienda. Sans doute que les esprits des morts et les autres créatures y vivant ont compris que je suis devenu comme eux. Une victime des spectres et leurs abominations. Ou tout simplement un nouvel Inquisiteur en devenir. J’ai fait de même en parcourant les rues de Pluento, prenant le chemin du retour vers Aranjuez. Je n’ai même pas pris la peine de m’arrêter durant tout le trajet. Que ce soit pour manger ou me reposer, ni même remplir le réservoir d’essence de ma voiture. Je n’étais même pas sûr de parvenir à rentrer sans subir une panne sèche. Mais quelle importance ? Si j’en viens à dépérir, en me retrouvant piégé en pleine campagne, sans aucune possibilité d’aide de quiconque, ce sera sans doute la meilleure chose qui puisse m’arriver. Je rendrai service à l’humanité tout entière.

 

    Quel sort le destin me réserve-t-il ? Quel poison les spectres ont insinué en moi lors de mon « opération » ? Tout comme les atrocités commises par l’Inquisition Espagnole, sous l’égide de Torquemada, dont j’étais un des descendants, vais-je perpétrer, malgré moi, leur propension à faire souffrir de pauvres quidams dont le seul tort est de ne pas avoir des mœurs propres à satisfaire les dogmes de l’Église Catholique ? Je préfère ne pas y penser. Pour l’instant, je vais me contenter de rentrer chez moi, si mon karma me le permet, et me reposer dans ma chambre, sans rien dire à personne. Mes parents, qui n’ont pas eu la moindre nouvelle depuis, sans possibilité de savoir où je me trouve, mon portable étant déchargé, et ont sans doute prévenu toutes les autorités possibles de ma disparition, ne comprendront probablement pas mon attitude. Tout comme ils se poseront des questions sur mon état et mon désir d’être seul. 

 

    Je ne pense pas être capable de leur dire un seul mot qui puisse apaiser leurs inquiétudes en me voyant revenir tel que je suis. J’ai caché du mieux que je pouvais mes nombreuses plaies, à la suite de mon « initiation », mais certaines ne peuvent être dissimulées efficacement. Viendra forcément un moment où la plupart seront vues, avec les interrogations qu’elles susciteront, en plus de l’horreur de leur découverte. Surtout concernant ma mère... Le récit de ce que j'ai vécu permettra à qui le lira de comprendre ce qui s’est passé et d’en déduire le pourquoi d’un certain renoncement à vivre un quotidien devenu futile à mes yeux. Continuer mon existence alors que je suis destiné à faire le mal autour de moi, est-ce vraiment ce qui sera amené à me définir à l’avenir ? Pour autant, je suis bien trop lâche pour attenter à ma vie. Je sais que je ne trouverai jamais le courage de couper mon fil de matérialité. Je laisse le soin à mon corps de décider quand arrivera le meilleur moment pour que je parte. Je sais que mes parents seront tristes. Mais je préfère qu’ils gardent de moi l’image du garçon idéal, tel qu’ils le conçoivent. Plutôt que celle d’une aberration de la nature, coupable de morts par centaines de manière abominable.

 

    Donc, voilà. Ces lignes seront les dernières. Je ne peux même pas prétendre à une vie monastique pour protéger le monde de ce que je suis peut-être amené à devenir. Bien que je ne sache pas les conséquences de mon initiation en dehors de l’hacienda. Ce serait comme intégrer un loup dans une bergerie, et ma culpabilité s’alourdirait encore plus. Je ne veux pas de ça. Il vaut mieux laisser faire le temps. Je vais donc laisser ce journal à la portée de qui voudra le lire, quand je jugerais être en mesure de le faire savoir. Que ce soient mes parents ou mes amis les plus aptes à comprendre ce que je vis intérieurement. Quelque chose me dit que ce sera Alvaro qui sera le premier à lire ceci. Grand bien lui en fasse. Je sais qu’il sera le plus efficace pour faire admettre la vérité à mes parents et aux autres. J’ai déjà une place en enfer. Je suis même quasiment une de ses créatures, vu le sang coulant en moi. Mon héritage. Il ne me reste plus qu’à attendre mon sort dans mon coin, loin de toute tentation de commettre l’irréparable de mon propre chef. Par instinct hérité de l’initiation commise par les spectres de Las Herendez. 

 

     Je terminerai en m’adressant particulièrement à toi, Alvaro. Comme déjà dit, te connaissant, et sachant que je te considère comme un frère, tout comme mes parents te voient comme un deuxième fils, je suis persuadé que c’est toi qui liras ce journal. Tu seras sûrement surpris, épouvanté, incrédule aussi de ce que j’y relate. Mais quoi que tu en penses, je compte sur ta confiance en moi et ton amitié indéfectible pour déterminer que tout ce qui y est décrit est la stricte vérité. Ce journal, c’est un souvenir. Une trace de ce que je suis devenu ou suis amené à devenir dans un futur proche. Le témoignage d’un déjà damné. Par contre, je t’en conjure. N’essaie pas de vouloir vérifier par toi-même la véracité de tout ce que j’ai écrit sur l’hacienda. Je te connais : je sais que tu seras tenté, ne serait-ce que pour rassurer mes parents. Pour leur prouver que ce journal est juste la preuve que j’ai subi un lavage de cerveau ou un truc du genre, m’ayant fait écrire des inepties sans queue ni tête. Je sais que tu te demanderas qui a mis ces idées dans mon esprit, car tu auras du mal à admettre la possibilité que tout ce que j’ai relaté est la pure vérité. Tu voudras chercher un coupable à mon état, alors que le seul qui le soit… c’est moi-même.

