Au mieux, les détracteurs de ces hommes passionnés par la mer
s’amusaient à relever les incohérences de leurs propos, soulignant des vérités
géologiques, anatomiques ou répondant à des connaissances établies par les plus
hautes instances scientifiques connues. Ils ne pouvant prétendre à accepter les
dires de ce qu’ils désignaient comme des affabulations d’ivrognes notoires ou
venant de personnalités sujettes à discussion, car cherchant la notoriété d’un
parterre de néophytes crédules. Au pire, ces malheureux témoins de mésaventures, ayant failli voir
leur vie finir dans un fracas de vagues ou d’autres impacts notables, se
voyaient conspuer de toutes parts par ceux-là mêmes leur vouant une admiration
sans bornes avant cet évènement qui les marqueraient à jamais. Que ce soient
leurs collègues marins, leurs amis ou même des membres de leur famille qu’ils
pensaient dévoués.
Du jour au lendemain, ils sont passés du statut de référence en
matière de navigation, des experts de la vie maritime et tous ses aléas, à
celui de paria refoulé du pied par autant de personnes qu’il n’en vivait, dans
les ports où ils avaient officié toute leur vie durant avant ce jour. Dès lors,
aussi ouvertes soient-elles, rares étaient les personnes leur accordant le
bénéfice du doute sur ce qu’ils prétendaient avoir vu sous la surface de ces
eaux, et qui, selon eux, abritaient des horreurs insondables et dépassant la
compréhension humaine. Ils étaient rejetés par leurs pairs, voyaient leur réputation
tomber comme on tranche une tête de poisson, n’osant même plus lever les yeux
sur leurs épouses ou leurs enfants. De peur d’y voir le même regard de dédain
et d’indignation perçu ailleurs. On les considérait comme l’équivalent de
bonimenteurs de foires, cherchant l’apitoiement des naïfs en leur montrant des
prétendus monstres. Alors que ce n’était pour beaucoup que le fruit d’une
mascarade éhontée, fabriquée à partir de bouts de ficelle.
Voilà dans quel état mental se retrouvaient ces anciens amoureux
des beautés de l’océan, devant désormais se contenter d’observer l’horizon à
défaut de pouvoir naviguer. Pour la simple et bonne raison que plus personne ne
croyait en eux. Il en est qui se sont fait une raison, et même une occupation à
leur morne vie qui constitue leur quotidien. Ceci en racontant à qui veut
l’entendre le détail de leur aventure ayant coûté la vie à leur équipage, leurs
compagnons d’infortune. Des récits déclamés à l’intérieur de troquets en échange d’une
bouteille remplie du seul liquide qu’ils peuvent désormais voir tanguer devant
leurs yeux, dans le creux des verres qu’on leur offre. D’autres choisissent de
ne plus parler, submergés par la honte, doutant d’eux-mêmes sur ce qu’ils ont
cru apercevoir. C’est un destin bien sombre montrant bien que les vrais
monstres ne sont pas ceux régissant les abysses, mais bel et bien les êtres
humains.
Alors, comment parvenir à vous convaincre que ce que j’ai moi-même
vécu n’est pas une fable issue de mon inexpérience de la mer ? Moi qui ne
suis qu’un bien faible orateur, j’ai choisi l’encre et le papier pour donner à
mes mots l’infime espoir d’être perçus comme autre chose que les élucubrations
d’un fou sortant d’un affrontement ô combien dévastateur contre des éléments
déchaînés sur une mer revancharde. Peut-être était-ce ma punition de ne pas avoir écouté mes frères
et mes sœurs partageant mon austère vie sur l’ile où j’ai choisi de m’établir
il y a déjà 10 ans de cela… Je revois ce cher Driis, me
suppliant de ne pas défier les flots aux dents d’écume, pour un parcours bien
trop hasardeux et menaçant de ne pas me voir revenir au sein de ce qui
constituait mon peuple, ma famille.
Il avait les yeux embués de larmes, insistant sur sa demande à mon
encontre de patienter jusqu’au lendemain matin pour entreprendre la mission que
je m’étais fixé. Il dut se résigner face à mon caractère obtus de grande
envergure. Au moins autant que ne l’était la voile de ma frêle embarcation. Si
je ne pouvais pas répondre aux attentes de mon frère d’adoption, c’était parce
que la situation l’exigeait prestement. Les ravages causés sur les récoltes de notre île par ces nuées
d’insectes avaient mis à mal nos possibilités de pitance, et par là-même la
survie de toute la population de notre contrée. Je me devais de me rendre sur
le continent pour quérir l’obtention des produits pouvant annihiler cette
invasion intempestive toujours présente, et cause de maladies infectieuses
ayant touché nombre d’enfants.
Nous avions de quoi guérir les malades, mais nos ressources
n’étaient pas inépuisables. Tant que ces maudites bêtes ailées ne seraient pas
éradiquées de manière définitive, il y aurait d’autres victimes de leurs
méfaits. Ce n’était pas tant qu’elles détruisaient les épis de blé et autres de
nos cultures qui était le plus alarmant. Nous avions survécu à bien d’autres
fléaux par le passé, et possédions des serres couvertes capables de subvenir à
nos besoins vitaux pendant un temps convenu. Cependant, leurs déjections presque invisibles se déversaient ou
étaient transportés par les vents au sein de notre eau. Bien sûr, nous avions
pris la précaution depuis longtemps de munir nos puits d’une protection en
adéquation avec d’autres méfaits de la nature, n’ouvrant le couvercle cachant
l’ouverture qu’au moment où nous avions besoin de puiser ce qu’il fallait. Mais ces petites vermines pleines de vilénie nous donnaient
parfois l’impression de viser les seaux portés par nos femmes et nos enfants,
dans le seul but de nous nuire. Quand elles ne le faisaient pas directement,
c’était comme si les éléments naturels leur prêtaient main forte dans
l’accomplissement de leur tâche nocive.
C'est pourquoi ce voyage était devenu une nécessité pour notre
survie à tous, afin de ne pas rejoindre nos ancêtres devant s’attrister de ce
que nous subissions. Bien plus tôt qu’il ne l’était prévu par les
divinités nous ayant donné la vie. Une situation assez ironique en y repensant
bien. Lors de mon arrivée sur ce petit bout de terre, il y avait 10 ans de
cela, je n’étais rien de plus qu’un pestiféré aux yeux des habitants. Un
étranger qui n’avait pas sa place au sein de leur communauté. J’ai dû me battre
pieds et ongles pour gagner le droit de devenir l’un des leurs. Ce qui n’a pas
été facile tous les jours, croyez-moi. A cette époque, je sortais d’une phase de divorce difficile
m’ayant tout fait perdre : mon fils, ma maison, mon travail. Je n’étais
plus rien. Je devais changer d’air, partir vers d’autres horizons. Vivre une
nouvelle existence loin de mon Australie natale. Elle me rappelait trop l’échec
de mon parcours et mes choix hasardeux m’ayant conduit à devenir l’ombre de
moi-même, arpentant les rues en quête de travail, soumis à l’indifférence de
ceux qui, jadis, avaient été mes voisins.
Il ne me restait, comme unique possession, que le bateau m’ayant
conduit à cette île que je percevais comme le symbole d’une délivrance. Un
havre qui me ferait repartir d’un bon pied et oublier quelque peu celui que
j’étais avant d’avoir traversé une première fois la mer. Ce n’était ni plus ni
moins qu’une coquille de noix, mais les cieux avaient été cléments pour ce
trajet m’ayant conduit à ma nouvelle patrie. Ce qui fait que je suis arrivé
sans encombre sur cette terre devenue mon chez-moi. Driis a été un des premiers
à m’accorder une certaine confiance, dédaignant les mises en garde de ses
compatriotes qui ne me voyaient que comme un parasite leur volant une partie
des ressources offertes par l’île. Je m’étais construit une petite hutte en
hauteur, que j’eus bien du mal à faire tenir debout sur un trio d’arbres
semblant attendre que j’y pose les planches de ma demeure.
