25 janv. 2022

LE VILLAGE DE LA PEUR



On a coutume de dire que les démons et autres créatures sont tous dévoués à faire le mal, quel que soit la région où ils officient, passant leur temps à se jouer des invocations faites par les humains imprudents, espérant richesse et pouvoir en retour de leur appel. Des espérances qui mènent régulièrement à des désillusions, des souffrances et de longues périodes de désespoir, une fois que ces invocateurs amateurs ont compris qu’ils se sont fait manipuler par la créature invoquée, ne voyant en eux que des jouets faciles à tromper. En résultent des hommes ou des femmes détruits mentalement ou physiquement par ces êtres venus d’autres dimensions, plus que de l’enfer d’où elles sont censées appartenir. Très peu de ces maitres de quelques heures sont sortis indemnes de leur faux sentiment de domination envers ces entités aux pouvoirs dont il est difficile de mesurer la puissance phénoménale. 

 

Si celles-ci, une fois invoqué, et avoir pris le dessus sur leur invocateur, n’ont pas ensuite procédé à une élimination systématique du genre humain, du fait du pacte leur assurant une liberté, même provisoire, c’est parce qu’elles savent que ce ne serait pas à leur avantage. En annihilant l’humanité, elles perdraient la possibilité de jouer à nouveau avec les sentiments et les désirs de ces marionnettes. Et si certaines d’entre elles donnent des allures de protectrices éphémères, ce n’est qu’une illusion. Leur protection cache toujours un plan enfoui et bien précis dans l’intellect de ces créatures n’ayant pratiquement aucune faiblesse, quoiqu’en pense ceux qui les étudient à travers les âges…

 

Certains de ces pactes perdurent dans le temps, du fait d’entités appréciant le lieu et les humains leur apportant la distraction qui semble être leur principale motivation de vie au sein de notre monde. Car oui, une fois leurs vœux accomplis, la réalisation des ordres de leurs prétendus maitres exécutés, ces derniers ayant plongés dans les limbes de la folie ou du désespoir, elles ne retournent pas systématiquement dans leur monde, attendant une prochaine invocation pour jouer à nouveau envers des pauvres bougres inconscients de leur propre faiblesse psychologique. Elles se contentent de se mettre en sommeil dans un lieu bien défini.

 

Oubliez les histoires ridicules de lampes magiques, de pierres maudites, d’objets dits maléfiques, qui sont l’apanage d’âmes errantes, de fantômes en quête de vengeance ou autres spectres n’ayant pas le droit de rejoindre une dimension leur assurant la paix éternelle. Ces êtres immatériels sont les seuls à avoir la possibilité « d’habiter » de tels espaces incongrus et inconfortables, du fait de leur corps sans structure moléculaire. Les démons véritables, les entités destructrices, elles, ont besoin d’endroits plus vastes pour séjourner. Des lieux où elles se délectent des cris des proies leur étant amenées, pour bénéficier de leur prétendue protection. Des offrandes dont elles se nourrissent, ou se complaisant à terroriser des jours entiers, jusqu’à ce qu’elles se lassent et attendent la victime suivante. Elles peuvent choisir de rester visibles aux yeux de tous, ou au contraire ne faire percevoir que leur aura machiavélique, distribuant oppression et mal-être à ceux s’approchant du territoire qu’elles se sont elles-mêmes octroyées. C’est l’un de ces lieux que l’une de ces entités a choisi d’habiter, en plein cœur de l’afghanistan, au Sud-Ouest, près du désert de Dasht-e-margo. Un petit village situé près d’une oasis alimentée par le cours de la rivière de l’Hellmand : Qiraj, à quelques centaines de kilomètres de la frontière irano-afghane.

 

Ce village et ses habitants vivent des produits fournis par l’oasis et des ventes de vêtements, de poteries et de l’élevage de bovins et de volailles au sein de la ville proche de Lachkar Gah, qui leur permettent de continuer à vivre à l’écart des actions du régime taliban, loin du tracas des questions religieuses et politiques qui, depuis 2001, ravagent leur pays. Pour éviter malgré tout le contrôle intempestif de factions talibans, les femmes revêtent sur elle l’abaya et le niqab quand elles sortent au-dehors, juste au cas où. Se permettant le port de robes afghanes plus colorées les week-ends ou pour les rares manifestations cérémoniales au sein du village, comme par exemple le festoiement de ventes importantes, ou l’acceptation à l’université de Kaboul d’un des jeunes du village, ayant choisi de vivre en zone urbaine, et acceptant les doctrines du pouvoir en place. Une vie simple en apparence pour les habitants qui cache cependant un secret dont ils sont les seuls à en mesurer la teneur, et résignés à se contraindre aux conséquences qu’il implique pour leur vie de tous les jours.

 

 

Jusqu’à présent, les habitants se sont faits à cette existence, se forgeant un masque les uns envers les autres, chacun attendant anxieusement le 16 de chaque mois, un jour redouté par tous, car il signifie le jour du choix pour l’un d’eux. Cependant, le destin allait leur apporter un grand malheur en ce mois, par l’arrivée d’un groupe de soldats américains à leur village, et qui allait être à l’origine de l’exposition d’un secret que les habitants gardaient jalousement depuis des générations entières… Une arrivée qui leur montrerait le vrai visage de ces soi-disant protecteurs contre l’ordre établi contre les talibans, et qui n’étaient en fait que des monstres bien plus vils que toutes les créatures cachées dans les ténèbres, de par leur attitude, leur arrogance, et leur dédain des traditions de leur village, tout comme celle de la vie humaine d’un point de vue général. Un comportement pas si éloigné de certaines créatures des ténèbres quand on y songe…

 

Ce jour-là Ahmoud, le chef du village, vit arriver un nuage de poussière au nord de l’oasis, ce qui était plutôt inhabituel, car il n’y avait qu’un seul véhicule motorisé possédé par la communauté. Et celui-ci était parti le matin même pour la vente hebdomadaire des produits fabriqués en direction de Lachkar Gah. En dehors de cette sortie, il n’était pas utilisé, afin d’économiser le carburant nécessaire pour le faire fonctionner. Le reste des habitants de servant de 3 chameaux pour les diverses tâches inhérentes au village. Que ce soit pour des travaux de rénovation de certains murs d’habitations, effrités par les vents lors de tempêtes de sable, ou bien pour transporter fruits, feuilles de mazari, le palmier afghan, ou bien légumes issus des cultures aux abords de l’oasis, irriguées naturellement par la rivière Hellmand qui alimentait celui-ci. Ahmoud comprit vite, à l’allure où semblait aller le véhicule, qu’il ne s’agissait pas du petit groupe parti en ville. D’ailleurs, il s’aperçut également qu’il n’y avait pas qu’un seul engin, mais deux. 

