Ile de Kyushu, Japon. Le jeune Yamashita Kowamatsu débute sa tournée d’inspection des coopératives agricoles du secteur. Il sait qu’il faut toujours un temps d’adaptation de la part des dirigeants des lieux qu’il est chargé de visiter envers ceux qui, comme lui, remplacent les inspecteurs habituels. C’est pourquoi il n’a pas vraiment été surpris de l’accueil froid réservée à son arrivée à la Nashita JA, dans le sud de l’ile. La coopérative, située au cœur du département de Kagoshima, regroupe les produits des 12 villages avoisinants : elle représente l’une des plus anciennes et des plus puissantes de Kyushu. Une force et une longévité qui fait que des habitudes sont nées au fil des années.
Les précédents inspecteurs étaient tous issus de l’un des villages dépendant de la Nashita JA. Cependant, suite à un changement de direction de l’organisme recrutant les nouveaux inspecteurs du département, ce qui était considéré comme une sorte de tradition a été rompu, causant la mise en place de Yamashita. Malgré la méfiance du personnel de la coopérative où il s’est rendu, le jeune homme a pu s’affairer à sa tâche sans déclencher une réelle animosité. Malgré tout, deux faits l’ont troublé. En premier, la présence d’enfants jouant dans un périmètre fermé, en périphérie des silos et hangars propres au stockage des produits agricoles. S’en étonnant, il a demandé le pourquoi de leur présence à l’homme chargé de l’accompagner pour lui montrer les installations à inspecter. Celui-ci s’est contenté de préciser qu’il s’agissait des enfants de plusieurs employés qui avaient leurs logements au sein de la coopérative. Il était plus simple pour ce personnel de vivre sur place, plutôt que faire chaque jour le trajet de leur village jusqu’à leur lieu de travail. Ce qui était somme toute compréhensible, et n’avait rien de répréhensible en soi.
Plus
surprenant était de constater la présence d’un hangar quasiment vide, proche
des bâtiments abritant les familles hébergées. L’accompagnateur de Yamashita
expliqua que cet entrepôt était inutilisé depuis des années, car présentant des
soucis d’isolation. Le coût pour effectuer les modifications aux normes étant
trop élevé, il a été décidé de le laisser en l’état. Il ne sert
qu’occasionnellement pour y placer du matériel agricole loué aux agriculteurs
les plus démunis, à un moindre prix. Se contentant de ces explications,
Yamashita a conclu son inspection et n’a plus pensé à tout ça. Mais quand il
est revenu le mois suivant pour une nouvelle inspection réglementaire, il a
remarqué que les enfants jouant dans la zone leur étant réservée étaient tous
différents de la dernière fois où il était venu.
Même chose
lors de ses visites suivantes : à chaque fois, les enfants n’étaient pas
les mêmes. Le dirigeant de la coopérative eut beau lui dire que les employés
hébergés étaient souvent différents, car nombre d’entre eux avaient trouvé
d’autres lieux leur étant plus commodes, au sein d’un village plus proche que
le leur, Yamashita trouvait ça étrange. Tout comme la forte activité constatée
auprès du fameux hangar censé ne pratiquement pas servir. Il a masqué son
étonnement à chaque visite. Mais la curiosité étant plus forte que sa prudence,
et plutôt qu’en référer à ses supérieurs, il a profité de congés pour
s’employer à regarder de plus près ce qui se passait au sein de la coopérative.
