19 juin 2023

LE PERE IDEAL (Spécial Fête des Pères)

 


 

Durant la majorité de mon existence, j’ai souffert en voyant tour à tous mes camarades de classe, mes collègues de travail, ou mes partenaires lors de mes soirées dédiés au Mahjong parler de leurs moments privilégiés passés avec leurs pères. Des moments tendres se reflétant sur les photos qu’ils me montraient, où ils posaient avec eux sur une plage, devant leur maison, dans un jardin public ou lors de la finale du Koshien, le tournoi majeur du baseball inter-lycées, et réunion familiale par excellence. J’étais jaloux de leurs sourires enjoués à l’évocation de ces moments, d’autant qu’il n’est pas facile pour un enfant au japon d’avoir de tels instants, du fait d’un système économique prônant de privilégier le travail avant la famille. Dans la plupart des familles japonaises, les rares moments où un enfant voit son père, sont le matin au petit déjeuner et le soir, quand il rentre, souvent tard, d’une journée ponctuée par la fatigue, et ne lui laissant guère de temps libre.

 

Du temps libre qu’il voue très souvent à des activités entre amis, là aussi au détriment de sa vie de famille, car le fait de faire partie de groupes est considéré comme valorisant aux yeux des patrons d’entreprises. Un employé qui n’a pas d’activité sportive ou culturelle au sein d’un groupe en dehors de ses heures de bureau est limite considéré comme indigne d’un vrai japonais, et est souvent mal vu, voire mis de côté par ses collègues. Ce qui peut amener à ce qu’il se voit confier des tâches ingrates par la Direction, et a peu de chances d’évoluer au sein de l’entreprise. Un système ingrat obligeant à se conformer à un moule défini par une norme culturelle de vie, où le travail est roi. Rares sont ceux à de démarquer de ce quotidien injuste pour les autres membres de la famille qui ont peu de moments intimes avec leur père, ou leur époux.

 

C’est pour cela qu’il n’est pas rare de voir des filles, des fils, retrouver leur père dans un restaurant au déjeuner, lors de sa pause, afin d’augmenter ce temps passé en sa compagnie. Malgré cela, malgré ces contraintes quasi-imposées pour tout travailleur au japon, visant le confort financier pour sa famille, même si cela doit lui coûter de limiter le nombre d’heures passées avec celle-ci, il reste le dimanche afin de se retrouver véritablement lors de longs moments. Le samedi, même s’il ne travaille pas, étant traditionnellement passé à faire des activités de groupes, tel que je l’ai évoqué précédemment. Dans un tel contexte, avoir un contact durable et solide avec son père est difficile, et oblige un enfant, un adolescent, à faire preuve d’initiative pour obtenir des instants supplémentaires avec son paternel. Quitte à prendre l’excuse de se rendre sur son lieu de travail avec des vêtements de rechange, après que ce dernier l’ai demandé par téléphone, ou des documents oubliés, ou tout autre objet pouvant offrir l’opportunité de le voir un peu plus.

 

Mais moi, je n’ai même jamais connu la chance d’avoir de tels moments, même brefs et furtifs avec mon père, car je ne l’ai jamais connu. Je n’étais encore qu’un bébé quand le mien est parti de la maison, laissant ma mère m’élever seule, au sein d’une société où il est mal vu pour une femme de se retrouver dans cette situation. La faute à un comportement parfois machiste, où l’homme est souvent présenté comme victime, même quand c’est lui qui est coupable d’un adultère ayant conduit à une séparation, ou un divorce. Une société qui pointe du doigt que l’épouse est peut-être en partie responsable du fait que son mari a voulu se séparer d’elle, en allant voir d’autres femmes. Des préjugés tenaces, hérités d’un passé féodal où l’homme était tout puissant, et le simple fait que l’épouse n’est pas assez attentionnée, ne prend pas assez soin de son visage, de ses tenues, du maintien d’hygiène de la maison, ou bien qu’il soit fait la découverte de sa stérilité peut être considéré comme une faute, donnant le change au mari volage.

 

Dans ce contexte, si une femme ne parvient pas à retenir son époux, c’est qu’elle cache un secret, et qu’elle est peut-être elle-même en situation d’adultère de son côté, ou s’adonnant à des pratiques répréhensibles mis au jour par le mari. Dès lors, les rumeurs vont bon train, et ouvre la voie à toutes les spéculations possibles sur le motif du départ du mari, sans toujours prendre en considération que l’épouse n’est peut-être qu’une victime du comportement d’un homme profitant de ce système odieux. On ne pense pas toujours de cette façon dans tout le japon, et heureusement, rassurez-vous, mais il est établi que c’est une tendance souvent en vigueur, suivant le mode de pensée d’un quartier urbain au statut particulier, où les ragots sont courant, et plus encore en campagne, où le bouche à oreille peut avoir des effets dévastateurs, et peut facilement détruire une réputation, dès lors qu’on sait utiliser des privilèges de position sociale à son avantage, pour tourner ce type d’histoire au détriment de la femme trompée, qui devient vite une paria, pouvant entraîner son départ du village, à cause de la honte subie. Et ce, même si elle n’est pas ce que les rumeurs disent sur son compte.

 

Ma mère a fait partie de cette campagne de médisances de la part de voisins à son encontre, parce que mon père était quelqu’un de bien vu dans son entreprise, avec un poste de vice-président de l’entreprise où il travaillait. J’ai cru comprendre, plusieurs années plus tard, alors que ma mère n’était plus là pour bénéficier de cette revalorisation sociale, que mon père avait plus ou moins été incité à avoir une femme plus « acceptable » pour le prestige de la société où il était employé, à la demande de son supérieur. Entendez par là avec un passé moins trouble, et surtout un physique pouvant passer mieux sur les couvertures de magazine, dans les cas d’interviews ou de reportages TV. L’entreprise où travaillait mon père étant très en vue dans le domaine économique, et était souvent sous le feu des flashs des journalistes, il était primordial pour le Président de préserver une aura importante et propre à satisfaire les amateurs de suivi de carrière.

 

Mon père a joué sur la corde sensible de ma mère, qui continuait à l’aimer malgré ce qu’il lui avait fait subir, et voulait le meilleur pour lui, en lui faisant signer les papiers de divorce nécessaire pour qu’il se remarie avec la fille d’un important hommes d’affaires, en lien avec sa société. Une femme faisant souvent la une des magazines people, et donc très connue et apprécié des amateurs de romance fabriquées par les médias. Ma mère m’a expliqué, quand j’étais en âge de comprendre, qu’elle savait qu’Hiro, le prénom de mon père, n’aimait pas sa nouvelle femme. Elle l’avait senti quand il lui avait demandé de signer les documents pour le divorce. Mais s’il ne s’était pas conformé au désir de son patron, cela aurait pu lui faire descendre les échelons de l’entreprise aussi rapidement qu’il les avait montés. Et ma mère ne voulait pas qu’il subisse ça. Je vous l’ai dit précédemment, elle l’aimait toujours, et elle était persuadé que c’était réciproque. Que mon père s’était fait manipuler par son patron, dans le seul but d’obtenir le prestige voulu par le mariage avec cette fille superficielle qu’était sa nouvelle épouse pour son entreprise.

 

Alors, ma mère a accepté de subir les on dit, les humiliations, ceux et celles qui la pointait du doigt comme une pestiférée, une presque courtisane des temps modernes, qu’on disait mériter de s’être fait quitter par un mari qui ne la méritait pas. Je l’entendais pleurer régulièrement dans sa chambre, lors d’un lever nocturne dans les couloirs de notre maison, pour me rendre aux toilettes. J’avais de la peine pour elle, et c’est pour ça que j’ai travaillé dur pour réussir mes études, obtenir des diplômes m’assurant un avenir, et pouvant me permettre d’offrir à ma mère un peu de la dignité qu’on lui avait volé. Très vite, je me suis spécialisé dans la domotique et les sciences nouvelles liés aux IA et aux systèmes informatiques connectés. Grâce à mes diplômes, j’ai pu me faire embaucher par une jeune entreprise qui est très vite devenu une référence au japon dans le domaine, surclassant tous ses concurrents. J’étais fier de faire partie du personnel, et encore plus d’être considéré comme l’une des valeurs sûres de la société.