 

Au fur et à mesure qu’ils s’approchaient, il reconnut le drapeau américain flottant au-dessus de l’une des voitures, une jeep Wrangler. A ses côtés, un GMV dernier modèle. Chaque véhicule comportait 4 militaires sur ses sièges. L’un d’eux, comme le constata Ahmoud une fois que l’équipée arriva dans le village, arborait les galons de capitaine sur sa tenue poussiéreuse. A peine arrivés, le groupe militaire, suivant les ordres de leur dirigeant, se mirent à courir partout, recherchant toute trace des habitants, les regroupant sous les yeux d’Ahmoud, qui leur demandait de ne pas leur faire de mal, quel qu’en soit la raison… Qu’il en allait de leurs vies… Une remarque qui semblait amuser beaucoup le capitaine, s’approchant d’Ahmoud, souriant, un cigarillo aux lèvres, avant de se poster devant lui, et lui décocher un violent coup de poing en plein estomac. Ahmoud, submergé par la douleur, tomba à genoux sur le sol, gémissant, avant de s’affaler sur le côté... 

 

Le capitaine américain s’accroupit auprès du malheureux, indiquant son statut et son grade de militaire, ainsi que son nom : capitaine Jackson. Retirant son cigarillo de sa bouche, il indiquait à Ahmoud que lui et sa section allait s’installer quelques jours ici, le temps de se requinquer, et surtout surveiller que le groupe taliban auquel il venait d’échapper avec ses hommes ne les avaient pas suivis. Dans le même temps, les 7 autres hommes composant la division armée, revenaient, l’un après l’autre, devancés d’hommes, de femmes et d’enfants, les menaçant de leurs armes, en les sommant d’avancer sans jouer aux héros… Voyant ça, Jackson demanda à Ahmoud s’il y avait un grand bâtiment dans leur village pour parquer tout ce petit monde. Entre deux douleurs, ce dernier leur indiqua la réserve, tout au bout du village, sur le côté droit, n’ayant même pas cherché à savoir comment l’américain connaissait aussi bien la langue afghane.

 

Ce dernier semblant remarquer son interrogation, lui indiquait que sa mère était d’origine afghane. C’est pourquoi il parlait aussi bien cette langue, et qui lui avait valu de diriger cette division dans ce secteur. Ahmoud demandait ce qu’un groupe militaire américain faisait en afghanistan, alors qu’il pensait que toutes les troupes américaines étaient censées être parties du pays, sur ordre de leur président… Jackson émit un petit rire, avant de lui préciser que lui et ses hommes étaient en mission secrète et surtout non-officielle. Puis il posait un doigt sur sa bouche, indiquant un « chut » discret, avant de rire à nouveau. Jackson ordonnait à ses hommes d’emmener tout le monde à la réserve immédiatement, précisant à l’un d’entre eux de prendre la première garde devant le bâtiment. Au cas où certains courageux tenteraient de s’enfuir, il avait l’ordre d’abattre les petits malins qui s’y emploieraient. Sans sommation. Et rajoutant en regardant Ahmoud, qu’ils n’étaient pas là pour rigoler, alors de ne pas prendre ses paroles à la légère…

 

Un peu plus tard, les autres hommes de Jackson se regroupèrent, suivant leur capitaine, qui avait relevé Ahmoud, lui demandant d’indiquer où se trouvait sa maison. Terrorisé, celui-ci montrait le chemin au petit groupe. Une fois sur place, Jackson demandait à deux de ses hommes de rester sur place, au sein de la maison, pendant que les autres se chercherait une autre habitation pour passer la nuit, après avoir déchargé le matériel de la jeep et la GMV, et précisant qu’ils aillent trouver de quoi faire un bon repas à la réserve pour ce soir. Les membres de la division s’affairèrent à accomplir la demande de leur capitaine l’instant d’après. Plus tard, alors que ceux-ci étaient revenus, Jackson indiquait le planning de relève de garde de la réserve, et sommait à ses hommes de se rendre dans les maisons qu’ils avaient choisis. Demain, il déciderait les fonctions à attribuer aux autres habitants du village, le temps de leur installation ici. Il demandait aux deux hommes restant avec lui de préparer le repas, pendant qu’il discutait avec Ahmoud de la suite des évènements, entre « nouveaux amis ».

 

Jackson lui évoquait alors brièvement les circonstances les ayant amenés dans son village. Il faisait partie d’une section plus grande au départ, mais le Colonel qui dirigeait celle-ci était mort au cours d’une embuscade des talibans, à deux jours de voiture d’ici, ainsi que plusieurs hommes. Lui et les 7 soldats l’accompagnant avaient échappés de justesse aux tirs, et s’étaient enfuis au hasard dans le désert. Etant le plus gradé du groupe, il avait naturellement pris le commandement pour succéder au Colonel. Jackson précisait qu’ils n’étaient pas pour autant des déserteurs. Ils avaient juste besoin de temps pour savoir comment sortir du pays, et faire leur rapport à leurs supérieurs. Et indiquer qu’un traitre avait indiqué leur mission au groupe taliban qui les avaient attaqués. Il avait découvert son identité, en le voyant rejoindre le groupe d’ennemis, sans recevoir un seul tir vers lui. Il avait alors pointé son arme dans sa direction, et l’avait abattu d’une balle dans la tête, juste avant de repartir. 

 

Ahmoud comprenait leur position, mais demandait malgré tout, pour leur propre bien, de ne pas rester ici longtemps… Leur présence allait réveiller le protecteur de leur village, et il ne pourrait pas empêcher ce dernier de tuer ceux qu’ils considéreraient comme des insectes à éliminer… D’une manière dont il ne pouvait même pas imaginer la teneur…Jackson éclatait de rire à ces propos, demandant quel était cette terreur capable de faire face à 8 hommes armés ? Ahmoud se taisait un instant, comme s’il n’osait pas en dire plus, comme craignant de bafouer un interdit du village, baissant la tête. Se contentant de murmurer à demi-mots

 

 « le Djinn… » « Si vous ne partez pas avant l’In-Tikhab, il vous punira… »

 

Jackson semblait interdit un moment, observant Ahmoud, avant d’éclater de rire à nouveau. Après coup, il regardait ce dernier, en lui disant qu’il ne craignait ni djinn, ni démon, ni fantôme. Juste après, il demandait à Ahmoud de lui montrer sa chambre. Une fois fait, Jackson l’enfermait à l’intérieur, pendant qu’il s’installait dans la chambre voisine, laissant ses deux hommes présents dans la maison le soin de se trouver un coin pour dormir… Durant la nuit, Jackson fut réveillé, comme tout le village, par une sorte de tremblement de terre assez violent, secouant chaque édifice pendant plusieurs minutes, avant de s’arrêter. Au même moment, il entendait Ahmoud pleurnicher dans sa chambre