C’est ainsi qu’il s’est introduit de nuit dans l’enceinte de la société, et a pénétré dans le fameux hangar. Il a suivi discrètement une équipe ayant failli le surprendre, constatant ainsi la présence d’une entrée dissimulée dans le fond de la bâtisse. Une porte s’ouvrant par un mécanisme caché dans une paroi. Il a attendu un temps raisonnable, puis est entré à son tour. Ceci après s’être assuré que personne ne l’avait vu. Ce qu’il a découvert à l’intérieur l’a sidéré. Posté en secret dans un recoin, il a vu un gigantesque complexe technologique. Digne d’un laboratoire tel que ceux du mythique Camp 731 de sinistre mémoire. D’imposants ordinateurs étaient reliés à plusieurs cuves métalliques remplies de ce qui paraissait être… des corps d’enfants ! Ce qui expliquait le « renouvellement » de ces derniers, tel qu’il l’avait constaté ces derniers mois lors de son inspection régulière. Il n’a pas eu le temps d’en voir plus, car il fut vite repéré et appréhendé, bien qu’ayant réagi en fuyant le plus rapidement possible. Il a ensuite été amené dans le bureau du directeur. Ce dernier, jouant sur sa supériorité envers l’intrus qui ne pourrait rien divulguer de ce qu’il avait vu, lui a alors fait des confidences, le sourire aux lèvres. Comme un renard qui sait que le lapin devant lui n’a plus aucun moyen de s’échapper.
La
coopérative n’était qu’une couverture, cachant, comme Yamashita l’avait
découvert, des installations de haute technologie. Elles ont été construites
par la société NipponGen. La plus importante firme dédiée à la génétique du
pays. Une partie des recherches sur le génome humain effectuées sur place a une
autre finalité que celle destiné aux travaux secrets de NipponGen. Les enfants
créés génétiquement, à partir d’embryons modifiés, n’étaient pas tous conçus
pour servir de cobayes à des expériences. Ce dont Yamashita préférait ignorer
la teneur, ayant en mémoire les débordements dont pouvait être coupable
certains scientifiques. Et encore plus quand ils agissent pour le compte d’une
société aussi puissante que NipponGen.
Une majorité de ces enfants était livrée à des créatures vivant dans la forêt : des Oni. Autrement dit les fameux démons aux allures d’ogres, typiques du folklore japonais. Bien qu’il insistât pour ne pas en savoir plus, Yamashita dut se résoudre à la malice de son interlocuteur, qui s’amusait du comportement apeuré du jeune homme. Le directeur poursuivit donc. Le plus grand nombre des enfants ne survivait pas aux tests effectués pour le compte de la NipponGen. Des expériences dont le but n’était pas très clair. Pour autant, le sort des autres enfants échappant au processus des tests était bien pire. On leur coupait la langue pour les empêcher de crier, puis ils étaient emmenés vers un lieu spécifique au cœur de la forêt. Une grotte. Là où vivait la communauté d’Oni. Une menace séculaire pour les villages avoisinants qui ont vu ces créatures s’introduire régulièrement au sein de maisons pour enlever des enfants. Cela afin de satisfaire leur alimentation monstrueuse. Et ce, depuis des siècles.
Avec le temps, un espoir est parvenu de la part d’un des habitants du village Notsuyeki. Le plus grand des 12 dépendant de la coopérative. Féru de science, il a été embauché par NipponGen, lors de son départ de Kyushu pour se rendre à Tokyo, sur l’ile d’Honshu. C’est là que ses études et son travail au sein d’une petite firme tokyoïte lui a valu d’être repéré par l’un des indicateurs de NipponGen. Cette dernière, dans le but de recruter les personnes au potentiel le plus élevé dans la génétique, disséminait des « taupes » dans diverses sociétés scientifiques du pays. Le jeune chercheur, Kenichi Sorato, est vite devenu un des fers de lance de NipponGen, ce dont la société s’est réjouie. Profitant de son importance pour ses supérieurs, il y a vu le moyen de libérer son village, et les autres proches, du cauchemar que ces derniers devaient subir lors des « raids » des Oni. De l’ordre d’un tous les 6 mois environ, suivant le bon vouloir de ces créatures millénaires. Ce qui créait un climat de peur persistant depuis de nombreux siècles, sans que personne ne sache comment mettre fin à ce fléau surnaturel.