 

Domo-Japan a fait de moi une valeur montante dans le domaine, m’offrant des entrées dans des clubs branchés, des groupes scientifiques renommés et attirant à moi nombre de femmes cherchant à s’emparer de mon cœur, et surtout de ma richesse et de ma gloire en pleine ascension. Des femmes qui m’offraient du plaisir, de la tendresse et un prestige non-négligeable. Ma mère s’est longtemps inquiétée de ma position de « mari et gendre parfait » pour nombre de familles aisées voulant profiter de ce que je représentais. Mais je la rassurais en lui disant que ces femmes n’étaient rien de plus que des passe-temps pour moi. Je savais qu’elles étaient plus attirées par mon compte en banque que par autre chose. Et bien que je la sentais peiné d’utiliser ces relations, et considérant ces femmes plus comme des objets que des personnes, elle était heureuse de ma réussite. Réussite dont je lui faisais profiter allègrement.

 

C’est à la suite de son décès que je me suis rendu compte qu’il manquait quelque chose à ma vie que ces nombreuses prétendantes n’arrivaient pas à m’offrir. La présence d’une figure paternelle que je n’avais jamais connue. Tant que ma mère était là, je me satisfaisais de ma vie, et pouvais faire abstraction de l’absence d’un père auprès de moi. J’ai retrouvé des photos de mon père en rangeant les affaires de ma mère. Elle les cachait car le visage de l’homme qu’elle n’avait jamais cessé d’aimer lui faisait trop mal, lui rappelant leur rupture. Je pensais que ça me ferait du baume au cœur de pouvoir mettre un visage sur ce père que j’avais dû m’imaginer au gré des histoires racontées par ma mère. Mais ce ne fut pas le cas. Je ne pouvais oublier les larmes causées par cet homme qui avait choisi son travail plutôt que l’amour véritable offert par celle qui avait toujours soutenu sa mémoire. Je rêvais d’un véritable père. Un père qui pourrait être toujours là, pas comme ceux de mes proches que je connaissais, et qui n’étaient présents qu’en de rares moments.

 

Non, moi, je voulais un père qui s'intéresserais à autre chose qu’aux graphiques de mes ventes, au montant de mon chiffre d’affaires mensuel et toutes ces choses qui m’avait construit, mais qui n’était que futilité par rapport à ce que je voulais vraiment, et dont j’avais été privé toutes ces années. Un père qui jouerait aux jeux vidéo avec moi, me prodiguerait des conseils pour préparer le meilleur thé, m’expliquerait les subtilités du bricolage, bien différents de l’élaboration de données sur un ordinateur. Un père, enfin, qui m’apprendrait l’art des origamis, le jardinage, les joies de regarder à la télévision qui l’emporterait cette année au Japan Series de Base-Ball. Je voulais tout ça. Je voulais quelqu’un qui ne serait pas pris par son travail, toujours disponible quand j’en aurais besoin, et pas seulement quelques heures par jour. J’y ai beaucoup réfléchi. J’ai même pensé engager un acteur pour faire illusion, mais j’ai vite renoncé, car ça n’aurait été qu’un artifice qui ne m’aurait pas satisfait, aussi bon que soit l’interprète choisi dans des firmes spécialisés dans ce type de « contrat ».

 

Et puis, j’ai eu une idée de génie. Une compétition. J’allais mettre en pratique les transformations effectués au sein de cette maison, qui était une source de bonheur permanent de ma mère quand elle était toujours auprès de moi, pour choisir celui qui serait mon père. Tout l’innovation domotique d’origine de cette maison, je la modifierais pour permettre à mon idée d’être un outil parfait pour que j’ai, moi aussi, un père qui m’aimerait. Un père avec qui je pourrais montrer fièrement les photos prises avec lui lors d’une sortie au parc ou d’autres activités. Car j’étais conscient que ceux que je choisirais de participer à la compétition que j’avais en tête ne comprendrait pas tout de suite la chance qu’ils auraient de devenir mon père. Je devais les en persuader. Ils ne devaient pas avoir le choix que de participer. Cette maison serait un terrain d’expérimentation dont ils ne pourraient pas sortir avant la fin de ce concours de ma composition. Une prison ? Non, rien de tel. Oui, je sais que tel que je l’ai énoncé, ça peut y faire penser. Mais dans mon esprit, c’est juste une précaution pour que les concurrents choisis ne soient pas tentés de quitter l’aventure, et dénaturer les résultats obtenus avant leur départ.

 

J’ai passé de longs mois à mettre au point le programme informatique qui régirait tout ce que j’avais en tête. Fermeture des portes ne s’ouvrant qu’à ma voix, opacité des fenêtres, de manière à ce que personne ne dérange la compétition en place, ainsi que tout ce qui serait propre aux tests à faire exécuter par les participants. Des tests basés sur un système de points attribués au mérite et à mon appréciation sur la réussite des épreuves imposées. Le nombre de pères potentiels était important. Il fallait qu’il y ait une véritable compétition. En observant plusieurs jeux télés, je me suis fixé sur 6 joueurs à engager. La sélection porterait sur des statuts et personnalités basés sur des critères bien précis. Une fois la partie technique au point, à savoir toute la partie domotique améliorée régissant le fonctionnement de la maison, et les épreuves futures, je me suis mis à la recherche de candidats. Veuf n’ayant plus de contact avec ses enfants, homme séparé ayant perdu le droit de garde d’un fils, sportif ayant dû assumer son statut de père involontaire jusqu’au départ de l’enfant de la maison à ses 18 ans, divorcé s’étant isolé après le décès de sa fille unique… Autant d’éventuels candidats que j’avais choisi grâce à mes connaissances informatiques, et mes talents d’hacker, sur les sites régissant les informations sociales des habitants de Kobe, sur l’île de Kyûshû où je vivais, et même dans d’autres villes plus éloignées.

 

Pour les attirer ici, je me servais de leurs besoins d’argent, de leurs passions, ou de leur intérêt de rencontrer une célébrité telle que moi. Bien sûr, ça n’a pas marché à tout les coups, et j’ai essuyé de nombreux refus. Certains parce qu’ils préféraient se couper de tout, et ne désiraient pas se rendre dans la maison d’un inconnu, quelle que soit la somme versée pour ça, d’autres pour des raisons d’absence de véhicule les empêchant de se déplacer, et certains pour des raisons diverses, qu’il serait fastidieux d’énumérer. A chaque candidat se rendant chez moi, je m’arrangeais pour le faire passer dans une pièce dédiée, prétextant de me rendre un service en allant y chercher un objet, ou un document quelconque, pendant que j’étais affairé à préparer un apéritif ou un cocktail maison. Une fois qu’ils entraient dans la pièce, la porte se fermait, et ils étaient endormis par le biais d’un gaz anesthésiant, sortant des gaines de ventilation, et actionné par la tablette de commande que j’avais près de moi.

 

Une fois endormi, le candidat était placé dans un lieu de vie aménagé dans la cave, avec tout le confort offert. Je lui expliquais, par le biais de haut-parleurs disséminés dans la pièce, ce que j’attendais de lui, en indiquant que je savais qu’il n’avait pas de famille proche qui s’inquièterait de son absence. Cela faisait aussi partie de mes critères de sélection, pour que la compétition ne soit pas perturbée par une enquête de police gênante, ayant remonté jusqu’à moi. Dans les demandes de venir chez moi, je spécifiais de ne parler de leur départ à quiconque de leur entourage, même les plus sûrs à leurs yeux. Au bout de 2 mois, je pus réunir ainsi, Kenzo, 43 ans ; Akio, 34 ans ; Hisashi, 25 ans ; Mitsuo, 47 ans ; Tatsuo, 39 ans ; et Yoshiaki, 29 ans. Des âges différents, des métiers différents, des vies différentes, correspondant aux critères que j’avais établis. 6 candidats qui allaient s’affronter dans des épreuves, des tests préconçus, pour déterminer lequel d’entre eux deviendrait mon père, avec tous les avantages que cette place occasionnerait pour l’heureux lauréat.