 

    Alvaro, si c’est bien toi qui consultes ce journal en ce moment, surtout promets-moi de ne pas aller là-bas quand je serais en état d’écouter quelqu’un. Promets-moi de ne pas te rendre à l’hacienda, de ne pas y séjourner pour vérifier mes dires. Si jamais tu as, toi aussi, du sang des Torquemada ou l’un de ses disciples coulant dans tes veines, tu deviendras également un damné. Il y a assez d’une âme en peine comme moi sur Terre. Ne sois pas stupide comme je l’ai été. Résiste à cette tentation et efface de ta mémoire l’existence même de cette hacienda... ”

 

    Le journal se termine ainsi, me mettant dans une position compliquée. Est-ce que je dois expliquer en détail ce qui est arrivé à Ignacio, tel qu’il le décrit dans ce journal ? Ou bien dois-je, en me conformant au désir de mon ami, me taire sur tout et inventer une autre vérité pour expliquer son état ? Dans les deux cas, je sais que ses parents en souffriront, c’est indéniable. Alors que choisir ? La vérité ou le mensonge ? On dit que dans un tel état de figure la pire configuration est souvent la meilleure solution. On en souffre quelque temps, des années peut-être, mais on finit par guérir de ses blessures. Aussi profondes soient-elles. Cependant, dans le cas présent, la pire solution n’est pas claire. Ignacio a beau être proche d’un marginal, capable de tout pour mettre à jour des vérités insoupçonnables, je ne le vois pas mentir sur des faits aux proportions tellement ubuesques. Ce n’est pas son style. À moins d’y avoir été obligé pour masquer une vérité encore plus terrible.

 

    Je suis désolé, Ignacio, mais pour la première fois de ma vie, je vais te décevoir. Je ne peux pas me résoudre à annoncer à tes parents ce que tu décris dans ces lignes, sans savoir si elles sont le fait d’un délire causé par l’absorption d’une drogue ou je ne sais quoi d’autre. Ou bien parce que tu as inventé toute cette histoire abracadabrante dans le seul souci de protéger quelqu’un qui ne mérite sans doute pas ta compassion. C’est le discours que je me suis fait dans ma tête pour me convaincre de faire le meilleur choix possible. Quoiqu’il se soit passé ayant transformé mentalement Ignacio, je sais que les réponses se trouvent là-bas, dans cette hacienda. J’ai décidé de cacher le contenu du journal aux parents d’Ignacio. Je sais qu’ils ne l’ont pas lu. Je leur dirai qu’il n’y a rien de plus que ce qu’ils savent déjà sur les étapes de son parcours et qu’il leur a expliqué par téléphone. Seule la dernière d’entre elles se montre obscure : il n’y a aucune précision sur ce qui s’est déroulé là-bas. Un mensonge, mais un mensonge salutaire pour eux, au vu de ce que j’ai lu qui leur ferait plus de mal qu’autre chose.

 

    Je vais leur dire que je m’engage à découvrir ce qui en est en pratiquant moi-même le voyage. L’itinéraire se trouve dans le journal, tracé sur une carte. Je saurai ainsi si Pluento existe véritablement, tout comme l’hacienda. Je vais me rendre à Merida dans un premier temps. Je me dois de suivre un parcours identique à celui d’Ignacio. Et pour ça, il me faut croiser le chemin du fameux Luis. Lequel m’amènera au deuxième frère évoqué dans le journal : Matias. Ce qui me dirigera vers la fameuse hacienda maudite. Là où se trouve la vérité à toute cette histoire. Je saurai qui a rendu Ignacio à l’état de loque humaine, ayant perdu toute envie de vivre, causant l’inquiétude constante de ses parents depuis son retour. Je sais qu’ils me font confiance et qu’ils approuveront ma décision. Bien évidemment, je n’en soufflerais mot à mon ami. Vu ses derniers mots, je ne ferais qu’aggraver le désespoir affiché à travers les lignes de ce journal, s’il apprenait que je me rends là-bas. De toute façon, dans son état actuel, il ne comprend même pas qui est dans la même pièce que lui, tellement il est plongé dans ses ténèbres intérieures.

 

    Dès demain, je prendrai la route. J’espère juste ne pas constater sur place qu’Ignacio avait raison et que je vais me rajouter à la liste des victimes des soi-disant fantômes de Las Herendez. Mais je suis bien trop cartésien pour croire à cette possibilité. Soyons sérieux. Des spectres de l’Inquisition Espagnole ? Un bois rempli de créatures étranges ? Un contrat ? Nous sommes au XXIème siècle : rien de tout ça ne peut exister. Dans le pire des cas, mon ami m’occasionnera d’effectuer une belle balade et pourra se vanter d’avoir mis en place l’un des plus beaux canulars que j’ai eu l’occasion de lire. Ce qui est déjà un exploit en soi. Pour le reste, j’en saurais plus une fois là-bas. Et puis, si je ne reviens pas, j’ai pris la liberté de programmer cette vidéo pour qu’elle soit automatiquement publiée dans 8 jours sur plusieurs réseaux. Le temps pour moi de me rendre sur place et de participer au “jeu” demandé par Esteban après avoir signé le contrat. Si je ne donne pas signe de vie et que cette vidéo est mise en ligne, vous saurez ce que signifie sa publication. Vous qui la regardez en ce moment...

 

LEXIQUE

 

(1)   Pequeno de Amor : Petit amour

(2)   Lastima ! : Pitié !

(3)   Adayama ! : à l’aide !

(4)   Por Favor, Senôr ! : S’il vous plait, Monsieur !

(5)   Salvanos ! : Sauvez-nous !

 

Publié par Fabs