Durant la majorité de mon existence, j’ai souffert en voyant tour à tous mes camarades de classe, mes collègues de travail, ou mes partenaires lors de mes soirées dédiés au Mahjong parler de leurs moments privilégiés passés avec leurs pères. Des moments tendres se reflétant sur les photos qu’ils me montraient, où ils posaient avec eux sur une plage, devant leur maison, dans un jardin public ou lors de la finale du Koshien, le tournoi majeur du baseball inter-lycées, et réunion familiale par excellence. J’étais jaloux de leurs sourires enjoués à l’évocation de ces moments, d’autant qu’il n’est pas facile pour un enfant au japon d’avoir de tels instants, du fait d’un système économique prônant de privilégier le travail avant la famille. Dans la plupart des familles japonaises, les rares moments où un enfant voit son père, sont le matin au petit déjeuner et le soir, quand il rentre, souvent tard, d’une journée ponctuée par la fatigue, et ne lui laissant guère de temps libre.
Du temps libre qu’il voue très souvent à des activités entre amis, là aussi au détriment de sa vie de famille, car le fait de faire partie de groupes est considéré comme valorisant aux yeux des patrons d’entreprises. Un employé qui n’a pas d’activité sportive ou culturelle au sein d’un groupe en dehors de ses heures de bureau est limite considéré comme indigne d’un vrai japonais, et est souvent mal vu, voire mis de côté par ses collègues. Ce qui peut amener à ce qu’il se voit confier des tâches ingrates par la Direction, et a peu de chances d’évoluer au sein de l’entreprise. Un système ingrat obligeant à se conformer à un moule défini par une norme culturelle de vie, où le travail est roi. Rares sont ceux à de démarquer de ce quotidien injuste pour les autres membres de la famille qui ont peu de moments intimes avec leur père, ou leur époux.
C’est pour cela qu’il n’est pas rare de voir des filles, des fils, retrouver leur père dans un restaurant au déjeuner, lors de sa pause, afin d’augmenter ce temps passé en sa compagnie. Malgré cela, malgré ces contraintes quasi-imposées pour tout travailleur au japon, visant le confort financier pour sa famille, même si cela doit lui coûter de limiter le nombre d’heures passées avec celle-ci, il reste le dimanche afin de se retrouver véritablement lors de longs moments. Le samedi, même s’il ne travaille pas, étant traditionnellement passé à faire des activités de groupes, tel que je l’ai évoqué précédemment. Dans un tel contexte, avoir un contact durable et solide avec son père est difficile, et oblige un enfant, un adolescent, à faire preuve d’initiative pour obtenir des instants supplémentaires avec son paternel. Quitte à prendre l’excuse de se rendre sur son lieu de travail avec des vêtements de rechange, après que ce dernier l’ai demandé par téléphone, ou des documents oubliés, ou tout autre objet pouvant offrir l’opportunité de le voir un peu plus.
Mais moi, je n’ai même jamais connu la chance d’avoir de tels moments, même brefs et furtifs avec mon père, car je ne l’ai jamais connu. Je n’étais encore qu’un bébé quand le mien est parti de la maison, laissant ma mère m’élever seule, au sein d’une société où il est mal vu pour une femme de se retrouver dans cette situation. La faute à un comportement parfois machiste, où l’homme est souvent présenté comme victime, même quand c’est lui qui est coupable d’un adultère ayant conduit à une séparation, ou un divorce. Une société qui pointe du doigt que l’épouse est peut-être en partie responsable du fait que son mari a voulu se séparer d’elle, en allant voir d’autres femmes. Des préjugés tenaces, hérités d’un passé féodal où l’homme était tout puissant, et le simple fait que l’épouse n’est pas assez attentionnée, ne prend pas assez soin de son visage, de ses tenues, du maintien d’hygiène de la maison, ou bien qu’il soit fait la découverte de sa stérilité peut être considéré comme une faute, donnant le change au mari volage.