J’ai trimé dur pour parvenir à une maison décente, me protégeant à
la fois des intempéries, mais aussi des quelques animaux vivant au sein de la
jungle jouxtant le village de mon voisinage direct. Les premiers habitants de
ce territoire libéré de toute représentation de la technologie moderne.
C’étaient des gens simples, vivant de pêche, de chasse et de tout ce que leur
apportait la nature. Pour ne pas brusquer leurs habitudes, j’avais choisi
volontairement de ne pas être trop proche du village, dans un esprit de respect
et de courtoisie. Je voulais leur montrer que je ne serais pas une gêne pour
leurs traditions et leur vie de tous les jours, espérant qu’avec le temps, ils
se feraient à ma présence. Ce qui fut le cas. Grâce à Driis, qui subissait
régulièrement les foudres des autres pour venir m’observer de près. Il semblait très intéressé par les quelques plants de maïs et de
blé que j’avais apporté de mon ancien pays et qui constituait un complément à
la base de mon alimentation. Le choix de privilégier la nourriture à base de
cultures, ça a aussi été une des raisons pour laquelle les autochtones ont
accepté mon établissement sur leur île. De cette façon, j’étais moins considéré
comme un “Risdi’Nac”, un voleur dans leur dialecte.
Les mois ont passé, et après avoir été un simple guetteur de mes
moindres faits et gestes, Driis a tenté des approches plus directes envers moi.
Je ne comprenais pas son langage, mais nous sommes parvenus à communiquer
malgré tout. Pour ce faire, nous usions de la désignation d’objets, de plantes,
des tenues vestimentaires que moi et lui nous arborions… Ce fut un
apprentissage long et fastidieux, mais j’appris ainsi des bribes du “Nal’Luoc”, constituant la langue de ce peuple pacifique. Après six mois de présence, on m’accorda le droit de venir au
village, avec l’aide de Driis, devenu le garant de mon intégrité envers ce qui
allait devenir ma nouvelle patrie. Je rencontrais le chef, parvenant à me faire
comprendre sur mes intentions dénuées de toute tentative de nuire en quoi que
ce soit aux Nal’luociens. Deux mois plus tard, je parlais parfaitement leur
langue, et j’étais officiellement adopté par la majorité d’entre eux. Il y avait encore quelques
méfiances de la part de certains, mais ça restait minime. Quelques semaines
d'entraide de ma part, comme des sorties en mer pour pêcher ou la plantation de
champs de blé et de maïs pour l’ensemble du village, finirent de les convaincre
que j’étais désormais un vrai Nal’luocien. Mes connaissances dans divers
domaines étaient très appréciées. Je racontais même des contes et légendes
typiquement australiennes à des enfants assidus, buvant chacune de mes
histoires.
J’étais heureux et fier d’être reconnu comme l’un d’eux. Heureux
de voir leurs sourires en me voyant les aider à tisser des filets, à consolider
le toit de leurs huttes après une bourrasque ayant causé plusieurs dégâts. Le
chef du village m’appelait “Dag’nos”. Ce qui signifiait “mon
fils”. Concrètement, ça faisait de moi le frère officiel de Driis,
puisque celui-ci était le fils légitime du dirigeant des Nal’Luociens. Je m’investissais énormément dans le bien-être de chacun, et, sans
me vanter, je dois dire que j’étais un peu leur ange-gardien. Toujours là pour
écouter une mère ne comprenant pas les désirs de son fils de partir à la chasse
au requin, malgré les dangers ; apprenant les rudiments de l’écriture sur
des parchemins faits à partir de feuilles de palmier et d’encre de seiche…
Chaque fois que quelqu’un avait besoin d’un conseil ou de toute forme d’aide,
j’étais le premier vers qui nombre d’habitants du village se tournait. Ce qui
me remplissait de joie.
C’est toujours dans cet esprit d’aide que j’ai décidé de
traverser l’océan, en direction de mon pays autrefois quitté, l’Australie. Le
but étant d’en ramener les produits indispensables pour éliminer la menace que
constituaient ces insectes ne montrant aucun signe de repartir d’où ils étaient
venus. À dire vrai, ils avaient une constitution étrange. Je ne m’y connaissais
pas vraiment, n’étant pas un entomologiste chevronné. Cependant, la forme de
leur corps, les appendices qui en sortaient, la longueur de leurs ailes… Je
n’avais jamais vu ça à travers les pages des livres lus durant mon enfance, et
même après. Ils étaient arrivés juste
après le passage d’un grand navire au large. Le chef et Driis m’ont affirmé
qu’en dehors de moi, ils n’avaient jamais vu un bateau naviguer dans les
alentours. L’ile étant en dehors des routes maritimes empruntées par les
compagnies marchandes, et même plaisancière. Le lendemain, un typhon s’est
déclaré, causant de nombreux dégâts sur le village. Heureusement sans grande
gravité. Deux jours plus tard, ces insectes curieux se déversaient en nombre
sur notre île avec les conséquences que je vous ai déjà relatées plus tôt.
Je ne pouvais pas l’affirmer avec certitude, mais la présence de
ce navire au large ayant précédé la tempête, puis l’arrivée des insectes,
j’avais du mal à croire que ça ne puisse être qu’une simple coïncidence. Et
encore aujourd’hui, après avoir vécu tous les évènements suivant mon départ en
mer pour rejoindre l’Australie, il y a quelque chose en moi qui me conforte
dans l’idée que ce navire a peut-être été le point de départ de ce qui m’est
arrivé. J’ignore s’il s’agit d’une technologie nouvelle capable d’influer
sur la météo, et ayant, par inadvertance, ouvert une brèche dans le temps et
l’espace, expliquant mon périple futur. Ce dont je suis sûr, c’est que la
présence de ce bateau non loin de l’endroit même où je me suis retrouvé coincé
dans une nouvelle déclaration de force de l’océan, a forcément un lien, ne
serait-ce qu’indirect, avec la formation de deux tempêtes similaires en
l'espace de trois semaines.
La deuxième fois, personne n’a vraiment fait attention à la
présence ou non de ce fameux bateau. Nous étions bien trop occupés à combattre
le mal occupant le corps des enfants et des femmes, les plus gravement touchés.
Les hommes de constitution fragile étaient également fortement infectés. Seuls
les hommes étant plus solides d’un point de vue anatomique semblaient être en
mesure de résister à cette maladie causée par ces insectes. Si je n’avais pas réussi à
ériger, avec l’aide de la plupart des habitants, des serres de fortune quelques
mois avant l’irruption de ces bêtes au sein de notre île, cela en utilisant là
encore les propriétés des feuilles de palmier et d’une partie de la production
de rizières implantées autour du village et formant quelque chose de similaire
aux panneaux de papier des habitations japonaises traditionnelles, la faim
aurait fini par tous nous décimer. Nous étions tous inquiets de la propagation
de ce virus d’un genre nouveau. Même si le bateau s’était peut-être effectivement
montré au large, nos yeux étaient tous tournés vers nos proches. Ce qui se
passait sur la mer à ce moment-là était le cadet de nos soucis.
Cet aparté étant fait sur ce qui m’a conduit à entreprendre ce
voyage, avec le désaccord de Driis qui craignait que je ne
survivrais pas à la colère de l’océan, j’en reviens donc au jour de mon départ.
La tempête était encore balbutiante, mais les signes ne trompaient pas :
elle s’annonçait au moins aussi violente que la première s’étant abattu sur
l’île deux semaines plus tôt. Je me suis retenu de pleurer à mon tour en
m’éloignant du rivage, progressant sur les flots commençant à se charger de
houle au fur et à mesure de mon avancée. Ces pleurs naissants, ce n’était pas
seulement à cause des larmes de Driis me criant à tue-tête
“N’Val’Ac Mar ! N’Val Ac Mar”, ce qui
signifiait “Reviens-nous vite ! ; mais aussi par la crainte qui
s’insinuait en moi de ne pas revenir à temps pour sauver les Nal’Luociens.