 

« Le Djinn… Vous l’avez réveillé… »

 

Jackson rétorquait que ce n’était qu’un tremblement de terre, rien de plus. Ce à quoi Ahmoud répondit qu’il n’y avait jamais eu de tremblement de terre dans cette région. C’était le Djinn, le protecteur du village qui s’était réveillé. Il avait senti qu’ils étaient en danger. Si en plus, le jour de l’In-Tikhab, on ne lui offrait pas un présent, sa colère serait immense, et c’est tout le village qui serait alors en danger. Personne ne serait capable de calmer sa fureur… Jackson, énervé, criait à Ahmoud de cesser de dire des conneries. Les Djinn n’existaient que dans les contes pour enfants. Pas dans la réalité. Ahmoud se tut, continuant à pleurer dans sa chambre. Le reste de la nuit se passait sans autre manifestation. Le lendemain matin, Jackson réunissait ses hommes pour leur demander de laisser les villageois faire ce qu’ils faisaient d’habitude, en les surveillant de près. Et de s’assurer que ceux-ci leur fournissent à leur division à boire et à manger en quantité suffisante. Auquel cas, il n’hésiterait pas à abattre ceux qui refuseraient de se soumettre…

 

Ce fut le début d’un règne de terreur qui dura 3 jours. Jackson et ses hommes dilapidant les réserves de nourriture du village sans se préoccuper le moins du monde des demandes d’Ahmoud de quitter le village pendant qu’il en était temps. Avant l’In-Tikhab. Il devenait de plus en plus évident que le capitaine avait la ferme intention de s’installer au sein de ce qu’il considérait comme un petit paradis plus longtemps qu’il ne l’avait dit. Martyrisant ceux qui mettaient du temps à obéir, « offrant » les femmes à ses hommes en guise de récompense pour leur travail de surveillance, sous le regard horrifié de leurs enfants, hurlant quand les soldats forçaient leurs mères à les suivre au sein des maisons qu’ils occupaient. Ces mêmes enfants qui recevaient des coups en représailles pour chaque crachat ou refus d’obtempérer. Les rares adultes ayant tentés d’indiquer leur mécontentement furent abattus sans le moindre remords par Jackson ou ses hommes. 4 hommes et une femme subirent ce châtiment. Jackson s’était imposé en tant que dictateur qui ne supportait pas le moindre affront envers son autorité, et utilisant les habitants du village comme ses esclaves personnels. 

 

Cependant, durant ces 3 jours, des évènements étranges se déroulèrent… De plus en plus fréquents. Les tremblements de terre s’intensifiaient. Plus brefs, mais plus réguliers, à raison d’un toutes les 5 heures. Chacun étant plus violent que le précédent. Un des hommes du capitaine indiqua qu’il entendait des phrases curieuses dans la maison qu’il occupait. Ce n’était pas de l’afghan. Il connaissait suffisamment la langue, sans la parler parfaitement, pour savoir que c’était autre chose… Une langue plus ancienne, ou peut-être que c’était le Djinn dont parlaient les habitants, et qui était à l’origine de chaque tremblement de terre. Jackson lui demandait de ne pas tenir compte de ces absurdités, mais les phénomènes inquiétants s’amplifièrent encore plus les jours suivants… Un autre des hommes fut pris de nausées importantes. Au point qu’il vomit du sang, dans lequel nageait des asticots d’une couleur inhabituelle, oscillant entre le bleu et le noir. Un autre suffoquait toute une nuit, manquant de s’étouffer. Un autre encore sentit comme un souffle glacé là où il dormait. L’instant d’après, il avait eu l’impression de voir d’immenses yeux le fixant dans l’obscurité, accompagné de ricanements semblant venir des enfers… Ahmoud ne voulait plus sortir de sa chambre, répétant toujours les mêmes mots

 

« Le Djinn… il va tous nous tuer si on ne lui donne pas son offrande pour l’in-Tikhab… »

 

 La situation devenait alarmante, et plusieurs hommes montrait des signes d’angoisse, et voulant s’enfuir, demandant à Jackson de partir de ce village trop bizarre… Lui disant qu’ils n’avaient jamais ressenti une telle peur… Jackson avait beau les rassurer, il sentait bien qu’il commençait à perdre de l’autorité sur eux… Mais le pire restait à venir…Durant la nuit suivante, un des hommes du capitaine sortit de la maison où il dormait en hurlant, se débattant, comme semblant en proie à une panique incontrôlée, le visage en sueur, tenant son arme en main, observant tout autour de lui. Jackson, alerté, sortit, tentant de raisonner le soldat. Celui-ci laissait déverser des larmes en pagaille, disant qu’il fallait quitter ce village maudit. Il avait vu de la fumée se former dans sa chambre. De la fumée noire et bleue, qui avait formé des mots dans une langue qu’il ne comprenait pas… Et puis la fumée a formé un autre mot… En anglais cette fois… « Kill All »… Suivi d’un autre « Broken Pact »…Puis des rires se sont fait entendre, parsemant toute la pièce… Jackson tentait de s’approcher pour calmer le soldat, lui disant qu’il avait fait un cauchemar, à cause des histoires des villageois… Il essayait de lui prendre le M16 qu’il avait en main, tout en continuant à parler avec lui… Puis, d’un seul coup, le soldat se mit à hurler, se tenant la tête, criant qu’il voulait qu’on lui enlève ces voix de la tête… 

 

L’instant d’après, il tirait avec son arme au hasard, comme semblant tirer sur un être invisible que lui seul semblait voir. Jackson eut tout juste le temps de se mettre à plat ventre, criant de faire de même à tout ceux qui étaient sortis, alertés par les cris… Mais il ne put empêcher le carnage… 3 soldats furent touchés par les tirs. Les criblant de balles, ainsi que plusieurs villageois… Dont 2 enfants, tués sur le coup…Puis, les tirs s’arrêtèrent, le chargeur étant vide. Jackson voulut en profiter pour maitriser le soldat, mais il n’eut pas le temps de le faire, celui-ci se tranchant la gorge avec son couteau LMF2… Jackson commençait à avoir des doutes sur les dires d’Ahmoud… Ordonnant aux autres hommes ayant échappé au massacre de ramasser les corps et les entreposer dans la réserve, en attendant de les enterrer demain, il se ruait vers la chambre d’Ahmoud, qui continuait de psalmodier de plus belle ce qui s’apparentait presque à des mantras.