Dans ce contexte, si une femme ne parvient pas à retenir son époux, c’est qu’elle cache un secret, et qu’elle est peut-être elle-même en situation d’adultère de son côté, ou s’adonnant à des pratiques répréhensibles mis au jour par le mari. Dès lors, les rumeurs vont bon train, et ouvre la voie à toutes les spéculations possibles sur le motif du départ du mari, sans toujours prendre en considération que l’épouse n’est peut-être qu’une victime du comportement d’un homme profitant de ce système odieux. On ne pense pas toujours de cette façon dans tout le japon, et heureusement, rassurez-vous, mais il est établi que c’est une tendance souvent en vigueur, suivant le mode de pensée d’un quartier urbain au statut particulier, où les ragots sont courant, et plus encore en campagne, où le bouche à oreille peut avoir des effets dévastateurs, et peut facilement détruire une réputation, dès lors qu’on sait utiliser des privilèges de position sociale à son avantage, pour tourner ce type d’histoire au détriment de la femme trompée, qui devient vite une paria, pouvant entraîner son départ du village, à cause de la honte subie. Et ce, même si elle n’est pas ce que les rumeurs disent sur son compte.
Ma mère a fait partie de cette campagne de médisances de la part de voisins à son encontre, parce que mon père était quelqu’un de bien vu dans son entreprise, avec un poste de vice-président de l’entreprise où il travaillait. J’ai cru comprendre, plusieurs années plus tard, alors que ma mère n’était plus là pour bénéficier de cette revalorisation sociale, que mon père avait plus ou moins été incité à avoir une femme plus « acceptable » pour le prestige de la société où il était employé, à la demande de son supérieur. Entendez par là avec un passé moins trouble, et surtout un physique pouvant passer mieux sur les couvertures de magazine, dans les cas d’interviews ou de reportages TV. L’entreprise où travaillait mon père étant très en vue dans le domaine économique, et était souvent sous le feu des flashs des journalistes, il était primordial pour le Président de préserver une aura importante et propre à satisfaire les amateurs de suivi de carrière.
Mon père a joué sur la corde sensible de ma mère, qui continuait à l’aimer malgré ce qu’il lui avait fait subir, et voulait le meilleur pour lui, en lui faisant signer les papiers de divorce nécessaire pour qu’il se remarie avec la fille d’un important hommes d’affaires, en lien avec sa société. Une femme faisant souvent la une des magazines people, et donc très connue et apprécié des amateurs de romance fabriquées par les médias. Ma mère m’a expliqué, quand j’étais en âge de comprendre, qu’elle savait qu’Hiro, le prénom de mon père, n’aimait pas sa nouvelle femme. Elle l’avait senti quand il lui avait demandé de signer les documents pour le divorce. Mais s’il ne s’était pas conformé au désir de son patron, cela aurait pu lui faire descendre les échelons de l’entreprise aussi rapidement qu’il les avait montés. Et ma mère ne voulait pas qu’il subisse ça. Je vous l’ai dit précédemment, elle l’aimait toujours, et elle était persuadé que c’était réciproque. Que mon père s’était fait manipuler par son patron, dans le seul but d’obtenir le prestige voulu par le mariage avec cette fille superficielle qu’était sa nouvelle épouse pour son entreprise.
Alors, ma mère a accepté de subir les on dit, les humiliations, ceux et celles qui la pointait du doigt comme une pestiférée, une presque courtisane des temps modernes, qu’on disait mériter de s’être fait quitter par un mari qui ne la méritait pas. Je l’entendais pleurer régulièrement dans sa chambre, lors d’un lever nocturne dans les couloirs de notre maison, pour me rendre aux toilettes. J’avais de la peine pour elle, et c’est pour ça que j’ai travaillé dur pour réussir mes études, obtenir des diplômes m’assurant un avenir, et pouvant me permettre d’offrir à ma mère un peu de la dignité qu’on lui avait volé. Très vite, je me suis spécialisé dans la domotique et les sciences nouvelles liés aux IA et aux systèmes informatiques connectés. Grâce à mes diplômes, j’ai pu me faire embaucher par une jeune entreprise qui est très vite devenu une référence au japon dans le domaine, surclassant tous ses concurrents. J’étais fier de faire partie du personnel, et encore plus d’être considéré comme l’une des valeurs sûres de la société.