Connaissant l’existence de plusieurs « fermes », le nom désignant les lieux secrets défiant toute éthique scientifique où étaient pratiqués des expériences de création d’êtres humains dans diverses iles du japon, Kenichi a réussi à convaincre le PDG de NipponGen de financer des installations au sein de la coopérative Nashita JA, près de chez lui. Il s’est engagé à répondre du silence des exploitants, ainsi que celui de tous les habitants de la région, qui seraient trop heureux de la solution que le jeune généticien envisageait. L’homme à la tête de NipponGen a donné son accord. Des hommes de la société de génétique furent mêlés au personnel de la coopérative. Le but étant de veiller à ce que les scientifiques, travaillant dans le labo situé dans un hangar prévu pour les recherches, ne soient pas dérangés durant les phases de tests. Tests qui consistaient à prélever, entre autres abominations qu’il serait fastidieux d’énumérer en détail, divers organes sur les enfants créés. Une opération ayant pour but de constater leur viabilité sur de longues durées. Les locaux étaient situés en sous-sol, à plusieurs mètres de profondeur, et s’étalant sur 3 niveaux. Complètement insonorisés qui plus est. Ce qui fait que les cris de douleur des malheureux cobayes, inconscients qu’ils n’étaient que des « produits » servant les desseins de NipponGen, ne pouvaient inquiéter personne en surface.
Hiroshi Sayota, le PDG de NipponGen, n’ignorait en rien l’usage de certains enfants au profit du Conseil des Villages, constitué des dirigeants de chaque bourgade, dans le but de ne plus avoir à subir des attaques d’Oni. Il avait choisi de fermer les yeux, trop heureux des résultats fantastiques livrés par la « ferme » du département de Kagoshima, sur l’ile de Kyushu. Ferme qui se révélait bien plus valorisante que n’importe quelle autre au japon. Une « culture » génétique qui devait sans doute beaucoup aux propriétés étonnantes des habitants des villages de la communauté. Tous s’étaient livrés sans concession aux demandes proférées par les représentants de NipponGen : les hommes offraient leur semence, les femmes leurs ovocytes. Si cela pouvait les libérer de la crainte de voir leurs enfants emmenés par les Oni pour être dévorés, ils ne voyaient aucune objection à coopérer. Quelles qu’en soient les conséquences. à ce titre, pour Sayota, qu’une partie des « produits » issus des cuves soient sacrifiés au nom d’une tradition, cela ne le dérangeait aucunement. Il ne croyait pas à l’existence des Oni et il se foutait royalement qu’ils existent ou non. Seul comptait pour lui les résultats de la « production », dont le taux de réussite se montrait incroyablement élevé, ainsi que la qualité des tests sur les cobayes.
Personne, dans aucun des villages, ne se montrait affecté par le sort de ces enfants. A leurs yeux, ils n’étaient, de toute façon, pas vraiment humains, car créés par la science. Ce qui faisait d’eux des produits jetables pour lesquels ils ne pouvaient s’émouvoir. C’était leur manière de justifier leur choix de se taire sur les horribles activités secrètes de NipponGen. Hiroshi Sayota se félicitait d’avoir déniché une perle telle que le jeune Kenichi Sorato, à l’origine de toutes ces horreurs. Ce qui se passait au sein de Nashita JA était gardé au silence grâce à la complicité des précédents inspecteurs qui officiaient avant Yamashita. Comme précédemment dit, tous étaient issus de l’un des villages dépendant de la coopérative, et donc de NipponGen. Chacun étant persuadé que ne rien dire était l’assurance d’un avenir meilleur pour leurs proches vivant toujours sur place. La tranquillité était assurée jusqu’à ce qu’il y ait ce changement de hiérarchie, ayant imposé un inspecteur ne faisant pas partie de l’un des 12 villages dans le secret. Un grain de sable qui se devait d’être réglé. Yamashita fut prévenu qu’Hiroshi Sayota, au courant du problème, userait de son influence et de ses contacts pour que ce « désagrément » n’arrive plus désormais. Il se chargerait d’intervenir pour obtenir le limogeage du nouveau responsable du recrutement des inspecteurs en faction sur Hyushu, ainsi que son supérieur direct. Sayota avait suffisamment le bras long pour les remplacer par des hommes dévoués à la « cause » de NipponGen. Restait le souci que représentait Yamashita.
