16 août 2023

LE GLUON DEMONIAQUE (Téléchat)

 

 

J’ai été tenu au secret pendant de longues années, que j’ai ressenti comme une éternité, afin de ne pas ternir l’image du show aux yeux des nombreux spectateurs de l’époque qui s’étaient interrogés sur le pourquoi de l’arrêt de cette émission culte, et suivie par un grand nombre de fans. Une obligation, car je devais respecter une clause sur mon contrat de petit technicien, indiquant qu’il m’était interdit de révéler les coulisses de tournage de « Téléchat », car c’est bien d’elle qu’il s’agit, sous peine de me retrouver dans l’impossibilité d’obtenir le moindre travail dans la profession, si je commettais l’erreur de faire toute révélation. Une clause qui m’empêchait donc également de relater ce qui s’est passé en 1983, lors de la dernière émission, qui n’a jamais été diffusée, et pour cause.

 

J’étais donc forcé à me taire à cause de ces petites lignes pendant toutes ces années. Toute indélicatesse de ma part en termes de révélations se retrouvant dans les médias, qui aurait pu créer l’arrêt de l’émission, m’aurait fait plonger dans un enfer. Sans pouvoir trouver un travail dans la profession que j’aimais, j’aurais forcément sombré peu à peu, contraint à accepter des postes ingrats dans des professions qui ne m’intéressaient pas. Ou pire : finissant SDF dans la rue, avec ce secret en moi qui le serait resté. Car dans ce cas de figure, qui m’aurait cru en colportant la vérité de cette journée. Qui aurait pu donner foi aux divagations d’un homme en haillons vivant dans la rue, au sein d’une société où toute personne parlant de paranormal est considéré comme un illuminé dans le meilleur des cas, ou enfermé dans un asile, car vu comme un danger pour soi et les autres par ses élucubrations sans fondements…

 

Alors, je me suis tu. J’ai préféré privilégier mon poste, ma vie de famille dépendant de celui-ci, plutôt que prendre le risque de voir mon avenir s’assombrir année après année. Mais aujourd’hui, plusieurs années après les faits, et surtout, ne faisant plus partie du personnel de la société de production RTBF, à l’origine du show créé par Roland Topor et Henri Xhonneux, il n’y a plus rien qui m’oblige à dire ce qui s’est passé, mettant fin à 3 saisons de programmes dirigés par le duo star Groucha et Lola. Une complicité troublante pour beaucoup, et je sais que nombre de spectateurs pensaient que ce n’étaient pas de simples marionnettes dirigés par des manipulateurs. Elles avaient l’air trop humaines dans leurs gestes et leurs attitudes. Il y a eu des rumeurs parlant d’humains dans des costumes. D’autres indiquant que c’était des animatroniques très perfectionnés pour l’époque, résultant d’une technologie expérimentale, testée à l’occasion de cette émission. Mais la réalité est nettement plus fantastique, et c’est pourquoi les producteurs tenaient à ce que la véritable nature de ce qu’on voyait à l’écran ne soit pas fourni au grand public.

 

D’une part, parce qu’ils ne voulaient pas que des personnes mal intentionnés tente de leur dérober le secret entourant les créatures de l’émission, et qui auraient été à l’origine d’une série de copies sur d’autres chaines, retirant le côté exclusif et unique de Téléchat. Ensuite, et surtout, parce qu’ils ne voulaient pas prendre le risque que cela jette le discrédit sur ce qui était devenu une référence pour des milliers d’enfants, et même des plus grands. « Cassant » le mythe qu’il y avait autour de Groucha, Lola et les autres « objets », et qui pourrait causer une chute d’audience du show. Pour toutes ces raisons, dès le départ, le contrat liant tout employé, tout technicien sur le tournage de l’émission, indiquait cette clause de secret absolu sur ce qui se passait réellement devant leurs yeux. Ce que je m’apprête à vous révéler, je sais que beaucoup d’entre vous auront du mal à y croire. Nombre de personnes me prendront certainement pour un fou, ou quelqu’un voulant se venger de la production pour un motif quelconque, car ayant subi des pressions ou des injustices de sa part.

