21 mai 2025

LA MANGROVE DE L'EFFROI (The Ramree Massacre)


    L’être humain a souvent montré à travers l’histoire sa propension à vouloir dominer tout et n’importe quoi par la force, en usant de ses talents pour semer les cadavres au cours d’affrontements sanglants. Ceci à l’aide de techniques et de technologies toujours plus complexes et meurtrières. S’il y a bien quelque chose auquel on ne peut pas nier l’ingéniosité de l’homme, c’est justement dans le domaine de la guerre et la création d’armes pouvant permettre à une nation de prendre le dessus sur un ennemi. Des conflits naissant de prétextes aussi futiles que le désir de pouvoir ou d’extension de territoire. En revanche, malgré ses efforts de briser toujours plus de barrières dans le domaine de la science, il a fréquemment dû baisser pavillon face aux forces de la nature vivant dans des lieux hostiles. Que ce soient des régions montagneuses abruptes - là où aucune construction n’est possible – ou bien des jungles denses remplies de dangers multiples pour des troupes non préparées. Ce qui n’empêche pas des populations de braver cette même nature. Cela en s’installant dans des zones dans lesquelles la mort guette à toute heure et tout lieu. Quand ce n’est pas dans une volonté de  maitriser les éléments présents et d’en tirer avantage. Toujours dans un souci d’élever la domination de l’homme sur son environnement. 


     Pourtant, il existe de nombreux cas où ce même être humain n’a rien pu faire contre ce qui l’entourait à travers son histoire. Le cas du massacre de Ramree est sans doute l’un des plus éloquents en la matière. Ce que j’ai vu ce jour-là sur cette île, c’est l’horreur du sang versé ; des cris de mes camarades ; ou encore leur agonie face à une menace qu’on n’aurait jamais pu imaginer, et preuve de la stratégie implacable dont peut être doté le règne animal. Encore aujourd’hui, je revois parfois – des années après les faits – les visages de terreur de mes compagnons, me demandant de les sauver de la fin inéluctable qui les attendait. Mais je n’ai rien pu faire. Ou plutôt, mon instinct de survie, mon égoïsme du moment m’ayant incité à sauver ma vie – sans me préoccuper des autres – s’est refusé à agir afin de leur éviter de périr d’une mort abominable. Hiro, Satoshi, Masahiro… Pardonnez-moi. J’ai été tellement lâche ce jour-là. J’étais tellement tétanisé à l’idée de connaître le même sort que nombre d’autres - déjà morts – que mes jambes ne sont pas parvenues à me décider à venir vers vous. Je vous ai laissés finir votre existence entre ces mâchoires infernales s’étant abattues sur vous, croquant vos chairs, brisant vos os dans un bruit qui n’a pas quitté mon esprit depuis lors. Je revois toute la scène de ce carnage dans des cauchemars régulièrement. Rares sont les accalmies pendant lesquelles je parviens à rêver d’autre chose que le calvaire de mes frères d’armes hurlant et rampant – tentant de fuir ces crocs mortels envahi d’une fureur meurtrière comme il en existe rarement dans le monde animal. Et s’il n’y avait eu qu’eux… 

 

    Avant cette attaque, j’ai vu tant d’autres compagnons succomber à des formes de vie bien plus insidieuses et sournoises, envahissant leurs corps pour faire d’eux des cadavres ambulants, arrivant tout juste à marcher dans la boue et les marécages des mangroves de Ramree. Jusqu’à ce que leurs membres finissent par ne plus pouvoir les porter, les obligeant à s’effondrer sur place – car emporté par la maladie. Je me souviens de l’odeur insoutenable qui se dégageait des macchabées que moi et les survivants ne pouvions nous résoudre à enterrer, à cause de la faiblesse de nos propres corps. C’est d’ailleurs – en partie – cette erreur de notre part qui a déclenché tout ce qui a suivi, nous forçant à nous rendre à l’ennemi. Ce dernier ayant largement profité de notre situation de détresse extrême. Nous nous sommes presque jetés dans leurs bras pour qu’ils nous sortent de ce territoire envahi par les démons vivant dans les mangroves. Je revois leurs regards étonnés de notre soumission, de la terreur visible dans nos yeux les implorant de nous faire partir loin d’ici. Loin de cette succursale de l’enfer. J’ai passé deux années dans les geôles britanniques avant que je puisse retrouver mon Japon natal. Deux années où ce que j’ai vécu était quasiment un havre de paix, comparé à ce qui s’est passé là-bas, à Ramree. J’ai bénéficié de nombreuses sorties à l’air libre pour avoir confié certains secrets militaires aux officiels anglais venus m’interroger.

 

    Certains diraient que j’ai trahi mon pays. Cela en me rendant coupable de ces révélations qui ont permis aux opposants de l’Axe de lancer des opérations propres à annihiler d’autres bases des rangs japonais, situés sur d’autres iles autour de la Birmanie. Là où tout a commencé pour moi. À mon sens, ces secrets dévoilés à l’ennemi d’alors, c’était bien peu de choses en comparaison de ce à quoi j’avais échappé dans les mangroves birmanes. J’étais reconnaissant aux soldats britanniques d’avoir contribué à ce que je ne subisse pas le même sort de ceux qui ont fini à l’état de nourriture pour ces monstres sur pattes. Bien sûr, à la fin de la guerre, une fois sorti de ce que je considérais davantage comme un refuge qu’une prison militaire, nombre de ceux que j’ai recroisés au Japon n’ont pas eu le même point de vue que moi sur ce que j’avais osé commettre. J’étais indirectement coupable d’innombrables morts de japonais fiers d’avoir servi leur pays jusqu’au bout. Ceux qui se sont sacrifiés sans peur pour ne rien révéler à l’ennemi, préférant s’égorger sans la moindre hésitation s’ils risquaient de tomber aux mains des diables anglais. Moi, je n’ai pas eu ce courage.