 

« Le Djinn va tous nous tuer… »

« Le Djinn va tous nous tuer… »

« In-Tikhab… »

« Pacte rompu… »

 

 Jackson entrait dans la chambre, secouant Ahmoud de toutes ses forces, lui demandant comment on arrêtait le Djinn. Qu’il le croyait maintenant… Qu’il s’en irait dès qu’il aurait débarassé le village du Djinn… Là-dessus, Ahmoud cessa ses mantras, regardant le capitaine, des larmes coulant sur son visage, avant de répondre :

 

« C’est trop tard… Le jour du choix est passé… Le Djinn va déverser sa colère sur nous tous maintenant… »

 

 Et sans qu’il ait le temps de réagir, Ahmoud saisissait la lampe à huile près de son lit, et la brisait sur son crâne tout en allumant un briquet qu’il sortait de sa poche, le transformant en véritable torche humaine, bougeant dans tous les sens, poussant des cris de douleur terrifiants, laissant Jackson désemparé devant ce spectacle, observant celui-ci s’intensifiant par les flammes, qui se posaient sur les meubles et s’embrasant aussitôt. Le feu léchait bientôt les murs et le plafond, transformant la pièce en succursale de l’enfer.  Jackson, comprenant qu’il n’y avait plus rien qu’il puisse faire, sortit de la pièce, puis de la maison. Une fois dehors, il ne put que constater que l’incendie se propageait à l’ensemble de la maison. Il demandait qu’on amène des seaux pour éteindre les flammes, hurlant ses ordres, complètement affolé. Mais personne ne bougeait, chacun étant conscient que le temps de réunir des seaux et puiser de l’eau dans l’oasis, il serait déjà trop tard. La maison ne jouxtant pas d’autre habitation à proximité, le feu ne se propagerait pas plus, et le froid glacial qui entourait ceux sortis dehors aurait tôt fait de refroidir les flammes ravageant la demeure d’Ahmoud, et lui avec…

 

Impuissant, Jackson ne put que se résoudre à assister à la fin de l’incendie, qui se déroulait devant ses yeux. Il pensait à ce moment qu’il ne pourrait pas vivre pire cauchemar, et se préparait à dire à ses hommes de quitter le village, quand soudain un autre tremblement de terre se fit sentir, encore plus violent que les autres, soulevant les maisons restantes, brisant leurs murs, et provoquant la terreur de tous les villageois qui semblaient comprendre ce que signifiait ce cataclysme. Des failles survenaient du sol par dizaines, engloutissant d’autres maisons, avalant d’autres villageois dans leurs entrailles. C’est alors que Jackson le vit, en même temps que des rires sardoniques se faisaient entendre… Le Djinn… Sortant d’une des failles, il s’élevait de toute son immensité. Jackson n'avait jamais vu un faciès aussi monstrueux, mélange d’un orc semblant sortir de la trilogie du « Seigneur des Anneaux », et d’un clone du Predator. Sauf que là, ce n’était pas un effet de maquillage. Son corps tout entier était d’un bleu où s’entremêlaient plusieurs teintes de noir et de gris, des muscles saillants inimaginables recouvraient la surface de ses bras et ses jambes, et son rire résonnaient dans les têtes comme une horrible symphonie mortelle…

 

Il sortait complètement de la faille, attrapant les quelques villageois restants, les écrabouillant dans ses mains comme des brindilles. Ceux tentant de s’échapper, il se contentait de lever une main, faisant s’élever dans les airs ces proies faciles, hurlant à tout rompre, demandant son pardon au Djinn d’avoir rompu le pacte… Mais celui-ci n’écoutait pas, fixant les corps de son regard qui passait au rouge vif, tel des braises incandescentes. L’instant d’après, les corps explosèrent comme des baudruches s’étant trop approchées du soleil, et déversant des litres de sang et de chair, en retombant sur les ruines avoisinantes, et le sol de ce qui avait été autrefois un village… Les hommes de Jackson restant tentèrent de tirer sur le corps de l’être gigantesque, avec pour seul résultat de se faire écraser sous ses pieds, transformées en bouillie infâme, l’impact envoyant tournoyer des morceaux de corps et d’organes dans les airs, où leur course était freinée par un mur ayant résisté miraculeusement à la sortie du Djinn de terre. En l’espace de quelques instants, Jackson restait le seul être vivant se trouvant face au géant qui n’avait vraiment rien à voir avec ce qu’il pensait savoir de ces créatures. Lui qui avait grandi avec des contes orientaux tel que les Mille et une Nuits, notamment celui d’Aladdin, il se mettait à rire nerveusement en se disant que Disney serait bien surpris en voyant la forme exacte de ce cousin éloigné du génie de la lampe.

 

Enfant, sa grand-mère lui avait dit pourtant qu’il ne fallait pas confondre génie et Djinn. Qu’ils étaient deux races de créatures différentes. Le Djinn n’obéit qu’à lui-même, et quand il décide de s’installer quelque part, nul ne peut s’y opposer. Au préalable, il faut quelqu’un pour l’invoquer, une personne pensant trouver en lui la solution à son malheur. Et si, dans un premier temps, il peut donner l’impression d’accepter de suivre la demande de l’invocateur, c’est pour mieux en faire son esclave par la suite, contrairement au génie qui ne peut aller contre la demande de son maitre. Ceux qui étaient à l’origine de ce village avaient dû opérer à une invocation de ce type, sans doute pour obtenir de lui que l’oasis soit toujours foisonnant de fruits, que les terres autour soient fertiles, et que leurs vies restent paisibles à condition d’en payer le prix. Ce fameux In-Tikhab dont parlait Ahmoud. En afghan, ça voulait dire choix. Cela signifiait sans doute un tribut à donner à ce Djinn en échange de sa protection et de sa propension de s’assurer de la fertilité du lieu où se trouvait ledit village…

 

Il ignorait quel pouvait bien être ce tribut, mais au vu de la terreur dans les yeux d’Ahmoud en évoquant le Djinn, Jackson supposait qu’il ne s’agissait pas de fruits ou de verroterie quelconque. Sa grand-mère lui avait dit que les Djinn n’acceptait que les pactes de sang… Le tribut était donc sûrement un être humain à lui offrir à chaque mois que formait ce jour de l’In-Tikhab. Une offrande pour sa protection mais aussi pour éviter sa fureur. Un pacte fait avec un Djinn est éternel. Il ne peut être rompu sans en subir les conséquences. Seul le Djinn peut décider de mettre fin à celui-ci, s’il se lasse de ses esclaves, et qu'il désire s’installer dans une autre région… Rompre un In-Tikhab, c’est s’exposer à une mort certaine… 

 

