12 avr. 2023

L'ILE VIVANTE

 


 

Les légendes du Nord font partie des récits qui m’ont toujours fasciné. Peuplés de créatures et de personnages qui ont inspirés nombre de romanciers, de cinéastes ou de poètes de tous les continents, sans oublier les auteurs de comics. Que seraient les Avengers sans la rivalité opposant Thor et Loki ? le passage de la Moria aurait-il été aussi intense sans le combat contre le Troll dans la saga du « Seigneur des Anneaux » ? Et ce ne sont que des quelques exemples parmi des dizaines d’autres, et montrant l’influence de la mythologie nordique à travers le monde, et s’incrustant même dans d’autres légendes faisant partie de la culture de divers pays. Cependant, je n’ai toujours considéré ces histoires que pour ce qu’elles étaient, à savoir des mythes, n’ayant rien de concret, ni même un fond de vérité. Jusqu’à ce que je découvre un enregistrement qui allait fortement m’interroger sur les fondements et la véracité des créatures peuplant ces récits.

 

Mais j’ai oublié de me présenter : je me nomme Alexis. Je suis une sorte d’historien, spécialisé dans les mythes du monde entier. Quand je me suis rendu à Alsten, une petite île proche de la commune d’Alstahaug, en Norvège, c’était justement dans le but de me renseigner un peu plus sur une de ces histoires contées par les anciens dans les tavernes, avant d’être retranscrites sur papier. C’était à cet endroit qu’en 1980, une créature marine ayant les caractéristiques d’un de ces mythes, avait été découverte échouée sur la plage. Sans doute l’un des plus connus et célèbres monstre des légendes scandinaves. Par la suite, la communauté scientifique a démystifié cette découverte, indiquant que ce spécimen n’était en aucun une jeune créature pouvant prouver l’existence d’une légende scandinave, mais les restes d’un animal bien connu, dont le corps détérioré par les courants marins, les roches et des prédateurs avait donné l’impression d’un animal du folklore fantastique nordique. Cependant, cela a permis d’apporter une certaine célébrité à la commune et ses alentours. C’est en me rendant dans une vieille auberge typique de la ville que je suis tombé sur un vieux marin cherchant à se faire offrir une bouteille d’Aquavit, l’alcool local, sorte d’équivalent du gin. Déjà fortement imprégné de vapeurs alcoolisées se dégageant de lui, il s’est intéressé à moi en me voyant consulter un livre que je venais d’emprunter à la bibliothèque, située à proximité.

 

C’est alors qu’il m’a demandé si je serais intéressé de découvrir un enregistrement qu’il tenait de son père, où ce dernier relatait sa rencontre avec une créature que tout le monde pensait n’être qu’une légende, et pourtant bien réelle. M’assurant que cet audio pourrait répondre à mes questions sur les origines des mythes sur lesquels je me penchais, dans la perspective d’un futur livre sur le sujet. Bien qu’incrédule en premier lieu, j’acceptais de lui offrir ce qu’il demandait. Me remerciant, le vieil homme me demandait de le suivre jusque chez lui. Sur place, une vieille mansarde figurant au bord de l’océan, il me confiait donc le fameux enregistrement, qu’il déposait sur une table. L’un des rares meubles de la demeure. Pendant qu’il commençait à se gorger d’Aquavit, j’appuyais sur le bouton lecture et écoutais donc le récit…