Mon peuple. Ma patrie d’adoption.
Quelques minutes plus tard, je me retrouvais au cœur des éléments,
encerclé par d’immenses vagues frappant avec force la coque de mon bateau,
balayé par des vents déchirant presque ma peau et mettant à mal la voile de mon
esquif. J’ai bataillé durant une période que je jugeais interminable, n’ayant
pas de notion concrète du temps passé. J’avais l’impression que la mer entière
s’était donnée comme mission de guerroyer contre moi et la mission qui
m’incombais. Le pont se gorgeait d’eau, et j’avais toutes les peines du monde à
écoper pour ne pas sombrer corps et âme. C’est alors que, au cœur du typhon dévastateur cinglant mon visage
et mon bateau, j’ai remarqué d’étranges lueurs semblant venir du plus profond
de la mer et remontant à la surface. Elles perçaient l’écume jusqu’à s’élever
en colonne de lumière devant mes yeux. D’où pouvait bien venir cette bizarrerie
? Bien que non marin de profession, n’ayant acquis ce bateau que comme une pure
distraction de l’homme aisé que j’étais auparavant, je n’avais jamais entendu
parler d’un tel phénomène. Mais ce n’était que les prémices de quelque chose de
plus fou encore.
Devant mes yeux ébahis, il se formait alors un immense tourbillon
nimbé lui aussi de lumières paraissant tournoyer dans ses sillons en une valse
infinie. Il ne me fallut que quelques secondes pour comprendre le danger que
représentait cette aberration aquatique, voyant mon embarcation
irrésistiblement attirée par le centre de gravité représenté par ce maelström
infernal. Et vu ce qui suivrait, ce terme est on ne peut plus juste et
représentatif de ce que je m’apprêtais à subir de plein fouet. En seulement une poignée de minutes, je me retrouvais, moi et mon
bateau, au centre des turpitudes du tourbillon. La tête me tournait
horriblement, parvenant tout juste à m’accrocher à la base du mât, dont le haut
et la voile y étant rattaché se disloquèrent dans un bruit assourdissant. Je
recevais des éclats de bois se fichant dans la chair de mes bras. Mais j’étais
bien trop apeuré par la situation pour ressentir la moindre douleur. J’étais
désespéré, mais je ne pensais pas à moi dans l’instant : je craignais de
ce qui subviendrait à Driis, son père et tous ceux qui
étaient mes frères et sœurs, à cause de l’échec de ma mission. Je n’avais écouté que mon entêtement, refusant d’écouter le bon
sens qu’avait tenté de me prodiguer Driis, et voilà ce qu’il advenait de ma
bêtise. Non seulement je craignais de ne jamais revoir les Nal’Luociens, mais
en plus de ça, parce que j’avais manqué de prudence, je risquais de les
condamner sans doute de manière irrévocable. Sans compter que ma fin sur cette
Terre serait très éloignée de ce que je pensais qu’elle serait. Moi qui n’étais
qu’un marin d’eau douce, j’allais périr en mer. De la plus horrible des façons qui
plus est.
Les forces m’abandonnaient,
j’arrivais tout juste à agripper ce qui restait du mât pour ne pas passer
par-dessus-bord. Je voyais déjà défiler le fil de ma vie devant mes yeux. Tout
devenait flou autour de moi. Les contours du bateau se transformaient en une
sarabande d’ondulations aléatoires parsemées des lumières sortant du piège
d’eau dans lequel je me trouvais. La raison s’envolait de ma tête. Plus rien ne
me semblait appartenir au réel. Je sombrais dans l’inconscience, presque sans
m’en rendre compte, celle-ci m’envahissant de son voile abrupt et faisant flêchir mes jambes à bout de forces. Je tombais sur le pont de
toute ma masse…
Je me réveillais sur une mer où toute présence de mauvais grain
avait disparu, sous un ciel des plus curieux. Il était dépourvu de tous nuages
et teinté de nuances orangées où se mêlaient des pigmentations oscillant entre
le noir et le bleu. Je me disais que le choc de mon aventure avait obscurci mon
esprit et quelque peu altéré mon sens de la vision. Ce qui pouvait expliquer
l’étrangeté s’affichant à ma vue encore vacillante. Je me relevais péniblement
sur le pont de mon embarcation. Le bois était rempli de brisures apparentes
montrant combien il avait souffert lui aussi des attaques violentes des flots
en furie qu’il avait dû affronter avec moi. Bien que je ne ressentisse pas ne serait-ce qu’un soupçon de vent,
ce qui restait de mon fragile bateau semblait porté par ce que je soupçonnais
être un courant marin le faisant voguer vers une île proche. Je crus un instant
que le tourbillon m’avait fait dériver vers mon point de départ. Le papillotage
de mes paupières ne parvenant pas à discerner correctement l’environnement dans
lequel je me trouvais à ce moment. Ce n’était pas le cas.
Une fois m’être arrimé sur la terre ferme, rien de ce que je
voyais autour de moi n’avait l’allure de la contrée dans laquelle j’avais vécu
tant d’années. Entre vicissitudes d’une dure vie de labeurs et bonheur apprécié
au contact des gens constituant mon peuple. La végétation était certes
ressemblante. Pourtant, je recensais en son sein des anachronismes assez
flagrant de ce que je me rappelais dans mes souvenirs. Le sol lui-même se
composait d’une texture n’ayant rien de commun. On aurait dit une multitude
d’éclats de verrerie collés les uns aux autres. Mes chaussures étant dans un
piteux état, je m’assurais de la non-dangerosité de ce sable singulier se
trouvant sous mes semelles rongées par le sel marin, et ayant bien de la peine
à porter le cuir effiloché se trouvant au-dessus d’elles. Je manipulais du doigt les grains de la plage sur laquelle j’étais
parvenu à accoster. J’eus la surprise de constater que, malgré son apparente
perniciosité, il était doux au toucher. Presque mou et élastique. Je pouvais
donc y déposer la peau de mes pieds nus sans crainte. Mes chaussettes
ressemblant plus à des vestiges de tissu, je dus me résoudre à les enlever
également. La sensation ressentie sur ce sable était très agréable. On aurait
dit une sorte d’amalgame de soie mélangé à la fraîcheur d’une terre meuble
venant juste d’être labourée.
Oubliant mon désappointement soudain, je m’avançai plus avant
vers l’intérieur des terres. Il n’y avait aucune trace de village, ni même la
preuve de la présence d’une vie humaine par le biais d’objets travaillés. Du
moins au début. En parcourant la forêt jouxtant la plage que je venais de quitter,
je trouvais en son cœur les ruines de ce qui avait dû être une imposante
architecture au temps de sa gloire. Il n’y avait nul doute que cet amas de
pierres ciselées était l’œuvre de la main de l’homme. Au milieu des gravats de
cet ensemble de vestiges d’une autre époque, je découvrais des tablettes de
pierre en grande partie effritées. Certaines étaient proprement illisibles. Le
frottement de l’air avait lissé la surface, ne laissant que des traces de ce
qui se montrait comme une forme de langage cunéiforme, associé à un autre plus
obscur. Une autre, en revanche, avait été protégée par les affres du temps. Cela
grâce à sa position sous les restes d’une antique statue, dont je ne parvenais
pas à saisir ce qu’elle représentait.