 

    Je ne possédais pas l’âme de ces Kamikazes s’étant jetés sans la moindre hésitation sur des bâtiments ennemis durant la guerre. Pour l’honneur du Japon. Non, moi, j’étais bien loin d’avoir ce courage-là. Ceux ayant bénéficiés, eux aussi, d’une grâce de la part du gouvernement britannique – pour répondre aux demandes d’un Japon vaincu voulant que ses soldats puissent revenir à leurs racines – ceux-là ont été témoins des privilèges m’ayant été accordés dans les geôles anglaises. Ces sorties régulières dehors ; ces plats somptueux ; cet alcool dont je m’enivrais parfois jusqu’à chanter sans même m’en rendre compte dans ma cellule. Ils savaient que si j’avais droit à tout ça, c’était du fait de ma trahison. Ceci en révélant des informations aux gradés m’invitant dans leurs bureaux à intervalles réguliers. Eux n’avaient jamais rien dit. Ils ont préservé leur honneur de soldats japonais jusqu’au bout, sans fléchir une seule fois. Et ce, malgré les souffrances dues à la faim et la soif, enduré sans relâche jour après jour. Les Anglais se trouvant là où moi et les 19 autres de mes compagnons avions été enfermés – quoiqu’on en dise sur le respect des conditions de vie devant être donnés aux prisonniers de guerre – se moquaient bien de ce qu’il pouvait arriver à ceux qui ne coopéraient pas. Quitte à ce qu’ils meurent de malnutrition.

 

    J’ai vu certains de mes anciens frères soldats immobiles sur le sol de leur cellule, les yeux dans le vide. Leurs mains se faisant grignoter par des rats, leurs corps déjà assailli par des insectes nécrophages – le tout nimbé dans de véritables essaims de mouches. C’était une méthode employée pour faire revenir sur leur décision de garder le silence ceux qu’ils emmenaient en interrogatoire. Les Anglais prenaient plaisir à les faire passer devant les cellules de nos camarades morts dans la poussière de leur geôle. Avec l’intention évidente et sadique de leur montrer ce qui les attendait s’ils ne se décidaient pas à faire comme je l’avais fait : leur donner des infos sur les positions de bases militaires. Ou d’autres concernant la manière de ravitailler discrètement les bâtiments de l’Axe. Voire d’éventuelles dates d’opérations dont certains d’entre nous auraient été tenus secrètement au courant, sans que les autres ne le sache. Malgré ces horreurs dont j’ai été témoin, je continuais à collaborer. Je ne cherchais même pas à me cacher. Je ne répondais pas aux insultes de ceux se trouvant dans les cellules proches de la mienne. Ça n’aurait fait qu’alimenter la haine qu’ils avaient accumulée en eux à mon encontre. Je sais que ce sont eux qui ont fait part de ma traitrise à ma famille ; à mes proches ; aux habitants de Nijioka, ma ville natale. 


    Quand je suis revenu au Japon, mon jeune frère n’a plus voulu m’adresser la parole. Ma mère – tout comme ma grand-mère – détournaient les yeux dès qu’il m’arrivait de les croiser le long des couloirs de notre maison. Pour éviter leur regard, je mangeais seul dans ma chambre au moment des repas. Mon père, quant à lui, s’était suicidé la veille de mon retour. Il n’avait pas supporté la honte que j’avais osé établir sur notre nom. J'ignore si vous êtes au courant, mais – au Japon – il existe des sortes de règles qui ne sont pas comprises en occident. Elles sont considérées comme cruelles et dénuées de toute compassion. Ce n’est pas faux. Toutefois, c’est ainsi qu’est notre culture. C’est le cas pour ceux ayant été pris comme otages, les victimes de viols, ou les traîtres comme moi. Ce n’est pas le cas de tout japonais, fort heureusement. Pourtant, nombre de mes compatriotes considèrent que ces cas ont souillé l’honneur de leur famille, d’un clan. L’honneur d’une famille est primordial pour tout japonais. Si un membre s’est montré coupable d’un acte inqualifiable pouvant entacher le prestige de son nom, il est rejeté sans concession. Il devient un paria : non seulement auprès de ses proches, mais également de toute personne ayant été informée de la faute. 

 

    C’est dans cette ambiance que j’ai vécu de longs mois. Je subissais des crachats de la part d’enfants, incités par leur grand frère à agir ainsi. Je ne suis pas sûr qu’ils comprenaient vraiment pourquoi ils devaient s’employer à ces actes. Cependant, comme l’ainé leur affirmait que c’était nécessaire, jamais ils n’auraient remis en question la volonté de celui-ci. En d’autres lieux, des marchands refusaient que j’achète quoi que ce soit au sein de leur respectable commerce. Ma présence pouvait faire fuir la clientèle, et agir sur le prestige de leur maison s’ils acceptaient un traître à la nation chez eux. Plus personne ne m’invitait à ces fêtes que j’appréciais tant avant la guerre. Des festivités débordant d’entrain entre voisins, entre amis. Je n’étais plus rien pour ces gens. J’ai fini par quitter la maison familiale. Je ne supportais plus le regard rempli de dédain de ma mère et mon petit frère. Je savais qu’ils me supportaient tant bien que mal à la maison, évitant le sujet concernant ce dont je m’étais montré coupable. Tout comme je savais qu’ils subissaient, eux aussi, les médisances des autres. Ce qui leur avait coûté des amitiés. Au Japon, si un membre d’une famille est coupable d’un fait peu glorieux, toute la faute, tout le déshonneur envahit le cercle familial. On considère que si le coupable a commis une faute, les autres membres de la famille ne valent guère mieux et sont peut-être eux-mêmes coupables d’autres faits aussi dégradants. C’est cruel, je vous l’ai dit. Mais je ne peux pas changer une culture existant depuis des siècles dans mon pays. Je ne peux que me résoudre à l’accepter. 


    Je savais ce qu’il m’en coûterait – à moi et ma famille - si on apprenait ma trahison, mais je l’ai fait sans penser aux conséquences. Parce que je supportais mal ma détention. Quand on m’a proposé d’améliorer mes conditions de vie, au début, j’ai refusé. Comme tout japonais l’aurait fait à ma place dans une telle situation. Mais la faim, l’insalubrité – ainsi que d’autres facteurs pénibles à vivre - ont eu raison de ma détermination à me conformer à un honneur qui ne remplissait pas mon estomac. J’accepte ma disgrâce. Je l’ai méritée. Il m’est plus difficile d’admettre que ma famille en subit les conséquences. J’ai réussi à trouver un petit appartement auprès d’un bailleur se moquant bien de ce que j’avais commis comme faute. Il me fait payer le double du prix normal, mais je me sens déjà chanceux qu’il m’ait accepté comme locataire. En plus de ça, il m’a indiqué une adresse d’un artisan peu regardant sur le passé de ses employés. La paie n’est pas énorme, mais ça suffit à payer mon loyer et survivre avec le peu qu’il me reste ensuite. Mes repas se composent essentiellement de nouilles déshydratées. Ce qu’il y a de moins cher. J’ai parfois un peu de rab de la part de mon employeur, qui me fait don de produits dont la date de péremption a été atteinte. 