 

J’aurais tellement voulu que ça soit aussi simple. Que ça ne soit qu’une histoire d’arnaque financière sur mes salaires, ou de harcèlement d’ordre psychologique, dû à une ambiance compliquée sur les tournages, de menaces à mon encontre m’obligeant à me taire toutes ces années. Mais c’est bien plus incroyable que ça. Et ça m’a fait changer complètement de point de vue sur le surnaturel présent dans notre société. Un surnaturel qui est utilisé à outrance sur certains plateaux de télévision, sans présence de public qui rendrait impossible son utilisation sans qu’un grand nombre se pose de questions sur ce qu’ils semblaient avoir vu.

 

Non, là je parle de tournages faits en mode clos, sans direct, sans enregistrement des rires d’un public sélectionné, comme on l’entend sur les anciennes séries comiques. Ce qu’on appelait les Soap. Je ne sais pas vraiment s’il est présent dans d’autres pays, sur d’autres émissions, que ce soit pour les enfants, comme l’était Téléchat, ou pour d’autres cibles de public. Mais au sein des studios où j’officiais, j’ai vu d’autres plateaux où ce surnaturel, cette magie, appelez-ça comme vous voulez, était l’épicentre de ce que beaucoup pensaient être des trucages ou des effets spéciaux élaborés avec soin par des génies de la technologie.

 

Mais il est temps que je vous révèle plus en détail mon expérience que j’ai dû taire pendant autant d’années. Comme je vous l’ai dit plus tôt, j’étais éclairagiste sur des productions TV. J’avais déjà un solide CV, ayant participé à des émissions belges prestigieuses, où mon professionnalisme et mes compétences ont attiré l’œil de RTBF, qui m’a contacté dans le but de me proposer de travailler sur un nouveau concept d’émission pour les enfants, prévu d’être diffusé sur « Lollipop », la crème des shows TV de cette catégorie de l’époque, jouissant d’une grande popularité.

 

Je connaissais bien cette émission. Bien qu’étant adulte, j’étais très fan. Ce n’est pas à vous que j’apprendrais qu’on garde toujours en nous une grand part d’enfance, que l’on n’ose pas toujours montrer en public de manière délibéré. Mais dans un cadre plus intime, on laisse sortir de sa boite cette petite graine en nous, pour se laisser aller à notre plaisir de mater dessins animés et autres programmes appartenant à une autre tranche d’âge que la nôtre.

 

Donc, quand j’ai été amené à pouvoir travailler pour cette émission, je n’ai pas hésité une seconde. Avant de savoir quel était le concept sur lequel je serais amené à travailler, je devais accepter et signer un contrat particulier, avec des clauses étranges, mettant l’accent sur le fait de ne surtout pas révéler tout ce qui se montrerait à mes yeux. En cas de « fuite » envers des médias, ou même ma propre famille, s’il s’avérait que des informations sur ce qui constituait le cœur des tournages s’étalait au sein de journaux ou de magazines spécialisés, je subirais les conséquences dont je vous ai parlé au début de ce récit.

 

C’était curieux. Pas complètement inhabituel à proprement parler, le secret étant de mise pour préserver la magie de certaines émissions, mais l’insistance sur le secret, y compris autour de mon entourage, était nettement plus déstabilisant. Malgré tout, je me suis dit que ce show devait vraiment être exceptionnel pour que la production use de tant de prudence à son sujet. Et mon âme d’enfant caché ne pouvait pas refuser une telle opportunité.


Alors, j’ai signé, sans savoir que ce simple geste allait me faire assister à 3 ans de tentative de comprendre ce que je voyais sur le plateau en face de moi, dont j’étais chargé de régler les éclairages pour optimiser le tout. 3 saisons pour un show véritablement unique, et pas seulement par son concept d’un point de vue extérieur. Ce n’était pas la première fois que ce qui semblait être des marionnettes étaient utilisés à des fins de show pour les enfants. A l’image du Muppet Show ou Sésame Street, pour citer les plus célèbres. Non, vu du dehors, c’était très familier.