Il y avait des jambes bien humaines, mais ayant des épis sur
l’épiderme faisant penser à des écailles. Les mains ayant été brisées, je ne
pouvais déceler si elles avaient le même type d’excroissances que la partie
inférieure du corps. Une grande partie de la tête était manquante. Je supposais
que les débris s’étaient vraisemblablement fait balayer par des vents puissants
et envoyé à des lieues à la ronde. Sur ce qui restait, je remarquais des yeux
globuleux et l’absence de toute chevelure. À la place s’y trouvait quelque
chose ressemblant à une crête ou une épine dorsale. Comme en ont certaines
variétés de poisson. La représentation de la peau du visage était analogue à ce
qui se trouvait sur les jambes de la statue, mais de manière plus distincte.
Des écailles... Un peu dépité par ce que pouvait signifier cette figure taillée
dans une pierre inhabituelle, elle aussi, ressemblant à de l’albâtre sans en
être véritablement, je m’affairais à tenter de décrypter les signes sur la
tablette sauvée des intempéries durant ce que je supposais être des centaines
d’années. Si j’en jugeais de l’état général des vestiges autour de moi et ressemblant
fort à un ancien temple. La statue était peut-être une idole d’un culte ancien,
la représentation d’une divinité qui m’était inconnue jusqu’alors. Le langage
usité présent sur la tablette de pierre était incompréhensible :
“A’Lyg-Ya V’Lig-Ta No-Tot Vi’N
L’Yr Sti-Nac
I’Kur Nut-Pym O’Lur Ta-N’Ya
K’Il Ru-Slot
Py’Mn Ga-Sos Tu’Gir Gu-Lyir V’Lom P’ra-Vil
Sl’Au Nya-Ro
Dagon A’In Lou’Tuot V’ro-Kar”
A l’opposé, la lecture des signes
cunéiformes était plus claire, bien que tout autant énigmatique :
“ Quand la lune du 3ème jour de la 3ème récolte se montrera
Il viendra alors réclamer son dû, lui le monarque des
Anciens
Sortant de son royaume des Abysses, il foulera le sol
sacré
Lui, le grand Dagon, Celui à qui nous
devons nous soumettre”
Je repensais à la fameuse Pierre de Rosette, qui a permis à
Champollion de déchiffrer les hiéroglyphes égyptiens. Une pierre comportant,
elle aussi, plusieurs langages et signes différents. Comme une traduction
d’autres civilisations, afin d’apporter une meilleure compréhension. Cette
tablette semblait user d’une procédure similaire. La série en écriture
cunéiforme permettant de comprendre l’étrange langage gravé au-dessus de cette
dernière. Je me sentais presque l’âme
d’un explorateur moderne, bien que ma présence ici était loin d’avoir été
voulue et préparée. Tout à mon étonnement sur la signification de ce message,
mon attention fut soudain détournée par une longue fumée venant d’une île
voisine. Je l’observais quelques minutes, afin de m’assurer que mes yeux ne
me trompaient pas et que je n’étais pas victime d’une forme de mirage ou
d’hallucination. Une conséquence des ressacs du choc récolté par mon esprit
lors de la tempête m’ayant amené dans ces eaux inconnues. Ce n’était pas un
rêve ou quoi que ce soit d’approchant : la fumée était toujours là, même
après avoir fermé et rouvert mes paupières à plusieurs reprises pour m’assurer de
bien me trouver dans la réalité. Je me suis aussi emparé d’une épine provenant
des non moins bizarres végétations s’étant agrippées sur les pierres
désagrégées du temple en ruines où je me trouvais, et les ai enfoncées dans ma
chair. Le sang résultant de ma séance d’acuponcture réveillante me convainquit
du statut réel de ce que je voyais.
Immédiatement, ignorant le sens de ce que pouvait bien contenir
cette tablette et appartenant à un dogme religieux n’ayant manifestement plus
cours depuis des lustres, je courais à toute allure à travers la forêt m’ayant
mené à ce temple antique abandonné. Je me suis vite retrouvé sur la plage.
C’est là que j’ai fait une première rencontre me donnant la preuve de ce que je
soupçonnais depuis un moment déjà. La preuve que le tourbillon m’avait emmené
au cœur d’un monde qui n’était pas celui que je connaissais. Les couleurs
bigarrées du ciel, les étrangetés de la végétation, la texture du sable :
toute cette succession de signes accumulant incohérences et interrogations
allaient trouver leur confirmation en cet instant. Ça ressemblait à un crustacé qui aurait fusionné avec un
céphalopode. Il avait un corps de l’espèce des Maja Brachydactyla, communément nommé “araignée de mer”, dont les
pattes et les pinces avaient laissé place à des tentacules comportant à leur
extrémité des sortes de dards disposés sur une ventouse circulaire. Les yeux de
la créature cauchemardesque s’allongeaient et se rétractaient au-dessus
d’orifices d’où suintait un liquide bleuté, et fixant leur regard vers moi.
J’avais du mal à croire qu’une telle chose puisse exister. D’un point de vue
purement anatomique, cette aberration n’avait aucun sens. Je n’avais jamais vu
une telle morphologie de toute ma vie. La carapace du monstre était parsemée de
milliers de petits appendices semblant bouger au gré d’un vent toujours absent.
Comme si chacun d’entre eux avait une vie propre, indépendant des mouvements de
la “chose”.
L’ignoble créature faisait fouetter ses longs tentacules que je
devinais mortels, eu égard à la présence de ces dards multiples. Mon aventure
en ce monde aurait pu s’achever dès cet instant, si la providence ne m’avait
pas fait bénéficier d’un sursis tombant à point nommé en la présence d’une nouvelle
horreur sortant de la mer. Un autre improbable hybride, composé d’un long corps
propre aux cachalots, d’une gueule immense constitué de quatre séries de dents
de la taille d’une maison, et de centaines de tentacules sur ses flancs
s’allongeant à profusion. Ils donnaient l’impression de ne pas avoir de fin et
de pouvoir s’étendre indéfiniment. Cette nouvelle créature était dépourvue
d'yeux, et sa face était aussi lisse que le lin d’un dessus-de-lit richement
paré. Sans même que le crabe-poulpe ait le temps de réagir, l’autre
monstruosité avait agrippé son corps, le serrant avec une force inconsidérable.
Au point de faire sortir de la gorge de celui qui avait bien failli mettre fin
à ma vie l’instant d'avant des cris de souffrance perceptible. En l’espace de
quelques secondes qui me parurent incommensurables, les deux horribles
créatures s’enfoncèrent dans les eaux mouvantes, projetant de véritables
geysers sur la plage, inondant pratiquement celle-ci. Ce qui me fit reculer par
crainte d’être submergé par cette déferlante aquatique. Je restais tétanisé
l’instant d’après, incapable de la moindre réaction, mon corps tremblant de
partout. J’ignorais si les gouttes coulant sur la peau de mon visage et mes
membres étaient dû aux gerbes d’eau reçues, ou à la transpiration émanant de la
terreur qui venait d’envahir tout mon être.
Il me fallut plusieurs minutes avant de me remettre de la scène à
laquelle je venais d’assister. Dès lors que j’eus compris que tout danger
semblait avoir disparu de manière sûre, mes jambes, qui avaient réussi à me
tenir jusqu’à présent, fléchirent tant et si bien que je me retrouvais à genoux
sur le sable. Je respirais à tout rompre, mon cœur battant comme jamais il
n’avait eu l’occasion de le faire. Je toussais nerveusement, conscient que je
venais d’échapper à la pire mort qu’il puisse être donné d’imaginer par le plus
sadique des conteurs d’histoires morbides. Moi qui, à aucun moment de ma vie,
n’avait manifesté le besoin de prier, bien qu’issu d’une famille catholique et
hautement pratiquante, j’ai joint mes deux mains et les ai dirigés vers ce ciel
orangé dépourvu d’étoiles. Comme pour remercier le dieu invisible qui m’avait
permis de continuer à vivre. Menant la deuxième monstruosité vers l’endroit où
je me trouvais, afin d’éradiquer l’un de ses semblables.
