16 juin 2022

LES COLLECTIONNEURS 1 : STENDHAL SYNDROME

 


 

J’ai toujours été passionné par la peinture. Avec un faible pour le style impressionniste ou réaliste, tel Edward Hopper, sans doute l’artiste dont les œuvres suscitent le plus l’admiration chez moi. Sa manière de peindre m’a toujours fasciné, ayant cette étrange impression de « vivre » ses tableaux à un très haut niveau, pouvant passer des heures devant des œuvres tel que « Houses of Squam Light », « Bell Town » ou « Small Town On Cove ». Il a une façon unique de représenter les structures d’habitations, les petites villes de l’amérique profonde à tel point que je ne lui ai jamais trouvé d’équivalent dans le monde de la peinture, même parmi les plus grand de l’art visuel, selon la classification établie par Hegel et ses 5 arts, auquel seront rajoutés 5 autres au cours du XXème siècle, et qui sert toujours de base aujourd’hui pour désigner les catégories caractérisant la propension à l’être humain de créer pour le plaisir des autres.

 

Comme beaucoup de collectionneurs, j’aime partager mes possessions, qu’elles soient rares, ayant suscité de sortir de grosses sommes de mon compte en banque, à d’autres plus obscures, mais tout aussi fascinantes, et possédant un charme unique. Malheureusement, jusqu’à présent, je n’avais pas la chance d’avoir au sein de mon manoir, l’une des œuvres d’Hopper, celles-ci faisant toues parties de collections de musées et riches collègues, capables d’injecter parfois des millions de dollars pour obtenir l’un de ses tableaux. Pourtant, ma passion et ma détermination à trouver une œuvre inédite et inconnu de ce peintre m’incitait à persévérer, espérant dégotter ce qui pourrait constituer le summum de ma collection personnelle. Et finalement, après des années de recherche à payer des dénicheurs aux 4 coins du globe, dans l’espoir de trouver la perle rare qui assouvirait ma fierté et m’occasionnerait un moment de gloire en annonçant au monde ma découverte d’un inédit d’Edward Hopper, ma persévérance fut récompensée. Mais cela s’accompagnait d’un mal insidieux qui allait parcourir mon être, et me faire devenir l’esclave de mon acquisition, ne la considérant non plus comme une simple toile, mais comme quelque chose de bien vivant. Et aujourd’hui encore, j’ai toujours un doute sur le pouvoir qui émanait de cette toile qui faisait ma fierté, et qui a déclenché toute cette folie en moi.

 

Peut-être connaissez-vous cette maladie qu’on appelle le « Syndrome de Stendhal » ? Un mal qui doit son nom à l’écrivain du même nom, auteur du célèbre « Le Rouge et le Noir », et qui est reconnu dans le domaine psychiatrique, ayant parfois poussé certains à ne plus discerner les sensations ressenties par la peinture fautive de leurs troubles à la réalité. Connu aussi sous le nom de «Syndrome de Florence », il est né d’une expérience de l’écrivain lors de sa visite de la Basilique Santa Croce, dans la ville de Florence, ayant tellement perturbé Stendhal au point qu’il parvenait tout juste à marcher une fois défait de l’emprise de l’œuvre ayant suscité ce déclenchement artistique sans égal, faisant battre son cœur jusqu’à presque le rompre, et d’autres conséquences médicales, qu’il a relaté dans son récit autobiographique « Rome, Naples et Florence » en 1817. D’autres cas furent constatées par la suite, et ce n’est qu’en 1989 que cette maladie fut reconnue officiellement, suite aux constatations faite par la psychiatre Graziella Magherini, cheffe du service de psychiatrie de l’hôpital Santa Maria Nuova, situé dans le centre historique de Florence, après que plusieurs touristes montrèrent les même signes proches de la démence, après avoir été en contact avec des œuvres spécifiques de peintres, exposées dans divers lieux artistiques de la ville italienne.

 

La personne infectée ressent une telle admiration pour la peinture en cause, qu’elle provoque en elle hallucinations, vertiges, suffocations, délires et une perte de son sentiment d’identité. Entendez par là qu’on ne ressent plus son existence en tant qu’être humain, mais comme étant une partie du tableau à l’origine du déclenchement du mal. Pour la personne touchée, s’éloigner de ce qu’elle ressent comme un morceau de soi, c’est comme si on tentait de lui arracher son cœur, son essence de vie, et que plus rien ne trouve grâce autour d’elle sans être proche de l’œuvre à qui elle se sent esclave, en tout point. Une « possession » artistique dont un touriste a fait les frais en 2018 devant le tableau de Boticelli « La Naissance de Vénus », et qui lui a valu une crise cardiaque, ayant bien failli lui coûter la vie. Comme beaucoup, je pensais que ces faits étaient exagérés, et je voyais mal comment une simple toile pouvait déclencher quelque chose d’aussi puissant chez un être humain. Mais c’était avant que j’acquière « House of Rainbow Street », un tableau totalement inconnu de tous les plus grands spécialistes de l’œuvre d’Edward Hopper, et que je pus obtenir grâce à la ténacité d’un de mes « fouineurs », le nom que je donnais à ceux chargés de chercher ces perles dans le monde.


Je ne perçus pas immédiatement la psychose qui s’installa en moi, même si je reconnais avoir ressenti immédiatement une attirance inhabituelle pour ce tableau, qui auparavant appartenait à une personne lambda, vivant dans un quartier plutôt chic de Sao Paulo, au Brésil. Le tableau était enveloppé dans une sorte de suaire opaque, et constituait un héritage de ses grands-parents. Ceux-ci avaient donné des indications sur le tableau, précisant qu’il ne fallait jamais le sortir de son enveloppe, sous peine de déclencher un mal insidieux et dévastateur. L’héritière du tableau avait toujours respecté les désirs de ses grands-parents, mais devant faire face à des problèmes financiers importants, elle n’avait su résister à l’appât de la somme faramineuse du chèque que lui avait tendu mon « rabatteur », après que ce dernier m’ai fait part de sa découverte.