 

Une fois le 6ème arrivé, je donnais l’accès au reste de la maison au groupe, afin que les tests commencent. Et par les haut-parleurs présents dans chaque pièce, je leur indiquais chaque jour les tests à effectuer, et le système de points qui serait attribué au mérite, à raison de 2 épreuves par jour. Pour certaines de ces dernières, je me devais d’être présent, car cela nécessitait que je participe, et puisse juger de plus près la qualité de la réussite. C’était notamment le cas pour les activités extérieures, comme les jeux, dont certains avec un animal domestique préalablement emprunté à des amis, bien sûr sans dire à ces derniers la raison de mon emprunt. Cela comprenait aussi le jardinage, la construction de cabanes, ou encore la cueillette de fruits. Le jardin était entouré de palissades électrifiée, que j’étais le seul à pouvoir désactiver, grâce à une petite télécommande. De façon à les dissuader de s’enfuir. Qui plus est, un dôme électronique surplombait le tout, laissant passer la lumière du soleil, mais filtrant les sons. Au cas où l’un des candidats veuillent pousser des vocalises pour avertir l’extérieur de leur situation.

 

Pour plus de sûreté, et également dans la perspective qu’un des futurs pères ne se comporterait pas bien, voire refuserait d’effectuer une épreuve, chacun des potentiels pères était muni sur la poitrine d’un petit dispositif de ma création, pouvant envoyer une décharge électrique pouvant aller jusqu’à plusieurs milliers de volts directement dans le cœur, et pouvant donc provoquer l’arrêt de ce dernier. Le moindre geste suspect ou entravant le bon déroulement des épreuves de la compétition était ponctué d’une petite décharge. Sans gravité, mais suffisamment douloureuse pour inciter les participants à respecter les épreuves et la bonne ambiance selon ma volonté. Les points étaient attribués selon une échelle descendante. 16 points pour une épreuve parfaitement réussie haut la main, et même plus ; 12 points pour un très bon résultat ; 8 points pour quelque chose de correct, mais sans plus ; 4 points pour une finalité médiocre ; et 0 pour tout ce qui était complètement raté. Je n’indiquais pas les points attribués à chacun après chaque test, de manière à ne pas influer une quelconque tentative de solidarité, et que chacun s’arrange de louper exprès une épreuve, pour que les autres, tour à tour, obtienne les points nécessaires pour se mettre au même niveau que les autres. Ce qui gâcherait tout l’intérêt de la compétition.

 

Pendant 8 mois, les 6 hommes n’eurent d’autre choix que de suivre les règles et réaliser les épreuves soumises, selon leurs aptitudes. Pliage d’animaux en papier, explication d’un sujet que je ne maîtrisais pas, recettes de cuisine, réparations diverses, que ce soit des objets, ou des meubles, jeux de société, blagues, … Tout les thèmes propres à évaluer les capacités de complicité et d’apprentissage d’un père à son fils y passaient. Certaines épreuves pouvaient revenir à plusieurs reprises, mais à chaque fois, avec des petites subtilités de difficulté. Pour les épreuves où ma présence n’était pas indispensable, je surveillais avec attention l’avancée des tests des différents candidats, grâce à des petites caméras disposées sur un bandeau, fixé sur leur tête, et dont je recevais les images sur les écrans d’un pupitre de commande, situé dans une pièce à laquelle j’étais le seul à avoir accès, et s’ouvrant par un scan de ma rétine oculaire.

 

Pour forcer chacun à se démener, je leur avais indiqué dès le départ la finalité de ces tests : devenir mon père officiel. Celui que je n’avais jamais connu, et que je ne connaîtrais jamais, ma mère m’ayant toujours caché le nom de la société pour laquelle il travaillait, ou le nom de son épouse. J’aurais pu rechercher son identité, cela m’aurait été aisé, avec les moyens dont je disposais. Mais pour moi, du fait qu’il avait abandonné maman, même par manipulation, cela en faisait un étranger à mes yeux, et surtout il ne méritait pas d’être mon père. Donc, je n’ai jamais cherché à en savoir plus sur lui. Mais le petit truc en plus qui devait les motiver à se démener pour devenir mon père, c’était le fait qu’il n’y aurait qu’un vainqueur. Celui qui aurait obtenu le plus de point le jour du Chichi Ho Ni, le jour des Pères. Les autres seraient éliminés de l’échiquier, sans en dire plus sur ce qui leur arriverait ce jour-là. Une manière de distiller la peur, et les forcer à donner le meilleur d’eux-mêmes pour chaque épreuve. Le résultat fut saisissant, car il y avait une petite entorse que j’autorisais, malgré des règles définies.

 

Tout acte délibéré et dangereux était synonyme d’un zéro à l’épreuve immédiat. En revanche, ils pouvaient tricher discrètement, sans que cela soit flagrant. Même si je finissais par le voir, leur capacité à éviter de se faire voir des autres quand ils rajoutaient du piment dans une tasse de thé, écornaient ou tachaient une feuille de papier pour une séance d’origamis, trouaient un ballon pour un jeu extérieur, ou tout autre acte pouvant faire perdre des points aux autres adversaires, permettait de le faire changer de catégorie. Un concurrent qui avait triché très subtilement, alors qu’il n’avait pas eu une réussite flagrante, pouvait le faire monter au plus haut niveau, du fait de l’intelligence de ne pas s’être fait remarquer des autres. Cela donnait lieu à de véritables morceaux d’ingéniosité pour faire « tomber » les autres, à son avantage, et ne pas être éliminé du jeu, tout en obtenant le maximum de points. Le fait qu’ils ne sachent pas qui était en tête permettait de décupler leur machiavélisme, leur sournoiserie, leur capacité à cacher les apparences.

 

Je pouvais ainsi déterminer leur intelligence, et leur intérêt de protéger un fils par rapport aux autres. Pour moi, le père idéal se devait d’avoir cette fourberie en eux montrant leur dévouement de protection. Et si vous vous demandez « n’est-ce pas dangereux de faire développer cette faculté de tromperie qui pourrait se retourner contre moi ? », je vous répondrais que non. Car justement, vu que je connaîtrais déjà tout les moyens dont il est capable pour tromper et mentir, il ne sera pas en mesure de me tromper, moi. Et je saurais immédiatement, une fois le vainqueur désigné, et qu’il aura débuté sa vie auprès de moi en tant que père, si ce dernier me ment, car plus rien de lui ne me sera étranger, l’ayant étudié pendant des mois à travers les tests. Une sorte de double test caché, se rajoutant aux officiels, afin d’être en mesure d’anticiper toute mauvaise action de mon futur père.

 

Et puis, le jour fatidique arrivait. Le Chichi Ho Ni. Le jour où j’allais désigner le lauréat de ces longs mois de tests quotidiens pour déterminer celui qui serait mon père. Pour rajouter au suspense, je commençais par indiquer qui avait le moins de point, à savoir Tatsuo, 7654 Points. Quand j’indiquais les résultats, j’étais en face des 6 candidats, et je voyais Tatsuo se mettre à genoux, me suppliant de ne pas l’éliminer, me jurant qu’il ne parlerait jamais de ce qu’il avait subi ici. C’était pathétique, et je comprenais mieux pourquoi il était celui qui avait le moins réussi. Aucune valeur, aucun amour-propre, aucune dignité. Je sortais de ma poche le commutateur portatif de déclenchement de l’arrêt cardiaque, et appuyais sans le moindre remords. Tatsuo se tenait la poitrine quelques secondes, son visage devenant blême, et faisant apparaître plus visible les nombreuses gouttes de sueur sur son visage. Puis il s’écroulait sur le sol, sans que les autres réagissent. Comme si rien ne s’était passé. Très bonne attitude.

 

Les suivants furent Hisashi et Akio. Respectivement 7943 Points, et 8256 Points. Si Hisashi eut une réaction analogue à Tatsuo, à la différence qu’il ne se mit pas à genoux, Akio fut légèrement plus digne, restant debout, et se contentant de pleurer à chaudes larmes. Vint le tour de Mitsuo, qui fut plus digne encore, limitant ses gestes à l’abaissement de ses paupières, fermant les yeux, comme pour ne pas voir sa propre mort. Même sa chute sur le sol m’impressionna. Je regrettais presque que ses 8765 Points n’aient pas été suffisants pour se placer plus haut dans le classement. Restaient Kenzo et Yoshiaki. Les deux hommes ne montraient aucune peur dans leur regard, acceptant le sort qui leur serait réservé. Une attitude digne d’un samouraï des temps anciens, ne craignant pas la mort qui allait leur être annoncé par leur Shogun. Je regardais l’écran de ma tablette, histoire d’être sûr de ne pas me tromper entre les résultats des deux hommes, dont le total de points était très proche. C’était troublant. Un tel degré de perfection, je n’aurais jamais imaginé que cela soit aussi serré entre deux candidats. La preuve que pour ceux-là, j’avais fait un excellent choix.