Jackson attendait son heure, alors que le Djinn approchait sa main dans sa direction, le sourire toujours imposant… Il aurait dû croire aux recommandations d’Ahmoud, croire à ce qu’il pensait n’être qu’un mythe parmi d’autres… Mais son cerveau borné, et la crainte surtout de retomber dans les mains des Talibans auxquels il avait échappé avec ses hommes, l’avait fait faire le mauvais choix… Le Djinn l’avait pris dans sa main énorme, le remontant jusqu’à la hauteur de son visage, comme pour mieux jouir du spectacle de la mort du dernier rescapé… Avant de refermer ses doigts sur Jackson, faisant de celui-ci un amalgame de chair et d’os écrasé, coulant entre les doigts du Djinn, que celui-ci léchait, afin de la nettoyer… Le Djinn observait une dernière fois autour de lui, sans doute pour être sûr qu’aucune proie ne lui avait échappée, puis dirigeait ses pas en dehors du village. Celui-ci n’ayant plus rien d’intéressant à lui apporter, il ne lui restait plus qu’à trouver un autre lieu pour s’installer, attendant qu’un autre inconscient l’invoque pour l’aider… Sans savoir ce que cela impliquait après… Les pas du géant se fondirent dans les dunes du désert avoisinant, soulevant du sable à chaque pression, et bientôt, le Djinn disparut au loin…

 

Le lendemain, le petit groupe qui avait été chargé de vendre leurs produits il y avait quelques jours à la ville de Lachkar Gah revint au village, pour n’y trouver que mort et désolation. Il aurait dû revenir plus tôt, avant l’In-Tikhab, afin de décider avec les autres qui serait sacrifié ce mois-ci au Djinn, mais une tempête de sable les avait retardés, provoquant une panne de moteur de leur véhicule. Sans savoir que c’était ce qui allait les sauver de la colère du Djinn, en plus d’être débarrassé de sa présence, celui-ci étant parti, et l’obligation de le servir en même temps. Les 4 survivants, dans un proche avenir, finiraient par reconstruire leur communauté, parvenant à faire venir vers eux d’autres prétendants à une tranquillité bienvenue, et faisant revenir un mode de vie serein au sein de leur village, n’ayant plus à craindre la colère d’un protecteur guère patient sur le retard pris par un pacte à double tranchant. Ils finiraient par oublier ce jour où ils ont retrouvé leurs parents, leurs frères, leurs enfants, à l’état de chair putride, asséché par les rayons du soleil, ainsi que les corps de soldats américains, dont la présence leur restait inconnue. Dans quelques années, ils auraient oublié qu’ils étaient les heureux survivants de ce qui avait été le village de la peur.

 

Publié par Fabs

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22 janv. 2022

L'ESTAMPE MAUDITE

 


 

Une malédiction peut-elle se répercuter à travers les siècles ? Et surtout est-elle capable de le faire à partir d’un simple dessin, en l’occurrence une estampe japonaise, datant de l’ère Edo, et considérée comme une œuvre de grande valeur ? N’importe quel spécialiste de l’art vous répondra que ce ne sont que des fables colportées par les propriétaires, dans le seul but d’attirer l’attention, et d’augmenter sa valeur, dans un but purement publicitaire. Pourtant, parfois ces fables sont connues pour avoir un fond de vérité, et même plus que ça. Et quand on s’en rend compte, il est souvent trop tard… C’est la mésaventure qui est arrivée à Heiji Hoguchi, un expert en estampes japonaises, embauché par un riche collectionneur, afin de vérifier l’authenticité de sa dernière acquisition, découverte par hasard par un de ses dénicheurs au sein du 5ème arrondissement de Beika, à Tokyo, chez un petit antiquaire. Pour être plus précis, la boutique avait vu son propriétaire mourir quelques jours auparavant d’une crise cardiaque. Son petit-fils, désireux de revendre le magasin de son grand-père, dont il ne pouvait pas s’occuper, avait mis quelques photos d’objets du magasin sur le site Beams Japan.

 

 L’employé du collectionneur, ayant vu l’estampe parmi celles-ci, en avait parlé à son patron. Très intéressé, ce dernier avait demandé à ce qu’on lui ramène l’estampe, quel que soit le prix.  La photo mise sur Beams Japan montrait clairement qu’il s’agissait d’une estampe rare de l’artiste Kitagawa Utamaro, représentant l’Oiran Hanaogi, la courtisane la plus célèbre de l’ère Edo, à qui on prêtait une relation plus qu’intime avec Utamaro. Une rumeur courait à propos de cette estampe, qu’on disait disparue depuis plusieurs siècles. C’était la dernière d’une longue série qu’avait peint l’artiste d’Hanaogi, quelque mois avant la mort de celle-ci. On raconte qu’elle serait morte de désespoir par la faute d’Utamaro. Celui-ci lui ayant promis, depuis de longs mois, de quitter son épouse pour faire d’elle sa nouvelle femme. Une promesse que l’artiste n’a jamais tenue, et certains membres de la famille de ce dernier étaient au courant, non seulement de cette relation extra-conjugale, mais aussi de cette fameuse promesse non-respectée, ayant entraînée la mort d’Hanaogi. 

 

Toujours selon cette rumeur, l’Oiran aurait maudit Utamaro, alors qu’elle rendait son dernier souffle, indiquant que son esprit n’aurait pas de repos tant que ce menteur et sa famille, présente et à venir, n’auraient pas rejoints la tombe, eux aussi. Aux funérailles d’Hanaogi, célébrées avec faste, beaucoup ont regardé Utamaro avec mépris, et celui-ci en a été très affecté. Sans doute par remords, il installa le dernier portrait qu’il avait fait d’elle, cette fameuse estampe, dans sa chambre. Quelques jours plus tard, il mourrait de crise cardiaque, et il ne fut pas le dernier… Tous les membres de la famille, ayant hérités de la fameuse estampe, périrent de la même manière, une expression de terreur s’affichant sur le visage des victimes… Au cours des siècles, plus de 17 morts mystérieuses, tous descendants de Kitagawa Utamaro, trouvèrent la mort dans des conditions similaires. Y compris des personnes jeunes. Toutes celles ayant eu en leur possession l’estampe maudite d’Hanaogi…

 

Au cours du milieu du XIXème siècle, l’estampe disparut de la circulation, et personne ne se déclara en tant que propriétaire. Parmi les derniers possesseurs, figuraient de nombreux passionnés d’art, mais curieusement, rares sont ceux parmi eux qui connurent une mort propre à la malédiction entourant l’œuvre. Seuls ceux étant des descendants de l’artiste, auteur du portrait, furent touchés. Les autres, ne possédant pas de liens familiaux avec ce dernier, survécurent. Néanmoins, parmi eux, nombreux furent ceux qui, terrifiés par la réputation de mort de l’œuvre, la revendirent peu de temps après son acquisition. Parlant d’une aura étrange émanant de l’estampe, et d’un froid glacial dans la pièce où elle avait été disposée… Malgré toute sa réputation sulfureuse, l’actuel propriétaire se moquait bien de toutes ces superstitions qu’il jugeait ridicules. Seul comptait pour lui de savoir s’il s’agissait de l’œuvre originale, et pas d’une vulgaire copie, faite par un faussaire ou un fan de la carrière de Kitagawa Utamaro, voire de l’Oiran la plus connue de l’histoire.