« Je me nomme Andreas Henricksson, et ceci est le récit de ce que j’ai vécu. Il va sans doute sembler fou, ou issu d’hallucinations dû à la fatigue, ou à un trop grand nombre d’heures à affronter les colères de l’océan. Et à dire vrai, j’aurais tellement aimé que ça soit le cas : ça aurait été plus simple, et m’aurait causé moins de questions, de tourments par suite de mon équipée qui a coûté la vie aux 3 hommes qui m’accompagnaient, et la destruction de mon navire. J’ai longtemps hésité avant d’enregistrer mon aventure aussi incroyable que terrifiante. J’ai bien tenté de dire la vérité à mon retour au port, alors que j’avais dérivé pendant plusieurs heures sur l’océan. Je ne dois ma survie qu’à l’inquiétude de mon épouse, qui est parvenu à faire comprendre que mon silence à ses nombreux appels et mon retard n’était pas normal, moi qui étais toujours réglé comme une horloge sur les temps de départ et de retour sur mes sorties en mer. Ce n’est pas tant par amour qu’elle a alerté les garde-côtes et les pêcheurs, notre relation étant au moins aussi plate et déserte que ne l’était notre compte en banque.

 

Mais si elle voulait avoir une chance d’obtenir quoi que ce soit en compensation de ma perte, qui n’en serait pas vraiment une pour elle, elle devait apporter la preuve de ma mort. Ne serait-ce qu’un morceau de mon corps était suffisant pour démontrer qu’elle était désormais veuve, avec un enfant à charge en bas âge, et qu’elle avait besoin de l’argent de mon assurance-vie pour survivre. Autant vous dire que quand elle a vu que j’étais toujours en vie, elle était doublement déçue. D’abord parce qu’elle devrait encore me supporter, moi et mon important goût pour l’alcool, me faisant passer de longues heures à la taverne du port en présence de mes amis pêcheurs. Presque une tradition pour moi, avant chaque départ en mer, et qui a contribué à ce qu’on ne me croie pas quand j’ai déblatéré mes « mirages de marin » auprès des enquêteurs chargés de débourser l’argent de l’assurance pour la perte de mon navire. J’ai vu leurs sourires ravis à mon histoire, persuadés que j’avais tout inventé, que mes hommes s’étaient cachés dans un autre port pour assurer mes arrières et conforter mon stratagème d’escroquerie, et que j’avais moi-même sabordé mon propre bateau qui tenait tout juste debout sur les flots.

 

Combien de fois ai-je demandé à la banque des crédits pour pouvoir rafistoler ce qui pouvait l’être sur ce vieux rafiot encore plus vieux que moi, dans le but d’éviter que toute nouvelle sortie ne soit la dernière ? Mais la réponse était toujours la même : avant de pouvoir obtenir tout nouveau prêt, je devais d’abord terminer de payer ma maison, elle aussi dans un état lamentable, faute de pouvoir payer les frais astronomiques des réparations pour colmater les nombreux trous de la toiture et du plancher. C’est à cause de ça d’ailleurs que je faisais toujours plus de sorties pour la pêche, malgré les dangers que représentait le simple fait de poser le pied sur le pont de cette épave qui avait plus sa place dans un musée que sur la mer. Au final, ces requins ont dû baisser pavillon et accepter de m’octroyer le montant prévu en cas de perte de mon bateau dans le cadre de mon métier.  L’enquête a permis de retrouver les débris de mon bateau, et il fut prouvé que je ne pouvais pas être en cause de sa destruction, car c’était probablement le fait du choc de rochers, ainsi que de la tempête s’étant déclenché peu après notre départ, à mon équipage et moi. Une sortie motivée par le but de récolter un tant soit peu de quoi rapporter une pêche suffisante pour récupérer une somme capable de reculer l’échéance de nous retrouver à la rue, que ce soit ma famille, ou celle de mes hommes.

 

J’ai bien senti leur frustration, et j’avais le sentiment qu’ils restaient persuadés que j’avais berné tout le monde. Ils ont même réussi à retarder le paiement, en demandant un approfondissement d’enquête, pour permettre de chercher la preuve que mes hommes se trouvaient ailleurs que dans l’océan. Mais quand les corps de ceux-ci, proprement déchiquetés, leurs visages ne ressemblant plus à rien, ont été repêchés quelques jours plus tard, ils ont été à court d’excuses pour ne pas me payer. Bien sûr, cet argent a permis de retaper notre maison, à ma famille et moi, et j’ai même contribué à payer une partie des funérailles de mes compagnons morts par ma faute à leurs familles respectives. Ma femme, toujours aussi vénale, avait tenté de m’en dissuader, mais il était hors de question que je fasse preuve d’un égoïsme aussi important qu’elle. J’étais coupable de leur mort, c’était la moindre des choses que je fasse ce geste auprès de leurs proches.