    Toute la misère de ma vie, je la dois à cette foutue île de Ramree et l’horreur rencontrée là-bas. Celle présente dans ces mangroves qui sont à l’origine de mon malheur, m’ayant incité à me rendre. J’aurais pu suivre le plus gros de la troupe ayant pu sortir de ces marécages, cherchant à rejoindre d’autres troupes situées à plusieurs miles de l’île – sur un versant non encore entouré par les flottes ennemies venues en découdre. Une fois de plus, c’est mon manque de courage qui a fait que je n’ai pas osé dire non quand les officiers ont demandé à un petit groupe d’entre nous de rester sur place. Ceci pour protéger leur fuite. L’idée était de venir nous secourir une fois rejoint le poste militaire. Ils ne sont jamais revenus, et nous avons dû subir l’enfer au sein de ces marécages. Sur les 400 hommes composant notre groupe, seuls 20 d’entre nous ont réussi à échapper aux mâchoires de ces monstres pour se livrer à l’ennemi. La seule possibilité de survie qui se montrait à nous. Sans doute avions-nous le secret espoir de parvenir à nous sauver durant la traversée nous menant vers cette prison britannique qui fut notre “foyer” durant deux ans. Malheureusement, aucune faille de surveillance de nos gardiens sur le bateau n’a pu nous permettre de mettre notre plan à exécution. Nous nous sommes donc résignés, sans pour autant regretter de nous être livrés à l’ennemi. Si nous ne l’avions pas fait, nous aurions subi le même sort horrible que nos camarades.


    Quand j’entends le nom de Ramree maintenant, que ce soit au sein d’un documentaire TV ou un article dans un journal, ça me remet en tête le cauchemar vécu là-bas… Ramree… Une île située à 120 kilomètres de distance de la ville d’Akyab, en Birmanie. Un centre névralgique pour les opérations de l’Axe. L’alliance composée des troupes allemandes, du Japon et de l’Italie durant la seconde guerre mondiale. L’île de Ramree – à l’origine – était une possession britannique. Le Japon l’a repris aux anglais en 1942, lors de la campagne de conquête de la Birmanie au début de cette année-là. Elle fut pourvue d’une base d’artillerie à longue portée, servant aux forces militaires nipponnes comme point de chute pour des attaques ciblées sur les navires de débarquement britanniques de la région. L’efficacité des actions portées contre eux par les troupes japonaises ont décidé les Anglais à mettre fin à l’avantage militaire occasionné par l’île. La Royal Navy décida de porter une attaque massive contre Ramree pour la reprendre à nos troupes. L’objectif étant de s’en servir par la suite afin d’y implanter des bases aériennes pour le soutien de la campagne continentale. 

 

    De nombreux éléments de la 71ème Brigade d’infanterie indienne – composée de bataillons indiens et britanniques – débarquent sur Ramree le 21 janvier 1945. Le débarquement est protégé par le tir massif des navires de la Royal Navy placés autour de l’île, supervisés par le cuirassé HMS Queen Elizabeth. Des bombardiers et chasseurs de la RAF complètent le dispositif. Dès le lendemain, la 4ème Brigade d’infanterie indienne se rajoute aux effectifs sur place. Juste après, la 71ème brigade avance vers le sud, sur la côte ouest de Ramree. La garnison japonaise de la 120ème Infantry Regiment résiste farouchement, mais est vite débordée par le nombre. Un contingent de 900 soldats japonais du deuxième bataillon des troupes nippones – dont je fais partie – refuse de se rendre : nous fuyons vers l’intérieur des terres. L’objectif de nos chefs est de rejoindre des troupes situées à environ 16 kilomètres plus loin sur l’île. Cependant, un souci majeur s’impose à nous. Pour parvenir sur place, il nous faut traverser près de 15 kilomètres de mangroves côtières. Dans les faits, il s’agit plutôt d’une véritable jungle dont le sol est fait de boue humide, en plus d’être traversée de plusieurs cours d’eau. Un périple remplie de scorpions, d’araignées venimeuses et de nuages de moustiques porteurs de diverses maladies.

 

    À l’extérieur de l’île, les navires de la Royal Navy encerclent les mangroves. Ce qui ne nous laisse d’autre choix que de continuer sur notre lancée. Nos supérieurs avaient envisagé de sortir de ces lieux inhospitaliers et difficilement praticables pour longer la côte – ce qui nous aurait permis une avancée plus rapide et sûre – mais le risque d’être pris en tenaille était trop grand. Le périple fut terrible. Nous n’avions pas pensé à faire face aux nuées de moustiques qui nous submergeaient, provoquant fièvres et diarrhées auprès d’un grand nombre de soldats. Qui plus est, nous ne possédions que très peu de produits pour soigner les malades qui augmentaient au fur et à mesure de notre marche. La fatigue fit exécuter des imprudences de la part de soldats harassés, car nous ne pouvions prendre le risque de dormir dans un premier temps. Nous n’avions aucun équipement pour établir un semblant de camp. Ce qui nous mettait à la merci d'innombrables insectes aux piqûres mortelles. Néanmoins, la nuit étant tombée, nous n’eûmes d’autre choix que de faire halte. Il devenait difficile d’avancer dans l’obscurité tout en prenant soin des malades qui s’accumulaient. Plusieurs étaient déjà tombés – emportés par des fièvres ayant eu l’avantage sur leur résistance - dont les cadavres furent laissés derrière nous. À ce moment, nous ignorions encore que ces corps laissés à l’abandon avaient attiré une autre menace bien plus grande. Une menace qui nous suivait sans que l’on s’en rende compte, cachés au cœur des cours d’eau.

 

    Des cours d’eau alimentés par l’océan, et nid de créatures marines suivant ce qui leur apparaissait comme un festin à surveiller. Quand il fut décidé de s’arrêter pour la nuit – pour soigner ceux qui pouvaient espérer s’en sortir avec le peu de produits capables d’atténuer leurs souffrances - nous n’avons pas pensé un instant que nous signions notre arrêt de mort prochain. De manière à assurer notre survie, les officiers présents – ceux n’ayant pas succombé aux maladies, ainsi qu’au venin d’insectes se trouvant au sol ou descendant des arbres – ont décidé de séparer notre troupe en deux. Nombre de malades freinaient la marche et il devenait nécessaire de progresser rapidement. Ceci pour rejoindre la base située plus en amont sur l’île. Décision fut prise de garder les soldats les plus résistants pour avancer. Ceux ne montrant pas de signes de fatigue ou de maladies propres à les affaiblir. 500 hommes composèrent donc ce premier groupe pour se diriger vers la base, de nuit – malgré les risques que cela représentait – avec un nombre restreint de torches pour ne pas se faire repérer par les navires positionnés autour de l’île. 