Domo-Japan a fait de moi une valeur montante dans le domaine, m’offrant des entrées dans des clubs branchés, des groupes scientifiques renommés et attirant à moi nombre de femmes cherchant à s’emparer de mon cœur, et surtout de ma richesse et de ma gloire en pleine ascension. Des femmes qui m’offraient du plaisir, de la tendresse et un prestige non-négligeable. Ma mère s’est longtemps inquiétée de ma position de « mari et gendre parfait » pour nombre de familles aisées voulant profiter de ce que je représentais. Mais je la rassurais en lui disant que ces femmes n’étaient rien de plus que des passe-temps pour moi. Je savais qu’elles étaient plus attirées par mon compte en banque que par autre chose. Et bien que je la sentais peiné d’utiliser ces relations, et considérant ces femmes plus comme des objets que des personnes, elle était heureuse de ma réussite. Réussite dont je lui faisais profiter allègrement.
C’est à la suite de son décès que je me suis rendu compte qu’il manquait quelque chose à ma vie que ces nombreuses prétendantes n’arrivaient pas à m’offrir. La présence d’une figure paternelle que je n’avais jamais connue. Tant que ma mère était là, je me satisfaisais de ma vie, et pouvais faire abstraction de l’absence d’un père auprès de moi. J’ai retrouvé des photos de mon père en rangeant les affaires de ma mère. Elle les cachait car le visage de l’homme qu’elle n’avait jamais cessé d’aimer lui faisait trop mal, lui rappelant leur rupture. Je pensais que ça me ferait du baume au cœur de pouvoir mettre un visage sur ce père que j’avais dû m’imaginer au gré des histoires racontées par ma mère. Mais ce ne fut pas le cas. Je ne pouvais oublier les larmes causées par cet homme qui avait choisi son travail plutôt que l’amour véritable offert par celle qui avait toujours soutenu sa mémoire. Je rêvais d’un véritable père. Un père qui pourrait être toujours là, pas comme ceux de mes proches que je connaissais, et qui n’étaient présents qu’en de rares moments.
Non, moi, je voulais un père qui s'intéresserais à autre chose qu’aux graphiques de mes ventes, au montant de mon chiffre d’affaires mensuel et toutes ces choses qui m’avait construit, mais qui n’était que futilité par rapport à ce que je voulais vraiment, et dont j’avais été privé toutes ces années. Un père qui jouerait aux jeux vidéo avec moi, me prodiguerait des conseils pour préparer le meilleur thé, m’expliquerait les subtilités du bricolage, bien différents de l’élaboration de données sur un ordinateur. Un père, enfin, qui m’apprendrait l’art des origamis, le jardinage, les joies de regarder à la télévision qui l’emporterait cette année au Japan Series de Base-Ball. Je voulais tout ça. Je voulais quelqu’un qui ne serait pas pris par son travail, toujours disponible quand j’en aurais besoin, et pas seulement quelques heures par jour. J’y ai beaucoup réfléchi. J’ai même pensé engager un acteur pour faire illusion, mais j’ai vite renoncé, car ça n’aurait été qu’un artifice qui ne m’aurait pas satisfait, aussi bon que soit l’interprète choisi dans des firmes spécialisés dans ce type de « contrat ».
Et puis, j’ai eu une idée de génie. Une compétition. J’allais mettre en pratique les transformations effectués au sein de cette maison, qui était une source de bonheur permanent de ma mère quand elle était toujours auprès de moi, pour choisir celui qui serait mon père. Tout l’innovation domotique d’origine de cette maison, je la modifierais pour permettre à mon idée d’être un outil parfait pour que j’ai, moi aussi, un père qui m’aimerait. Un père avec qui je pourrais montrer fièrement les photos prises avec lui lors d’une sortie au parc ou d’autres activités. Car j’étais conscient que ceux que je choisirais de participer à la compétition que j’avais en tête ne comprendrait pas tout de suite la chance qu’ils auraient de devenir mon père. Je devais les en persuader. Ils ne devaient pas avoir le choix que de participer. Cette maison serait un terrain d’expérimentation dont ils ne pourraient pas sortir avant la fin de ce concours de ma composition. Une prison ? Non, rien de tel. Oui, je sais que tel que je l’ai énoncé, ça peut y faire penser. Mais dans mon esprit, c’est juste une précaution pour que les concurrents choisis ne soient pas tentés de quitter l’aventure, et dénaturer les résultats obtenus avant leur départ.