 

Jamais on n’aurait dû sortir en mer ce jour-là. La météo annonçait un gros grain au large, et on savait que c’était très risqué de faire cette équipée, surtout en prenant en compte l’état déplorable du bateau. Mais les remontrances régulières de mon épouse sur le fait que je préférais dépenser une partie de l’argent de mes maigres recettes de pêche dans l’alcool, plutôt que d’améliorer notre train de vie, et régler nos dettes, ont été déterminants dans la motivation de cette sortie hasardeuse et hautement dangereuse. Convaincre Olaf, Kristoff et Pietr ne fut pas bien difficile. Eux aussi n’étaient pas dans des situations financières très florissantes. Cette pêche nous était primordiale pour nous assurer de survivre à tous les 4. C’est ainsi que nous nous sommes dirigés au large, dans notre zone de pêche habituelle, alors que des premiers remous des vagues, et des nuages noirs comme la suie des cheminées de nos maisons commençaient à se former autour de nous.

 

Quand nous sommes arrivés sur place, nous avons lancé nos filets dans la tourmente. Les vents devenaient plus forts, l’écume des vagues se jetaient sur le pont avec force, la coque faisait entendre des craquements de plus en plus inquiétants. Même se tenir debout sur le pont, aussi bien à bâbord qu’à tribord, à la proue comme à l’arrière du bateau, tenait de l’exercice d’équilibrisme de haute volée. De quoi rendre jaloux les gymnastes les plus expérimentés. La tempête faisait de plus en plus rage, et quand le filet se déchira de toute sa longueur, faisant disparaitre nos espoirs de ramener de quoi renflouer nos comptes bancaires, nous pensions que c’était notre punition pour avoir osé braver les anciens dieux nordiques de notre orgueil et notre mépris des lois des mers. Notre imprudence mené par l’appât du gain et notre désespoir de voir venir un meilleur avenir pour nos familles avait sans doute agacé les divinités de la mer. Je sais ce que vous allez me dire. Que c’est stupide de croire encore à des dieux anciens de nos jours.

 

Mais si vous viviez comme nous dans un petit port où la pêche est la source de revenus principale de ses habitants, où les croyances sont ancrées depuis des générations entières, transmises par nos parents, nos grands-parents, et les parents de ceux-ci bien avant, inculquant le respect de ces traditions qui peuvent paraitre d’un autre âge, mais qui, pour tous, sont une évidence quant à leur pérennité, vous ne vous moqueriez pas autant de ces légendes. Pour nous, une tempête est la manifestation de ces dieux anciens, ceux surveillant les mers, et étant le signe que ce jour-là les créatures sous leur protection se montrent. Il est interdit à l’homme de tenter de les percevoir, de les approcher, et quiconque a enfreint cette règle l’a payé de sa vie. Seuls quelques chanceux ont pu revenir vivants de leur rencontre avec ces créatures protégées par les dieux des mers. Mais quand cela arrive, tout ceux du port n’y voit qu’une clémence passagère, afin de montrer aux hommes qu’il n’est pas bon de défier l’océan et ceux qui le protège. Ces rescapés ont pu donner la description de monstres géants, dont il leur était impossible de décrire plus en détail leur formes, sans être envahis de cauchemars les nuits suivantes. Tout juste énuméraient-ils quelques fragments de réponses sur la nature de ces créatures monstrueuses, et l’action de ces dernières sur leurs embarcations, remerciant les cieux d’avoir daigné leur laisser la vie pour raconter qu’il ne fallait pas aller là-bas quand la mer l’interdisait.