 

Bien sûr, j’ai fait expertiser le tableau dès qu’il est arrivé entre mes mains, et la personne chargé de cette opération fut formelle : il s’agissait bien d’un tableau tout à fait authentique d’Edward Hopper. Je vous laisse imaginer ma joie en ayant la confirmation que j’avais entre mes mains un trésor caché de mon peintre préféré, et dès le lendemain, j’organisais une conférence de presse au sein de mon manoir, où j’avais exposé la toile, afin de montrer mon trésor aux férus d’art du monde entier. Bien évidemment, je ne tenais pas compte des recommandations de la femme qui avait accepté de se défaire du tableau en échange de mon chèque, sur le fait que le tableau devait rester caché, sous le suaire lui servant de protection. En peu de temps, je fus sous le feu des projecteurs, devenant une star aux yeux des plus grands critiques d’art de la planète. Je refusais les propositions d’achat d’une multitude de musées, voulant s’approprier mon bien, et les entrées payantes des visiteurs, qu’ils soient de simples passionnés d’art, des journalistes ou bien des critiques renommés, firent de moi un quasi-millionnaire en très peu de temps, en plus d’une aura sans équivalent.

 

Mais au bout de quelques jours, je comprenais mieux le pourquoi de la mise en garde de son ancien propriétaire concernant « House of Rainbow Street », une représentation d’une maison à l’allure assez inquiétante, je devais bien l’avouer, aux couleurs sombres et dénuées de toute forme de lumière, ce qui était assez inhabituel pour une œuvre d’Hopper. Est-ce cette particularité qui a déclenché le phénomène, ou bien est-ce que ce tableau possédait en son sein une sorte de malédiction, un esprit, un démon ou que sais-je d’autre ? Ce que je suis sûr, c’est que très vite, mon intérêt envers la toile devint inquiétant. Je ne parvenais pas à m’endormir sans avoir passé des temps de plus en plus longs à admirer le tableau, me plongeant dans les traits du pinceau d’Hopper, fondant dans les couleurs. J’avais l’impression de me sentir aspiré par cette fameuse maison, de pénétrer à l’intérieur, et d’y voir ce qui ne pouvait être aperçu de l’extérieur, en dehors du tableau. Au début, je prenais ça pour un simple rêve éveillé, conséquence de mon interrogation du choix des couleurs et de l’aspect lugubre de cette maison dont j’ignorais si elle existait vraiment, dans la réalité, et ayant intrigué le peintre au point de vouloir la représenter sur une toile.

 

Je faisais ma petite enquête, et j’appris ainsi qu’il n’existait aucune « Rainbow Street » dans les endroits où s’était rendu le peintre de son vivant, et même l’aspect de la maison ne correspondait à aucune adresse où l’artiste avait séjourné, même temporairement. Cette maison semblait n’être né que de l’imagination d’Hopper, et pourtant elle me semblait tellement réelle, tellement hypnotisante. Mais cette simple fascination prenait très vite une tournure plus inquiétante, mettant en péril ma santé mentale… Je passais des moments de plus en plus longs devant la toile, fermant même le manoir lors de ces instants, refusant toute visite. Je me voyais parcourir l’étage de la maison, découvrir d’autres pièces, des meubles. J’avais la sensation du bois des tables, du tissu des draps des lits, ou du goût d’une pomme laissé dans une coupe de fruits. Je sentais l’air du vent s’engouffrant par une fenêtre, entendais des rires d’enfants dont je percevais les silhouettes par instants. Le pire arrivait quand je fis la connaissance d’Eleonora, la femme qui habitait la maison. Quelque chose en moi me disait bien que j’étais le sujet d’hallucinations, de délire insensé, que tout ça ne pouvait pas être la réalité, que ce n’était que le fruit de mon imagination. Mais d’un autre côté, je ne voulais pas entendre ces rappels à l’ordre pour me faire revenir à la réalité.

 

Eleonora m’appelait à chaque fois que je sombrais dans le sommeil, me faisant me lever pour me rendre devant le tableau, que je fixais intensément, jusqu’à pénétrer dans la maison, et me rendant près de cette femme qui devenait l’objet d’une passion que je ne pourrais définir. Pour moi, il était inconcevable qu’elle n’existe pas. J’étais persuadé qu’elle était dans la réalité, que ce tableau était le vrai monde, et que pendant toutes ces années, j’étais enfermé dans un autre avec lequel je n’avais aucun lien. Un faux monde sans saveur qui ne m’avait jamais apporté ce que j’aspirais par-dessus-tout, cet amour que me proposait de découvrir Eleonora. J’interrompis définitivement tout visiteur auprès du tableau, voulant le garder pour moi seul. Lui et Eleonora, ainsi que sa maison qui me faisait sombrer dans la folie, sans que je m’en rende compte. Je vous entends me dire : mais en ce cas, comment est-ce que je peux relater cette histoire si j’étais tombé à ce point dans cette obsession ? C’est dû au fait de mon majordome. La seule personne que j’ai accepté de rester à arpenter les couloirs de mon manoir, vide de toute autre présence vivante. En dehors de lui, il n’y avait que moi… Et Eleonora.