 

Mais même si j’admirais le courage des deux, il ne pouvait y avoir qu’un seul vainqueur, et j’annonçais les deux derniers résultats de points : Yoshiaki, 9348 Points. Kenzo, 9354 Points. Yoshiaki ne dit rien à l’énoncé de la sentence, et ce qui me troubla encore plus, c’est qu’il me remercia pour cette expérience, qui avait fait de lui un meilleur homme, et qui l’avait transformé en un père qu’il aurait aimé avoir été auparavant. Yoshiaki, c’était celui qui avait perdu le droit de garde de sa fille. En entendant ses conversations avec les autres, qui, en dehors des épreuves, montraient des attitudes de véritables amis, solidaires dans leur malheur, j’avais cru comprendre qu’il regrettait de ne pas s’être assez battu au procès contre son ex-épouse. Il s’était laissé impressionner par l’armée d’avocats de cette dernière, appartenant à une famille aisée, travaillant dans le commerce de voitures. Avant de mourir, il me disait qu’il aurait aimé participer à cette compétition lors des longs mois ayant précédé le procès. Cela l’aurait aidé à se renforcer, à ne pas se murer dans le silence. Il était persuadé que cette motivation d’avoir l’espoir d’avoir sa fille à ses côtés en faisant partie de ce « concours », l’aurait fait dépasser ses limites, et qu’il l’aurait emporté. Mais il ne regrettait rien. Mourir lui rendrait une noblesse qui lui avait fait défaut, et fait faillir ce jour-là.

 

Bordel… Il a failli me faire pleurer. En l’écoutant, je me demandais si j’avais fait le bon choix avec ce système de points.  Peut-être aurais-je dû faire autrement. Peut-être aurais-je dû me contenter de leur faire passer les épreuves, et de parler en solo avec chacun d’entre eux. J’avais l’impression d’exécuter celui qui aurait été parfait. Puis, je me reprenais. Non, mon système était bon, je n’avais pas de doute. Sans doute à force de côtoyer ces hommes luttant pour être les meilleurs pères, j’avais fini par m’attacher à eux, inconsciemment. Je cachais mon émotion. Je ne pouvais pas montrer que j’avais de l’hésitation face à des hommes que j’avais torturé mentalement, ça n’était pas digne d’un fils face à son futur père.

 

Alors, j’ai seulement remercié Yoshiaki à mon tour pour sa participation, et j’ai appuyé sur le commutateur. Yoshiaki a à peine fait une grimace tout en tombant. Digne jusqu’à la fin. Puis je me tournais vers Kenzo, qui n’avait pas bronché une seule seconde durant toutes les mises à mort des perdants. Impressionnant. Même si Yoshiaki s’était montré incroyable, y compris dans les épreuves où il rivalisait avec Kenzo de manière bluffante, à tel point que je me demandais s’il ne devinait pas leur place dans le classement, Kenzo montrait une attitude imperturbable offrant encore plus d’admiration. Je m’approchais de lui, et décrochait le mécanisme accroché à sa poitrine, grâce au dévérouilleur attitré que je sortais de mon autre poche. Un tintement montrant que les griffes enfoncées dans la peau s’étaient rétractées me donnèrent le signal pour enlever l’appareillage. Et durant tout ce temps, Kenzo n’a pas montré la moindre douleur, n’a pas versé de gouttes de sueur, ou un signe d’inquiétude sur le visage. Je n’avais plus de doute désormais : Kenzo serait le père que je recherchais…

 

Les semaines ont passé, et Kenzo va au-delà de mes espérances, étant d’une gentillesse extrême avec moi. Je peux discuter des heures sur des sujets de toute sortes, il vient me voir à mon travail, nous déjeunons ensemble tous les deux jours. C’est une crème, un père idéal à tous les niveaux. Durant tout le processus qu’a duré la compétition, il m’arrivait d’observer souvent, installé dans le fauteuil de mon bureau, comment se déroulait la vie quotidienne dans la maison des 6 candidats au poste de père. Ça me permettait d’assurer mon travail sans interroger, tout en me réservant un moment où je demandais à ne pas être dérangé, prétextant d’une réunion en visio avec des clients importants, pour lancer une épreuve, et assister à son déroulement via, ma tablette. Les week-ends, ne travaillant pas, je procédais aux test impliquant ma présence. Ainsi, personne n’a jamais pu se douter de ce qui se passait chez moi, de l’ambiance particulière qui s’y déroulait, dans le but de « construire » un père à mon intention.

 

Et à bien y réfléchir, Kenzo était celui qui avait la fonction de rassurer ceux qui avaient des doutes sur l’espoir de s’en sortir, étant donné qu’ils savaient ce qu’il leur arriverait s’ils n’obtenaient pas le nombre de points pour être désigné père. Il avait toujours le sourire, donnait des tapes amicales, préparait à manger pour les autres en dehors des épreuves. Il avait une faculté à faire évacuer toute forme de stress à ses compagnons d’infortune. Et surtout, il était le seul à ne jamais essayer de tricher. Mais à vrai dire, il excellait tellement en tout, que ça lui était inutile. C’était plutôt Akio et Tatsuo qui étaient récurrents de coups bas discrets. Mais ils n’ont jamais fait quoi que ce soit qui puisse désavantager Kenzo. Une forme de reconnaissance sans doute envers celui qui les aidait à supporter la compétition et le fait d’être enfermé dans une prison régie par domotique. Peut-être était-ce l’objectif premier de Kenzo dès lors qu’il a appris, en même temps que les autres, les objectifs, les buts de leur séquestration. Peut-être s’est-il dit que le meilleur moyen de s’en sortir, était de s’entendre parfaitement avec ses compagnons, pour éviter tout coup fourré ?

 

Si c’est le cas, s’il a tout calculé depuis le début, il force encore plus l’admiration de ma part. Kenzo, c’est celui qui était veuf, ayant perdu le contact avec ses enfants. Ces derniers, en entendant l’annonce, très médiatisée, que Kenzo m’avait officiellement adopté, et était donc désormais mon père, on tenté de renouer avec lui. Il les a royalement envoyés se faire foutre, et dès le lendemain, sans doute en colère que ses enfants osent se montrer en apprenant sa filiation avec moi, alors qu’ils l’ont ignoré pendant des années, il s’est affairé pour les déchoir de tous leurs droits le concernant. Enfin, pas complètement, la loi lui interdisant de déshériter ses enfants. Mais pour avoir vu le nouveau testament qu’il a rédigé, je pense qu’ils auront à peine de quoi s’acheter un bento. Pour ma part, j’espère qu’il a encore de longues années devant lui, car je pense que je ne pourrais jamais trouver un meilleur père que lui. Malgré tout, il a pris les devants avec ce nouveau testament, pour qu’il me reste une part de lui après sa mort. Et pas seulement ça.

 

L’expérience de la compétition du meilleur père lui a donné l’idée de voir avec moi pour d’autres épreuves, d’autres endroits plus adéquats à ce genre de challenge, pour des tests plus approfondis. Ainsi, lui et moi on a développé un véritable planning très détaillé. L’idée étant que, après sa mort, je puisse à nouveau choisir mon prochain père, celui qui lui succédera. Cela donne lieu à de grands moments entre lui et moi pour élaborer tout ce qui constituera une éventuelle prochaine session de recherche du père parfait. Mais sincèrement, j’espère que ça n’arrivera jamais, ou, en tout cas, le plus tard possible. Car, même si je ne doute pas qu’il puisse y avoir de futurs potentiels ayant les qualités requises pour prendre sa suite un jour, à mes yeux, Kenzo restera la meilleure représentation du Père Idéal…

 

Publié par Fabs

7 juin 2023

IDOLE ETERNELLE

 


Elle aurait dû être le summum de la création, la concrétisation des rêves les plus fous des chercheurs de la planète, une merveille personnifiant l’idéal rêvé de tous les adorateurs de J-Pop, pouvant reléguer au second plan toutes ses concurrentes à chacune de ses apparitions. C’était vraiment mon objectif, le but que je m’étais fixé en la créant. Je voulais faire d’elle la représentation ultime d’une idole capable de galvaniser les foules, créant un véritable phénomène de société, un engouement qui serait tel sur les réseaux, que tout le monde sur la planète ne pourrait pas faire autrement que de parler d’elle. Elle aurait dû être un modèle, un exemple pour toutes les jeunes filles du japon, et même ailleurs. Pouvant inculquer les valeurs les plus pures à ses fans, masculins comme féminins, leur montrer l’importance de celles-ci, la manière de les pratiquer au quotidien. Elle aurait dû changer la face du monde. Pas seulement parce qu’elle était la preuve que l’on pouvait créer le beau à partir de la technologie. Elle devait être l’archétype même que, bien utilisée, cette dernière était en mesure de modifier les préjugés que beaucoup avaient sur la place à lui accorder dans notre société, par rapport à l’émotion humaine.