 

Mon équipage et moi avions à notre tour enfreint cette règle d’or, malgré les conseils des vieux marins, nous enjoignant à ne pas sortir un jour de tempête à venir. Précisant que nous ne reviendrions pas vivants, et que nous allions attirer la colère des anciens dieux sur eux. Nous avions grandi au gré de ces légendes, et bien que nous les respections, comme tout habitant du port, notre crainte de voir notre avenir devenir sombre pour nos familles l’a emporté sur la prudence et le respect de ces traditions. Contre l’avis de la plupart, nous avons pris la mer, et l’avons payé amèrement. Après que le reste du filet eut été arraché, le gouvernail se brisa à son tour, le bateau n’était plus qu’une planche de bois se craquant de partout. Nous pensions notre dernière heure arrivée quand nos yeux perçurent à quelques encablures de notre position, une forme immense ressemblant à une terre. Une île ! Nous n’avions jamais entendu parler de l’existence d’une île à ces latitudes, mais au vu de la détresse dans laquelle nous nous trouvions, c’était une chance que nous ne pouvions pas ignorer.

 

De toute façon, les flots déchainés nous poussaient inexorablement vers elle. Nous n’avions plus le choix que d’accoster. Je ne sais même plus dans quelles conditions exactes nous sommes parvenus à jeter l’ancre à proximité de l’ile sans que le bateau ne finisse de se briser de partout. Nous nous attendions à le voir sombrer à chaque seconde. Curieusement, à peine avions nous réussis à stopper l’avancée du bateau et descendions sur cette terre inconnue, que la tempête se calmait petit à petit, faisant baisser notre peur et notre angoisse. C’était comme si le fait d’avoir posé les pieds sur cette île nous avait protégé de la colère des dieux de l’océan, une forme de tabou intouchable de leur part, et nous assurant ce que nous pensions être une forme de protection. Olaf avait une jambe brisée, et nous avions dû l’aider à descendre du bateau, utilisant des planches réduites à l’état de petit bois, et de cordages désormais inutiles pour notre embarcation.

 

Vu le sauvetage inespéré qu’avait été de rejoindre cette ile, nous préférions ne pas prendre le risque de reprendre la mer, malgré l’arrêt de la tempête. C’était déjà un miracle d’être encore en vie. L’ile était très étrange. Son sol surtout. Il y avait bien de la terre, du sable, et quelques coquillages ici et là, mais ils semblaient comme « collés ». C’était comme si ces éléments venaient du fond de la mer, et qu’ils avaient été remontés en même temps que le reste. Au fil des heures, le sable reprenait une consistance plus habituelle, devenant fluide et sec. C’était la même chose pour la terre, les coquillages et quelques crustacés dont nous n’avions pas remarqué la présence jusque-là. Au loin, nous apercevions quelques palmiers, mais eux aussi étaient curieux. En nous approchant, nous nous rendîmes comptes qu’en fait, ce n’étaient pas des palmiers, mais plutôt de sortes de grandes algues accrochées à des colonnes de pierres ou de bois pétrifié. Comme les restes de navire englouties depuis des siècles dans la mer, et s’étant retrouvés on ne sait comment sur cette ile qui n’en finissait pas de nous surprendre.

 

Nous pûmes nous nourrir des crustacés que nous attrapions et des algues, nous ayant rendus compte qu’elles appartenaient à une espèce comestible, une fois séchée, ce qui représentait la base de nos maigres repas. Mais au moins, nous ne mourrions pas de faim. A l’aide des bois pétrifiés, nous avons pu confectionner un semblant d’atèle pour la jambe d’Olaf, Kristoff, Pietr et moi. Il y avait peu de végétation en dehors des colonnes composées d’algues. Tout au plus quelques autres plantes qui n’avaient pas leur place sur une ile classique. C’étaient des plantes marines, qu’on ne trouvait habituellement qu’au fond de l’océan. Cette ile n’était décidément pas comme les autres, mais nous étions loin de nous douter qu’elle était encore plus fantastique que ce que nous pensions, et qu’elle allait précipiter la perte de la majorité d’entre nous, ne me laissant que comme seul rescapé pour relater ce qui était arrivé.