Pris d’un instinct de survie, préférant ne pas rester dans les
parages de ces eaux infestés de monstres défiant toute logique scientifique, je
m’embarquais prestement sur mon bateau et me dirigeais vers l’île où j’avais
aperçu tantôt cette fumée provenant d’un probable feu. La preuve d’une présence
intelligente, et, je l’espérais, humaine. Comme il n’y avait pas de vent en ce
monde, j’usais de rames bricolées à la hâte à l’aide des débris de planches sur
le pont de mon embarcation. Les restes du mât et du bastingage de bois ayant
été brisés par la tempête à qui je devais ma venue en ces lieux en tout point
dignes de l’enfer. Le parcours, bien que bref, fut éprouvant, et j’arrivais sur
les berges de l’autre île au moment où l’obscurité de la nuit enveloppait ce
monde. Une fois que j’eusse accosté et m’être assuré du bon arrimage de mon
bateau, je m’engageais vers un petit sentier me faisant face, visiblement tracé
par une main humaine et traversant la jungle.
Dire que je n’étais pas particulièrement rassuré lors de ce trajet
serait un euphémisme, tellement mon corps frémissait de toutes les pores de sa
peau. Je voyais des feuillages en haut des arbres se mouvoir fébrilement, des
formes passer d’un buisson à un autre de manière furtive. Je me sentais observé
tout du long de mon parcours, sans pour autant ressentir des signes belliqueux de
la part de ce qui me guettait. C’était comme si j’étais une bête attirant la
curiosité de la part de visiteurs au sein d’un zoo à ciel ouvert. Ou un
touriste dans l’un de ces parcs offrant la possibilité de parcourir un
territoire empli de fauves, en bénéficiant de la sécurité d’un véhicule propre
à résister à toute attaque. J’apercevais de temps en temps d’autres exemples de la bizarrerie
de ce monde, à travers des ersatz de Koalas aux oreilles ellipsoïdales, et un
trou à la place du nez ; des sortes de loups constitués de huit pattes et
d’un œil unique ; ou encore des lucioles diffusant des lueurs rougeâtres
et diffusant une odeur pestilentielle à longue distance, m’obligeant à masquer
mon nez du revers d’une des manches de mon sweat.
Au bout d’environ une heure de marche, je parvenais à l’endroit
d’où venait la fumée aperçue depuis la première île. C’était bien un feu de
camp établi par des indigènes en tout point humains, au centre d’un village
constitué de maisons en pierres finement travaillées. Je reconnaissais la
finition dans le détail, semblable aux ruines que j’avais explorées sur l’autre
île. Il semblait évident qu’il s’agissait du même mode opératoire de
construction. Un style architectural ressemblant aux civilisations
précolombiennes de notre monde, tels les Incas ou les Mayas. Je me demandais si
c’était le même peuple qui avait érigé le temple ayant, parmi ses décombres,
cette statue en grande partie détruite. Ainsi que la tablette de pierre et son
texte ô combien mystérieux quant à sa signification. Si c’était le cas, si les habitants de ce village étaient les
mêmes qui avaient construit le temple en ruines, pourquoi l’avoir
abandonné ? Qu’est-ce qui avait bien pu pousser ce peuple à quitter cette
île pour venir ici ? Je n’avais pas vu de vestiges d’habitations sur
l’îlot proche. À moins que le temps eût permis à la nature de reprendre ses
droits, en envahissant complètement celles-ci. Ce qui fait que je n'ai pas pu
me rendre compte de leur présence. Ou alors, il y avait deux peuples vivant non
loin l’un de l’autre. Un ici, et l’autre sur la terre sur laquelle j’avais
échappé à une mort horrible.
En ce cas, y-avait-il eu un cataclysme ayant causé
l’anéantissement de l’autre village ? Peut-être qu’un des monstres à qui j’avais eu
affaire était en cause, qui sait ? Quoi qu’il en soit, je voulais en
savoir plus et je m’avançais. Je caressais l’espoir de rencontrer un autochtone
afin d’avoir un semblant de réponse. L’accueil reçu ne fut pas celui que
j’escomptais… Dès que
l’un des habitants de la petite cité m’aperçut, je perçus sur son visage un
sentiment de peur intense. Voire une terreur non dissimulée. Il se mit à courir
en agitant les bras et en criant un langage semblant identique aux lignes
trouvées sur la tablette de pierre du temple visité auparavant.
“ Ah-Ly’Rut Gah !
Ah-Ly’Rut Gah ! Nor’Vik
Tu-Nah !
Aussitôt, plusieurs portes des habitations s’ouvrirent, montrant
autant de visages effrayés de ma présence. Certains se cloisonnèrent
immédiatement chez eux à mon passage. D’autres proféraient des paroles tout
autant incompréhensibles, agitant les mains comme pour me dire de partir :
“Tra-Klut Ni’Tkva !
I’Lu Tu-Vih !”
Je tentais d'apaiser ces gens terrifiés par ma venue, mettant mes
mains en avant pour montrer que je n’avais pas de mauvaises intentions envers
eux. Mais tout comme je ne comprenais pas leur langage, ils ne saisissaient pas
un traître mot de ce que je disais. Pire : plus je tentais d’expliquer un
tant soit peu la raison de ma présence au sein de leur village, plus les
visages se fermaient, montrant de la colère manifeste. Certains sortaient des
armes, des petits poignards ou des lances, pour m’inciter à quitter leur
village. L’un d’eux, sans doute plus
hardi que ses congénères, parvint même à me blesser en se jetant sur moi. Je
parvins à éviter qu’il me transperce de part en part et l’homme s’étala sur le
sol, emporté par l’élan de son attaque. Ne voyant pas d’issue, étant clairement
menacé par d’autres guerriers armés, je fus sauvé de la vindicte populaire par
l’irruption d’un personnage paré d’une couronne faite d’herbages, avec, en son
centre, une sorte de galet où était dessinée une figure m’étant familière. Ça ressemblait au visage en forme
de poisson du temple de l’autre île. L’homme leva les mains en l’air, semblant
s’adresser aux habitants, avec l’intention évidente de calmer les esprits sur
le fait que je me trouvais sur leur île, au sein de leur village. Il s’approcha
de moi, le visage impassible, s’adressant à moi :
“Tut-not Ka… Li’v Ni-ra, Ji-Gro Nul Dagon...”
Je ne comprenais toujours pas leur langue, à l’exception du mot “Dagon”. Ça figurait sur la traduction que j’avais faite de la
tablette. Ces lignes ressemblant presque à une mise en garde, une formule, un
mantra ou quelque chose de ressemblant. J’eus alors l’idée de faire comme celui
qui avait gravé le message de la tablette, en usant de l’écriture cunéiforme.
Je traçais des signes sur la terre du sol, et le montrais à celui qui me
paraissait être leur chef. Il observa un moment ce que j’avais écrit, fixa mes
yeux un instant, avant de demander à un villageois de lui apporter quelque
chose. Il fit un signe de la main à mon intention, comme pour me dire
d’attendre. Quelques minutes plus tard, l’homme précédemment sollicité revint
avec ce que je devinais être des parchemins. Ceux-ci étaient constitués à
partir du même principe que ce dont je m’étais servi pour communiquer avec les
Nual’Lociens. Le chef prit un parchemin, ainsi qu’un petit
encrier. Là encore, similaire au matériel dont j’usais au sein de mon île
d’origine, dans notre monde. Il se mit alors à écrire quelques lignes que je traduisais :
“Vous ne pouvez pas rester ici. Si Dagon se
rend compte de la présence d’un impur, son courroux sera terrible pour nous.”
Il me tendait ensuite le parchemin, ainsi que l’encrier, attendant
de moi que je réponde ou que je manifeste sans doute ma compréhension de la
situation. Je me mis alors à lui expliquer pourquoi et comment j’étais là de
manière brève par le biais de l’écrit.