J’ai passé de longs mois à mettre au point le programme informatique qui régirait tout ce que j’avais en tête. Fermeture des portes ne s’ouvrant qu’à ma voix, opacité des fenêtres, de manière à ce que personne ne dérange la compétition en place, ainsi que tout ce qui serait propre aux tests à faire exécuter par les participants. Des tests basés sur un système de points attribués au mérite et à mon appréciation sur la réussite des épreuves imposées. Le nombre de pères potentiels était important. Il fallait qu’il y ait une véritable compétition. En observant plusieurs jeux télés, je me suis fixé sur 6 joueurs à engager. La sélection porterait sur des statuts et personnalités basés sur des critères bien précis. Une fois la partie technique au point, à savoir toute la partie domotique améliorée régissant le fonctionnement de la maison, et les épreuves futures, je me suis mis à la recherche de candidats. Veuf n’ayant plus de contact avec ses enfants, homme séparé ayant perdu le droit de garde d’un fils, sportif ayant dû assumer son statut de père involontaire jusqu’au départ de l’enfant de la maison à ses 18 ans, divorcé s’étant isolé après le décès de sa fille unique… Autant d’éventuels candidats que j’avais choisi grâce à mes connaissances informatiques, et mes talents d’hacker, sur les sites régissant les informations sociales des habitants de Kobe, sur l’île de Kyûshû où je vivais, et même dans d’autres villes plus éloignées.
Pour les attirer ici, je me servais de leurs besoins d’argent, de leurs passions, ou de leur intérêt de rencontrer une célébrité telle que moi. Bien sûr, ça n’a pas marché à tout les coups, et j’ai essuyé de nombreux refus. Certains parce qu’ils préféraient se couper de tout, et ne désiraient pas se rendre dans la maison d’un inconnu, quelle que soit la somme versée pour ça, d’autres pour des raisons d’absence de véhicule les empêchant de se déplacer, et certains pour des raisons diverses, qu’il serait fastidieux d’énumérer. A chaque candidat se rendant chez moi, je m’arrangeais pour le faire passer dans une pièce dédiée, prétextant de me rendre un service en allant y chercher un objet, ou un document quelconque, pendant que j’étais affairé à préparer un apéritif ou un cocktail maison. Une fois qu’ils entraient dans la pièce, la porte se fermait, et ils étaient endormis par le biais d’un gaz anesthésiant, sortant des gaines de ventilation, et actionné par la tablette de commande que j’avais près de moi.
Une fois endormi, le candidat était placé dans un lieu de vie aménagé dans la cave, avec tout le confort offert. Je lui expliquais, par le biais de haut-parleurs disséminés dans la pièce, ce que j’attendais de lui, en indiquant que je savais qu’il n’avait pas de famille proche qui s’inquièterait de son absence. Cela faisait aussi partie de mes critères de sélection, pour que la compétition ne soit pas perturbée par une enquête de police gênante, ayant remonté jusqu’à moi. Dans les demandes de venir chez moi, je spécifiais de ne parler de leur départ à quiconque de leur entourage, même les plus sûrs à leurs yeux. Au bout de 2 mois, je pus réunir ainsi, Kenzo, 43 ans ; Akio, 34 ans ; Hisashi, 25 ans ; Mitsuo, 47 ans ; Tatsuo, 39 ans ; et Yoshiaki, 29 ans. Des âges différents, des métiers différents, des vies différentes, correspondant aux critères que j’avais établis. 6 candidats qui allaient s’affronter dans des épreuves, des tests préconçus, pour déterminer lequel d’entre eux deviendrait mon père, avec tous les avantages que cette place occasionnerait pour l’heureux lauréat.