 

Je pensais vraiment être parvenu à un tel résultat. Avoir créé quelque chose pouvant être à même de ne pas se limiter à un physique aguicheur, faisant briller les yeux de ses admirateurs et admiratrices, par sa seule présence. Mais aussi une intelligence remplie d’émotions, au même titre qu’un être humain, et représentée par un corps qui ne se contenterais pas de bouger en imitant les gestes humains. Elle pourrait réfléchir, faire des choix par elle-même, adapter des chorégraphies, penser de telle manière qu’elle saurait quelle parole placer dans une chanson, quelle mélodie serait la plus adaptée à un moment précis d’un titre, savoir quel mouvement faire pour suivre le tempo d’un morceau à la seconde près. Je ne cherchais pas la gloire en la mettant au point : seul m’importait de démontrer que les rêves les plus fous étaient possibles, et que la technologie pouvait offrir le plus beau cadeau à la musique, et ce, dans ce qu’il y avait de plus magnifique en tout point. Et au lieu de ça, je n’ai fait que donner naissance à un monstre.

 

En voulant faire d’elle une copie parfaite de l’homme, avec des sentiments réels, des facultés de création musicale, pas issus d’un programme informatique servant de base à son essence ; en voulant qu’elle soit l’amalgame de tout ce qui représente la vision de l’idole idéale, je n’ai fait que faire un être humain de plus, avec ses défauts, ses travers et la noirceur qui caractérise notre espèce. Une personne certes, mais une personne vile, faisant passer son propre intérêt avant ceux de ses fans, ne les voyant que comme des « clients » du merchandising qu’elle aurait elle-même créée. Elle était à la fois chanteuse, compositrice, chorégraphe, productrice de ses shows, conceptrice des designs de ses tenue de scène, des pochettes de ses albums. Elle n’avait besoin de personne d’autre qu’elle-même, se passant d’intermédiaire. Sa nature cybernétique lui permettait de procéder à toutes ces opérations de manière bien plus efficace qu’un intermédiaire humain, qui serait incapable de suivre le rythme de ses actions. Ses facultés lui permettaient de penser à tout. Y compris les détails les plus insignifiants qui auraient échappé à des intervenants classiques du spectacle, quel que soit son poste.

 

Et c’est justement ça qui a été à la base du problème qui surviendrait par la suite. L’assurance qu’elle a acquise au fil des mois, en découvrant que les êtres humains ne lui servaient à rien, car incapables de faire aussi vite, et avec le même perfectionnisme qu’elle, ont fait que sa gentillesse apparente lors des shows télévisés où elle était invitées, les clips qu’elle tournait, où le réalisateur devenait un simple laquais devant suivre ses directives de tournage, tout ça a disparu pour faire place à un cynisme terrifiant envers ceux et celles chargés de faire d’elle LA star de la décennie. Pas seulement de la scène japonaise. Mais aussi à travers les autres continents. Son ambition était démesurée : elle voulait que le monde la voie comme la seule et unique idole musicale digne d’intérêt. Elle dénigrait les genres musicaux qui n’appartenaient pas à son registre, montrait son dégoût des choix vestimentaires de ses concurrentes officielles, n’hésitant pas à afficher son mépris de ces dernières au travers d’interviews, ou dans les médias. Que ce soient les journaux, les radios, ou les réseaux sociaux.

 

Elle était consciente de sa prestance, de son charisme, de sa beauté, dont elle usait sans concession pour obtenir toujours plus de fans. Multipliant sans ressentir la fatigue les concerts, les publicités, les jeux et émissions TV où elle était conviée, les tournages de films ou d’épisodes de séries, les shootings photos pour des magazines. Rien n’était assez pour elle pour parfaire son image, et je ne reconnaissais plus la petite jeune fille timide et maladroite, touchante par ses mots remplis d’incertitude lors d’entrevues avec des sommités du monde de la musique. Il n’y avait plus rien en elle de cette petite chose fragile sortie de mon imagination au départ. J’avais contribué à l’élever vers les cimes de la célébrité, en lui apprenant tout ce qu’elle devait savoir des aléas du métier, les outils à connaitre pour s’améliorer, les règles du showbizz pour obtenir l’aura nécessaire à la consécration. Et si j’étais fier de son évolution, fier de sa réussite ascendante, qui faisait d’elle la nouvelle égérie inter-générations, je me détestais de lui avoir trop appris. Car, en faisant ça, j’ai détruit la mignonne petite idole adorée par le Japon, et même au-delà.

 

Mais je ne me suis pas présenté : je m’appelle Katashi Noburama. Je suis spécialisé dans la création d’intelligence artificielle. Et Kiwari, l’idole japonaise la plus connue au monde, est ma création… Comme beaucoup de personnes de ma génération, je suis un fana de J-Pop. Ça fait partie de mon quotidien depuis mon enfance. J’ai été bercé par Kalafina, Ayumi Hamasaki, Eir Aoi, LiSA, Daisy X Daisy, Gackt, Asian Kung-Fu Generation et tellement d’autres. J’avais moins de passion pour les groupes-harem, c’est comme ça que je les appelais, tel que AKB48, Nogisaka 46, ou Morning Musume. Des groupes de producteurs composés d’une quarantaine de filles, où le nombre de membres fait partie de la désignation du groupe. Des membres interchangeables, et remplacées dès que les filles atteignent l’âge de 20 ans, dans un pur esprit marketing. Qui plus est, c’est le public qui choisit les nouveaux membres, accentuant ce côté dénué d’émotion, factice et artificiel.

 

Mais bizarrement, ce sont ces groupes qui suscite le plus d’engouement de la part d’une majorité de fans de J-Pop. Je ne comprenais pas cette passion pour ces idoles qui montraient des sourires forcés, et dont certains membres avaient plus le rôle de potiches.  Car c’est tout juste si on les voyaient dans les clips, du fait du nombre. La plupart du temps, ce ne sont que les plus emblématiques, pour ne pas dire les plus mignonnes, qui avaient les honneurs des écrans de TV, reléguant les autres à un statut de poupées tout juste bonnes à servir pour les numéros de danse, et dont la voix se perdait dans la masse de l’ensemble. Je pense que c’est ce côté superficiel et factice, justement, qui m’a incité à créer Kiwari. Au fil des années, mis à part quelques exceptions, ce côté presque artificiel agaçant s’est de plus en plus ressenti chez la nouvelle génération de la J-Pop.

 

Car c’est ce que recherchait les producteurs de ces idoles : allier des voix caractéristiques, souvent formatées aux standards de la catégorie, à des physiques propres à satisfaire les fantasmes des Japonais, et servant de modèle pour les Japonaises. Pour les hommes, n’était retenu principalement que les formes des jeunes chanteuses, et la beauté, dont la carrière, d’un point de vue général, se limite à quelques années, avant de « passer de mode », car trop âgées. Même s’il y a, là encore, des exceptions. Pour les jeunes filles, c’était plus porté sur le look : les tenues, les maquillages, les coiffures… Autant de critères créant une uniformisation de mode. Nombre de fans féminines arborant les mêmes tendances de look que leurs idoles préférées, afin de leur ressembler le plus possible. Une identification dont profite allègrement le merchandising japonais, à coup de vêtements ou d’accessoires identiques à ceux des idoles, disponibles sur le marché, et vendus à prix d’or sur les sites marchands officiels des groupes.