 

La différence venait du ton très adulte utilisé, et dans le cadre d’un journal télévisé, mais bien sûr adapté à un public enfantin. Il y avait cependant deux niveaux de lecture aux épisodes. La vision vue et comprise en surface par les enfants. Et les messages sous-jacents, parlant de faits de société plus concrets et parfois même durs, se servant de l’humour, mais qui ne pouvait être compris que par des cerveaux adultes.

 

Je pense que c’est ce double niveau de compréhension qui a fait que Téléchat a eu un tel impact dans l’histoire des programmes pour enfants de l’époque, le faisant être diffusé dans de nombreux autres pays européens, dont la France, où le show fut présent dans Récré A2, l’émission présenté par Dorothée et son équipe sur Antenne 2, avant la migration de cette dernière pour TF1 quelques années plus tard. Je m’attendais donc à un niveau de réalisme important, dans le maniement des marionnettes, quelque chose de vraiment révolutionnaire, mais pas à ce que j’allais découvrir.

 

En plaçant les éclairages autour du plateau, j’ai d’abord été surpris de voir qu’il n’y avait aucune fosse sous le bureau qui servirait de décor principal aux marionnettes anthropomorphes. C’était un bureau tout ce qu’il y avait de plus classique, et je me disais que les manipulateurs ne seraient pas dans une situation très confortable pour faire bouger les « stars » de l’émission. Mais je me disais qu’une autre technique était peut-être utilisée, justifiant le côté exceptionnel du show. Je vous laisse imaginer ma surprise, comme la majorité des techniciens à mes côtés, caméraman, perchman et autres, en voyant arriver Groucha et Lola, les futures stars de ce qu’allait devenir Téléchat, déambulant comme n’importe quel humain normalement constitué. 

 

J’ai cru un moment que les corps devaient leurs déplacements à une multitude de technologie à l’intérieur, comme des robots en fait. Mais c’était bien trop fluide, trop naturel pour ça. Surtout qu’il y avait des détails qui ne pouvaient pas être reproduits par des robots revêtus de fourrures. Groucha se plaignait de la chaleur du plateau, demandant qu’on baisse la chaleur des projecteurs, leur intensité, afin qu’on ne voie pas la sueur qui coulait de son front de manière trop évidente, et qui obligerait à retravailler le montage de la vidéo pour l’effacer. Occasionnant un travail supplémentaire, et pouvant ralentir le rythme de diffusion. C’était juste incroyable : il… il se comportait comme un vrai être humain, aussi bien dans sa manière de parler que de bouger. Et Lola, qui l’épongeait de manière très tendre, était tout aussi fantastique dans ses déplacements et ses paroles.

 

J’observais le regard des autres sur le plateau, qui semblaient tout aussi déstabilisés que moi. Mais, à mon image, ils n’osaient rien dire, de peur de recevoir des remontrances de la part du réalisateur ou d’autres membres du staff sachant parfaitement ce qui en était. Le tournage de ce premier épisode fut épique, des milliers de questions me venaient en tête. Groucha est même venu voir les techniciens à l’issue de cette première journée, avec Lola à sa suite, qui emboîtaient ses pas, une cigarette qu’il venait de s’allumer à sa bouche. Il nous a parlé longuement, insistant sur les clauses du contrat qu’on avait tous signés qu’on devait respecter, et que rien de ce qu’on avait vu ne devait être dit en dehors du plateau. 

 

 -  J’ai pu voir vos visage oscillant entre la peur et l’incompréhension, vous demandant si vous rêviez ou si vous étiez la proie d’hallucinations. Je vais vous permettre de mettre de l’ordre dans ça. Je suis bien vivant. J’ai été créé à l’aide d’un sort, en prenant pour base le corps de marionnette que vous voyez actuellement.

 

Lola y allait aussi de ses explications :

 

 - C’est la même chose pour moi. Nous sommes issus de la magie, mais nous respirons comme vous. Nous pouvons manger, boire, rire, pleurer. Nous avons des sentiments. Exactement comme tout être humain.