Il était inconcevable de le tuer sans prendre de précautions : il fallait éviter que sa disparition ne soulève des questions gênantes pour l’avenir de la société et ses activités. En attendant de trouver une solution, Yamashita fut enfermé dans une remise qui fit office de cachot provisoire. Le temps que Kenichi Sorato, qui serait mis au courant également de cette situation délicate, puisse donner son avis sur ce qu’il convenait de faire. Etant natif de la région, et ayant toute confiance de la part de Sayota, il était le plus à même de trouver la solution adéquate. Après tout, il était celui qui avait permis que son village et les autres bénéficient de la tranquillité et la sécurité auquel ils aspiraient depuis tant d’années. Kenichi était considéré pour tous ces gens comme un « sauveur », un héros local. Il saurait proposer le bon choix. La réponse arriva quelques jours plus tard. Le directeur de la coopérative vint voir Yamashita dans sa cellule de fortune, et lui fit part de la décision prise en haut de la chaine. Autrement dit par le PDG de NipponGen, en accord avec la proposition évoquée par Kenichi Sorato.
On disposa un sac de toile sur la tête de
Yamashita, et ses mains furent liées dans son dos. Il fut emmené à bord d’un
véhicule. Il comprit qu’il n’était pas seul en entendant s’agiter d’autres
personnes autour de lui. Bien que ceux-ci ne parlaient pas, Yamashita comprenait
le sort qui lui avait été réservé. Il semblait évident que l’agitation des
personnes l’accompagnant était due aux enfants destinés à être livrés aux Oni. Voilà
de quelle manière l’embarras qu’il représentait serait solutionné. Il allait
servir de pâture à ces monstres, au même titre que les enfants choisis en ce
jour. Si les livraisons aux créatures étaient effectuées chaque mois, alors que
celles-ci se déplaçaient autrefois dans les villages, pour les rapts, sur des
espaces plus longs, c’était dans le but de s’assurer que les Oni ne
s’intéressent plus aux villages des alentours, dans l’objectif d’y prélever
leur « nourriture ».
En les alimentant de manière régulière, le directeur de Nashita JA s’assurait à ce que ceux-ci n’expriment pas le désir de sortir de leur forêt, pour remplir leurs estomacs. Les Oni étaient désormais habitués à voir leurs repas servis devant l’entrée de la grotte où ils avaient élu domicile. Ils sortaient rarement, et ne s’attaquaient pas aux hommes et femmes se rendant dans les bois pour cueillir des fruits et des plantes, voire chasser du gibier. A partir du moment où ils étaient rassasiés, peu leur importait que des humains se risquent sur leur territoire. Contrairement à d’autres créatures de la même espèce, ces Oni-là s’accommodaient de la présence d’hommes sur leur terres. Avec les années, ils ont compris que c’étaient les humains qui leur donnaient de quoi se nourrir : ils n’avaient donc aucun intérêt à fournir à ces derniers une excuse qui les priveraient d’obtenir leur repas à domicile. Le fait de ne plus avoir à faire une longue marche jusqu’à un des villages proches leur convenait parfaitement. Ils n’avaient plus d’efforts à fournir en ce sens. Tous les Oni vivant dans d’autres forêts, et semant la terreur, ne se montrent pas tous aussi conciliants. Les habitants humains de cette région pouvaient s’avérer chanceux de vivre auprès de créatures un peu feignantes sur les bords. En plus de ne pas se montrer trop difficile concernant la méthode adoptée pour qu’ils soient nourris régulièrement.