 

S’étant aperçu que quelque chose ne tournait pas rond chez moi, pour parler sommairement, il se renseignait sur les maux provoqués par la fascination exercée par une peinture, et c’est ainsi qu’il découvrit les symptômes du Syndrome de Stendhal. Craignant pour ma santé mentale, il tentait à plusieurs reprises de limiter mes « séances », profitant de mes rares moments de sommeil pour déplacer le tableau ailleurs, espérant que cela finirait par me rendre ma normalité si je n’étais plus en contact avec la toile. Mais cela ne faisait que provoquer des colères très violentes, durant lesquelles je frappais violemment Herbert, mon majordome, le sommant de me dire où se trouvait le tableau, le menaçant même de mort s’il ne s’acquittait pas de cette tâche. Alors, évidemment, il s’exécutait, peiné de me voir sombrer dans la folie. 

 

Il ne pouvait même pas appeler à l’aide, car j’avais arraché les fils du téléphone, détruit la Wifi et toute forme de communication vers l’extérieur, nous laissant pratiquement seuls dans ce monde que j’avais construit avec Eleonora, la femme du tableau. Au final, Herbert, ne supportant plus cette situation, n’acceptant plus ma déchéance brûla le tableau lors d’une nuit. Suite à ses tentatives de cacher le tableau, je l’avais installé dans ma chambre, afin de parer à toute autre « attaque » à son encontre par Herbert. Mais celui-ci me fit boire à mon insu un puissant anesthésiant, caché dans ma nourriture. Une fois certain que je dormais, il décrochait le tableau, l’emmenant dans les caves, où il le badigeonna d’essence, avant d’y mettre le feu. Je ne sais pas comment, mais je ressentais la chaleur des flammes à l’instant même où Herbert embrasait le tableau. J’entendais les cris déchirants d’Eleonora, m’appelant à l’aide. Je voyais la fumée envahir la maison, les flammes dévorant les meubles et les murs. Je sortais de mon lit, en proie à la panique, cherchant où se trouvait Herbert, avant que le tableau soit complètement consumé. Mais je n’arrivais pas à temps, et bientôt les cris d’Eleonora n’étaient plus. Le tableau n’était plus qu’un tas de cendres, et moi je tombais dans l’inconscience.

 

Je ne repris mes esprits que plusieurs jours après, libéré du mal qui s’était insinué en moi, ayant même oublié dans un premier temps ce qui était arrivé. Les médecins et Herbert m’expliquèrent ce qui s’était passé. Ma fascination maladive pour le tableau, mes actes de violence, la folie qui m’avait envahi, persuadé que la maison représentée sur la toile était réelle, ainsi que tout ce qu’il y avait à l’intérieur, y compris Eleonora. Aujourd’hui, je ne peux que remercier Herbert d’avoir désobéi à mes ordres, et procéder à cette « exécution » du tableau, afin de retrouver le maitre qu’il appréciait servir depuis des années. Pour être sûr de ne pas retomber dans ces excès, j’ai revendu toutes mes toiles à des musées ou des collègues collectionneurs, et je ne me rends plus dans des salles d’expositions, je refuse toute invitation pour des collections, même s’il s’agit d’amis proches. Je suis libéré de toute cette folie. En tout cas, en partie. Je ne l’ai pas dit à Herbert et aux médecins, mais je continue de voir en rêve Eleonora. Elle m’appelle. Elle désire que je la rejoigne dans l’autre monde. Celui qu’elle désigne comme le vrai monde, celui où nous sommes destinés à vivre ensemble. Et je ne sais pas combien de temps je résisterais à l’envie de la rejoindre…

 

Publié par Fabs

13 juin 2022

LES PROIES DU WENDIGO



 

Il est parfois des choix qui semblent ne pas avoir d’issue favorable, ou obligeant à des compromis, voire des sacrifices, et ce dans l’optique de sauver à la fois les deux camps que l’on tente de dissuader de s’affronter. Non, je ne vous parle pas ici d’un quelconque résumé d’un match sportif ou d’une bagarre de rue entre clans, même si cette dernière image n’est pas très éloignée de ce qui s’est passé. Et surtout, je ne suis pas celui qui a tenté de procéder à empêcher un affrontement sanglant qui n’aurait eu d’autre finalité que de mettre en place un massacre, au vu de la force de l’un des deux camps. Une véritable guerre entre deux mondes, celui du monde réel et celui de l’imaginaire, tels que m’en avaient parlé les ancêtres de notre tribu. Des mythes auquel je croyais en étant enfant, au vu de ma relative naïveté de jeune papoose, buvant les paroles des anciens et des sages de notre clan. Mais en grandissant, j’ai pu constater par moi-même que ces histoires racontées le soir au coin du feu n’avaient pour seule fonction d’apporter des frissons et servaient à agrémenter lesdites soirées. Soirées à l’issue desquels nombre de petites jambes comme moi peinaient à trouver le sommeil, ponctué de cauchemars où les créatures de ces récits s’invitaient sans prévenir.

 

L’une d’entre elle en particulier. Issue tout droit des fondations de notre clan, et, aux dires des sages la racontant et se transmettant de génération en génération, formant une sorte de message, de mise en garde afin de ne pas transgresser les lois de la nature et de l’être humain. Des tabous qu’il ne fallait pas franchir sous peine d’en subir les terribles conséquences. Devenu adulte, j’en avais presque oublié la fonction quasi-éducative de ces fables. On dit que toute histoire, tout mythe, toute légende a toujours un fond de réel. Et mon état actuel est là pour affirmer que c’est la stricte vérité. Si j’avais donné plus de lucidité à ce que je considérais comme des racontars, étudiant les bases en profondeur de ce que ces histoires montraient sur une réalité remontant à plusieurs dizaines, voire centaines d’années, peut-être ne serais-je pas là aujourd’hui à vous conter mon histoire. Celle qui m’a fait perdre mon humanité, et fait devenir l’un de ces monstres que je pensais n’être qu’un simple héritage oral de notre tribu, afin de pérenniser des traditions ancestrales pour les jeunes générations.