 

 - Et concernant les « objets », ils ont été créés avec la même magie. Je ne peux pas vous dire comment, ni qui nous a fait « naitre ». Ça fait partie des secrets qu’on ne peut pas révéler.

 

 - Oui, comme dit Groucha, nous sommes tenus, tout comme vous, à respecter certaines règles, comme celle de ne pas révéler l’identité de notre créateur. On ne peut pas se montrer au-dehors. Nous passons par des galeries sous le studio pour rejoindre la maison où nous vivons avec les autres.

 

 -  C’est ça : on est une sorte de petite communauté. Nos repas nous sont livrés à des heures précises, devant la porte, sur un emplacement spécial. Emplacement doté d’une trappe qui s’ouvre dès le départ du livreur, et envoyant les colis à travers un réseau souterrain, où nous les récupérons par la suite.

 

 -  Mais nous ne dirons rien sur ce qui lie Groucha et moi en particulier. Ça fait partie de notre vie privée, comme vous en avez une. On vous laisse à vos fantasmes.

 

 -  Bon, c’est pas tout ça, mais on doit partir. On a d’autres chats à fouetter…

 

Là-dessus, Groucha et Lola se mirent à rire en concordance. Puis, les deux sont partis, comme des acteurs tout à fait normaux, semblant rejoindre leurs loges. Car oui, pour reprendre les paroles de Groucha et Lola, il n’y avait pas qu’eux à être doués de mouvements… Les objets… Les objets étaient tout aussi « vivants ». Un homme vêtu en smoking venait les récupérer. Chacun d’entre eux était placé non pas dans des boites, comme il aurait été logique pour un objet, mais dans des sortes de harnais, placés dans le dos de l’homme, à différentes hauteurs. Je vis des jambes, des bras sortir de Mic-Mac le micro, Durallo le téléphone, Duramou le fer à repasser aux fonctions d’huissier de justice de l’émission. Un autre vint accompagner d’autres objets, eux aussi munis de pattes et de jambes, se déplaçant sans que ça déclenche de réaction de son « porteur ». Seul le gluon du trou semblait ne pas avoir la nécessité de se déplacer. Je ne le vis pas sortir, usant de membres pour bouger.

 

Mais au vu de ce que j’avais déjà vu, je me surprenais à penser que cet être était bien ce qu’il était censé être : une créature faisant partie inhérente du trou où il « habitait », qui représentait donc véritablement sa « maison », et étant en quelque sorte son « âme », ce qui constituait l’esprit du trou. Dit comme ça, je suis certain que vous vous posez déjà des questions sur ma santé mentale, et ce que j’ai vraiment vu. Mais je vous assure que je n’ai pas bu ce jour-là, je n’étais pas sous l’influence d’une drogue, ou quoi que ce soit d’autre qui aurait pu altérer mon jugement. Et ce n’était que le début de mes surprises. J’ai eu beaucoup de mal à cacher mon malaise en rentrant chez moi. Ma femme me demandait à plusieurs reprises ce qui n’allait pas, voyant bien que j’étais perturbé. J’avais tellement envie de lui dire. Mais ça m’était impossible.

 

D’abord à cause des clauses du contrat m’en empêchant sous peine de graves conséquences si on apprenait que j’avais transgressé les règles. Et aussi parce que jamais ma femme n’aurait cru que des marionnettes puissent se déplacer comme des êtres humains, se comportant comme tel, pouvant respirer, transpirer, craquer leurs doigts, bailler, fumer, et même manger. J’avais vu Lola avoir une sucette à sa bouche, avant de jeter le bâton de plastique dans une poubelle. Par la suite, j’aurais l’occasion de la voir se mettre du rouge à lèvres, se repoudrer, ajuster sa tenue. Groucha, pour sa part, resserrer sa cravate, éternuer, boire un verre entre deux prises. Comment je pourrais parler de ça sans être pris pour un fou complet ? 