 

Nous étions tous épuisés par nos péripéties, et nous sommes vite endormis, malgré les interrogations sur cet environnement qui ne ressemblait à aucun autre, et répertorié sur aucune carte marine, ni même un relevé par satellite. Cette ile ne pouvait pas exister, ou alors le fait qu’elle n’ait jamais été repérée par une quelconque technologie humaine pouvait faire suggérer qu’elle se déplaçait, ou pouvait s’enfoncer ou émerger suivant certaines conditions météorologiques. Ce n’était pas complètement improbable. Il y avait déjà eu des précédents constatés dans certains atolls de l’Océanie. Mais ça concernait de minuscules ilots inhabitables par leur surface, pas une aussi importante. Et leur immersion suivie de leur réapparition se faisait au gré de tremblements de terre sous-marins, ou d’éruption de volcans situés dans des zones particulières. Rien de comparable avec cette ile-ci. C’est là que nous avons entendu la première fois ce murmure semblant venir du sol. Au début, nous pensions être la proie d’hallucinations collective auditive, dû au traumatisme de ce que nous avions vécu. Mais les murmures se faisaient plus fréquents, s’accompagnant parfois de petites secousses faisant trembler le sol. Nous n’étions pas dans une zone volcanique. Il était inconcevable qu’il puisse y avoir la formation d’un tremblement de terre, aussi minime soit-il. Mais ce n’était que les prémices de l’horreur qui allait suivre. Alors que les murmures s’étaient finalement tus, nous parvînmes à nous endormir tous, harassés par notre épuisement. 

 

Environ deux heures plus tard, nous crûmes devenir fou en entendant Olaf crier comme jamais nous ne pensions qu’il soit capable de le faire. Levant les yeux, nous vîmes alors ce dernier dans les airs, suspendu par une sorte d’immense tentacule qui le broyait peu à peu, faisant couler des gerbes de sang sur le sol de l’ile, suivi du bas de son corps qui s’écrasa à son tour en bas, presque à nos pieds. Les murmures perçus plus tôt se mirent alors à se firent entendre à nouveau mais à un niveau sonore bien plus intense. A peine remis de notre surprise et de la mort d’Olaf, ce fut au tour de Pietr d’être happé par un tentacule similaire, criant et élevé lui aussi dans les airs pendant que les murmures se transformaient en rugissement insupportables. L’ile tout entière semblait se soulever de tout part, nous faisant basculer, Kristoff et moi, vers l’endroit où était amarré notre bateau. En proie à la panique la plus totale, nous nous sommes alors rués vers ce qui semblait être notre seule échappatoire, malgré son état : le navire à moitié détruit. Nous avons été pratiquement balancés vers ce dernier, pendant que les cris de Pietr s’étaient tus, après avoir entendu le même bruit caractéristique de craquement d’os dont avait été victime Olaf l’instant d’avant.

 

Arrivés au bateau, nous hissant à bord, nous ne pûmes que constater l’inconcevable devant nos yeux : l’ile… elle s’était transformée en un immense monstre de plusieurs mètres de haut, et la présence de son bec, de ses tentacules par dizaines, de la longueur de son corps, désormais complètement visible, ne faisait aucun doute : un kraken ! Le… le Kraken des légendes, celui qu’on nommait parfois le Lyngbakr, à cause de sa taille faisant penser à une île quand il était au repos, immergeant la majeure partie de son corps sous l’eau, il était là, juste devant nous, rugissant d’un son rauque et sourd, propre à sa nature marine, faisant claquer ses tentacules tout autour de lui. Nous pouvions voir l’un de ses yeux gigantesques, qui montrait toute sa fureur à notre encontre. Visiblement, il avait très mal supporté qu’on prenne son corps pour un club de vacances, et semblait disposé à nous faire comprendre notre erreur, l’affront que l’on venait de lui faire. Kristoff était tétanisé par la présence du Lyngbakr, incapable de bouger.