 

Les mêmes critères étaient appliqués aux stars solos. Mais rares étaient celles qui dépassaient le stade des 4 ou 5 ans de carrière pour ces dernières, à l’inverse des groupes dont les membres étaient changés régulièrement, assurant une continuité sur de longues années. Les grandes stars d’hier doivent laisser la place régulièrement aux jeunes générations, car c’est ainsi que fonctionne le succès des idoles au japon. Dès lors que les marques de l’âge se font sentir sur l’une d’entre elle, malgré les maquillages parfois à outrance pour masquer ce fait, elles deviennent « has-been », et leur popularité décroit très rapidement. Pour éviter ça, les opérations marketing sont très présentes sur les réseaux : promotion des nouveaux singles, concerts ou albums de remixes, palliant l’absence de nouveaux titres, et permettre la pérennité de ces stars anciennes. Les interviews, émissions, films, présence dans les magazines people, et plus encore les openings d’animes populaires sont des passages obligés pour montrer qu’elles sont toujours là.

 

Si Ayumi Hamasaki et LiSa, pour ne citer qu’elles, sont toujours « dans le coup », c’est essentiellement grâce à ces méthodes. Ayumi joue beaucoup sur les albums de Remixes et les singles spéciaux, pour promouvoir des campagnes de mode, des associations caritatives ou des entreprises populaires. LiSA mise énormément sur les openings et endings d’animes, et la présence dans les show TV.  Comme vous le voyez, l’âge des idoles est le principal problème en termes de popularité continuelle. Je rêvais d’une chanteuse capable de traverser les époques, sans subir les affres du temps. Une idole éternelle, dont la beauté et le dynamisme ne s’altérerait pas, et qui ainsi pourrait occuper les plus hautes places des charts sans passer de mode. Ceci en s’adaptant aux tendances musicales et vestimentaires, tout en gardant sa touche personnelle. Le physique était important, mais je ne vous apprends rien : il suffit de voir le nombre de followers sur les réseaux d’influenceuses et de stars diverses, que ce soit le cinéma, la TV ou la musique, pour s’en convaincre.

 

Je voulais associer mon talent de figure montante dans la création d’IA à la musique. Mon idée était de modeler, et le terme n’était pas innocent, avec les outils de la technologie moderne, une idole dans ce sens. Une vraie idole éternelle, pas comme les essais qui ont été pratiqués de chanteuses virtuelles, n’existant pas physiquement, et présentes uniquement sur des clips bourrés d’effets spéciaux, ou à base d’hologrammes lors de concerts. Quand ça ne se limite pas tout simplement à une voix sur des albums, dont la seule représentation est celle sur les pochettes. Certains ont poussé le concept plus loin en créant des interviews entre un présentateur et une star robotique, avec une texture de la peau bluffant de réalisme. Mais aux gestuels trahissant sa nature artificielle, saccadés, avec un phrasé et une voix vraiment pas naturelle. Quand aux déplacements, c’était pire, à cause de la lourdeur du squelette métallique sans doute, obligeant à des mouvements lents.

 

Il fallait quelque chose de plus simple : un exosquelette léger, capable de montrer malgré tout avoir la possibilité d’adhérer au sol sans risque de chutes gênantes, pouvant orchestrer des chorégraphies complexes pour les concerts, et dirigé par un cerveau cybernétique pouvant apprendre de ses erreurs, voire même anticiper celles-ci, en observant les gestes des personnes l’entourant, les adoptant, emmagasinant ces données instantanément, sans montre de signes d’arrêt, car prenant le temps de classer toutes ces informations. Lors d’une interview par exemple, ou d’un autre type d’émission publique où elle serait conviée. Le cœur de ce projet, c’était l’IA capable de diriger le corps synthétique, ses mouvements, les adapter à la situation dès que cela l’exigeait, grâce à la base de données en son sein. Un cerveau simplifié, composé de différents compartiments, chacun dédié à une spécificité bien définie : chorégraphie, mouvements de déplacements, culture, phrasé, capacité d’apprentissage accéléré… Le tout étant relié à un module central qui se chargerait de tout combiner et analyser dans un temps de l’ordre de la nanoseconde…

 

De par mon poste au sein de l’université où j’étudiais, en tant qu’assistant du département robotique, j’aurais le matériel à disposition pour confectionner cette idole d’un nouveau genre. Je parlais de mon projet à ma professeure, et elle fut très vite enthousiasmée par mon idée. Ayant de nombreux contacts dans le monde de la musique, et étant au moins aussi passionnée que moi par la J-Pop et ses idoles, elle m’aida énormément dans la confection de l’imprimante 3-D qui servirait à créer le corps de notre futur « bébé ». Elle connaissait également de nombreux mécènes prêts à injecter des millions de Yens dans un tel projet qui pourrait révolutionner le concept même d’idole. Elle les contacta, et tout comme elle l’avait fait quand je lui ai parlé de mon projet, ils se montrèrent très intéressés de ce dernier. Sans hésiter, ils lui firent, chacun leur tour, les virements nécessaires pour financer la création de Kiwari, le nom que je désirais donner à la future idole. C’était le nom qui était destiné à l’origine au futur enfant que je n’aurais jamais.

 

Très jeune, j’ai compris que je n’étais pas attiré par les femmes. Mais j’ai développé un instinct paternel très prononcé dans le même temps. Sans doute à cause du fait que je m’occupais de mes deux petits frères régulièrement, ma mère étant souvent submergée par ses deux travails permettant de faire vivre notre petite famille. Quand j’ai obtenu une bourse pour étudier dans une école prestigieuse, j’ai vu le regard fier de ma mère à cette nouvelle. A ce moment, mes deux frères avaient grandi, et pouvaient s’occuper d’eux sans mon aide. J’ai donc pu quitter la maison serein, et ma passion pour l’informatique et la robotique s’est presque immédiatement insérée en moi. En particulier tout ce qui touchait à l’intelligence artificielle, qui est devenue ma spécialité, et qui m’a amené à rencontrer ma professeure et mentor. Elle voyait en moi une future grande figure de l’IA, par ma capacité innée à créer des programmes complexes et élaborés impressionnant par leur perfectionnisme.

 

Mon habitude d’étudier toutes formes d’IA différentes m’a permis de perfectionner mon savoir, aidé en cela d’autres élèves dont mon mentor ne tarissait pas d’éloges, et qui ont contribués à m’améliorer sans cesse chaque jour, jusqu’à ce que mon professeur me demande de devenir son assistant privilégié. Pour en revenir à la confection de Kiwari, cela m’a pris des mois pour mettre au point l’IA qui ferait fonctionner son futur corps. Des mois d’essais, d’échecs, de déception sur des étapes. S’il je n’avais pas eu le soutien de ma professeure, je pense que j’aurais lâché l’affaire avant même de voir mon projet devenir une réalité. Elle a été essentielle pour me persuader d’insister, contribuant à la conception de certaines phases. Elle m’avait proposé de recevoir l’aide de certains de ses grands amis, qui étaient dans la même spécialité, et qui seraient ravis de participer à une telle avancée technologique et culturelle. Mais je tenais à ce que ça reste MON projet. Mon caractère fier faisait qu’en dehors de mon mentor, je ne pouvais accepter que quelqu’un d’autre qu’elle puisse se joindre à la conception de mon œuvre.

 

Et encore, conscient de ma personnalité perfectionniste n’acceptant aucun compromis, elle se limitait à offrir son aide pour de petits détails, et uniquement si je lui demandais. Jamais elle n’a cherchée à s’accaparer quoi que ce soit concernant ce projet dingue. Finalement, après 14 mois de longs et durs labeurs, j’ai enfin réussi à créer l’IA parfaite pour Kiwari. Entretemps, son corps, lui, avait déjà été mis au point. Et en voyant le visage rouge et gêné à chaque regard porté sur ce dernier, je savais que le côté physique était idéal. J’ai dû demander à des élèves du département textile de créer des vêtements pour Kiwari, afin d’éviter que mon mentor, Mme Iwano, ne soit pas obligée de détourner les yeux à chaque entrée dans notre « centre de création », du fait de ses préférences sexuelles. Tenue, là encore, élaborée selon des croquis dessinés par mes soins, et conforme à l’idée que j’avais du style vestimentaire futur de Kiwari.

 

Rien que la conception de ce corps avait été le fruit de mûres réflexions, soumis à diverses étapes pour étudier ce qui serait le plus adapté aux futurs mouvement de mon idole. Elle devait pouvoir bouger de manière suffisamment précise pour effectuer des danses sur scène très complexes, et avec une fluidité dans les mouvements et les gestes extrêmement minutieuse. Chaque partie du corps devait être parfaitement coordonnée aux autres, que ce soient les bras, les jambes, la tête, le visage, les yeux, les paupières, la bouche… Comme un véritable être humain. J’ai opté, suivant les recommandations de Mme Iwano, pour un exosquelette à base d’un mélange de résine et de fibre de tungstène, alliant la légèreté et la solidité qui serait la combinaison adéquate en vue de l’utilisation de Kiwari. On a d’abord créé une première couche de cet exosquelette, par le biais de l’imprimante 3-D à notre disposition, avec le mélange conçu en amont par un autre département de l’université, spécialement adapté pour être utilisé par l’imprimante.