On dit que cette espèce, car il y en a des dizaines différentes, avec des us et coutumes pouvant varier d’une région à l’autre, a une digestion très longue. Ce que confirme les fréquences d’attaques par le passé ayant régi le quotidien des villages alentours, avant l’aide de NipponGen. En ayant l’estomac rempli abondamment, les Oni n’ont pas terminé leur digestion qu’on leur apporte déjà de quoi satisfaire leur appétit. Un renouvellement constant nécessaire pour que leur menace ne soit plus. Il est plus que probable que les créatures ne mangent pas forcément tout ce qu’on leur apporte le jour de leur « livraison ». Les avis divergent sur leur mode de vie interne. Personne n’ayant été assez fou pour aller voir de plus près. On suppose que les Oni doivent séquestrer leur casse-croûte dans un recoin de leur caverne. Le temps pour eux de finir leur digestion. Ce qui leur évite de se retrouver ainsi ballonnés, pour avoir trop mangé.
Afin d’assurer le maintien de leur source d’alimentation le temps nécessaire, les Oni doivent vraisemblablement récupérer des animaux, des fruits… De quoi permettre à leur futur repas de ne pas mourir d’inanition, et pourrir dans un coin de la grotte. Il n’est pas impossible que des cadavres d’enfants non-consommés pullulent au plus profond de celle-ci. A moins qu’elle ne soit reliée à leur monde, situé plus loin en contrebas. Le « surplus » alimentaire sert peut-être à leurs congénères vivant dans les profondeurs, en leur étant jetés via une ouverture dans le sol de la grotte. Tous les scénarios sont envisageables.
Quoiqu’il en soit, Yamashita vit son calvaire s’achever un peu plus tard dans la soirée, après un trajet de près d’une demi-heure pour rejoindre les bois proches. Le camion où il avait été disposé s’arrêta. On le fit descendre du véhicule, avant de le forcer à avancer jusqu’à un point défini. On lui retira son sac de toile lui obstruant la vue à cet instant. Il vit la grotte. Sans qu’il puisse dire quoi que ce soit, il fut attaché sur un des nombreux piquets présents devant celle-ci. Il ne s’était pas trompé concernant ses camarades muets : il s’agissait bien d’enfants. Tous affichaient environ 10 ans d’âge. Enfin, leur apparence en tout cas le suggérait. Tout comme leur taille. Si on se réfère à l’évolution d’un enfant normal. Mais s’agissant de création génétique, ils ne devaient avoir que quelques semaines d’existence véritable tout au plus. Le directeur de la coopérative avait eu la malice de lui révéler de nombreux détails sur la procédure, persuadé qu’il ne pourrait jamais rien dire à qui que ce soit au vu du destin qui lui était promis.
Lors de la phase embryonnaire, une enzyme était insérée dans l’œuf en formation. Elle était destinée à accentuer la future croissance du fœtus, dès son immersion dans le liquide amniotique artificiel des cuves du labo, situé dans les sous-sol du hangar 24. Celui où Yamashita avait eu le malheur de pénétrer, déterminant ainsi sa fin à venir. La croissance de ces enfants était donc très rapide. Une fois atteint un stade déterminé, calculé pour que la phase des tests organiques s’opère dans les meilleures conditions, l’enfant était parqué avec ses semblables dans des dortoirs qui constituaient leur lieu de vie. Des pièces dotés d’un confort absolu, avec des jouets et d’autres objets propres à leur procurer de quoi oublier les sévices qu’ils devaient subir quotidiennement. Il leur était permis, deux fois par jour, le matin et l’après-midi, d’avoir accès à la surface. Ceci au sein d’un périmètre donné qu’il leur était interdit de franchir.
C’était l’occasion de juger de leur réaction à la lumière des rayons du soleil, et faisant partie du processus de tests. C’est lors d’une de ces sorties que Yamashita avait été témoin de leur présence. La vie pour ces enfants était proche de ce que subissaient les esclaves de jadis, avec cependant quelques privilèges par rapport à cette époque. En dehors des tests, ils pouvaient jouir de jours paisible, propre à des enfants de leur âge. Jusqu’à ce que leur existence se termine par la phase ultime : celle du prélèvement de leurs organes. Organes qui faisaient ensuite partie d’une autre étape ne se déroulant pas sur place : ils étaient envoyés, par camion frigorifique, à différents labos de Tokyo régis par NipponGen, afin d’y être étudiés en profondeur. Une procédure bien huilée que Yamashita ne pourrait jamais faire connaître.