 

J’ai tenté de le faire réagir, lui criant qu’on devait fuir si on voulait avoir une chance de s’en sortir. Mais je savais que mes paroles n’avaient aucun sens. Comment fuir face à un tel monstre ? Un monstre que je pensais n’exister que dans les livres de légendes, celui dont on menaçait les petits enfants, leur disant qu’ils seraient livrés à lui s’ils n’étaient pas sages. Ne voyant que je ne pourrais pas faire bouger Kristoff, j’ai commis la pire des choses pour un marin : abandonner un des membres vivants de son équipage, son navire et fuir comme un lâche. Mais avais-je le choix ? Si je mourais, qui pourrait dire que le Kraken des légendes existait réellement, et qu’il ne fallait pas se rendre dans cette zone, au-delà de notre lieu de pêche habituel, ayant été poussé par la tempête vers son lieu de repos d’un jour ? Alors, j’ai plongé hors du bateau, laissant Krystoff à son sort, m’éloignant le plus possible. J’ai vu la fureur des flots déclenchés par les tentacules et les mouvements du corps du Lyngbakr réduire le bateau et tout ce qu’il contenait à un amas de brindilles de bois, volant dans tous les sens. J’ai même cru apercevoir la silhouette de Kristoff, ou ce qu’il en restait, s’affaler sur les flots en furie.

 

Le Lyngbakr n’avait même pas abattu ses tentacules une seule fois sur le bateau, celui-ci ayant été détruit par le simple mouvement de ces derniers, ne subsistant de lui que des amas épars sur la surface de l’océan. J’ai cru un moment que je serais le prochain à subir la colère de ce monstre mythique, mais il n’en fut rien. Avait-il choisi de me laisser la vie délibérément pour que je raconte mon histoire, ou bien me jugea-t-il tellement insignifiant que je ne valais pas la peine qu’il se déplace dans ma direction pour me transformer moi aussi en un tas de chair et d’os broyés, par son bec ou les ventouses de ses tentacules enserrant mon corps jusqu’à ce qu’il explose littéralement sous la pression ? Je préférais ne pas me poser plus de questions sur les raisons qui ont poussé le Lyngbakr à me laisser fuir, m’aidant dans ma fuite d’un débris de plancher suffisamment large pour m’allonger dessus, ayant été éjecté par les remous dus à ce monstre, et je m’éloignais le plus possible de ces lieux de cauchemar.

 

J’ai navigué au gré de la force restante de mes bras comme gouvernail de fortune en direction du port. Mais la tempête nous ayant poussé vers le Lyngbakr était plus éloigné que je pensais, mes forces s’amenuisaient, et je voyais mes yeux s’affaisser. Je luttais contre l’envie de dormir. Je ne sais pas combien d’heures je suis parvenu à rester éveillé, ni à quel moment j’ai fini par succomber au sommeil, ne pouvant plus résister à mon épuisement. Tout ce que je me rappelle, c’est le bruit d’une des navettes des garde-côtes appelée vraisemblablement par les habitants, ignorant à cet instant que je devais mon sauvetage à ma vénale d’épouse, voulant une preuve de ma mort, pour recevoir l’argent de mon assurance-vie dont elle était bénéficiaire. Ça peut paraitre stupide, mais pour une fois, je devais remercier cette dernière de sa rancœur et son avidité à mon encontre. C’est ce qui m’a sauvé de la mort qui m’aurait forcément emmené si j’étais resté plus longtemps à dériver sur ces eaux, loin de l’horreur à laquelle j’avais échappé, sans trop savoir pourquoi j’avais reçu cette clémence des dieux de l’océan.