 

Au fil des jours et des tournages, j’ai fini par m’habituer au fait que Groucha, Lola et les objets divers de l’émission, comme Olga, Brossedur ou Jane la tasse anglais, soient réellement vivants. Même Leguman et Pub-Pub, passant leur temps à faire des blagues lors des pauses, étaient on ne peut plus des êtres doués de vie tout ce qu’il y a de plus vrai. Bon, je vous rassure tout de suite : Pub-Pub est aussi con au naturel que dans les spots TV entrecoupant les séquences culte de l’émission. Et tout aussi maladroit. Quant à Leguman, c’était un pur carnivore, et il était capable de piquer des crises s’il voyait quelqu’un manger des potages aux légumes. Ce qui faisait beaucoup rire.

 

Non, vraiment, passé le coup de la surprise de la nature des « interprètes » de Téléchat, chacun s’est habitué à ce qu’ils étaient, et il y avait une vraie ambiance festive parfois sur chaque tournage. A ce moment, on était loin de s’imaginer qu’à l’issue de la fin de la 3ème saison, le show prendrait fin de manière inattendue, à cause d’un collier ramené par Lola dans l’émission, qu’elle avait acheté sur Minitel et fait livrer, sans en parler à Groucha, lui faisant la surprise pour l’épisode qui devait être tourné ce jour-là. Une improvisation, car à l’origine, la séquence du gluon devait être un autre. C’est Groucha qui a eu l’idée d’interroger le gluon du collier, suivant en cela Lola. Ce fut sa plus grosse erreur, qui allait causer un désastre sans précédent dans le show… Je me souviens encore des premiers instants, quand Lola, toute fière et contente, alors que Grouchat attendait qu’elle sorte de la loge et se mette à sa place pour le tournage, arriva, le collier au cou. 

 

 - Tiens, c’est nouveau ça ? Tu l’avais pas hier soir…

 

 - Eh non : je l’ai commandé il y a quelques jours sur un site web. Un site qui propose des reliques dites hantées. J’ai tout de suite flashé dessus, et je me suis dit que ça pourrait donner du piment à l’émission.

 

 - En interrogeant son gluon ? Pas con, ça. Ça sera la première fois qu’on parle à un gluon d’objet maudit. Très bonne idée Lola !

 

Lola se mit à rougir tellement qu’elle finit par se mettre la tête dans son trou pour cacher sa gêne… L’émission commença normalement, mais Groucha décida donc de changer le thème, en souhaitant une bonne fête à tous les colliers. C’était la séquence phare de l’émission. A l’origine, ça devait être les serrures qui devaient être fêtées, mais en voyant Lola et son collier, et son idée d’interroger le gluon, il chamboula quelque peu l’épisode du jour. Quand vint le moment de questionner le gluon du collier, l’ambiance était comme d’habitude : Pub-Pub venait de se badigeonner le crâne avec de la mousse pour combler les trous, comme s’il s’agissait de shampoing, et se faisant enguirlander à nouveau. Suivi d’une séquence de reportage tourné la veille en studio sur un incendie de casserole. Et arriva la fameuse séquence du gluon qui allait bouleverser l’histoire du show. Lola posa le collier sur le bureau, pendant que Groucha sortait une loupe pour mieux voir et discuter avec le gluon. Les caméras se fixèrent sur le collier, usant du zoom pour diffuser la conversation. 

 

 - Gluon du collier, tout d’abord bonjour. Etes-vous disposé à nous parler de vous ?

 

 - Bien sûr, mortel. Mais êtes-vous conscient des risques que vous prenez en vous adressant à moi sans précaution ? 

 

 - Pourquoi vous dites-ça ? Vous êtes vraiment maudit ?

 

- Plus que n’importe quel autre objet se prétendant l’être en ce monde. Alors qu’ils ne sont que des imposteurs, étant habités par des esprits en mal de reconnaissance.

 

 - Vous êtes dur avec vos collègues. Qu’est-ce qui vous fait dire que vous êtes plus exceptionnel que les autres. Et d’abord quel âge avez-vous ?

 

 - Je suis plus vieux que ce monde. J’ai habité des centaines d’objets avant ce collier, créé la terreur tellement de fois que je ne les ai pas dénombrés. Ma puissance de terreur n’a pas d’égal. Mais peut-être voudriez-vous que je vous fasse une démonstration de mon pouvoir ?