 

C’est là qu’intervenait Heiji Hoguchi. Son statut d’expert reconnu dans l’art de la période Edo en faisait une personnalité très prisée dans les milieux artistiques, et rares étaient ceux pouvant se permettre d’embaucher un tel spécialiste, dont les honoraires étaient prohibitifs. Celui-ci, sa réputation grandissant au fur et à mesure des années, ayant appris à monnayer son œil, n’ayant jamais failli, à reconnaitre des contrefaçons grossières, ou au contraire très bien exécutées… 

 

Mais l’argent n’était pas un problème pour Hattori Konematsu, le nouveau propriétaire de l’estampe maudite. Si celle-ci s’avérait véritable, elle deviendrait un centre d’attention énorme, et lui faisant une publicité énorme pour les expositions où elle serait présente. Une source de revenus monumentale qui comblerait largement l’investissement pour son expertise, son achat, du fait du manque de connaissance de la valeur du vendeur, néophyte en matière d’art, ayant été une poussière dans la fortune de Konematsu… Heiji, à la demande de son commanditaire, s’était donc rendu au domicile de ce dernier, afin de venir chercher la fameuse estampe, et l’étudier chez lui, avec sa méthode. Ce qui ne posait pas de soucis à Konematsu, assuré du professionnalisme d’Heiji. Sur place, il eut la surprise, malgré ses dires, de constater une certaine prudence vis-à-vis de la réputation de l’estampe, de la part du collectionneur. L’œuvre avait été placée sous un cadre en verre, fermée par une serrure, dont la clé était détenue par Konematsu. Une précaution assez surprenante pour un simple portrait…

 

Konematsu se défendit en indiquant que dans son métier, on n’était jamais assez prudent, au vu des morts ayant parsemé l’historique de l’estampe. Mais il y avait une autre raison… Konematsu avoua faire partie des descendants de l’auteur de l’œuvre. Et à ce titre, était donc potentiellement une proie à la malédiction d’Hanaogi. Il avait menti en indiquant avoir voulu acquérir l’estampe pour en faire une attraction commerciale. Son but était tout autre… S’amusant de cette peur affichée, alors qu’en public le collectionneur avait déclaré à maintes reprises trouver cette superstition n’ayant pas sa place à une époque telle que la nôtre, Heiji préféra ne pas indiquer ce qu’il pensait de cette attitude indigne d’un nom illustre de l’art tel que lui. Il demanda à ce que l’estampe soit retirée de son « coffre » de verre, afin qu’elle lui soit remise, placée dans un rouleau spécialement conçu à cet effet, afin de la transporter de manière plus aisée. Konematsu s’exécuta, et Heiji put remarquer la main tremblante de son client en ouvrant la serrure de la prison de l’estampe maudite, et lui laissant le soin de mettre cette dernière dans le rouleau qu’il avait emmené avec lui.

 

« Cela vous prendra combien de temps pour l’expertise ? »

 

Fermant le couvercle du récipient où se trouvait l’estampe, Heiji répondit sur un ton ironique à la question de son client :

 

« Je dirais environ 48 heures au maximum… Je vous téléphonerais pour vous indiquer quand j’aurais terminé… Afin que puissiez préparer le coffre-fort à son retour »

 

« Ne plaisantez pas avec ça… Je sais que lors des mondanités j’ai indiqué le contraire, mais cette estampe me terrifie… Le jour où je l’ai eu en main la première fois, j’ai senti comme une force démoniaque qui émanait d’elle… »

 

Heiji, cette fois, ne put retenir un rire discret, afin de ne pas faire preuve d’un manque de respect trop éloquent

 

« Mr. Kotematsu, c’est une estampe…Un dessin… Fait avec du papier, de l’encre et une plume… Il n’y a rien de plus que ça… Aucun démon, ni malédiction… Vous me surprenez… Je vous pensais plus rationnel que ça… »

 

« Vous pouvez vous moquer, Mr. Hoguchi, je sais ce que j’ai senti… Sans parler de son regard… Vous allez sans doute me dire encore que je suis fou, mais je vous assure que j’ai eu l’impression qu’Hanaogi me regardait fixement dans les yeux… Comme pour observer sa future proie… »

 

« Mmm… C’est vrai que vous m’avez dit que vous faites partie, vous aussi, des descendants d’Utamaro… Vous croyez vraiment à ses sornettes ? Soyons sérieux…Une malédiction ? Au XXème siècle ? »

 

Konematsu affichait un air contrarié à ces paroles blessantes, fidèle à la réputation d’Heiji, connu pour être condescendant envers nombre de ses clients, ce qui expliquait aussi pourquoi beaucoup préférait faire appel à d’autres experts moins doués que lui…

 

« Riez…Riez… Mais il me tarde que vous finissiez d’expertiser l’estampe, et qu’elle revienne ici, sous ce « coffre-fort » comme vous dites… Le simple fait de savoir qu’elle est à nouveau en liberté, et qu’elle sait que j’existe, ça provoque en moi un sentiment d’angoisse… Mais j’imagine que vous ignorez ce que signifie ce mot ? »

 

Heiji, voulant couper court à cette conversation, qu’il commençait à sentir pesante, commença à se diriger vers la sortie de la pièce, se murant dans un silence de dédain. Avant de repartir vers la porte d’entrée de la demeure, il se retourna un bref instant :

 

« Mr. Konematsu, j’ai connu moi aussi la peur et l’anxiété… Mais j’ai appris à les combattre… Tout comme vous devriez le faire… Quant à l’estampe, ne vous en faites pas… Dès ce soir, je vais invoquer Bouddha pour qu’il dise à Haonagi de ne pas vous tirer du lit dans la nuit, pendant que j’expertiserais son portrait… »

 

L’instant d’après, Heiji partit en riant de bon cœur cette fois, laissant son client dans l’incertitude quant à l’issue des prochaines heures… Heiji avait l’impression que Konematsu espérait presque que l’estampe soit une copie sans la moindre valeur…Et donc sans malédiction aucune… Et ça l’amusait encore plus… Il riait encore quand il démarrait sa voiture, après avoir posé le rouleau sur le siège passager.