 

Le reste, je vous l’ai déjà évoqué plus tôt. J’ai survécu par la suite, pendant de nombreuses années, vivant de l’argent de l’assurance reçue pour la perte du bateau, mais pas seulement. Bien que personne ne me croyait sur ce que j’avais vu, sur la mort d’Olaf, Krystoff et Pietr par le Lyngbakr, du moins officiellement, mon histoire est parvenue aux oreilles de conteurs locaux. J’ai eu les honneurs d’un petit journal, ce qui m’a rapporté une somme non négligeable, puis ce fut le tour d’un spécialiste des mythes autour du Kraken qui désirait recueillir mon aventure, contre une forte rémunération. D’autres que lui se succédèrent pour entendre mon histoire, mais je n’ai jamais donné tous les détails. Me contentant de dire que je n’avais fait que voir le monstre, que celui-ci avait abattu ses tentacules avec force sur le bateau, le détruisant, et que j’en avais réchappé par miracle. Je n’ai jamais évoqué le fait d’avoir débarqué sur le Lyngbakr pensant qu’il était une île, de l’étrangeté vu sur celle-ci, les colonnes de bois pétrifié, le sable collé, et la véritable fuite qui s’en est suivie, après le sort effroyable étant survenu à mon équipage, mes amis.

 

Quand j’ai commencé à évoquer ce monstre aux garde-côtes, j’ai bien vu dans leurs yeux qu’ils pensaient que j’étais en proie à une hallucination, du au choc de la perte de mes hommes et mon navire. Si j’avais donné le détail de ce qui s’était réellement passé, on m’aurait pris pour un fou complet, et j’aurais fini dans un asile. Ce qui aurait bien plu à ma chère épouse. Et ça, je ne voulais pas lui offrir ce plaisir sur un plateau. Je tenais à voir grandir mon fils, à lui transmettre l’amour de la mer que j’avais. Pour ma part, après ça, je n’ai jamais repris la mer. Je ne voulais pas défier à nouveau les dieux des océans, et prendre le risque de me retrouver à nouveau face au Lyngbakr. Ma vénale d’épouse ne disait plus rien quant à mes escapades à la taverne, vu ce que mes « racontars » rapportaient à notre famille. Mais j’ai toujours eu la frustration de ne pas avoir raconté toute la vérité de ce qui s’est passé ce jour-là.

 

Alors, j’ai eu l’idée de tout enregistrer sur cette cassette, afin de fournir l’épopée complète de ce que j’ai vécu à mon fils, à qui ce récit est destiné. Une fois fini l’enregistrement, je la mettrais sous scellé, et confié au notaire, qui se chargera de donner cet héritage à mon fils, quand je ne serais plus. Libre à lui ensuite de faire écouter tout ceci aux personnes qu’il désire. J’espère juste qu’il aura un meilleur destin que moi, et qu’il ne sombrera pas dans le démon de l’alcool en entendant cette histoire, par dépit d’avoir eu un menteur comme père, pour avoir refusé de livrer la vérité au monde sur l’existence du Lyngbakr, du Kraken des légendes. Pardonne-moi mon fils d’avoir été un mauvais père, de n’avoir pas toujours su comment te comprendre parfois, ou de te protéger efficacement des choix de carrière de ta mère, qui ne m’a jamais écouté pour forger ton avenir. Je sais qu’elle veut faire de toi un avocat, un médecin ou toutes ces fadaises. Sans se soucier de ce que tu veux réellement. Être un marin, comme son héros de père, celui qui a affronté le lyngbakr, même si personne d’autre que toi me croit.