“Je ne suis pas de votre monde. Je suis venu par le grand
Tourbillon. J’ignore comment repartir d’où je viens.”
Lisant ma réponse, le chef rajouta des lignes :
“Nous ne savons pas ce qu’est le tourbillon. Mais si vous restez, Dagon sera très en colère. Il vous tuera, et il nous tuera si
vous restez. Partez. Nous ne pouvons rien pour vous.”
Manifestement, je ne pourrais pas avoir gain de cause. Je ne
pouvais pas espérer obtenir de l’aide de la part de ce peuple. J’étais dépité,
mais je sentais qu’il ne fallait pas que j’insiste. Sous peine de voir le chef
demander à un de ses guerriers d’utiliser des arguments plus “tranchants”. Néanmoins, il y avait quelque chose qui me chiffonnait. Par deux
fois, il avait usé du terme “Dagon”. Curieux, j’inscrivais à
nouveau quelques lignes, voulant en savoir un peu plus avant de repartir pour
ne pas attirer la foudre de l’ensemble des habitants, et risquer de ne jamais
revenir dans mon monde.
“Très bien : j’obéis à votre demande. Je vais repartir. Juste
une chose : qui est Dagon ?
Faisant preuve de la même impassibilité, le chef écrit d’autres
signes à traduire :
“Dagon est notre Dieu. Il est le monarque qui
règne sur les abysses. Il est celui à qui nous devons obéir. Vous n’avez pas
besoin d’en savoir plus. Partez maintenant. Il en va de votre vie et de la
nôtre.”
Par ces mots, le chef confirma ce que j’avais cru plus ou moins
comprendre, en récitant pratiquement les mots inscrits sur la tablette traduite.
J’aurais aimé en savoir plus. Comme, par exemple, pourquoi il y avait ce temple
détruit sur l’autre île, et s’il y avait eu un autre peuple comme eux là-bas.
Mais je jugeais plus prudent de ne pas être trop curieux. Je me levais, faisais
un signe de la tête en direction du chef, montrant que je le remerciais, et je
repartais en direction de la jungle. Durant tout mon trajet, j’étais suivi par
deux guerriers. Sans doute à la demande du chef, dans le but de s’assurer que
j’allais bien quitter l’île. Même si j’avais voulu leur fausser compagnie, il s’agissait de
guerriers vraisemblablement suffisamment habiles pour me transpercer avec une
de leurs lances, pouvant me réduire à l’état de chair morte. Qui sait ce que
les gens de cette île feraient de mon cadavre après ça ? Peut-être
l’offrirait-il à leur fameux Dagon ?
J’ignorais si ce dieu existait réellement ou non. S’il n’était
qu’une simple idole comme il y en avait tant dans notre monde au travers de
sectes toutes plus fanatiques les unes que les autres. Je me demandais si ce
n’était pas une méthode pour le Chef de perpétuer une tradition héritée des
ancêtres de ce peuple, dans le but d’assurer son pouvoir sur les habitants.
Sans doute avait-il des privilèges en tant que chef. Ma présence pouvait
provoquer la discorde au sein de ses ouailles si j’en venais à révéler la
vérité auprès des villageois. Dans tous les groupes religieux, dans toutes les
communautés tribales, il y en avait toujours quelques-uns qui s’interrogeaient
sur le bien fondé de ce type de pérennité d’un culte. Aussi ancien soit-il. J’étais une gêne, un danger pour le chef, ça ne faisait aucun
doute. Il y avait autre chose. Au moment où j’ai tendu le parchemin parlant du
tourbillon, j’ai senti dans ses yeux qu’il me cachait une vérité qu’il ne
voulait pas révéler. J’étais persuadé qu’il en savait bien plus qu’il ne
voulait le dire sur le tourbillon. Après l’attaque des deux monstres, je n’ai
pas vraiment eu l’envie d’aller plus avant vers l’horizon, et tenter de
retrouver ce qui s’apparentait à un portail entre notre monde et celui-ci. Au
vu de ce qu’il y avait dans ces eaux, rien que le fait de rejoindre l’île où je
me trouvais en ce moment avait déjà été un long moment d’angoisse. J’aurais pu être la proie d’une autre de ces monstruosités avant
même d’atteindre mon objectif. Je m’en suis sorti, mais je ne suis pas sûr de
prendre le risque d’aller plus loin sur cette mer, maintenant que je sais ce
qui y vit.
Dans tous les cas, j’ai dû jouer les chiens dociles en rejoignant
mon bateau amarré sur la plage. Je suis monté dedans, la peur au ventre, car
craignant de me trouver sur le chemin d’une autre créature marine vivant dans
les abysses de ce monde. J’ai donc fait mine de retourner vers la précédente
île, attendant que mes deux “accompagnateurs” quittent la plage et se trouvent
hors de ma portée. Profitant de la pénombre qui m’avait bien aidé, je suis
retourné en direction de la plage d’où je venais de partir. Ceci en prenant
soin d’accoster sur un autre versant. Histoire de ne pas me faire repérer. Je savais qu’il me faudrait éviter le sentier, pour des raisons
évidentes de discrétion. Guère peu rassuré, j’ai traversé la jungle. Je sentais
à nouveau ces milliers d’yeux braqués sur moi, bien plus proche qu’ils ne
l’étaient la première fois. Chaque son entendu, que ce soit une branche qui se
brise, le mouvement de buissons, des cris venant de bêtes dont j’ignorais
l’aspect et la possible animosité, le tout formait un moment de terreur
indescriptible à chaque pas posé sur le sol. D’autant qu’il n’était pas certain
que la prudence des animaux m’ayant observé auparavant fassent preuve d’autant
de compassion, lors de cette seconde
incursion au sein de leur territoire qu’était cette forêt inextricable et ô
combien angoissante.
Finalement, je suis parvenu sans encombre au point d’arrivée que
je visais : le village de cette peuplade dont les rites attisaient ma
curiosité au plus haut point. Et en particulier tout ce qui tournait autour du
fameux Dagon, ce dieu qui était l’épicentre de leur culture
et leurs traditions tribales. Je me postais sur une petite colline proche du
village, d’où je pouvais percevoir les moindres faits et gestes des habitants.
Au bas de mon poste d’observation, je m’étais érigé un abri spartiate, fait de
branchages et d’éléments de la végétation alentour. J’y séjournais les nuits, après avoir étudié les us et coutumes
des villageois le jour. Je n’y décelais rien de particulier en comparaison des
habitudes de ce que je connaissais des mêmes communautés. Tel que la chère
patrie de Driis. L’absence de ce dernier me pesait. Ses
petites pointes d’humour, dont il me faisait cadeau régulièrement, m’auraient été
bien utiles pour me remettre de journées ardues à devoir me cacher, tout en
contemplant l’activité de ce peuple rempli de secrets.
Il y avait des champs de cultures diverses à proximité de la
petite cité, ce qui me faisait encore plus rappeler mon éloignement des Nual’Lociens. Somme toute, la vie au sein de cette tribu n’avait
rien de très mystérieuse jusqu’à présent, mis à part un petit détail. Je
remarquais qu’à chaque période de retour des champs, les habitants plaçaient
une grande partie des victuailles dans ce qui se rapprochait sans doute d’un
simulacre d’entrepôt, dont seule la taille légèrement plus haute du bâtiment le
différenciait des autres maisons. Cela dura pendant quelques jours, avant que
je sois témoin d’un net changement d’attitude au sein du village. Un soir, je vis les habitants se diriger en dehors de leur cité,
portant sur leur tête, à l’aide de leurs bras, de grands paniers remplis des
aliments entreposés des jours durant dans le petit entrepôt. Ils allaient en
direction d’une grande colline avoisinante. De là où j’étais ce n’était pas
très distinct, mais il me semblait apercevoir une structure en haut de
l’édifice rocheux.