Une fois le 6ème arrivé, je donnais l’accès au reste de la maison au groupe, afin que les tests commencent. Et par les haut-parleurs présents dans chaque pièce, je leur indiquais chaque jour les tests à effectuer, et le système de points qui serait attribué au mérite, à raison de 2 épreuves par jour. Pour certaines de ces dernières, je me devais d’être présent, car cela nécessitait que je participe, et puisse juger de plus près la qualité de la réussite. C’était notamment le cas pour les activités extérieures, comme les jeux, dont certains avec un animal domestique préalablement emprunté à des amis, bien sûr sans dire à ces derniers la raison de mon emprunt. Cela comprenait aussi le jardinage, la construction de cabanes, ou encore la cueillette de fruits. Le jardin était entouré de palissades électrifiée, que j’étais le seul à pouvoir désactiver, grâce à une petite télécommande. De façon à les dissuader de s’enfuir. Qui plus est, un dôme électronique surplombait le tout, laissant passer la lumière du soleil, mais filtrant les sons. Au cas où l’un des candidats veuillent pousser des vocalises pour avertir l’extérieur de leur situation.
Pour plus de sûreté, et également dans la perspective qu’un des futurs pères ne se comporterait pas bien, voire refuserait d’effectuer une épreuve, chacun des potentiels pères était muni sur la poitrine d’un petit dispositif de ma création, pouvant envoyer une décharge électrique pouvant aller jusqu’à plusieurs milliers de volts directement dans le cœur, et pouvant donc provoquer l’arrêt de ce dernier. Le moindre geste suspect ou entravant le bon déroulement des épreuves de la compétition était ponctué d’une petite décharge. Sans gravité, mais suffisamment douloureuse pour inciter les participants à respecter les épreuves et la bonne ambiance selon ma volonté. Les points étaient attribués selon une échelle descendante. 16 points pour une épreuve parfaitement réussie haut la main, et même plus ; 12 points pour un très bon résultat ; 8 points pour quelque chose de correct, mais sans plus ; 4 points pour une finalité médiocre ; et 0 pour tout ce qui était complètement raté. Je n’indiquais pas les points attribués à chacun après chaque test, de manière à ne pas influer une quelconque tentative de solidarité, et que chacun s’arrange de louper exprès une épreuve, pour que les autres, tour à tour, obtienne les points nécessaires pour se mettre au même niveau que les autres. Ce qui gâcherait tout l’intérêt de la compétition.
Pendant 8 mois, les 6 hommes n’eurent d’autre choix que de suivre les règles et réaliser les épreuves soumises, selon leurs aptitudes. Pliage d’animaux en papier, explication d’un sujet que je ne maîtrisais pas, recettes de cuisine, réparations diverses, que ce soit des objets, ou des meubles, jeux de société, blagues, … Tout les thèmes propres à évaluer les capacités de complicité et d’apprentissage d’un père à son fils y passaient. Certaines épreuves pouvaient revenir à plusieurs reprises, mais à chaque fois, avec des petites subtilités de difficulté. Pour les épreuves où ma présence n’était pas indispensable, je surveillais avec attention l’avancée des tests des différents candidats, grâce à des petites caméras disposées sur un bandeau, fixé sur leur tête, et dont je recevais les images sur les écrans d’un pupitre de commande, situé dans une pièce à laquelle j’étais le seul à avoir accès, et s’ouvrant par un scan de ma rétine oculaire.
Pour forcer chacun à se démener, je leur avais indiqué dès le départ la finalité de ces tests : devenir mon père officiel. Celui que je n’avais jamais connu, et que je ne connaîtrais jamais, ma mère m’ayant toujours caché le nom de la société pour laquelle il travaillait, ou le nom de son épouse. J’aurais pu rechercher son identité, cela m’aurait été aisé, avec les moyens dont je disposais. Mais pour moi, du fait qu’il avait abandonné maman, même par manipulation, cela en faisait un étranger à mes yeux, et surtout il ne méritait pas d’être mon père. Donc, je n’ai jamais cherché à en savoir plus sur lui. Mais le petit truc en plus qui devait les motiver à se démener pour devenir mon père, c’était le fait qu’il n’y aurait qu’un vainqueur. Celui qui aurait obtenu le plus de point le jour du Chichi Ho Ni, le jour des Pères. Les autres seraient éliminés de l’échiquier, sans en dire plus sur ce qui leur arriverait ce jour-là. Une manière de distiller la peur, et les forcer à donner le meilleur d’eux-mêmes pour chaque épreuve. Le résultat fut saisissant, car il y avait une petite entorse que j’autorisais, malgré des règles définies.