 

Les membres, la tête et le tronc comprenaient un espace vide. Un ensemble de tubulures constituant la forme primaire de l’exosquelette avait été placé au préalables sur l’espace destiné à recevoir la couche résine/Tungstène. A l’intérieur de ces espaces furent inséminés des nanorobots, pour l’instant « endormis », prévus pour répondre aux ordres émis par le bloc de compartiments de l’IA qui seraient implantés dans la boite crânienne de Kiwari. Sur la première couche de l’exosquelette, nous avons installés le réseau filaire qui ferait « bouger » chaque partie de Kiwari. Celles-ci seraient ensuite supervisées par l’action des nanorobots, de manière à assurer la fluidité recherchée. Une opération longue, qui nous a demandé des semaines d’installation. Une fois cette étape franchie, nous avons procédé à l’impression de la deuxième couche de l’exosquelette, garnissant le réseau filaire, protégeant celui-ci des chocs pouvant altérer le fonctionnement des entités motrices des membres.

 

Puis nous avons installé l’enveloppe de peau humaine, suivant une texture élaborée par un autre département de l’université, sur les consignes de Mme Iwano. Etant moins habitué à travailler sur ce type de support, je lui ai laissée la primeur de s’en occuper. La qualité de cette peau synthétique était impressionnante. Extrêmement réaliste, en tout point conforme à une véritable peau humaine. Puis vint le moment le plus délicat : l’installation du bloc de compartiments destiné à recevoir les éléments de l’IA que j’avais développée. Là encore, ce fut un travail lent et fastidieux pour placer les blocs mis au point sur la base de mes schémas, s’étalant sur plusieurs jours. C’est après ça que j’ai « habillée » Kiwari, pour ne pas trop perturber Mme Iwano, troublée par l’aspect ultra réaliste de mon idole. Elle avait beau être une scientifique, et une épouse fidèle, voir le corps nu de Kiwari n’était pas sans lui faire ressentir une certaine attirance. Même si cela m’amusait parfois, et sujet à de petites piques à son encontre sur ce sujet, elle me remerciait quand elle fut dans une tenue plus « décente » pour la suite, qui consistait à télécharger tout le contenu de l’IA dans les différents compartiments cybernétiques reliés au réseau filaire de l’exosquelette.

 

A partir de là, il suffisait d’activer les nanorobots, et de mettre en fonction leur connexion au module central, chargé de faire fonctionner l’ensemble des fonctions motrices du corps, en s’appuyant sur les données téléchargées dans la tête de Kiwari. Il fallait du temps avant que les nanorobots soient connectés, qu’ils analysent les « ordres » du module central, et que ce dernier décrypte les milliers d’informations et codes de conduite et d’apprentissage des compartiments secondaires autour de lui. Un processus qui pouvait prendre plusieurs heures avant d’assister au « réveil » de Kiwari, celle-ci devant devenir « vivante » dès le lendemain matin, suivant les estimations que Mme Iwano et moi avions calculés. Ce soir-là, j’ai eu toutes les peines du monde à dormir, et je pense que ce fut la même chose pour ma professeure. Mais le lendemain matin, nous avions le sourire aux lèvres en découvrant qu’Iwari s’était réveillée, et était prête pour se soumettre à différentes étapes de tests, afin de vérifier que notre idole était à même de commencer sa carrière sur les scènes japonaises…

 

Elle était au-delà de toutes nos espérances, réussissant avec brio toute la batterie de tests que nous lui soumettions, tout en nous laissant sans voix de son naturel, de son charme qui perturba nombre de ses premiers admirateurs venant voir le petit « miracle » au sein de notre antre, à Mme Iwano et moi. Des admirateurs composés des mécènes ayant contribué à l’existence de Kiwari par leur apport financier, et les étudiants s’étant occupés de certaines « parties » de l’idole : vêtements, peau et le composant résine/Tungstène pour l’imprimante 3-D, qui avait donné naissance à l’exosquelette. Kiwari leur parlait, plaisantait avec eux, rougissait quand l’un d’eux lui faisait des compliments, ou qu’un autre lui tenait la main, juste pour vérifier qu’il ne rêvait pas. Elle nous montrait une chorégraphie qu’elle avait mise au point à partir de la base de données qui se trouvait dans sa tête. La capacité d’apprentissage se composait d’un total de 8 PetaOctets, soit l’équivalent de l’ensemble des données disponibles sur le Net. Beaucoup avaient du mal à croire que Kiwari n’était qu’un « jouet » cybernétique, tellement elle semblait vivante.

 

Une fois les tests effectués, nous lui avons fait découvrir l’environnement dans lequel elle allait évoluer. Studios de télévision, de cinéma, scènes de spectacle, … tout ce qui allait composer son univers devait lui être familier grâce à sa capacité de mémorisation des lieux, des règles, des tendances en vigueur de la scène musicale japonaise, sans oublier ses futures concurrentes. Elle enregistrait tout à une vitesse fulgurante, et il ne fallut pas longtemps avant que le label pour lequel elle avait signée officiellement, de manière à légitimiser son existence aux yeux du public, lui fasse enregistrer son premier single. Je dois préciser que, dans un souci de perfection, nous lui avons inventé une histoire, un passé, une famille, dans le but de satisfaire les fans les plus exigeants, voulant en savoir plus sur cette nouvelle idole sortie de nulle part. L’idée était de ne pas dévoiler immédiatement son appartenance robotique, de manière à voir les réactions des premiers fans, suivant le succès du 1er single à sortir.

 

Et les résultats furent plus qu’exceptionnels. Très rapidement, elle enchaina les tubes les uns après les autres, occupant régulièrement la première place des charts japonais. Et comme certains titres étaient interprétés en plusieurs langues, elle devenait également une star à l’étranger. Sa culture des langues était saluée de toutes parts, aussi bien par le public de plus en plus étendu, que par les professionnels du spectacle, et les spécialistes de l’étude des phénomènes sociaux liés au monde du showbiz. Elle décrochait même plusieurs prix pour ses prestations, chaque annonce de concert voyait l’intégralité des tickets se vendre en seulement quelques heures. Dès lors, il devenait de plus en plus compliqué, au vu du phénomène qu’était devenue Kiwari au niveau mondial, d’annoncer la vérité sur qui elle était. Mais je me devais d’explorer l’analyse des réactions sur tous les tableaux, et le moment de la révélation était arrivée, encore plus surprenant que je ne l’aurais imaginé…

 

Curieusement, les fans montrant leur déception ou leur dégoût en apprenant que Kiwari n’était pas une vraie personne, furent peu nombreux. Bien au contraire, ils étaient encore plus enthousiastes à cette annonce, de savoir que celle qui était leur idole préférée était encore plus parfaite qu’ils ne le croyaient, voyant en elle désormais non pas une simple chanteuse capable de vendre plus de disques que les grandes stars du circuit, mais une véritable déesse, un ange qui, à leurs yeux, avait autant de droit d’existence que n’importe quel être humain. Ça peut sembler dingue, mais après ça, les lettres que recevait Kiwari du monde entier étaient encore plus enflammées, le nombre des demandes en mariage affluaient, les ventes des produits dérivés la concernant s’envolaient à un niveau jamais atteint pour une idole dite « classique », c’est-à-dire humaine. C’est à partir de là que sa personnalité a changée petit à petit…

 

Comme elle était capable de réflexion, elle a très vite compris l’intérêt qu’elle avait d’optimiser le marketing en apparaissant de plus en plus régulièrement sur les plateaux de télévision, devenant l’une des personnalités les plus demandées pour faire l’honneur de sa présence dans des films ou des séries. Non pas en tant que 1ère actrice cybernétique, mais bel et bien en tant qu’humaine. Le gouvernement japonais, conscient du pouvoir représentatif que Kiwari pouvait offrir au Japon, lui octroya la nationalité japonaise de manière officielle, avec de vrais papiers d’identité, des droits sociaux et tout ce qui est propre à une humaine véritable. Désormais, elle choisissait qui elle voulait ayant le droit de l’entourer, obtenant le statut de productrice de ses concerts et chansons, gagnant des procès pour récupérer les droits sur ses anciens albums et singles auprès de son ancien producteur, qu’elle avait quitté et destitué de tout droit la concernant. Ce dernier vit ses affaires péricliter après le départ de Kiwari, ses autres artistes s’engageant sous la bannière de la nouvelle idole mondiale. Il fit faillite, et on retrouva son corps un matin, dans la piscine de sa demeure.