 

Je finirais en te souhaitant bonne route, où que tu ailles, et à tous ceux qui écouteront à leur tour cette cassette, qui que vous soyez, n’écoutez pas ceux et celles qui vous disent que les dieux de l’océan, les monstres du folklore de notre pays et d’autres mythes ne sont que le fruit de l’imagination de conteurs très doués, et cherchant l’attention. C’est vrai que c’est le cas de certains d’entre eux, mais pas tous. Je suis bien placé pour le savoir, moi qui ai vu l’un de ces mythes. Le lyngbakr existe bel et bien, et il est toujours là, quelque part dans l’océan. Et malheur à celui qui croisera sa route, ou qui, comme moi, aura la malchance de l’avoir pris pour une ile. Une ile vivante… »

 

Alors que le vieux marin avait fini par s’endormir, la bouteille vide à la main, et que la cassette venait de s’arrêter, je restais interrogatif sur ce que je venais d’entendre, sur mes propres convictions sur l’existence des monstres, des mythes venant d’autres populations, d’autres continents. Devais-je croire aux racontars du père de ce vieil homme affalé dans un coin de sa maison. Le Kraken, ou plutôt le Lyngbakr, tel qu’il était désigné existait-il réellement ?  Se servait-il de son statut d’ile vivante pour attirer les marins ou les voyageurs, et les entrainer par le fond ? Plus par l’effet du tourbillon engendré par ses déplacements que par l’utilisation de ses tentacules.

 

Comment se faisait-il que des géolocalisations par satellite n’aient jamais pu se rendre compte du changement des coordonnées, de positions sur l’océan, différentes d’un jour à l’autre, voire de disparitions soudaines de cette « île » ?  Et sans compter que les mouvements des flots, l’engloutissement des navires, parfois leurs destructions en surface n’ai jamais alerté des garde-côtes patrouillant dans les alentours ? Beaucoup de questions se posaient pour moi, sans que je puisse espérer avoir un jour les réponses. A moins de me rendre moi-même au-delà des écueils de Gunnbjörn, là où se trouvait le territoire privilégié du Lyngbakr.

 

Mais malgré l’attrait scientifique que représentait cette créature, je n’étais pas assez fou pour prendre le risque d’aller vérifier ces dires, qui était peut-être ceux d’un vieil ivrogne ayant transmis son goût pour l’alcool à son fils. Ainsi que ses délires dû à un trop grand nombre de temps passé sur l’océan, la tête emplie d’histoires, et lui ayant fait prendre des phénomènes naturels rares pour quelque chose de plus improbable. Il restait que cet enregistrement avait changé pas mal de choses pour moi, car malgré mes doutes, la sincérité évidente dans la voix de l’homme sur la cassette audio ne faisait aucun doute. Si cet homme avait été en proie à des hallucinations, ou quelque chose de proche, il semblait convaincu de la véracité de ce que ses yeux avaient vus.

 

J’ignorais encore si je me servirais des révélations entendues à travers ce témoignage dans le cadre de mon futur livre, mais je savais que je ne verrais plus les mers de Norvège de la même façon, ni même le folklore fantastique scandinave d’ailleurs. Finalement, je sortais de la maison du vieil homme toujours endormi, laissant le dictaphone sur la table, et m’en allais discrètement, tout en faisant attention de refermer la porte discrètement. Le lendemain, je quittais Alsten, me dirigeant vers la prochaine destination de mon périple, sur les traces d’autres mythes nordiques. Vers la ville de Vik et ses rochers situés au large, les fameux Reynisdrangar. Des roches en basalte qu’on dit avoir été des trolls, surpris par la lumière du soleil, et changés en pierre, alors qu’ils tentaient de faire échouer des navires sur le rivage. Quelle était la part de vérité dans cette légende ? Je n’allais sans doute pas tarder à le savoir, une fois que je serais arrivé là-bas, et que j’aurais commencé à me renseigner sur les origines de ce mythe…


Publié par Fabs