 

Et s’il n’y avait pas eu Ehowee pour faire s’opposer ma part animale de celle humaine, sans doute qu’aujourd’hui je culpabiliserais d’avoir été à l’origine du massacre total de tous les membres de mon clan, enfants compris. Ma part de monstre n’en aurait vraisemblablement pas été atteinte, mais ma part d’homme, elle, ne s’en serait jamais remise. D’autant que j’ai bien failli y inclure le corps de celle que j’aime plus que tout au monde. Ehowee. Celle qui envahit mes pensées depuis mes 12 ans au sein de notre tribu. Celle pour qui j’ai bravé des dangers qui auraient pu faire reculer le plus intrépide des jeunes guerriers en devenir. Mais pas moi. Mon amour était tel que seul comptait pour moi de faire changer d’avis son père, le chef de notre clan, Ithaka, celui envers qui on n’ose contredire les décisions. Je n’ai pas bien compris son refus de me voir partager la vie d’Ehowee, quand je lui ai demandé sa main. Prétextant que je n’étais pas l’homme qu’il rêvait de voir devenir son gendre et en éprouver une fierté sans commune mesure. Il n’avait jamais trop voulu donner de détails sur son désir de me refuser ce à quoi j’aspirais le plus de toute ma vie. J’avais attendu d’avoir l’âge requis pour oser faire ma demande. Et avant que je m’acquitte de ce courage, Ithaka avait toujours été plein d’attention envers moi. Souriant quand il me voyait jouer avec Ehowee, l’entrainant dans des aventures nous ayant parfois valu bien des frayeurs.

 

Et à chaque fois, plutôt que me gronder, il posait sa main sur ma tête, comme pour me dire qu’il pardonnait ma hardiesse et ma jeunesse. A cause de ça, je pensais vraiment que ma demande de mariage envers Ehowee ne serait qu’une formalité. Je me souviens du visage radieux de cette dernière quand je lui ai demandé si elle désirait devenir mon épouse. Je sentais qu’elle attendait cette demande depuis tellement longtemps, qu’elle a ressenti mes paroles comme une délivrance qu’elle n’espérait plus. Depuis que nos corps avaient commencé à se transformer, et n’étaient déjà plus ceux des 2 enfants qui s’étaient jurés de ne jamais se séparer, quoiqu’il arrive dans notre tribu. Une promesse. C’était bien ça dans les faits : une promesse d’enfant comme en font des dizaines d’autres, dans toutes les tribus. Et la nôtre, celle des Algonquins, n’y faisaient pas exception. Une promesse devenue quelque chose de plus puissant au fur et à mesure que nous grandissions, et devenions un homme et une femme. Un guerrier et une squaw destinés à ne faire qu’un. Peut-être même faire de moi le successeur d’Ithaka, comme beaucoup le pensaient au sein de notre clan.

 

Comme moi et Ehowee, nombre d’entre eux d’ailleurs n’ont pas compris la réticence de notre chef à ce que nous devenions un couple. C’était tellement une évidence pour tous que je fasse cette demande, que chaque membre de la tribu était persuadé qu’Ithaka accepterais sans hésitation, et serait même heureux de donner sa bénédiction à notre union. Mais ce ne fut pas le cas. Et en y réfléchissant, je me dis aujourd’hui, au vu des morts dont je suis le responsable, au vu des frères et des sœurs à qui j’ai ôté la vie de manière brutale pour assouvir ma faim n’ayant pas de limites, j’aurais dû accepter la décision d’Ithaka. Sans chercher à comprendre les raisons de ce refus. J’aurais sans doute eu un autre comportement le jour où je suis parti en plein blizzard, afin de trouver la nourriture qui faisait défaut à notre clan, faisant suite à la demande d’Ithaka. 

 

Celui-ci m’ayant demandé que si je voulais la main d’Ehowee, je devrais montrer ma détermination en faisant acte d’un geste de courage prouvant ma bonne foi. Et mon humanité. Là encore, je n’avais pas bien compris le sens de ces paroles à ce moment. Et j’ai bien vu la réaction des anciens dans le même temps. Ceux qui avaient connus mes parents qui semblaient être au nœud du problème, concernant mon union avec Ehowee. Je n’ai su que bien plus tard le pourquoi de ce refus d’Ithaka d’accéder au bonheur de sa fille en devenant mon épouse. C’est Ehowee elle-même qui a pu obtenir des réponses de la part de son père quand la bête est venue aux abords du village, y opérant un véritable siège, attendant dans l’ombre la sortie des guerriers, des enfants, des femmes, afin de fondre sur eux. Déchirant leurs chairs, dévorant leurs membres, leurs organes, rougissant la neige sur le sol, et ne laissant que quelques restes et des os décharnés, avec cette terreur restante dans leurs yeux, pour ceux dont j’avais dédaigné me repaitre de leurs visages. Pourtant, ma faim ne trouvait pas de repos après chaque victime dont j’étais le responsable. Je dirais même qu’elle s’accentuait après chaque corps dévoré de manière brutale, où j’éviscérais sans vergogne ceux qui étaient autrefois mes amis, mes mentors, les femmes des guerriers que j’admirais.