 

    Des guetteurs sont montés aux arbres pour vérifier les positions des bateaux ennemis, afin de s’assurer que des troupes ne cherchaient pas à nous prendre à revers – cela en traversant les mangroves par les côtés. Une fois assurés qu’il n’en était rien, le groupe est parti. Les hauts gradés firent la promesse aux soldats restants de revenir les récupérer avec les soins nécessaires, une fois rejoint la base. Les 400 hommes restants – dont je faisais partie – avaient pour directives de tenir le coup le plus longtemps possible, tout en tenant à distance d’éventuelles troupes lancées à la poursuite de notre bataillon. Ce qui était peu probable, car nous avions l’avantage du terrain. Étant en place sur l’île depuis l’implantation de nos troupes sur Ramree – et entrainés à nous y repérer – nous savions comment et où nous déplacer. Même si les Mangroves étaient peu explorées par nos soins lors de nos missions de routine et de repérage, utiliser l’environnement était un jeu d’enfant pour nous tous. Ce qui n’était pas le cas des troupes anglaises, peu habituées à ce type de terrain. Qui plus est, les hommes valides de notre groupe devaient s’assurer de veiller à soigner du mieux qu’ils le pouvaient les nombreux malades. Raison pour laquelle le reste du matériel médical nous fut laissé.

 

    La première nuit s’est passé sans trop de problèmes majeurs, malgré la perte de plusieurs hommes ayant finalement succombé aux fièvres. Nous nous servions de nos sacs et tenues pour établir des sacs de couchages de fortunes réservés aux plus faibles d’entre nous. Ceux porteurs de maladies. Des tours de garde étaient mis en place pour veiller à ce que d’autres bestioles ne viennent pas finir le travail des presque mourants – pour une partie. Les plus atteints étaient mis à part dans un petit ressac, près d’un cours d’eau proche. C’est le lendemain matin que le cauchemar a commencé. Plusieurs d’entre nous avions entendu des cris venant des lieux où nous avions disposé les mourants. Comme il y avait peu d’espoir de survie les concernant, le fait de les entendre hurler par moments, ça ne nous a pas réellement surpris. Nous pensions que leur agonie provoquait ces cris déchirants. Quelques-uns d’entre nous, durant la nuit, ont bien exprimé le désir d’aller les voir. Histoire de décider sur place s’ils pouvaient atténuer leurs souffrances – ou du moins leur parler, leur apporter une présence. Ce qu’ils considéraient plus humain que de les laisser crever comme des pestiférés loin de nous, à plusieurs centaines de mètres de notre simili-campement. Cependant, ceux ayant les plus hauts grades dans notre détachement s’y opposèrent : ils jugeaient que cela ne ferait qu’accentuer le désespoir des soldats agonisants, en voyant la pitié proférée à leur encontre de la part de leurs camarades. 

 

    C’était la guerre. Nous ne pouvions pas nous apitoyer sur des soldats sur le point de mourir. Le mieux que nous pouvions faire pour leur apporter un semblant de dignité, c’était de leur laisser le choix de leur fin. Chaque mourant possédait un couteau à disposition Des armes destinées à choisir s’ils voulaient mourir vite – avec honneur – ou s’ils préféraient montrer leur force en luttant contre leur mal. Cela au prix de nombreuses souffrances, autant que leurs corps seraient capables de tenir le coup. Au petit matin, malgré la désapprobation des plus gradés de notre groupe, trois hommes exprimèrent le désir de se rendre à la petite rivière où les mourants avaient été disposés. Devant leur insistance, accord fut pris de les laisser s’y déplacer. Quelques instants plus tard, nous avons entendu des hurlements – qui n’étaient pas ceux de mourants – et provenant du cours d’eau. On a soudain vu un des trois soldats partis plus tôt courir comme si un démon le poursuivait. Ce qui n’était pas loin d’être le cas. L’homme balbutiait, tremblait comme une feuille, montrant la direction de la rivière. Ses propos étaient à peine compréhensibles, et une terreur non feinte s’affichait sur son visage. Il disait que des monstres aquatiques avaient dévoré les soldats agonisants. Tous sans exception. Il précisait que les deux hommes l’ayant accompagné s’étaient fait attaquer aussi par ces mêmes monstres. Ils avaient omis de se montrer prudents en s’approchant de l’eau, dans le but de sortir ce qui restait du cadavre d’un soldat déchiqueté de part en part. 


    On a eu du mal à calmer le malheureux, totalement affolé, regardant derrière lui. Il nous disait qu’il fallait partir au plus vite, sinon les monstres allaient sûrement venir vers nous. Lui-même avait échappé de peu au même sort que ses compagnons attaqués là-bas. On ne s’en est pas aperçu immédiatement – car absorbés par des propos incohérents que moi et le sergent Nahito tentions de déchiffrer – mais sa jambe droite était en sang. Une grosse partie de chairs manquait. Des traces d’une énorme morsure. Le Sergent et moi, nous demandions même comment ce soldat avait fait pour parvenir jusqu’ici avec une telle blessure. La peur donne des ailes dit-on. L’adrénaline, la terreur de ce qu’il avait vu, l’instinct de survie : c’était ce qui avait dû lui faire oublier sa blessure et permis de revenir jusqu’à nous. À peine avait-il fini de parler – en partie à cause de sa gorge qui s’était asséchée à force de parler en boucle, presque sans s’arrêter - qu’il finit par tomber au sol, hurlant en se tenant la jambe blessée. La plaie de celle-ci s’était refroidie : ce qui expliquait qu’il ne commençait à ressentir la douleur que maintenant.