Tout acte délibéré et dangereux était synonyme d’un zéro à l’épreuve immédiat. En revanche, ils pouvaient tricher discrètement, sans que cela soit flagrant. Même si je finissais par le voir, leur capacité à éviter de se faire voir des autres quand ils rajoutaient du piment dans une tasse de thé, écornaient ou tachaient une feuille de papier pour une séance d’origamis, trouaient un ballon pour un jeu extérieur, ou tout autre acte pouvant faire perdre des points aux autres adversaires, permettait de le faire changer de catégorie. Un concurrent qui avait triché très subtilement, alors qu’il n’avait pas eu une réussite flagrante, pouvait le faire monter au plus haut niveau, du fait de l’intelligence de ne pas s’être fait remarquer des autres. Cela donnait lieu à de véritables morceaux d’ingéniosité pour faire « tomber » les autres, à son avantage, et ne pas être éliminé du jeu, tout en obtenant le maximum de points. Le fait qu’ils ne sachent pas qui était en tête permettait de décupler leur machiavélisme, leur sournoiserie, leur capacité à cacher les apparences.
Je pouvais ainsi déterminer leur intelligence, et leur intérêt de protéger un fils par rapport aux autres. Pour moi, le père idéal se devait d’avoir cette fourberie en eux montrant leur dévouement de protection. Et si vous vous demandez « n’est-ce pas dangereux de faire développer cette faculté de tromperie qui pourrait se retourner contre moi ? », je vous répondrais que non. Car justement, vu que je connaîtrais déjà tout les moyens dont il est capable pour tromper et mentir, il ne sera pas en mesure de me tromper, moi. Et je saurais immédiatement, une fois le vainqueur désigné, et qu’il aura débuté sa vie auprès de moi en tant que père, si ce dernier me ment, car plus rien de lui ne me sera étranger, l’ayant étudié pendant des mois à travers les tests. Une sorte de double test caché, se rajoutant aux officiels, afin d’être en mesure d’anticiper toute mauvaise action de mon futur père.
Et puis, le jour fatidique arrivait. Le Chichi Ho Ni. Le jour où j’allais désigner le lauréat de ces longs mois de tests quotidiens pour déterminer celui qui serait mon père. Pour rajouter au suspense, je commençais par indiquer qui avait le moins de point, à savoir Tatsuo, 7654 Points. Quand j’indiquais les résultats, j’étais en face des 6 candidats, et je voyais Tatsuo se mettre à genoux, me suppliant de ne pas l’éliminer, me jurant qu’il ne parlerait jamais de ce qu’il avait subi ici. C’était pathétique, et je comprenais mieux pourquoi il était celui qui avait le moins réussi. Aucune valeur, aucun amour-propre, aucune dignité. Je sortais de ma poche le commutateur portatif de déclenchement de l’arrêt cardiaque, et appuyais sans le moindre remords. Tatsuo se tenait la poitrine quelques secondes, son visage devenant blême, et faisant apparaître plus visible les nombreuses gouttes de sueur sur son visage. Puis il s’écroulait sur le sol, sans que les autres réagissent. Comme si rien ne s’était passé. Très bonne attitude.
Les suivants furent Hisashi et Akio. Respectivement 7943 Points, et 8256 Points. Si Hisashi eut une réaction analogue à Tatsuo, à la différence qu’il ne se mit pas à genoux, Akio fut légèrement plus digne, restant debout, et se contentant de pleurer à chaudes larmes. Vint le tour de Mitsuo, qui fut plus digne encore, limitant ses gestes à l’abaissement de ses paupières, fermant les yeux, comme pour ne pas voir sa propre mort. Même sa chute sur le sol m’impressionna. Je regrettais presque que ses 8765 Points n’aient pas été suffisants pour se placer plus haut dans le classement. Restaient Kenzo et Yoshiaki. Les deux hommes ne montraient aucune peur dans leur regard, acceptant le sort qui leur serait réservé. Une attitude digne d’un samouraï des temps anciens, ne craignant pas la mort qui allait leur être annoncé par leur Shogun. Je regardais l’écran de ma tablette, histoire d’être sûr de ne pas me tromper entre les résultats des deux hommes, dont le total de points était très proche. C’était troublant. Un tel degré de perfection, je n’aurais jamais imaginé que cela soit aussi serré entre deux candidats. La preuve que pour ceux-là, j’avais fait un excellent choix.