 

 - Ah ben ça, je demande à voir ! Groucha, je peux ?

 

 - Non, laisse faire un expert Lola. Bien. Gluon du collier, je vous prends au mot. Montrez-moi pourquoi vous êtes si puissant au point de considérer les autres objets maudits de ce monde de n’être que des imposteurs…

 

 - Très bien. Mais souvenez-vous que c’est vous qui l’avez voulu. Vous serez seul responsable des conséquences qui vont suivre. Tout d’abord, fixez-moi du regard intensément, sans vous détourner.

 

Groucha rapprocha alors son visage du collier, posant la loupe, à la demande du gluon, et comme il lui avait demandé, fixa son regard dans l’être diabolique. Car c’est bien ce qu’il était : un démon ayant évincé le gluon d’origine vivant dans le collier, le détruisant pour prendre sa place. Un démon cachant sa véritable apparence en prenant celle d’un gluon. Mais même comme ça, on voyait qu’il était différent de tous les autres gluons ayant fait les grandes heures de Téléchat. Pas seulement à cause de sa couleur, d’un rouge vif, presque écarlate, à tel point que même nous, techniciens, avions du mal à supporter l’éclat. Nous imaginions à quel point Groucha devait souffrir de rapprocher ses yeux d’une telle intensité. On pouvait percevoir également de petites cornes semblables à celles d’un bouquetin sur le haut du gluon, et ses yeux semblaient proches d’un gouffre sans fond, tellement on avait l’impression d’un paysage sans fin, un abîme infini, être à l’intérieur, tel que nous avions pu le voir avant que Groucha occupe l’écran, pendant que Lola montrait des signes d’angoisse en voyant son comparse de l’écran ne plus montrer de signes de mouvements au bout de quelques minutes.

 

 - Groucha ! Qu’est-ce qui se passe ! Réponds-moi ! Tu m’inquiète là… Qu’est-ce que le gluon t’a fait ? Si tu me fais une blague, c’est vraiment pas drôle !

 

Comme pour répondre à sa demande, Groucha se relevait doucement, mais ses mouvements étaient différents de d’habitude. C’est difficile à expliquer, mais tous dans le studio ressentait une aura de noirceur qui semblait émaner de lui, nous mettant tous mal à l’aise. Et puis les cris de terreur de Lola nous sortirent de la phase d’angoisse dans laquelle nous étions plongés depuis que Groucha s’était rapproché du collier et son gluon.

 

 - Groucha ! Que… Tes… Tes yeux ! Pourquoi tes yeux sont comme ça ? Et… Et ton visage… Ce n’est plus toi… Qu’est-ce qu’il t’a fait ? Réponds-moi Groucha !

 

- TAIS-TOI ! Tes cris m’insupportent femelle… Je l’avais prévenu des conséquences… Il ne peut s’en prendre qu’à lui désormais… Mais sache que Groucha, le Groucha que tu connaissais n’est déjà plus. Je suis le seul maitre de son corps, et vous tous ici, vous allez découvrir l’étendue de ma puissance. Vous allez tous regretter de m’avoir permis d’obtenir un corps physique…

 

-  Femelle ? Jamais Groucha ne m’aurait appelé comme ça… Tu… Tu as tué mon Groucha !

 

L’instant d’après, Lola fuyait, se dirigeant en direction de sa loge, pendant que Groucha, ou plutôt le démon qui habitait désormais son corps s’élevait dans les airs, plongeant son regard noir vers nous tous, et arborant un sourire sinistre. Certains d’entre nous tentèrent de s’enfuir, terrorisés. Mais Groucha faisait alors un geste des mains, et toutes les issues se fermèrent instantanément, comme plusieurs d’entre nous allaient s’en rendre compte par la suite. Seuls les couloirs jouxtant directement le plateau de tournage étaient accessibles. Ceux ayant fui les premiers faisaient entendre leurs cris en constatant que les portes extérieures étaient bloquées. Impossible de sortir du studio.