 

    Pendant que le sergent et moi tentions de calmer comme on pouvait le soldat – tout en demandant à un de nos camarades d’apporter des bandages, et de quoi arrêter le flux de sang parmi ce qui nous restait de produits médicaux – on a soudain entendu un autre hurlement. Puis un autre. Et encore un autre. Ça venait de partout, tout autour de nous. C’est là qu’on les a vus. Les monstres dont venait de nous parler le soldat. Des crocodiles. Des crocodiles marins pour être précis. Il y en avait des dizaines s’attaquant aux soldats allongés près des arbres, à plusieurs extrémités de la petite clairière – moins boueuse qu’ailleurs – où on s’était installés. On ne les avait même pas entendus s’approcher. Ils avaient sans doute profité des feuillages pour se faufiler. Certains venaient bel et bien en direction de la rivière plus loin. Mais d’autres semblaient directement venir de la mer proche, au-delà du mur de végétation formé par la mangrove. Une vision d’horreur se montrait à nous, le sergent et moi. Les crocodiles s’attaquaient aux hommes les plus à même de ne pas pouvoir leur opposer de résistance. Arrachant une jambe pour l’un ; plongeant leur gueule sertie de dents aussi tranchantes que celles d’un requin pour un autre. Ou se délectant d’organes internes pour un troisième, après avoir croqué à pleine mâchoire le ventre du malheureux. Cela en perforant sa tenue militaire avec une force incroyable. Comme s’il s’agissait de papier mâché.


    Le sergent a crié – à tous ceux qui le pouvaient – de ne pas s’occuper de leurs camarades attaqués, et de fuir en avant le plus loin possible. Une panique s’ensuivit, ponctuée de rafales de balles de la part des plus téméraires voulant sauver leurs frères d’armes dévorés vivants par ces carnassiers semblant sortis tout droit d’une des bouches de l’enfer. Moi et le sergent, on pratiquait de même, tirant à tout-va sur ce danger sur pattes qui avançait plus vite que la normale par rapport à d’autres sauriens. C’était quasi surnaturel. Tout comme leur taille. Elle était inhabituelle. Normalement, les plus massifs des crocodiles marins n’excédaient pas les 6 mètres de long, pour environ un mètre de large. Ce qui se montrait autour de nous était composé de spécimens avoisinant les 8 mètres de longueur, et une largeur proche de 2 mètres. Je ne parle même pas de leur hauteur et de la grosseur des pattes, proprement hallucinants pour un animal de cette espèce. On avait peine à croire qu’il s’agissait de bêtes nées de la nature, tellement leurs proportions dépassaient l’entendement. 


    Quoi qu'il en soit, le sergent et moi, on se frayait un chemin devant nous – tout en tirant sur ces créatures du diable dès lors que l’une d’elles s’approchait de trop près. Nombre de soldats nous suivirent, courant à toute vitesse et tâchant de ne pas s’embourber dans la boue. Ce qui aurait pu provoquer une chute aux conséquences plus que funestes, au vu de ce qui nous poursuivait. On entendait les cris par dizaines de nos camarades laissés sur place. Tous ceux ne pouvant se lever – à cause de la fièvre et d’autres maladies – y passèrent les uns après les autres, servant de repas à ces monstres dignes de la préhistoire. Je n’avais jamais entendu parler de crocodiles marins avec de telles proportions. Comment avaient-ils pu nous encercler – tel qu’ils s’en étaient montrés capables – sans qu’on ne se soit rendu compte de rien ? C’était du domaine de l’impossible. Et pourtant… 

 

    Pourtant, ces crocodiles improbables étaient bien pourvus de ces capacités hors normes. J’avais vu nombre de mes camarades se faire éventrer dans une gerbe de sang ; se faire arracher la jambe dans un bruit effroyable d’os brisés – un son terrible qui me hante encore aujourd’hui. D’autres avaient vu ces monstres se positionner sur leur corps, dans le but évident de leur empêcher toute fuite en puisant dans la masse de leur corps. Leur vitesse d’attaque était hallucinante – tout comme le degré de leur férocité. Comment ces monstres pouvaient-ils appartenir au règne animal ? Même leurs mâchoires étaient inhabituelles pour des bêtes de cette espèce. Ils avaient trois rangées de dents : ça ne pouvait pas exister des crocodiles comme ça ! Par ailleurs, je me surprenais à me demander si ces aberrations de la nature n’étaient pas dues à un phénomène géologique maritime non encore découvert par la science. Un séisme sous-marin ayant provoqué une faille, et libérant une toxine à même de provoquer une mutation, peut-être ? Ou bien le fait de la main de l’homme ?


     Il n’était pas à exclure qu’une arme bactériologique était à l’origine de ça. J’avais entendu des rumeurs sur les travaux de l’Unité 731 – dirigée par Shiro Ishii – qui avaient conduit à des tests sur l’armée soviétique en 1939, et sur celle chinoise il y avait quelques mois de cela. Sans compter le largage aérien opéré sur la région du Mandchoukouo. Ce qui avait généré des milliers de victimes atteintes par des bacilles d’hybrides de peste, de choléra et de typhus. Était-il possible que d’autres tests aient été commis en mer et que cela ait occasionné une intoxication de certaines espèces marines – au point de provoquer des mutations non contrôlées ? Comme ces crocodiles par exemple. Leurs proportions ; leur férocité ; leur rapidité ; leur faculté à se glisser en douce : toutes ces propriétés fantastiques sortant du cadre naturel pouvaient très bien trouver leur cause dans de tels tests aux conséquences fâcheuses pour la faune marine. Dès lors, on pouvait très bien imaginer que d’autres espèces vivant dans l’océan avaient – eux aussi – subies des transformations de gênes analogues. 

 

    Ce jour-là, près de 50 hommes se sont fait massacrer. Parmi eux, les mourants de la rivière et les autres malades que l’on avait vus se faire dévorer sous nos yeux, le sergent et moi – ainsi que nombre des soldats nous ayant suivis. Le reste, c’était tous ceux n’ayant pas pu échapper à la traque de ces monstres à pattes. Nous avons couru presque toute la journée, ponctuant notre chemin de courtes haltes pour récupérer. À deux reprises, nous avons cru avoir mis suffisamment de distance entre eux et le reste des survivants à la première attaque. On ne les voyait plus derrière nous, et on s’était assurés – par des inspections systématiques de la flore environnante – de leur absence autour de notre groupe. Les deux fois, ces monstruosités sont parvenues à tromper notre vigilance. Elles semblaient apparaître de nulle part – au détour d’un arbre ou de plantes hautes – s’appliquant à attaquer tous ceux se trouvant à leur portée. C’était à se demander – en plus de leurs facultés déjà terrifiantes – si ces crocodiles ne disposaient pas de capacité de mimétisme. Comme le caméléon. Ce qui pouvait expliquer leur aptitude à nous surprendre, comme ils l’avaient fait la première fois. Nous étions épuisés. Malgré tout, on se devait de continuer d’avancer pour survivre. À ce moment-là, déjà, des soldats se sont demandé s’il ne vaudrait pas mieux pour nous de se rendre aux anglais. Plutôt que finir dans l’estomac de ces bêtes insatiables. Le sergent a refusé catégoriquement. 