Mais même si j’admirais le courage des deux, il ne pouvait y avoir qu’un seul vainqueur, et j’annonçais les deux derniers résultats de points : Yoshiaki, 9348 Points. Kenzo, 9354 Points. Yoshiaki ne dit rien à l’énoncé de la sentence, et ce qui me troubla encore plus, c’est qu’il me remercia pour cette expérience, qui avait fait de lui un meilleur homme, et qui l’avait transformé en un père qu’il aurait aimé avoir été auparavant. Yoshiaki, c’était celui qui avait perdu le droit de garde de sa fille. En entendant ses conversations avec les autres, qui, en dehors des épreuves, montraient des attitudes de véritables amis, solidaires dans leur malheur, j’avais cru comprendre qu’il regrettait de ne pas s’être assez battu au procès contre son ex-épouse. Il s’était laissé impressionner par l’armée d’avocats de cette dernière, appartenant à une famille aisée, travaillant dans le commerce de voitures. Avant de mourir, il me disait qu’il aurait aimé participer à cette compétition lors des longs mois ayant précédé le procès. Cela l’aurait aidé à se renforcer, à ne pas se murer dans le silence. Il était persuadé que cette motivation d’avoir l’espoir d’avoir sa fille à ses côtés en faisant partie de ce « concours », l’aurait fait dépasser ses limites, et qu’il l’aurait emporté. Mais il ne regrettait rien. Mourir lui rendrait une noblesse qui lui avait fait défaut, et fait faillir ce jour-là.
Bordel… Il a failli me faire pleurer. En l’écoutant, je me demandais si j’avais fait le bon choix avec ce système de points. Peut-être aurais-je dû faire autrement. Peut-être aurais-je dû me contenter de leur faire passer les épreuves, et de parler en solo avec chacun d’entre eux. J’avais l’impression d’exécuter celui qui aurait été parfait. Puis, je me reprenais. Non, mon système était bon, je n’avais pas de doute. Sans doute à force de côtoyer ces hommes luttant pour être les meilleurs pères, j’avais fini par m’attacher à eux, inconsciemment. Je cachais mon émotion. Je ne pouvais pas montrer que j’avais de l’hésitation face à des hommes que j’avais torturé mentalement, ça n’était pas digne d’un fils face à son futur père.
Alors, j’ai seulement remercié Yoshiaki à mon tour pour sa participation, et j’ai appuyé sur le commutateur. Yoshiaki a à peine fait une grimace tout en tombant. Digne jusqu’à la fin. Puis je me tournais vers Kenzo, qui n’avait pas bronché une seule seconde durant toutes les mises à mort des perdants. Impressionnant. Même si Yoshiaki s’était montré incroyable, y compris dans les épreuves où il rivalisait avec Kenzo de manière bluffante, à tel point que je me demandais s’il ne devinait pas leur place dans le classement, Kenzo montrait une attitude imperturbable offrant encore plus d’admiration. Je m’approchais de lui, et décrochait le mécanisme accroché à sa poitrine, grâce au dévérouilleur attitré que je sortais de mon autre poche. Un tintement montrant que les griffes enfoncées dans la peau s’étaient rétractées me donnèrent le signal pour enlever l’appareillage. Et durant tout ce temps, Kenzo n’a pas montré la moindre douleur, n’a pas versé de gouttes de sueur, ou un signe d’inquiétude sur le visage. Je n’avais plus de doute désormais : Kenzo serait le père que je recherchais…
Les semaines ont passé, et Kenzo va au-delà de mes espérances, étant d’une gentillesse extrême avec moi. Je peux discuter des heures sur des sujets de toute sortes, il vient me voir à mon travail, nous déjeunons ensemble tous les deux jours. C’est une crème, un père idéal à tous les niveaux. Durant tout le processus qu’a duré la compétition, il m’arrivait d’observer souvent, installé dans le fauteuil de mon bureau, comment se déroulait la vie quotidienne dans la maison des 6 candidats au poste de père. Ça me permettait d’assurer mon travail sans interroger, tout en me réservant un moment où je demandais à ne pas être dérangé, prétextant d’une réunion en visio avec des clients importants, pour lancer une épreuve, et assister à son déroulement via, ma tablette. Les week-ends, ne travaillant pas, je procédais aux test impliquant ma présence. Ainsi, personne n’a jamais pu se douter de ce qui se passait chez moi, de l’ambiance particulière qui s’y déroulait, dans le but de « construire » un père à mon intention.