Discrètement, je suivis le cortège, où se mêlaient chants
guerriers et musique. Contrairement à d’habitude, les villageois arboraient
différentes tenues de leur quotidien. Ceux chargés de jouer des instruments
portaient des masques évoquant des hybrides d’hommes et de poisson. Tout comme
la statue du temple de l’autre île. Le chef était affublé d’un couvre-chef tout
aussi saugrenu. Au milieu de celui-ci figurait une sorte de petite figurine qui
ressemblait en tout point, là encore, à l’effigie d’un être amphibie
anthropomorphe. Les vêtements des autres habitants n’étaient pas en reste,
chacun y allant de sa représentation de ce personnage m’intriguant fortement. Après ¾ d’heures de marche, le défilé aux allures de cavalcade
costumée, comme on peut en voir lors du Mardi-Gras, stoppa son avancée. Je ne
pouvais pas trop m’approcher sans risquer de me faire repérer à cet instant. Ce
qui fait que je ne voyais pas trop bien ce qui se passait exactement. Tout
juste pouvais-je mieux distinguer les contours de la structure architecturale
figurant en haut de cette colline. La plus haute des alentours.
Ça ressemblait bien à un temple, et son agencement était conforme
aux ruines que j’avais visitées il y avait de cela plusieurs jours. Les paniers
de nourriture avaient été disposés dans la structure, pendant que des chants et
des danses ponctuaient l’activité du reste des habitants. Je devinais qu’une
sorte de cérémonie officielle se déroulait au cœur du bâtiment, dont l’entrée
se parait de deux statues. Leur allure était identique à celle de l’autre île.
Toujours cet hybride d’homme et de poisson. L’ouverture du temple fut ce qui m’interloqua le plus : sa
hauteur et sa largeur supposait pouvoir permettre son accès à un être de taille
gigantesque. Tout comme le montrait le reste du temple d’ailleurs. Combien de
temps avait-il fallu pour construire un tel monument ? Des années sans
doute. La procession dura plusieurs heures. De là où j’étais, je ne pouvais me
permettre de me déplacer sans risquer d’attirer l’attention. J’avais remarqué
que 4 guerriers ne prenaient pas part à la fête : ils
semblaient surveiller les alentours, chacun dans une direction différente. Impossible pour moi de bouger : si jamais j’étais vu, je ne
donnais pas cher de ma peau. Le chef ne serait certainement pas aussi magnanime
que la première fois quant à ma présence. Et plus encore pour avoir surpris
leur cérémonie, même en n’ayant vu que la partie extérieure. Mon ventre criait
famine, me faisant clairement sentir son besoin d’apport substantiel en
nourriture, mais je n’avais pas le choix que d’ignorer ce quasi-appel à l’aide.
Je devais rester sur ma position. Près de 5 heures passèrent
ainsi.
Je pensais que tout ceci ne s’arrêterait jamais et que leur petite
fête durerait toute la nuit. Jusqu’à ce que je perçoive un mouvement, après
qu’un cri lugubre et lointain se fit entendre au large de l’île, sur son
versant ouest. Dès cet instant, les festivités cessèrent. Les villageois se
hâtèrent de redescendre la colline, en direction de leur cité. Les visages
joyeux et souriants avaient laissé place à des mines terrifiées. Ce qui
rajoutait à mes interrogations. Comment on pouvait passer d’un comportement jovial à un autre
envahi par la peur en l’espace d’un instant ? Cet étrange cri au loin en
était-il la cause ? Quoi qu’il en soit, je profitais du départ précipité
des villageois, vérifiant qu’ils étaient hors de ma vue et donc qu’ils ne
pouvaient pas se rendre compte de ma présence non plus, pour me diriger vers la
bâtisse, en haut de la colline. Par mesure de prudence, une fois encore, je
choisissais de monter par un côté autre que celui emprunté par la procession lors
de son ascension. La tâche fut plus ardue sans doute que si j’avais pris le
chemin “officiel”, mais c’était nécessaire pour avoir la solution de ce mystère
sans alerter les habitants de l’île.
Au cours de ma pénible progression vers le sommet, j’entendis à
nouveau ce cri. Il semblait plus proche que précédemment, agrémenté de légères
vibrations, à peine perceptible. Comme des bruits de pas. Mais étant affamé, ma
tête tournant fortement à cause de mon ventre vide et de l’effort fourni pour
venir jusqu’ici, je pris ça pour une forme d’hallucination auditive dû à mon
état. Une fois en haut, je contournais le
temple jusqu’à arriver devant l’immense entrée. De près, c’était encore plus
impressionnant, tout comme l’étaient les statues. Elles étaient nettement plus
grandes que celles de l’autre île, posées sur un socle comportant un autre de
ces messages. Cette fois, il n’y avait
pas d’écriture cunéiforme pour me donner un indice sur leur signification.
“Tr’a Li-Vuo T’Ur-Gih, Ah-Lof Dagon Noc Y’il Tot
Sh’a Kru-l’Sta
Inm Deg’Val Oom S’na Ku’l Vom-Tih
Il’La Ou-Ki No’Pka To’Sur Azatoth Ka’ Zu’l Mi-Ra
Tov’Na Tri-Ko Sob-Nu Ki Ru R’Lyeh Sa-Rik M’Nna”
Il y avait deux termes qui se démarquaient des autres : “Dagon” et “Azatoth”. Ça
semblait être des noms plus que des mots à proprement parler, et l’un des deux,
j’en avais déjà eu connaissance plusieurs fois : “Dagon”.
Le nom du dieu évoqué par le chef selon mes souvenirs. Ce qui confirmait ses
dires sur l’adoration de ce peuple envers cette divinité. Ce temple lui était
dédié. Au-dessus de l’entrée, plusieurs mètres en hauteur, figurait ce
même symbole qui était présent sur la coiffe du dirigeant du village, lors de
ma venue d’il y avait quelques jours. Juste avant que je sois chassé et obligé
de quitter l’île. Tout tournait autour de cet hybride de poisson et d’homme, ce
nommé Dagon. Les gens d’ici étaient vraiment obsédés
littéralement par ce dieu dont l’adoration devait remonter à très loin dans le
temps, si j’en jugeais du travail accompli sur les finitions de ce temple, à la
stature pharaonique.
Désireux d’en savoir plus, je pénétrais dans le bâtiment. Le
spectacle à l’intérieur était encore plus sidérant. Y
figurait plusieurs rangées de colonnes gravées du même langage. Le sol
comportait des dalles avec, à nouveau, cette représentation d’un être
anthropomorphe à l’allure de poisson, semblant venu des pires cauchemars qui
puisse s’immiscer dans les rêves des hommes. La salle était gigantesque et
comportait plusieurs arches sur les côtés. Dans l’une d’elles se trouvaient de plus petites salles,
comportant des fioles, des sortes d’amphores, divers manuscrits et des
représentations d’autres êtres aux formes indescriptibles. Sur un mur figurait
d’autres textes de cette langue étrange, avec juste une “traduction” d’un
passage en écriture cunéiforme.