Le camion
partait, laissant le jeune homme seul avec ses compagnons d’infortune. Quelques
instants plus tard, ils arrivèrent. Les Oni. Des masses de chair et de muscle à
la couleur de peau rougeâtre. Un faciès grimaçant, déformé par deux paires de
longues canines se croisant au milieu d’une dentition de cauchemar. Des bras
démesurés, finissant par des pattes plus que des mains, pourvues de griffes qui
feraient passer celles du plus terrible des fauves à des aiguilles à coudre. Leurs
jambes montraient une ossature qu’envierait n’importe quel culturiste, se
terminant par des pieds dont chaque pas sur le sol déclenchait un soubresaut de
la terre, et porteurs de griffes plus petites à leur extrémité que celles des
pattes supérieures, mais non moins impressionnantes.
Ces
créatures sorties des abysses infernales se mirent à avancer dans la direction de
leur pitance, sans même montrer une once de compassion à la frayeur s’affichant
sur les visages. Néanmoins, l’un des Oni se montra intrigué par la présence de
Yamashita. Ces abominations sur pattes avaient l’habitude qu’on leur amène des
enfants constituant leur nourriture préférée. Ce qui ne voulait pas dire qu’ils
ne dédaignaient pas engloutir des adultes de temps à autre. Et ce que fit l’Oni
ne put que confirmer cette hypothèse. Yamashita se vit arracher son bras droit,
lui faisant libérer un cri de douleur d’une intensité sans pareil. N’étant pas
familier de ce type de « bruit », l’Oni qui avait le bras de
Yamashita en main, lâcha ce dernier de surprise, avant de montrer un visage
rempli d’agacement.
Si les langues
des enfants fournis aux Oni étaient coupées, c’était une forme de prévenance pour
eux. Le choix des enfants devant être livrés aux créatures ne se décidait que
bien après la « naissance ». C’est-à-dire la sortie des cuves.
Ce qui fait qu’il y avait une sorte de période de transition, durant laquelle l’ensemble
des enfants disposait de leur faculté de parler entre eux. Même si les sons
sortant de leur bouche, les heures suivant leur éveil, se révélaient plus
proche du gargarisme que de véritables mots. Il ne faut pas oublier qu’à ce
moment, leur organe vocal étant frais, il n’était pas encore habilité à former
des mots, et donc des phrases intelligibles. En revanche, rien n’empêchait les
enfants de crier, si l’envie ou la situation le leur imposait. Comme des
douleurs subies, par suite d’une chute, lors de périodes de jeux.
Dans les
faits, deux jours étaient nécessaires pour étudier l’attitude des cobayes au sein de l’espace de vie qui leur avait été
attribué. C’était une manière de vérifier que leurs attitudes, leurs gestes,
n’étaient pas dysfonctionnels. Ou qu’ils ne présentaient pas des signes pouvant
présager d’une mort prématurée. C’est une fois ce constat établi et les
premières séries de tests effectués, déterminant les plus résistants de la
nouvelle « série » s’avérant donc aptes à pouvoir subir, sans
complications aucune, les prochaines phases, qu’étaient sélectionnés la part
des enfants trop faibles pour la suite du processus à venir.
Ils
devenaient donc de la chair à Oni, qu’on plaçait au sein d’un autre niveau des
installations souterraines de la structure scientifique. Leur langue était
coupée la veille de la « livraison » les concernant. On
pourrait presque prendre ce geste comme une forme d’humanité de la part de
leurs créateurs. Ceci pour éviter aux sacrifiés d’entendre les cris poussés par
leurs « frères », pendant qu’ils sont engloutis par les Onis. Cependant,
au vu de ce qui leur était promis, le doute n’était pas vraiment permis sur les
intentions de leurs « pères », qui accordaient plus d’importance
à la satisfaction des Onis que des sentiments pouvant être exprimés par les
enfants servant d’offrande, et assurant ainsi la tranquillité des villages
alentours.