 

    Il restait persuadé que le premier groupe viendrait nous récupérer, une fois atteint la base de l’autre côté de l’île. En supposant qu’un autre détachement des troupes britanniques n’ait pas eu l’idée de débarquer sur l’autre versant – et surprenant nos camarades, partis avant nous. On n’avait aucun moyen de savoir si l’autre groupe était parvenu à remplir son objectif – et donc d’espérer être sauvés par un détachement de nos camarades, à même de contrer les dangers de cette mangrove. Sauf qu’ils ignoraient l’existence de ces crocodiles particuliers. Dès lors, parviendraient-ils à détruire la menace, là où nous nous étions montrés impuissants ? Les balles n’avaient même pas l’air de leur faire grand-chose. Ça les blessait, on en était sûr. Nous avions vu du sang couler le long de leurs écailles. Mais ça n’occasionnait aucun effet de ralentissement de leur course et de leurs attaques – de ce que nous avions pu constater. C’était inconcevable et encore plus effrayant. À croire que ces monstres étaient invulnérables. Combien faudrait-il tirer de balles pour tuer ne serait-ce qu’une seule de ces créatures ? Et, même si nous parvenions à déterminer le nombre de projectiles capables d’ôter la vie à l’une d’elles, aurions-nous assez de munitions pour écarter définitivement le danger ? 

 

    Il y avait un autre problème qui nous torturaient, se liant au potentiel moment où nos camarades reviendraient pour nous secourir. Ne sachant pas comment tuer ces monstres, était-il judicieux de mener cette horde auprès de notre base ? Qui sait ce qu’il adviendrait si nos frères d’armes ne trouvaient –eux non plus – la solution pour être débarrassé de cette menace mortelle ? Pouvions-nous décemment prendre ce risque ? Ou bien devions-nous préférer nous sacrifier pour que les crocodiles ne parviennent pas jusque-là ? C’était une éventualité que nous ne pouvions pas écarter d’emblée. Ne serait-ce que pour protéger ceux de la base et le groupe qui nous avait devancé. Cette question continua de nous hanter les jours suivants. À chaque fois que nous mettions une forte distance entre les crocodiles et nous, ceux-ci surgissaient d’un coup au moment où on s’y attendait le moins. Dès lors, ils renouvelaient le massacre parmi les nôtres. Cela à coup d’arrachage de membres dont ils se repaissaient goulûment ; de sang versé à profusion se mélangeant à la boue du sol – jusqu’à lui donner une teinte rougeâtre, et se rajoutant à l’ambiance funeste et horrifiante qui nous envahissait. On ne prêtait même plus attention aux nombreux cris de nos compagnons succombant aux mâchoires de ces monstres – véritables machines à tuer animales. Nous préoccuper de qui criait – augmentant le nombre de victimes – ça n’aurait fait que nous ralentir dans nos nouvelles courses au sein de la mangrove pour les fuir.

 

    Les mastications de ces créatures – se nourrissant des corps de nos frères - résonnaient dans nos têtes. Le bruit des balles qu’ils tiraient en direction de leurs assaillants surnaturels – précédant le son de leur chair prélevés brutalement sur leur corps - devenait une symphonie de la mort qui agissait directement sur notre mental. Certains se trouvaient plongés aux portes de la folie, à force de courir continuellement pour ne pas se retrouver dans la peau d’un lapin mangé cru par ces bestioles aux capacités déstabilisantes. D’un coup, ils s’arrêtaient de suivre notre groupe - fuyant toujours plus loin – lâchaient leur arme au sol ; se mettait à genoux ; plaçaient leurs bras en croix et s’offraient – littéralement parlant- à leurs bourreaux qui se ruaient sur eux et les dévoraient sur place, dans une frénésie sanglante ternissant un peu plus la flore de la mangrove. Le troisième jour, le sergent est devenu victime à son tour de cette mort qui marche. Lui aussi a craqué. Lui aussi a décidé de laisser ces crocodiles de l’enfer manger son corps sans leur opposer la moindre résistance. Détruit psychologiquement par cette poursuite sans fin, où notre ténacité était mise à trop rude épreuve pour en ressortir indemne mentalement. À ce moment, nous n’étions plus qu’une trentaine de soldats. J’étais le plus gradé de mes compagnons. Le sergent n’était plus là pour refuser la solution qui pourrait nous permettre de nous en sortir vivant : à savoir se rendre. 

 

    Néanmoins, pour sortir de la mangrove et espérer se faire voir par les Anglais – ce qui pouvait aussi se terminer en fiasco, et nous donner encore plus en pâture face à d’autres crocodiles nous attendant de l’autre côté – il nous était indispensable de traverser les feuillages nous séparant de la côte. Nous nous sommes concertés, et mes compagnons m’ont tous fait confiance sur la marche à suivre. De toute façon, il n’y avait pas d’autre plan pouvant nous assurer un pourcentage valable de survie. Nous devions renoncer à l’idée même de rejoindre – à notre tour - la base. Vu le chemin que nous avions parcouru, vu le nombre de jours s’étant déroulé depuis le départ du premier groupe, il devenait de moins en moins certain que nous puissions voir débarquer nos camarades pour nous rapatrier à la base. Non : les choix étaient restreints pour que nous restions en vie. S’avancer encore plus dans la jungle de cette mangrove serait un pas supplémentaire vers une mort assurée. Alors, nous avons pris ce qui nous restait de courage à bras-le-corps et nous sommes enfoncés dans la flore tout aussi inhospitalière que ses habitants – minuscules comme légèrement plus imposants - en direction de la mer. Nous avons subi une nouvelle attaque durant cette traversée hasardeuse. Pourtant, Nous avions renforcé notre vigilance, après avoir mis le double de distance entre les crocodiles et nous depuis le sacrifice du sergent. En plus de cela, avant même de nous aventurer au travers des plantes, on avait veillé à vérifier tout mouvement pouvant indiquer la présence de ces monstres – se révélant être des champions de l’infiltration. 