“Ô Vous qui avez traversé les étoiles pour venir jusqu’à nous
Vous qui nous avez permis de dispenser votre parole divine
Nous vous serons à jamais reconnaissants de vos bienfaits
À nous, pauvres humains que nous sommes et resterons
Merci à vous, Grands Anciens, de nous avoir permis de vous
adorer... ”
Les Grands Anciens… ça semblait être la désignation des créatures
figurant sur le mur, dont ce fameux Dagon… J’en déduisais
que ce culte portait aux nues des êtres venus d’une lointaine galaxie dans
l’espace. Sans doute déjà des divinités là où elles vivaient avant de venir sur
Terre. Enfin cette dimension de la Terre en tout cas, ce monde dans lequel j’avais
atterri. Curieux de prétendre remercier des créatures se reposant sur le fait
de vouloir être adoré des humains. La dévotion dont faisait part celui qui avait
écrit ces mots ne permettait aucun doute quant à leur mental passablement
dérangé. Je n’avais rien contre les religions, mais franchement, mettre sur un
piédestal des extra-terrestres et accepter de se conformer à tous leurs désirs,
il ne fallait vraiment pas être bien pour accepter ça…
Je ne perdais pas de temps à explorer les autres salles devant se
trouver derrière les autres petites arches de la salle, et continuait de me
diriger vers ce qui semblait manifestement être un trône aux dimensions
monumentales. Sur ce qui formait les accoudoirs se trouvait encore ce symbole
et le nom Dagon en haut du trône. Cette fois écrit dans
différents dialectes. Je reconnaissais de l’égyptien, du sumérien, de
l’hittite, du grec, du latin… et cette langue se révélant incompréhensible,
sans avoir une traduction dans une autre forme d’écriture. Et même avec ça, je
n’arrivais pas à comprendre la logique linguistique qui la composait. Certains
mots étaient imprononçables pour tout être humain normalement constitué,
c’était indéniable. Pourtant, ceux du village paraissaient s’être habitué à le
parler. En y réfléchissant, c’était peut-être une forme d’adaptation de ce
langage. Quelque chose de simplifié, ce qui pouvait permettre aux cordes
vocales humaines de le parler. Tout en étant compris par ces soi-disant êtres
venus d’ailleurs, ces Grands Anciens. De ce que je comprenais, ces créatures
avaient traversé les âges, ayant connu diverses époques de ce monde, et étant
l’objet de vénération d’une multitude de peuples. Si on s’en tenait à ces
textes. Mais bon, comme tous les boniments à tendances religieuses, tout ça
n’était, sans nul doute, que du vent. Ce n’était qu’une méthode trouvée parmi d’autres
pour apporter plus de prestance aux gourous de ces sectes non avouées.
Je me détournais du trône. J’apercevais sur son côté droit la
totalité des paniers apportés par les habitants de l’île lors de leur
procession. Il y avait des fruits, des légumes, de la viande… Concernant cette
dernière, il s’agissait sans doute de celle résultant des étranges animaux qui
m’observaient dans la jungle. Étrangement, il n’y avait presque rien d’apparenté à des produits
de pêche, mis à part des coquillages aux formes toutes aussi bizarres que ce
que j’avais vu depuis mon arrivée dans ce monde. J’y voyais une forme de
respect eu égard à la nature de leur dieu Dagon, dont le
lien avec les poissons était évident. Proposer du poisson à cette divinité
devait être considéré comme un blasphème, une hérésie, qu’il ne fallait surtout
pas commettre.
Je sais que je n’aurais pas dû… Je sais que j’aurais dû empêcher
ma faim de prendre le dessus. Ne serait-ce que par respect des coutumes de ces
gens. Mais j’étais tellement intrigué par ce qu’il y avait en haut de cette
colline, intrigué par le pourquoi de ce cortège, de ces offrandes, que j’en ai
complètement oublié, une fois les villageois partis, de me sustenter avant
l’ascension me menant à ce temple. Alors, j'ai craqué. Voir toute cette
nourriture appétissante devant moi, pour un culte stupide qui plus est, voué à
pourrir des jours durant avant que les habitants viennent récupérer ce qui
restait, avant d’être envahi par les mouches et la moisissure, je n’ai pas pu
résister… J’ai mordu à pleines dents dans cette viande, ces fruits, tout ce qui
pouvait satisfaire mon estomac vide poussant de plus en plus des râles de
famine. Je me suis proprement empiffré comme un malpropre. De toute façon,
je me disais que les villageois penseraient que c’était leur dieu qui avait un
peu plus “mangé” que d’habitude. Rien que cette pensée, j’avais vraiment honte
de moi. Pour autant, ce n’était rien de plus que la réaction à un instinct de
survie. Tenaillé par la faim, je n’ai pas pu me résoudre à laisser à la merci
de la pourriture toutes ces victuailles. J’ai tellement mangé que je n’arrivais
même plus à tenir debout. J’avais besoin de digérer, et, presque sans m’en
rendre compte, je me suis endormi. Comme un nourrisson après avoir fait son rôt
salvateur.
J’ai été réveillé plus tard par ce que j’ai pris pour un séisme
secouant l’île, faisant trembler les murs du temple. Étonnamment, celui-ci
semblait très bien supporter les soubresauts du sol. Aucune fêlure ne se
montrait. Aussi bien de la part des colonnes, des arches, du trône ou du
carrelage parant le sol. Pour ma part, j’avais bien plus de mal à supporter ces
tressautements venant du terrain se trouvant sous mes pieds. Ce qui était
surprenant, c’était que, contrairement à un séisme classique, les trépidations
du sol n’étaient pas en continu, mais répondait à des cycles espacés de
quelques secondes. J’allais bientôt comprendre la raison de ce comportement
inhabituel de ce que j’avais pris pour un tremblement de terre capricieux.
Mon cœur faillit sortir de sa cage thoracique en voyant un pied
démesuré se poser à l’intérieur du temple, avant de laisser place, des
centaines de mètres plus haut, à une tête à l’allure de poisson surmontant un
corps rempli d’écailles bleues et vertes. Avant même que la figure monstrueuse
pénètre plus avant dans le temple, mon corps réagissait en même temps que mon
esprit. Ce qui, habituellement, est plutôt rare chez moi, n’étant pas connu
pour réagir promptement à des situations demandant une réaction immédiate. Je
courais à vive allure vers l’arche la plus proche de l’endroit où je me
trouvais, à droite du trône, et me faufilais dans la salle se trouvant en son
sein. Caché derrière le mur gauche, j’observais cette vision de cauchemar
s’avancer vers le parterre de nourriture au fond de la pièce. J’eus l’occasion de voir passer cette masse monumentale devant
moi, luttant pour ne pas voir les os de mes jambes se briser, tellement ils
tremblaient et vibraient au moins autant que l’ensemble de mon corps. C’était
inconcevable… Dagon… ça ne pouvait être que lui. J’avais la
preuve vivante qu’il n’était pas le fruit du besoin de pouvoir du chef du
peuple de cette île, et ça me terrifiait.
Il devait bien faire dans les 30 mètres de haut, le dos paré d’une
immense nageoire dorsale. Ses mains étaient palmées, tout comme ses énormes
pieds. A de nombreux endroits sur le corps, je voyais des
algues couvrir des parties de son épiderme aux couleurs changeant de ton
suivant la réflexion de la lumière se projetant sur lui. Cela au gré des
ouvertures situées à divers endroits des murs de la grande salle du trône. Sa
bouche, à elle seule, aurait pu engloutir toute une flotte de navires de
guerre.
Si cette chose vivait dans notre monde, rien ni personne ne serait en mesure de s'opposer à un tel fléau vivant. Je voyais Dagon se positionner devant les paniers de victuailles à son intention. Un présent des habitants de l'île pour obtenir sa protection et ne pas subir une annihilation totale de leur population. Le dieu s'agenouilla pour inspecter ses offrandes, et, à cet instant, je devinais qu'un drame était sur le point de se produire. J'avais goûté à de la nourriture qui ne m'était pas destinée, obéissant à un besoin alimentaire d'urgence vis-à-vis de mon ventre gargouillant avec insistance. Toutefois, en commettant ce sacrilège, il était certain que cela ne serait certainement pas du goût du monstre à quelques pas de moi. Rien qu'à cette idée, à la possibilité qu'il devine ma présence, je tremblais encore plus. Même sans savoir le raisonnement d'un dieu tel que lui, il était aisé de comprendre qu'il risquait de très mal prendre le fait qu'un être inférieur comme moi ait osé manger ce qui lui appartenait de plein droit. Et la suite me donna raison...