 

Jamais je ne pourrais me défaire de leur terreur et du son de leurs cris résonnant dans les bois où ils ont trouvé la mort. Ces bois devenus mon refuge, mon lieu d’observation, guettant la sortie des imprudents pensant pouvoir échapper à ma vigilance, afin de trouver la nourriture se faisant de plus en plus rare au sein du campement. Mais à ce moment, je n’étais presque plus un homme. Et surtout, je n’en avais plus l’apparence. A la place, mon corps s’était revêtu d’une allure monstrueuse, squelettique, tout juste parsemé de quelques poils d’une toison drue, aux couleurs grises et noires, parfois agrémentés de quelques fines mèches blanches. Ma tête se parait de bois multiples, signe de mon appartenance au monde animal, tout comme l’était ma gueule pourvue de dents se parant de bave à la vision de mes proies futures. Et mon cœur n’avait plus qu’une lointaine apparence à celle de mes frères et sœurs. Enveloppé de glace, montrant la froideur de ce qui le constituait, et signe de ma propension à ne ressentir aucune émotion à l’encontre de quiconque. Et surtout pas des humains qui me servait d’alimentation privilégiée. Ceux-là même dont je me délectais de broyer les os, arracher la peau et la chair afin de l’engloutir goulument, sans même ressentir une quelconque appréhension d’être surpris en plein repas par d’autres futures proies.

 

Des repas qui se ressemblaient tous pour moi, ne m’apportant que douleur après avoir absorbé le dernier morceau. J’avais beau aligner les victimes, manger des bras, des jambes, des cœurs ou des intestins en nombre, ma faim ne parvenait pas à cesser. Je n’étais jamais rassasié, mon corps réclamant toujours plus de viande, toujours plus de sang à boire, espérant combler mon appétit vorace et infini. Je souffrais de cette condition, mes yeux se parsemant de flux sanguins montrant mon appartenance à une catégorie de monstres n’éprouvant que des aspirations de meurtres à chaque minute de son existence, chaque seconde. Mes dents me démangeaient à la vue de ces pantins circulant dans ce camp qui avait été le mien autrefois. Juste avant que je prenne la décision de partir en quête de nourriture pour sauver mon clan de la famine depuis plusieurs semaines, devant rationner la viande séchée de caribous, d’orignal, de castor ou d’ours, dont les quantités baissaient à vue d’œil. Le froid intense ayant fait s’éloigner la plupart de ces animaux constituant notre source d’alimentation principale, les chasseurs revenaient souvent bredouilles, même en ayant parcourus plusieurs longueurs de terrain à travers plaines et forêts, balayés par les vents glaçants, et les obligeant à rebrousser chemin, sans avoir de proies à ramener. Tout juste quelques lapins ou renards parfois, à peine suffisant pour rassasier l’ensemble de la tribu.

 

C’est suite à la demande d’Ithaka de prouver mon courage pour obtenir la main d’Ehowee que j’ai pris cette décision insensée de braver le blizzard pour m’aventurer plus loin que notre territoire habituel, afin de ramener de quoi permette à notre tribu de tenir jusqu’à ce que la météo soit plus clémente, et fasse revenir le gibier dans les bois alentour. Malgré les suppliques d’Ehowee, qui avait peur de ne pas me voir revenir dans ce voyage qu’aucun guerrier parmi les plus braves n’avaient voulu risquer, je suis parti. Non sans avoir la promesse de la part de notre chef de célébrer mon union avec sa fille dès mon retour. Ce dernier confirma que si je réalisais cet exploit et sauvais notre clan, il ne faillirait pas à ce qu’il avait promis. Ce serait la preuve de mon humanité à ses yeux. Sous réserve que je revienne sous la même forme que celle que j’avais à mon départ. Là aussi, il n’avait pas voulu en dire plus. Expliquant simplement que mes parents avaient fait eux aussi les frais de la malédiction qui pesait sur ma famille, et qui expliquais que j’étais le seul membre encore en vie. Que c’était lui qui n’avait pu se résoudre, au vu de mon jeune âge de l’époque, à ce que je subisse le même sort que mes géniteurs, malgré la demande des anciens, qui craignaient que je porte en moi les germes de la destruction qui avaient transformé mes parents.

 

Il me promettait aussi de tout m’expliquer sur ses paroles si je revenais. Sur mes parents, la malédiction dont ils avaient été les déclencheurs, et ma naissance qui avait causé bien des remous du temps où il n’était encore qu’un jeune guerrier. C’est son statut de fils du chef, et récent successeur en devenir de celui-ci qui avait permis que je ne subisse pas le même sort que mon père et ma mère. J’étais plein de questions à l’énonciation de ces faits mettant en lumière mon passé et les actes mystérieux de mes parents, mais je respectais le fait qu’Ithaka me dirait tout à mon retour, sans avoir plus de détails avant. Je voyais l’air interdit des sages de la tribu, que j’avais vu baisser les yeux à l’évocation de mes parents par Ithaka. Eux aussi semblaient savoir ce qui en était concernant mon passé, et le danger en sommeil que je semblais représenter, bien que je ne comprenne pas bien en quoi je pouvais être un tel risque pour la tribu.

 

Tout ce qui m’importait, c’était que je puisse enfin faire d’Ehowee mon épouse à mon retour, une fois que j’aurais ramené la nourriture nécessaire à la survie de mon peuple, et prouvé mon courage et ma condition d’être humain, selon les propres mots d’Ithaka. Après cet intermède, je partis seul dans le blizzard, me contentant juste de me retourner une fois pour demander à Ehowee de se préparer à devenir enfin plus qu’une simple amie, mais l’épouse qu’elle avait tant rêvé d’être à mes côtés, patientant secrètement que je lui fasse ma déclaration attendue depuis bien longtemps. Je voyais la peur dans son regard, mais je lui souriais, comme pour lui dire de ne pas s’en faire, et que je reviendrais bientôt, avant de plonger au milieu des vents et des rafales de neige, sans savoir que ce voyage que j’entreprenais serait mon dernier en tant qu’homme. Au bout de celui-ci j’allais découvrir par moi-même le pourquoi des craintes des sages et du chef de mon clan.