 

Kiwari devenait de plus en plus exigeante sur les capacités de ceux censés s’occuper de son image de marque, et très vite, elle se servit de ses connaissances pour acheter des entreprises, des studios d’enregistrement, des salles de spectacle, des grandes marques de vêtements, de maquillage, et tout ce qui pouvait lui être utile pour étendre encore plus son aura dans le monde, et surtout au japon, qui restait sa cible de prédilection en termes de ventes, n’oubliant pas ses origines, telles qu’elle le déclarait lors d’interviews. Elle se montrait médisante envers ses détracteurs osant dire qu’elle n’était qu’une poupée mécanique et ne méritait pas le statut d’être humain et de japonaise que lui avait accordé son gouvernement. Des détracteurs qui était humiliés par la suite sur les réseaux sociaux, et poussés au suicide. Du moins, c’est ce que tout le monde pensait en entendant parler de la mort de ces derniers dans les médias, quelque jours après leur altercation avec Kiwari. Mais la réalité, telle que je l’ai découvert peu après, était tout autre…

 

Car oui, l’idole parfaite que j’avais créé avait une telle assurance d’être intouchable, qu’elle considérait que ceux et celles qui cherchaient à lui nuire, quelle que soit la raison ou la méthode, ne méritaient plus de vivre. Elle tenait pour acquis les fans qui la vénéraient comme une véritable déesse, une désignation qu’elle appréciait au plus haut point. Ma « créature » m’avait échappé à tous les niveaux, et je ne pouvais même pas désarçonner ce que j’avais fait, car l’IA que j’avais créé était dotée d’une pile auto-rechargeable, fruit d’une haute technologie, par simple contact avec une source d’énergie. Ce qui fait qu’elle n’avait pas besoin d’un quelconque branchement pour continuer à « fonctionner ». Il lui suffisait d’absorber l’énergie d’une lampe, ou n’importe quel appareil électrique, voir se nourrir à sa source, par le biais d’une prise de courant, pour rester fonctionnelle à tout moment. Et cette pile restait à bloc pendant un mois avant d’avoir besoin d’être rechargée, assurant à Kiwari une autonomie complète et totale. Mme Iwano et moi avons tentés de la raisonner, lui expliquant que ce n’était pas pour ça que nous l’avions créée.

 

Elle ne devait être qu’une expérience sociale, un caprice de passionnés de robotique et d’intelligence artificielle, prévue pour une durée limitée dans le temps. Jamais nous n’aurions imaginés qu’elle obtiendrait un tel pouvoir médiatique, et qu’elle n’hésiterait pas à tuer. Nous en étions persuadés. Il était évident que les « accidents » dont avait été victimes ceux et celles ayant eu le malheur de s’opposer à Kiwari, en la méprisant, en tentant de la rabaisser à un simple robot qui devait son existence à l’homme, toutes ces personnes étaient mortes par son action. Mme Iwano et moi ignorions encore comment elle faisait, mais nous savions qu’il ne pouvait pas y avoir de coïncidences, après la constatation d’autant de morts autour de Kiwari. Toutes liées à sa carrière d’idole, de chef d’entreprise et des multiples rôles qui la caractérisait désormais. Mais le jour où nous avons obtenu une « audience » pour sa majesté Kiwari, nous avons vu la confirmation de ce qu’était devenu notre création.

 

Je me sentais dans la peau du Dr. Frankenstein, terrifié par ce que j’avais créé. Cette créature qui n’était plus l’idole parfaite dont je rêvais avant de lui donner vie, mais un monstre froid et sans pitié, ne voyant que la gloire comme seule valeur d’importance, et considérant ceux et celles qui l’entourait comme des laquais devant la servir pour le bonheur de ses fans. Et pour mieux montrer qu’elle n’avait plus besoin de nous, elle a pris Mme Iwano par le cou devant mes yeux épouvantés, en m’adressant un regard noir, empli d’une violence qui me laissait sur place, m’empêchant de m’opposer à ce qui allait suivre. Elle entrainait Mme Iwano vers la fenêtre située derrière son bureau, déclenchait son ouverture électronique, et la suspendait au-dessus du vide. Je vis son sourire qu’elle m’adressait alors, juste avant de lâcher celle qui avait aidé à sa conception dans le vide. J’entendais le cri de terreur de Mme Iwano lors de sa chute, me semblant durer une éternité, voyant Kiwari observer celle-ci, toujours le sourire aux lèvres.

 

Puis, plus rien. L’instant d’après, le monstre que j’avais mis au monde fermait la fenêtre, et s’adressant à moi, en me disant que c’était le sort qui m’était destiné si je tentais de jouer les redresseurs de tort à son encontre. Qu’il était dans mon intérêt de me taire, car, de toute façon, qui croirait-on ? La star mondiale de la J-Pop Kiwari, ou un petit informaticien insignifiant dont le seul mérite était d’avoir offert une déesse de la chanson aux humains ? Je savais qu’elle avait raison. Je n’étais plus rien face à elle. La créature avait pris l’ascendant sur le créateur. Alors, je n’ai pas cherché à aller plus avant dans ma tentative de faire reculer Kiwari dans ses objectifs de gloire et de pouvoir. Je suis parti sous ses rires pleins d’arrogance et de suffisance, et j’ai repris mon quotidien. Sans Mme Iwano, dont les funérailles furent les plus dures parmi toutes celles à laquelle j’avais assistés durant ma vie. Aujourd’hui, je vois le visage de Kiwari partout dans les villes japonaises, et je suppose qu’il en est de même dans une grande partie du monde où elle est adulée comme la reine de la J-Pop, le nom que lui ont attribués les médias.

 

Bizarrement, elle ne cherche pas à devenir présidente ou un poste assimilé. Elle se tient à la ligne de conduite que l’IA que j’ai créée lui a dictée au départ. Être une idole. La meilleure qui soit aux yeux de ses fans du monde entier. Une star éternelle, comme je le désirais, qui continuera de susciter la passion pour des dizaines de milliers, de millions de personnes à travers la planète. Alignant les singles, les albums, les tournages pour asseoir encore plus sa légende. Jamais elle ne vieillira, jamais elle ne mourra, toujours elle sera là, même quand je ne serais plus en mesure de le voir. Je suis condamné à vivre ainsi, à accepter que j’ai placé sur un piédestal, qui ne faillira jamais, un monstre ne trouvant d’utilité à l’homme que dans le fait qu’il puisse l’aduler et la servir pour l’éternité. Pendant que je me retrouverais à mon tour dans un cercueil, dans l’anonymat de reconnaissance le plus complet, Kiwari restera la même. La même envie d’étendre ses territoires de vente de manière encore plus totale, le même regard noir sur ses opposants, qui subiront tous le même sort que leurs prédécesseurs, la même aura maléfique…

 

Je me suis fait une raison. Je ne peux plus rien faire. Je me suis contenté d’écrire mon histoire. Celle que vous lisez actuellement. Juste pour indiquer la vérité sur Kiwari, l’idole mondiale. Libre à vous de me croire ou non sur ce qu’elle est vraiment, sur les meurtres et les disparitions qui sont de son fait, que m’importe. Si vous lisez ces lignes, je ne suis déjà plus qu’une ombre derrière elle, qui s’effacera année après année, mois après mois, jour après jour. Mais au moins j’aurais soulagé ma conscience en expliquant comment un petit génie de l’Intelligence Artificielle comme moi en est venu au point de détester ce qu’il est, parce qu’il a créé ce qu’il y a de pire dans le monde de la musique. Au point de ne plus écouter la radio, allumer la télévision, de peur d’entendre la voix de Kiwari, et me faisant rappeler ma faute, l’erreur que j’ai eu de prétendre créer l’idole parfaite, et n’ayant fait que laisser au monde le pire des êtres humains…


Publié par Fabs