Au vu de toutes
ces précautions établies, forcément, de la nourriture « qui crie »,
blessant les tympans fragiles des Oni, peu habitués à ce genre de « musique »,
ça n’était pas plaisant pour ces créatures. Le monstre responsable de
l’arrachement du bras de Yamashita montra sa colère l’instant suivant,
soulevant l’humain apeuré. Il ne pouvait pas arrêter le flot de larmes
submergeant son visage à cet instant, car conscient que son heure était
arrivée. L’Oni lui brisa la colonne vertébrale d’un coup, en la projetant
contre l’une de ses jambes. Voyant que le corps ne réagissait plus, se montrant
sans vie et ne lui cassant donc plus les oreilles, l’Oni sourit. Il était satisfait
du silence retrouvé. Après quoi, il rejoignit ses frères, qui se trouvaient
déjà sur leur lieu de vie, ayant emmené avec eux le reste de leur repas.
Les Oni se
montrèrent très intéressés par le « plat » différent offert
par les humains. Ce qui donna lieu à quelques jalousies manifestes, ainsi que des
légers grognements de mécontentement de la part de celui qui avait eu la chance
de repérer ce mets pas comme les autres, dont il avait déjà goûté la chair. Celle
du bras arraché l’instant d’avant au pauvre Yamashita. Comme l’avait prévu le
directeur de la coopérative, ce dernier ne pourrait jamais révéler les
monstrueuses expériences qui s’opéraient au sein du Hangar 24. Il n’aurait
jamais la possibilité d’indiquer aux médias que la NipponGen s’adonnait à des
expériences sur le génome humain, en secret, au cœur de fermes d’élevage
d’enfants créés génétiquement. Tout comme il lui serait impossible d’affirmer
que les Oni, ces créatures issues du folklore fantastique japonais, n’appartenaient
pas qu’à la légende.
Désormais, NipponGen ne pouvait plus craindre de voir son secret éventé. Le seul qui aurait pu mettre à jour leur véritable activité, masquée par d’autres à la teneur plus consensuelle, n’était plus. A l’heure qu’il est, Yamashita n’a pas pu profiter des révélations dont on lui avait fait part, car se trouvant désormais au fond de l’estomac d’une de ces créatures. Celles qu’il pensait n’appartenir qu’aux mythes présents dans les livres traditionnels japonais. NipponGen étant passé maitre du mensonge et des faux-semblants, leur secret, faute de preuves à fournir dans un tribunal compétent, a encore de beaux jours devant lui. Des années même. Quand l’humanité serait prête à accepter les travaux que les têtes pensantes de la firme spécialisée en génétique ont mis des années à concevoir et perfectionner, peut-être que sera venu le temps de démontrer pour eux l’importance de la génétique pour le futur. Une manière de faire évoluer notre espèce, en la rendant en quelque sorte immortelle par la science. Les expériences menées par NipponGen sont peut-être les prémices d’une solution au vieillissement, à la maladie. Voire à la vie éternelle tant rêvée par nombre de personnes qu’on dit folles, pour oser penser que cette utopie puisse devenir réelle.
Ce rêve
n’est peut-être plus si loin aux yeux d’Hiroshi Sayota, le maître de NipponGen.
Ses fermes, à ses yeux, sont l’avenir de l’homme. Une nécessité pour avancer et
briser les tabous de la vie elle-même, quitte à en sacrifier des centaines pour
arriver à ce but. Ces enfants nés de cuves dans des laboratoires, où l’horreur
qui s’y déroule n’a rien à envier au choix des habitants de ces 12 villages qui
ont trouvé la tranquillité en donnant de quoi manger aux Oni qui les
terrorisait naguère. Ces mêmes enfants. Ces cobayes créés pour faire avancer
une science qui se joue de toutes les barrières morales. Bienvenue dans le
futur. Bienvenue dans les fermes. Bienvenue dans un monde où la vie sert à
créer l’avenir de l’homme, sans le moindre tabou…