 

J’ai parcouru des dizaines de kilomètres à travers les étendues verglacées, enfonçant mes pieds dans la surface blanche toujours plus, mettant mon courage et ma détermination à rude épreuve pour parvenir au but que je m’étais fixé. Le visage d’Ehowee qui envahissait mes pensées à chaque pas me donnait la motivation nécessaire pour ne pas faillir, malgré de nombreuses phases d’inquiétude et de questionnement sur la réussite de mon voyage. Au bout de deux jours presque ininterrompus de marche, m’étant juste reposé au creux d’une grotte providentielle, afin de reprendre des forces, et me sustenter d’un peu de pemmican offert par Ehowee au moment de partir, pris sur sa propre ration, je parvins à une cabane dont la cheminée fumante ne pouvait signifier qu’une chose : quelqu’un y vivait. Peut-être était-ce la réponse à ma bravoure et mes prières auprès du Grand Esprit, et qu’il avait guidé mes pas vers cet endroit. Depuis mon plus jeune âge, on m’avait inculqué de me méfier de l’homme blanc, qu’ils étaient des ennemis de notre peuple, et surtout qu’on ne pouvait pas leur faire confiance. C’est donc avec méfiance que je me suis approché de la cabane, sachant qu’elle devait être habité par l’un de ces hommes blancs. Mais la fatigue, la faim, et l’espoir de trouver de quoi remplir mon objectif de ramener de la nourriture à mon clan passa outre la prudence, et je décidais de cogner à la porte de bois de la demeure, espérant au moins pouvoir obtenir l’hospitalité pour la nuit, ne voyant pas d’autres endroits décents pour cela, et afin de ne pas voir mon voyage s’interrompre brutalement en mourant de froid.

 

 Au bout de plusieurs essais où mes forces s’amenuisaient, les vents glaçants soufflant de plus en plus fort, j’eus la satisfaction de voir la porte s’ouvrir. Devant moi, un vieil homme, au moins aussi âgé que le plus ancien des sages de la tribu, arborait un sourire en me voyant, juste avant de m’inviter à entrer, sans se préoccuper de qui j’étais, et sans me poser la moindre question sur la raison de ma présence dans les parages. A peine fait entrer, il refermait la porte, et me dirigeait vers la cheminée, pour que je puisse me réchauffer. Je n’osais pas parler. D’abord parce que la fatigue et le froid avaient asséchés ma gorge, et ensuite parce que j’ignorais si l’homme comprendrait mon langage. C’est pourquoi je fus fort étonné de l’entendre me parler dans un algonquin presque parfait. Voyant mon étonnement, l’homme m’expliquait qu’il avait séjourné pendant quelque temps dans une autre tribu de mon peuple, et en avait appris les rudiments de notre langage. Ce fut le début d’une relation que je n’aurais jamais cru possible, et qui était à l’opposé des préjugés des sages de ma tribu. Pendant plusieurs jours, j’eus l’occasion de connaitre le passé de ce vieil homme. Il me donnait son nom, Ridgwell, m’indiquant qu’il était un trappeur, et vivait en marge de ses homologues blancs, dont il n’aimait pas vivre à leurs côtés, préférant la nature et la relation avec les peuples indiens des alentours. Il m’apprenais quelques mots de sa langue, et nous sommes devenus amis en très peu de temps.

 

Je lui expliquais la raison de mon voyage, et il me promettait de m’aider à remplir mon objectif. Il avait plusieurs kilos de viande sous son toit, et voulait me les offrir de bon cœur, si cela pouvait me permettre de sauver ma tribu et avoir l’aval de mon chef pour que je puisse épouser Ehowee. Indiquant qu’à son âge, il n’avait plus autant d’appétit que jadis, et toute cette viande ne lui était pas indispensable. Il garderait juste ce dont il avait besoin pour lui, et je pourrais ramener le reste à ma tribu. Je me surprenais à rire et converser avec Ridgwell régulièrement les jours suivants. Mais je m’apercevais que son vieil âge s’accompagnait de quinte de toux parfois très violentes, faisant même sortir du sang. Il avait beau m’assurer de ne pas m’inquiéter de son état de santé, je savais qu’il mentait, et je comprenais mieux pourquoi il désirait m’offrir autant de sa réserve. Il était mourant, et c’était pourquoi il s’était vraisemblablement retiré dans sa cabane, loin de toute forme de civilisation de ses pairs. J’ai essayé de l’aider du mieux que j’ai pu, l’alitant quand ses jambes ne parvenaient plus à le porter, mettant au point des remèdes appris de l’homme-médecine de ma tribu, en utilisant ce qu’il y avait sur place. Malgré tout mes efforts, Ridgwell mourut une semaine plus tard dans son sommeil.


Durant toute cette période, le blizzard n’avait que peu faibli, avec seulement quelques accalmies, m’ayant permis de récolter des herbes nécessaires pour confectionner les remèdes à administrer à Ridgwell. Et à cause de ça, je ne pouvais pas l’enterrer décemment. Le sol froid du dehors m’en empêchant. J’ignorais la distance qu’il pouvait y avoir entre la cabane et le campement le plus proche des Indiens dont m’avait fait part Ridgwell, et ne pouvais donc prendre le risque de subir le même sort que ce dernier. Le temps passait, et je m’apercevais que les fameuses réserves dont Ridgwell se vantait d’avoir n’étaient que très maigres. Il avait voulu me donner de l’espoir, et j’étais persuadé qu’il n’aurait pas hésité à sacrifier ses propres rations pour que je puisse remplir mon objectif, se sachant condamné. Le fait est que le peu qu’il y avait ne m’avais permis de subsister que 3 jours, le blizzard au-dehors étant devenu si fort qu’il m’était impossible de songer à sortir. C’est là qu’il me vint cette idée folle, plus ou moins évoqué par Ridgwell lui-même, au cas où il mourrait, et que j’aurais besoin de me nourrir, sans toucher aux réserves destinées à mon peuple. Me servir du corps du vieil homme comme alimentation…