Et à bien y réfléchir, Kenzo était celui qui avait la fonction de rassurer ceux qui avaient des doutes sur l’espoir de s’en sortir, étant donné qu’ils savaient ce qu’il leur arriverait s’ils n’obtenaient pas le nombre de points pour être désigné père. Il avait toujours le sourire, donnait des tapes amicales, préparait à manger pour les autres en dehors des épreuves. Il avait une faculté à faire évacuer toute forme de stress à ses compagnons d’infortune. Et surtout, il était le seul à ne jamais essayer de tricher. Mais à vrai dire, il excellait tellement en tout, que ça lui était inutile. C’était plutôt Akio et Tatsuo qui étaient récurrents de coups bas discrets. Mais ils n’ont jamais fait quoi que ce soit qui puisse désavantager Kenzo. Une forme de reconnaissance sans doute envers celui qui les aidait à supporter la compétition et le fait d’être enfermé dans une prison régie par domotique. Peut-être était-ce l’objectif premier de Kenzo dès lors qu’il a appris, en même temps que les autres, les objectifs, les buts de leur séquestration. Peut-être s’est-il dit que le meilleur moyen de s’en sortir, était de s’entendre parfaitement avec ses compagnons, pour éviter tout coup fourré ?
Si c’est le cas, s’il a tout calculé depuis le début, il force encore plus l’admiration de ma part. Kenzo, c’est celui qui était veuf, ayant perdu le contact avec ses enfants. Ces derniers, en entendant l’annonce, très médiatisée, que Kenzo m’avait officiellement adopté, et était donc désormais mon père, on tenté de renouer avec lui. Il les a royalement envoyés se faire foutre, et dès le lendemain, sans doute en colère que ses enfants osent se montrer en apprenant sa filiation avec moi, alors qu’ils l’ont ignoré pendant des années, il s’est affairé pour les déchoir de tous leurs droits le concernant. Enfin, pas complètement, la loi lui interdisant de déshériter ses enfants. Mais pour avoir vu le nouveau testament qu’il a rédigé, je pense qu’ils auront à peine de quoi s’acheter un bento. Pour ma part, j’espère qu’il a encore de longues années devant lui, car je pense que je ne pourrais jamais trouver un meilleur père que lui. Malgré tout, il a pris les devants avec ce nouveau testament, pour qu’il me reste une part de lui après sa mort. Et pas seulement ça.
L’expérience de la compétition du meilleur père lui a donné l’idée de voir avec moi pour d’autres épreuves, d’autres endroits plus adéquats à ce genre de challenge, pour des tests plus approfondis. Ainsi, lui et moi on a développé un véritable planning très détaillé. L’idée étant que, après sa mort, je puisse à nouveau choisir mon prochain père, celui qui lui succédera. Cela donne lieu à de grands moments entre lui et moi pour élaborer tout ce qui constituera une éventuelle prochaine session de recherche du père parfait. Mais sincèrement, j’espère que ça n’arrivera jamais, ou, en tout cas, le plus tard possible. Car, même si je ne doute pas qu’il puisse y avoir de futurs potentiels ayant les qualités requises pour prendre sa suite un jour, à mes yeux, Kenzo restera la meilleure représentation du Père Idéal…
Publié par Fabs