 

    Malgré ça, malgré nos précautions, ils sont apparus de la même manière que les autres fois. Soudainement. Rapidement. Implacablement. En plus de leur possible faculté de mimétisme, nous étions en droit de nous interroger sur un autre fait presque flagrant : la possibilité pour eux de se téléporter. Au point où on en était, tous les scénarios – même les plus improbables et du domaine de la science-fiction pure – pouvaient se révéler possibles. Ces créatures n’avaient rien de normales : c’était une certitude. À nouveau, les sons de mâchoires déchirant les chairs se firent entendre. À nouveau, nous laissions les victimes piégées en proie à leur destin funeste. Nous jouions les sourds, feignants de ne pas entendre les hurlements des malheureux se faisant découper par les dents de ces monstres. Ces démons arrachaient toutes les parties de leurs corps – les unes après les autres – pour s’en repaître dans un maelstrom de sons qui pourraient faire passer le hachoir d’un boucher pour une comptine destinée aux enfants. Arrivés sur la plage, nous avons eu la chance de ne pas avoir été suivis par nos prédateurs sanguinaires. Aussi étonnant que cela puisse paraître. Visiblement, la dizaine de corps dévorés avaient suffi à nos poursuivants affamés en permanence, dont l’appétit était aussi inexplicable que ne l’étaient leurs diverses capacités qui allaient au-delà de la compréhension humaine en termes d’étude du règne animal. 

 

    L’un de nous a eu la meilleure idée qui soit en m’indiquant posséder dans son sac une fusée de détresse. J'ignore pourquoi il avait eu l’idée d’emmener ça avec lui quand nous avons fui les affrontements contre les Anglais sur le versant nord de l’ile. Mais franchement, sur le moment, ça n’avait aucune espèce d’importance. Il a tiré la fusée. Au bout de quelques instants, une chaloupe a été mise à la mer et une embarcation est venue nous cueillir. Vous n’imaginez même pas à quel point le temps de la traversée de ceux que nous considérions comme des sauveurs nous sembla long. Nous étions dans la crainte que les crocodiles ne leur laissent pas le temps d'arriver, et qu’ils dévorent ce qui restait de notre unité avant notre sauvetage. Au moment où les soldats britanniques ont débarqué sur la plage, ce sont des soldats japonais exténués qu’ils ont trouvés. Nous étions à genoux, remerciant les dieux anciens de nous avoir permis de quitter cette île maudite. Le reste, vous le savez déjà : je vous ai tout détaillé auparavant dans ce récit. Je pense que vous comprenez un peu mieux le sentiment de trahison qu’ont ressenti les rescapés à mon encontre par la suite. Ils m’avaient fait suffisamment confiance pour me suivre, pour accepter de se rendre. Persuadés que c’était la meilleure chose à faire. Pour autant, à leurs yeux, j’étais un soldat japonais. Même si nous avions dû nous résigner à demander l’assistance des Anglais, ils restaient nos ennemis. 


    Ce qui fait que, quand je les ai trahis, en révélant tout ce que je savais pour obtenir plus de confort – sans m’offusquer en voyant les corps de ceux d’entre nous qui avaient succombé pour ne pas trahir notre peuple, notre nation – forcément, ils l’ont très mal pris. De sauveur de leurs vies, j'étais passé au statut de la pire ordure qui soit. Un traître de la pire espèce, sans aucune compassion pour le sort de ses camarades – qui crevaient à petit feu dans les autres cellules. En plus de moi, à l’issue de ces deux ans de détention, seuls 5 de mes camarades ont survécu. L’un d’eux vit dans un petit village proche de ma cité. Ce doit être lui qui a divulgué la nouvelle de ma traîtrise auprès de mes proches et des commerçants. Il m’avait confié, lors de discussions entre nous – après qu’on se soit aperçu qu’on vivait dans des localités proches l’un de l’autre – qu’il se rendait souvent à Nijioka. Qui plus est au sein du quartier dans lequel j’habitais, et dont il connaissait plusieurs commerçants. Ainsi qu’un de mes cousins séjournant dans la même rue que mes parents. Que ce soit lui ou un autre, peu m’importait après tout. Je ne pouvais pas lui en vouloir de m’avoir trahi à son tour. J’avais fait bien pire en me rendant complice des Anglais vis-à-vis du supplice subi par mes anciens compagnons. 

 

    Voilà. Vous connaissez tout de mon histoire. Celle qui a détruit ma vie de toutes parts et fait de moi un paria aux yeux des miens et de bien d’autres. Tout est parti de Ramree, et le mystère demeure la concernant. Quand je suis revenu au Japon, je me suis intéressé à divers articles traitant de certains évènements ayant mis fin à la guerre. Je passerais l’épisode d’Hiroshima, qui a été un déchirement pour moi en tant que japonais, vous vous en doutez bien. Non, ce qui m’a troublé, c’est que j’ai effectué quelques recherches sur d’éventuelles victimes du côté des troupes anglaises sur Ramree. Vu qu’à la suite de la reprise de l’île par leurs troupes, elle a servi de base de lancement pour leur aviation. Pour ce faire, une partie des mangroves a été défrichée. Cela dans le but de permettre la construction d’une piste. Ce qui pouvait supposer que les Anglais avaient pu subir de lourdes pertes d’hommes, dus à la présence des crocodiles tueurs. Pourtant, il n’y avait rien à ce sujet. J’ai bien trouvé des journaux où on parlait du massacre dont notre bataillon avait été victime, avec des témoignages des survivants ayant échappé à la mort avec moi – et accessoirement aux geôles anglaises. Ces derniers ont bien détaillé tout ce qui nous était arrivé. Sans surprise, aucune mention n’a été faite sur moi. 