 

Bien que l’idée me révulsait, n’ayant plus une once de nourriture, j’étais soumis à de fortes douleurs dues à la faim, et c’est alors que j’ai commis l’impensable. Je me suis nourri de la chair de Ridgwell, la cuisinant, l’accommodant de diverses formes, afin de survivre, et ne pas mourir sans avoir pu accomplir la mission que je m’étais fixé. Bizarrement, mis à part les premières bouchées, je m’habituais vite à cette forme d’alimentation, sans savoir que cet acte à priori nécessaire allait réveiller quelque chose en moi que je ne soupçonnais pas, et qui était l’héritage de mes parents, ayant subi une situation analogue à la mienne, il y avait plusieurs années de cela, tel que j’allais l’apprendre de la bouche d’Ehowee plus tard. Les premiers signes se firent sentir quelques jours après avoir commencé mes repas de viande humaine. Je ressentais des nausées que je pris au départ pour un simple contre-coup ou un rejet tardif de cette nourriture particulière. Les jours suivants, de curieux craquements se faisaient ressentir sur tout mon corps, provoquant en moi des douleurs à la limite du supportable. Puis, plus tard, Ma peau se désagrégeait, tombant en lambeaux sur le sol, mettant ma chair à vif. Elle-même se déchirant par endroit. Mes dents faisaient place à d’autres, plus pointues, d’une taille inhabituelle pour un être humain. Ma tête était soumise à des pressions de toute parts, la déformant, allongeant mon visage, prenant une forme ressemblant à celle d’un mélange de loup et de caribou. Du moins c’était l’impression que j’avais.

 

Impression qui se renforçait en sentant des ossatures se former sur ma tête, comme des bois, qui se divisaient en diverses excroissances, formant un véritable réseau. Mes yeux voyaient leur vue s’amplifier, tout comme mon ouïe et mon odorat. Mes habits semblaient comme fondre ou se déchirant, se transformant en poussière, jusqu’à ce qu’il ne reste que mon corps nu et horriblement décharné, quasiment squelettique de toute part. Et il y avait cet organe qui était anciennement mon cœur, devenu aussi froid qu’un bloc de glace, et s’étant paré d’une couleur bleue luisante. J’étais devenu l’une de ces créatures qui me terrifiait en entendant les récits les mettant en scène lorsque j’étais enfant : un Wendigo. J’étais devenu ce monstre horrible parce que j’avais consommé de la viande humaine, et transgressé un tabou en m’y abaissant, pour survivre. C’était ma punition pour avoir osé ignorer les lois inhérentes dictées par l’Aasha Monetoo, le Grand Esprit, celui qui est tout et voit tout. Pour avoir oublié les traditions ancestrales imposant de ne pas renier son humanité, j’avais été réduit à devenir son exact opposé, cette représentation de tout ce qu’il y avait de pire dans l’homme ayant dénaturé son être. D’où cette apparence animale, ce côté décharné me rappelant la désagrégation de mon humanité en goûtant à de la chair interdite par les lois du Grand Esprit, et ce cœur glacé, symbole de la perte d’émotions, qui m’avait valu de manger un corps humain. Et plus que tout, pour punir ma faim, je serais condamné à la ressentir à chaque fois que je m’adonnerais à prendre une vie humaine, ma faim devenant de plus en plus forte à chaque corps réduit à l’état de charpie, à chaque morceau de chair humaine absorbé par mon corps, à chaque goutte de sang versée et digérée, et m’obligeant à m’en prendre à mes proches, comme une sorte de rappel à l’ordre envers ceux-ci, pour leur montrer ce qui les attend si, eux aussi, ils commettent la même erreur…

 

Mon instinct animal avait pris le dessus sur ma part d’être humain, et j’ai parcouru le chemin inverse pour revenir aux abords du campement de ma tribu. Et c’est ainsi que j’ai commencé à commettre les actes que je vous ai déjà cités. Guettant ceux qui osaient sortir, cherchant du gibier dans les bois, le blizzard ayant fini par se disperser durant mon périple pour rejoindre les miens, et leur permettant de remplir leurs fonctions de chasseur à nouveau, les animaux ayant fui la région se mettant peu à peu à revenir dans les bois avoisinants. Mais au lieu de ramener des proies au campement, ceux qui étaient autrefois mes frères et mes sœurs devinrent elles-mêmes des proies à leur tour, finissant dans mon estomac insatiable, leur os nettoyés de leur chair, leurs organes croqués et avalés en nombre, sans pour autant que je m’en satisfasse, toujours tiraillé par cette faim qui faisait s’enfuir mon humanité chaque fois un peu plus. Au bout d’un certain temps, le chef ayant vu revenir un guerrier rempli de multiples morsures sur son corps, et étant parvenu à m’échapper, il a décidé de prendre les mesures qui s’imposaient, et réuni des guerriers afin de me chasser. Avant cela, pendant que j’étais parti loin du campement, Ehowee avait réussi à convaincre son père de lui parler de mes parents, et de la malédiction les concernant.

 

C’est ainsi qu’elle avait appris que lors d’un autre hiver aussi rigoureux que celui-ci, alors que ma mère me portait dans son ventre, mes parents, à l’insu des autres, avaient mangé la chair de leur autre fils, afin de contrer la famine qui régnait sur le camp. Eux aussi subirent cette transformation qui m’a fait devenir un Wendigo. Une transformation qui accélérait ma naissance, et ce sont mes cris de bébé qui alertèrent les autres membres du clan, s’étant rendus dans le tipi de mes parents, pour y trouver deux monstruosités qui furent détruites sur le champ. Etant né de cette transformation, les sages préconisèrent mon élimination également, craignant que j’hérite des mêmes gênes en grandissant, et que je subisse également ce qu’ils désignèrent comme une malédiction, pour avoir ignoré les lois du Grand Esprit. 