 

Une heure plus tard, il était arrivé devant chez lui. Il se gara sur l’espace dédié à son véhicule, à droite de l’entrée de la somptueuse demeure qui était la sienne. Lui aussi aimait vivre dans le faste et le luxe, et il ne se gênait pas pour montrer son appartenance à ce monde dont il avait rêvé toute son enfance de faire partie… Un rêve devenu réalité…Une revanche sur son enfance pauvre, où il se demandait chaque jour s’il aurait de quoi manger… Volant pour survivre, sans cesse poursuivi par les forces de l’ordre, se cachant, mentant, pour éviter de se retrouver dans une cellule… Oui, il avait connu la peur… Et il s’était juré de ne plus jamais connaitre cette sensation de sa vie… Ce changement de cap, il le devait à sa seule volonté, son désir de se battre, son envie d’atteindre son but, son rêve… 

 

Enfant, il avait connu des hommes comme Konematsu, qui voyait des enfants de la rue comme lui comme des déchets, qui ne valaient même pas la peine d’être regardés… Il avait toujours détesté les hommes comme lui… Et aujourd’hui, alors qu’il était arrivé à entrer dans leur monde, il adorait leur montrer qu’il pouvait avoir le même sentiment de dédain envers eux… C’était comme une sorte de petite revanche personnelle… Un seul d’entre eux avait eu un autre regard envers sa condition… Celui qui lui avait donné une éducation digne de ce nom, qui l’avait fait entrer dans les meilleures écoles, cachant ses origines aux directeurs des instituts où il l’avait fait admettre… Un homme qui lui avait donné un nom plus prestigieux que celui qu’il portait à sa naissance, et fait de lui l’homme qu’il était… Même si cet homme n’était pas son vrai père, il le considérait comme tel… Et il savait que là où il était aujourd’hui, dans cet hôpital où il combattait chaque jour la maladie qui l’avait assailli, il était fier de ce qu’il était devenu… La preuve qu’un moins que rien pouvait devenir un roi lui aussi, dans ce monde de requins et d’apparences…

 

Eloignant de sa tête ces souvenirs appartenant à une époque qu’il préférait oublier, Heiji entra dans sa maison somptueuse, où chaque morceau de sol et de mur montrait la puissance de son nom qui était le sien aujourd’hui. Des lustres en cristal du plafond, aux chandeliers en argent trônant sur la cheminée… Juste à côté de la ligne de diplômes qu’il avait obtenu pour en arriver à ce niveau de pouvoir dont il avait la fierté d’appartenir. Lui, l’ancien miséreux devenu roi. Le roi des experts de l’art pictural… C’était le titre qui s’affichait régulièrement à côté de son visage sur les couvertures des magazines…

 

Il arrivait maintenant à son bureau. Se débarrassant de sa veste sur le porte-manteau situé dans la pièce, il posa le rouleau contenant l’estampe sur son lieu de travail… A vrai dire, cette pièce, c’était à la fois son bureau et sa chambre secondaire. Sa grande chambre était deux fois plus spacieuse, mais il y dormait très rarement… Comme il travaillait parfois jusque tard dans la nuit, il avait fait installer ce deuxième lit, et quelques meubles supplémentaires, pour les nuits où il serait trop fatigué pour aller à son véritable espace de sommeil, lui permettant de passer, en un éclair, de la table où il pratiquait ses expertises, à son futon. Il sortit l’estampe de son rouleau de transport, puis la plaça sur sa table d’analyses, et commença à l’étudier… 

 

L’encre utilisée, le papier, la texture de celui-ci, la calligraphie en dessous du portrait d’Hanaogi, tout semblait conforme à ceux propres à l’époque Edo… Les traits du dessin ressemblaient bien à celui de Kitagawa Utamaro également… A première vue, l’estampe avait l’air authentique… Mais il avait déjà vu des copies d’une telle qualité, capable de reproduire des effets de vieillissement saisissants, qu’il savait qu’il ne fallait pas se fier à une première analyse… Il lui fallait encore vérifier le grain du papier par réaction chimique, faire une spectrographie, histoire de vérifier s’il n’y avait pas un autre dessin dessous, révélant une supercherie savamment mise en place… Mais ces premiers tests avaient été longs, et il commençait à se faire tard. Les yeux d’Heiji accusaient la fatigue accumulée de ces derniers jours, la faute à un nombre de commandes de clients en quantité importante. Plus que d’habitude… La rançon du succès… Il reprendrait la suite des tests demain matin, quand il aurait les idées plus claires, et le cerveau reposé…

 

Il installa l’estampe sur une plaque en feutre, sur laquelle il rajouta une autre vitrifiée, avant de la placer en hauteur, sur un des nombreux crochets sur le mur, destinés à ses diverses expertises… Puis, luttant contre la fatigue envahissante, se déshabilla, et s’engouffra dans les draps qui semblaient l’appeler d’une voix que lui seul pouvait entendre… Pour ce soir, il se passerait de repas… Sa fatigue était telle que de toute façon, il n’aurait pas la force d’avaler quoi que ce soit… Il ne lui fallut que quelques secondes pour tomber dans les bras de Morphée, et s’endormir du sommeil du juste…

 

Cependant, quelques minutes plus tard, une impression étrange s’empara de son corps… Une sensation de frisson…Curieux… Il était pourtant certain de ne pas avoir touché le thermostat de la pièce…Et pourtant… Pourtant, la pièce était comme envahie d’une atmosphère froide, presque glaciale… Peut-être une panne d’électricité survenue soudainement… Non, ce n’était pas ça… Son portable qu’il avait branché au moment de se coucher affichait encore cette luminosité propre à son rechargement en cours… Alors qu’est-ce qui pouvait bien provoquer ce froid intense autour de lui ?