 

    Cependant, des doutes sont émis sur les divers livres traitant du massacre de Ramree – le nom qu’on donne à ce passage de la seconde guerre mondiale. On admet qu’une partie des morts de notre unité était dû à des crocodiles s’étant repus des morts – en grande partie causés par la maladie. Ce qui est vrai et a causé le point de départ du cauchemar subi. En revanche, le nombre de morts totales provoqués par les crocodiles est fortement minimisé. Il est dit que, s’il y a bien eu un grand nombre de soldats dévorés par ces bêtes – ce qui représente le plus grand nombre de victimes tués par des sauriens de l’histoire en un territoire et un délai restreint – il est aussi précisé que les soldats étaient morts probablement bien avant l’attaque des crocodiles. Ceci en se basant sur des élocutions de spécialistes des sauriens, doutant que des crocodiles marins aient dévorés autant de corps. Ce qui va à l’encontre de cette espèce qui ne tue et ne dévore pas plus que ce que leur estomac le leur permet. Ça, c’était valable pour des crocodiles dits classiques. Mais ceux présents sur Ramree n’avaient rien de normal. J’en suis témoin pour les avoir vus de mes yeux opérer à ce massacre. Sans parler de cette véritable traque pour nous tuer les uns après les autres, et sans quasiment rien laisser des corps – mis à part peut-être les os. Comme si leur appétit était sans fin. Je suis sûr que mes compagnons interviewés pour cette histoire ont dit la même chose. Mais on a ignoré cette partie du récit. Volontairement. 

 

    Bien évidemment, les différentes facultés de ces monstres ont été complètement « effacé ». Rien n’est dit sur leur taille, leur résistance, leur rapidité, ou leur propension à utiliser l’environnement pour surprendre leurs cibles. Ce que je soupçonne être du fait de mimétisme, ainsi que – bien que je me montre plus réservé sur cette possibilité appartenant au fantastique – de téléportation. Plus étonnant encore, en dehors de notre unité, aucune autre mort après ça n’a été à déplorer. Pire : il n’a été trouvé nulle trace de crocodiles sur Ramree. Bien que les scientifiques ne remettent pas en cause la véracité des propos des témoins que sont les rescapés interrogés, il n’existe aucune preuve concrète de la présence des crocodiles. Aucun corps des soldats n’a pu être retrouvé, alors qu’une grande partie de la mangrove a été rasée pour laisser place à une piste pour avions de la part de la Royal Navy. Ce qui veut dire qu’une éventuelle autopsie des cadavres n’a pu être pratiquée. Cela pour confirmer la thèse des crocodiles se trouvant sur place. Leur présence – suivant les dires de ces livres – n’a été évoquée que par mes compagnons. Les auteurs des ouvrages considèrent carrément que tout est une invention de leur part, et que les soldats de notre bataillon sont simplement morts de malnutrition et de maladies les ayant quasiment tous décimés. Mis à part les 20 rescapés emprisonnés par les Britanniques par la suite. Aucune trace des crocodiles depuis sur Ramree.

 

    Quant à moi, pas un seul journaliste n’a cherché à me contacter pour donner ma version de l’histoire. Je suppose que mes anciens camarades – ceux qui ont été approchés par les auteurs de ces articles – se sont arrangés pour que le traître que j’étais ne puisse jamais bénéficier de l’honneur d’être interviewé. Ce qui est aussi bien. Mon nom affiché sur un article aurait été mal perçu de toute façon : cela aurait accentué le discrédit sur ma famille qui n’a pas besoin de souffrir davantage de mes erreurs. Je sais que je ne suis pas fou. J’ai vu ces crocodiles. J'ai vu les horreurs dont ils ont été capables. Le sang qu’ils ont versé ; la chair qu’ils ont arrachée à mes frères d’armes ; la peur qu’ils ont provoquée dans nos rangs en nous traquant – comme un tueur à gages poursuit la cible de son contrat. Ces crocodiles existent. Soit on veut faire croire qu’ils ne sont qu’une affabulation, suivant ainsi un objectif qui m’échappe – peut-être pour cacher l’existence de tests interdits sur la faune marine – soit ces bêtes ont disparues sciemment de la circulation et ont migré ailleurs. Mais aussi intelligentes soient-elles – et je peux certifier qu’elles le sont pour avoir constaté leur talent de stratèges hors pair – comment ont-elles pu faire disparaître tous les corps, os compris ? On nage en pleine science-fiction. Et je refuse qu’on me sorte un truc du genre “ peut-être que les maladies ont causé des hallucinations propres à faire croire à la présence de crocodiles ?”

 

    Les registres de l’armée japonaise existent pour prouver que le 120ème Infantry Regiment a bien été réel, et qu’il a officié sur l’ile de Ramree. Ça, ce n’est pas une fable : c’est la pure vérité. Tout comme l’ont témoigné les hommes faisant partie du premier groupe de notre bataillon, qui n’a finalement pas pu revenir nous secourir – car capturés à leur tour par la Royal Navy en arrivant à la base se trouvant à l’autre bout de Ramree. Les articles évoquent une disparition non-expliquée véritablement de 380 hommes – sur 400 - d’un bataillon japonais sur cette île. Sans chercher plus loin. Même s’ils n’excluent pas la possibilité de la présence de crocodiles marins pouvant expliquer la disparition des corps – car tous dévorés – il ne confirment pas pour autant leur réalité. Ceci en précisant qu’aucune preuve n’atteste de leur supposée existence. J’ai fini par cesser de lire ces articles se copiant les uns les autres, et faisant passer mon histoire pour une légende de guerre non avérée. C’est quelque chose qui n’est plus vraiment primordial. Je sais ce que j’ai vu et vécu, et – par moments – j’aimerais autant l’oublier. Par conséquent, si personne n’y croit, est-ce vraiment si important ? Je garde aussi le souvenir de ce jour par mes cauchemars récurrents. Même s’ils ont tendance à se raréfier depuis quelques mois. L’âge peut-être. Je n’en sais rien.

 

    Vous établirez votre propre avis sur mes révélations de ce qui s’est réellement passé sur Ramree en janvier 1945. J’espère juste que ces crocodiles ne servent pas les desseins de personnes ayant – une fois de plus - joué à Dieu en créant ces monstres. Cela en les ayant volontairement « testés » sur cette île, en nous utilisant – moi et mes camarades – comme cobayes. Le fait que la Royal Navy confirme uniquement les cris poussés par les soldats de notre unité – qu’ils ont entendus à partir du pont des navires entourant l’ile – et rien d’autre, ça ne fait que renforcer mon sentiment que quelqu’un cherche à brouiller les pistes. Je ne sais pas s’il s’agit des Anglais ou d’une continuité -comme je l’ai évoqué dans mon récit – des travaux de Shiro Ishii. Parfois, il vaut mieux ne pas savoir. Je préfère garder le souvenir lointain de tous ces hommes qui ont partagé mon quotidien de militaire, et en souhaitant le plus possible que ces crocodiles ne ressurgissent pas un jour ailleurs dans le monde. Prêt à commettre un nouveau massacre comme celui de l’ile de Ramree…


Publié par Fabs