 

Comme je vous l’ai déjà dit, c’est Ithaka qui s’opposa à ce qu’on tue un bébé, sous le prétexte non-vérifié qu’il puisse devenir comme ses parents. Il finit par avoir gain de cause, mais, même s’il ne le disait pas, il craignait malgré tout une éventuelle hérédité du mal. C’est pourquoi il avait refusé qu’Ehowee devienne mon épouse. De peur que je transmette la malédiction à elle et notre éventuelle descendance, et crée une génération de monstres au sein de notre peuple. Le guerrier rescapé ayant rapporté la présence d’un collier autour du Wendigo auquel j’avais réchappé, Ehowee confirmait ce qu’Ithaka soupçonnait : j’étais devenu, comme mes parents avant moi, un Wendigo. Et le clan étant en danger, la mort dans l’âme, il se devait de faire cesser les tueries et traquer la créature que j’étais afin de me tuer, en détruisant mon cœur de glace. Seule manière de tuer un Wendigo, en le brûlant afin de le faire fondre, et permettre à l’homme caché sous l’aspect monstrueux de reprendre le dessus. Une action qui signifiait bien évidemment la mort, ce qu’Ehowee se refusait d’accepter. Ainsi, échappant à la vigilance de son père et des guerriers qui se préparaient à la traque, elle se rendait dans les bois où je me trouvais, et fut très vite face à moi, alors que je me repaissais d’un guerrier un peu plus intrépide que les autres, qui était parti en éclaireur sur mes traces.

 

Ma partie animale faisait qu’en voyant Ehowee, je me dressais devant elle, prêt à la dévorer, faisant fi du discours qu’elle m’adressait, afin de faire ressurgir l’être humain caché derrière la coque du monstre. Evoquant de multiples souvenirs, chantant une chanson que nous fredonnions souvent ensemble, tout ceci afin de faire ressurgir mes souvenirs d’homme, les souvenirs de celui qu’elle aimait. Sans doute était-ce dû au fait que j’étais un Wendigo depuis peu, n’ayant pas encore consommé suffisamment de viande humaine pour être totalement sous l’emprise de la bête en moi, toujours est-il que la créature qui me composait freinait son avancée vers Ehowee, l’écoutant encore fredonner notre chanson, ainsi que nos souvenirs communs. Puis je m’arrêtais, la bête en moi s’interrogeant sur ce qu’elle était réellement, laissant Ehowee s’approcher, toucher mon corps décharné, mon cœur de glace. A ce moment, elle faisait quelque chose d’insensé : elle mettait dans sa bouche un morceau de chair dégoulinant de ma gueule, le mâchant, avant de faire de même avec un morceau de ma propre chair. Elle refaisait l’opération plusieurs fois, laissant la partie animale du Wendigo que j’étais observer en silence, curieuse de cet étrange rituel auquel Ehowee s’adonnait.

 

Soudain, cette dernière commençait à se transformer à son tour, en proie à la malédiction qu’elle venait de provoquer à son encontre sur sa personne, devenant au travers de cris de douleur à la limite du supportable, même pour moi qui était réduit à l’état de monstre, mon équivalent féminin. Elle devint elle aussi un Wendigo, s’approchant de moi, se collant contre moi, comme pour me montrer que désormais je ne serais plus seul dans un corps craint par les hommes, et signifiant qu’elle m’acceptait tel que j’étais, malgré ma nature, malgré mon apparence. Je ne saurais expliquer avec exactitude ce qui s’est passé ensuite, mais Ehowee, a réussi à me convaincre de fuir, me prenant par la main, me faisant m’enfoncer au plus profond et au plus loin de la forêt. Aujourd’hui, par ce geste de la part d’Ehowee, prouvant son amour pour moi, quelque chose a changé dans mon être. Nous parvenons tous les deux à parfois sortir de notre carapace de Wendigo, à redevenir humain lors de brèves périodes, durant lesquelles j’ai commencé à écrire mon histoire, au sein de la cabane où tout a commencé pour moi. Celle du vieux Ridgwell. Le reste du temps, nous redevenons des Wendigo, chassant les humains imprudents qui ont le malheur de croiser notre route lorsque nous parcourons la forêt. Des moments où l’animal prend le dessus.

 

Curieusement, la faim habituelle dû à la nature des Wendigo est devenue moins douloureuse au fil du temps nous concernant. Comme si nous avions trouvé le moyen d’endiguer en partie le mal en nous. Mais ça ne fait pas de nous des humains, bien loin de là. Nous ne contrôlons pas les moments où nous redevenons humains, et ceux où nous prenons notre apparence monstrueuse. Nous sommes devenus un cas à part de cette race, des sortes d’hybrides qu’il vaut mieux ne pas croiser, sous peine de réveiller la bête en nous, même si vous nous voyez sous forme humaine. Cette lettre est juste là pour montrer que parfois, des sentiments très fort sont capables de contrer les pires malédictions. Pas complètement, mais la modifier suffisamment pour créer un miracle, et permettre par moments de goûter au bonheur auquel nous aspirions tant. Mais ne vous trompez pas : nous restons des monstres sans pitié sous notre forme animale, et notre territoire ne demande qu’à s’étendre. Ehowee est enceinte à l’heure où je vous parle. Des jumeaux. La famille s’agrandit, et notre race particulière aussi…

 

Publié par Fabs