 

Instinctivement, il regarda en face de lui, là où se trouvait toujours suspendue l’estampe de l’Oiran, observant un mouvement quelconque du dessin, une bizarrerie… Puis, il se mit à se moquer de lui-même pour avoir pensé à l’éventualité que ce simple dessin puisse être à l’origine de la température descendante de la pièce… A croire que les superstitions véhiculées par Mr. Konematsu avaient déteint sur lui…

 

« N’importe quoi, vraiment… ça ne va plus mon bon Heiji… Voilà que tu vas te mettre à croire aux malédictions maintenant… Tu es vraiment fatigué… »

 

Riant aussi au fait de se parler à lui-même, comme s’il s’attendait presque à se répondre, Heiji se mit à rire de plus belle… Mais bientôt, il ne riait plus… Car une voix émanant de l’estampe se fit entendre, le faisant se dresser sur son futon, se demandant s’il rêvait ou s’il était éveillé, tellement ça semblait impossible…

 

« Ainsi, vous ne croyez pas aux malédictions… Peut-être que cette nuit sera l’occasion de vous faire changer d’avis… »

 

« Que… Qui a parlé ? Montrez-vous ! Konematsu ! C’est vous qui êtes à l’origine de ça ? Vous vous croyez drôle sans doute ? Et puis d’abord, comment êtes-vous entré chez moi ? »

 

Un rire féminin se propagea alors dans toute la pièce, se diffusant tout autour du pauvre Heiji, qui commençait à ressentir une certaine angoisse qu’il n’avait plus connue depuis des années…

 

« Konematsu… Ce sera bientôt son tour… Mais pour l’heure, c’est vous qui êtes ma proie… Heiji… Utamaro ! »

 

A l’énoncé de ce nom, appartenant à un passé qu’il avait tenté de renier, y compris devant son client, Heiji affichait désormais une peur montante, faisant apparaitre des gouttes de sueur sur toute la surface de son visage, jusque dans son cou, alors qu’il voyait l’impossible se dérouler devant lui… Hanaogi… Elle… Elle sortait du papier où se trouvait l’estampe…Allongeant sa jambe… La posant sur le dessus du bureau qui lui servait de lieu de travail… Ses yeux s’écarquillaient au fur et à mesure que le dessin continuait de sortir de la feuille de papier où il se trouvait auparavant…

 

Mais ce n’était plus un dessin… C’était un corps translucide, mais c’était un corps humain… Un corps de femme, portant un kimono cérémonial, comme les courtisanes de l’ère Edo, dont elle semblait provenir directement, sans aucune explication rationnelle…L’apparition posa le genou de l’autre jambe sur le bureau, pendant que la première jambe tâtait l’espace vide entre le bureau et le sol, afin de trouver un appui pour s’y poser… Une fois fait, un premier bras sortit de la feuille… Puis un deuxième, et enfin la tête, grandissant en même temps qu’elle sortait de son carcan de papier, comme l’avait fait les jambes et les bras auparavant… Et là, Heiji crut qu’il devenait fou… Devant lui se tenait bel et bien Hanaogi… l’Oiran Hanaogi… Elle se mit à rire, s’approchant du futon du pauvre Heiji, complètement tétanisé, pendant que l’apparition reprenait :

 

« Eh bien Heiji, tu ne crois toujours pas aux malédictions ? »

 

Hanaogi continuait à s’avancer, le sourire aux lèvres… Des lèvres d’un rouge qui faisait ressortir son visage blanc… Aussi blanc que l’étaient ses mains, qui sortaient de son kimono fleuri… Elle parlait à nouveau :

 

« Et est-ce que tu crois aux fantômes, aux apparitions, aux spectres…Quel que soit le nom que tu veux leur donner… »

 

Hanaogi semblait réfléchir un instant, puis continuait :

 

« En fait, me concernant, le terme exact serait plutôt Yurei… Car si je suis ici, devant toi, c’est pour accomplir une vengeance…Celle que j’ai promise d’accomplir pour laver l’affront que m’a fait subir ton aïeul, Kitagawa Utamaro…Heiji… »

 

Heiji était désormais en larmes, son cœur battait la chamade de plus en plus, au point qu’il lui semblait suffoquer, ayant du mal à respirer, en proie à une panique qu’il ne pouvait contenir. Il parvint malgré tout à émettre quelques mots :

 

« Comment ? Comment savez-vous mon nom de naissance ? Personne ne le connait… A part mon père d’adoption… »

 

Hanaogi se mit à rire. Un rire discret, mais terrifiant, glaçant…

 

« Je sens ton odeur… L’odeur des Utamaro… L’odeur du mensonge… L’odeur de la peur…TA peur, Heiji… »

 

« Ecoutez, Hanaogi…C’est bien votre nom, n’est-ce-pas ? Je… Je n’ai rien à voir avec Kitagawa… C’était il y a plusieurs siècles… Pourquoi serais-je responsable du mensonge de mon aieul ? »

 

Le visage amusé qu’elle portait jusqu’à présent s’estompa complètement, pour afficher un rictus de colère :

 

« TU ES UN UTAMARO ! Comme tous ceux de ton clan, tu respires le mensonge… Regardes ce que tu es aujourd’hui ! Tu mens aux autres sur ton vrai nom ! N’est-ce pas une preuve suffisante ? Tu mérites le sort que je te réserve… Au même titre que ceux qui t’ont précédé… Après toi, il ne me restera plus que Konematsu, qui lui aussi a caché son vrai nom, et toute la descendance de Kitagawa sera éteinte… Je pourrais alors reposer enfin en paix… »

 

Hanaogi parvint alors au niveau d’Heiji dont le visage était devenu presque aussi blême que celui du Yurei… Elle dirigea sa main en direction du jeune homme terrorisé, et celui-ci sembla suffoquer encore plus qu’avant, toussant, crachant du sang, se tenant la poitrine… Puis, il s’immobilisa… Son cœur venait de lâcher… Et il s’écroula sur le lit, sa vie ayant disparu de son corps inerte…

 

Satisfaite de ce fait, Hanaogi sourit, avant d’éclater de rire… Un rire qui résonna dans toute la pièce…Un rire sorti tout droit des ténèbres… Elle se dirigea alors vers la porte de la pièce, continuant à rire, alors qu’elle traversait celle-ci, son rire se faisant entendre dans toute la maison… Avec pour objectif sa dernière victime, pour goûter au repos qui lui était destinée… Elle se rendait vers la maison de Konematsu…

 

Ou plutôt Hattori Utamaro… Il avait fait changer son nom de famille par celui de son épouse, pensant conjurer le sort, après avoir appris l’histoire de la malédiction… Un effort inutile… S’il avait acquis l’estampe et demandé une expertise, c’était pour être sûr qu’il s’agissait de l’authentique… Son objectif ensuite était de la détruire… Mais il avait omis de penser qu’il n’était pas le seul Utamaro visé par la malédiction… Il ignorait qu’il existait un autre membre de cette famille, dont il pensait être l’ultime représentant… Un détail… Mais un détail qui lui vaudrait de rejoindre Heiji dans la tombe, comme avant eux leurs ancêtres qui avaient subi la colère d’Hanaogi …

 

Note :

🔺Hanaogi et Kitegawa Utamaro ont vraiment existé, tout comme leur relation très intime, alors que Kitegawa était encore marié à son épouse… Il a dessiné 4 portraits de l’Oiran, la courtisane la plus connue de l’ère Edo, véritable figure emblématique de cette période.

🔺Quant au reste de l’histoire, à vous de deviner ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas… Comme toute Creepypasta qui se respecte…^^

Publié par Fabs