 

J’ignorais comment cela était possible, mais cette… chose qu’était devenu Groucha avait fermé les sorties pouvant nous permettre d’échapper à la fureur qui allait se déclencher peu de temps après. Je vis alors quelque chose qui semblait impossible : des corps étaient pris de spasmes violents, obligeant ceux pris pour cible par le regard de Groucha à se convulsionner dans tous les sens, avant d’imploser dans un fracas d’os brisés et de chair déchirée, provoquant des hurlement de terreur de nombre d’entre nous. Le spectacle d’horreur devenait à chaque seconde de plus en plus insoutenables. Je ne devais ma survie qu’au fait d’avoir eu l’instinct de me servir d’un panneau de bois servant pour consolider l’arrière du décor principal de l’émission comme rempart. J’étais incapable de bouger, le moindre de mes muscles était comme figé par la peur suscité par les actions de Groucha qui continuait le massacre.

 

J’assistais à tout sous mes yeux ébahis de stupeur. Ce que je ne voyais pas directement, je le verrais par la suite, par le biais des enregistrements des caméras de surveillance n’ayant rien manqué de toute la folie sanglante envahissant le studio. Je ne sais même pas comment décrire cette apocalypse de sang qui frappa tout le monde étant vu par Groucha, ou effectuant des sons susceptibles d’être perçus par lui. Je voyais mes collègues être projetés contre les murs, s’y écrasant tel des tomates trop mûres, ne laissant que des traînées de sang et d’organes glissant lentement vers le sol. D’autres étaient démembrés dans les airs, envoyant chaque parcelle de corps dans des directions différentes, ou bien voyant leur os sortir de leurs bras, de leurs jambes. Des cerveaux étaient expulsés des têtes, des jets de sang fusaient de partout, transformant les lieux en une succursale de l’enfer, sans rien pouvoir y faire. 

 

Je résistais tant bien que mal à l’envie de pleurer, car je savais que cela signifierait ma fin si je ne parvenais pas à réfréner ma terreur. Ce fut le moment le plus horrible de ma vie. J’ai entendu plus tard les cris de Lola et d’autres dans le couloir, sans le voir en face de moi, des portes s’ouvrir, suivis d’autres cris, d’autres sons signifiant l’explosion de corps de victimes ayant eu le malheur de croiser Groucha et le démon le contrôlant, se servant de lui pour créer un spectacle de désolation partout où il se rendait. Plus le temps passait, plus les cris, les bruits d’os écrabouillés, de chair s’étalant sur les murs s’intensifiait.

 

Tout le bâtiment était en proie à la fureur du gluon démoniaque. Il y avait aussi des bruits de détonation venant sans doute de téméraires pensant pouvoir arrêter la machine de mort qu’était devenu Groucha. J’avais l’impression que les cris ne s’arrêteraient jamais. Et puis j’ai entendu des sirènes de police, des sommations qui devaient s’adresser à Groucha, des centaines de détonation semblant sans fin. Et puis le silence laissa place à la terreur. Je n’entendais plus de cris, ni d’autres sons. Pour autant, je n’osais toujours pas bouger de ma cachette, jusqu’à ce que j’entende des voix de policiers.

 

 - Quelqu’un est encore en vie ici ? Répondez ! N’ayez aucune crainte ! Le taré déguisé en costume de chat a été abattu ! Vous ne craignez plus rien. Si une personne est toujours vivante, manifestez-vous !

 

Je parvenais alors péniblement à faire bouger à nouveau mes membres, et me montrer…

 

 - Je… Je suis vivant… Je ne sais pas comment, mais je suis en vie…

 

-  Bordel ! Un survivant ! Je pensais que je trouverais personne dans toute cette folie qui soit encore en mesure de me répondre…

 

Le policier demanda à ses hommes de m’aider à me déplacer, pour m’éviter de tomber. Je ne sais même pas comment je tenais encore debout, ni même comment je suis arrivé à l’hôpital quelques heures plus tard. Je me souviens seulement de bribes d’images de corps ensanglantés partout, de morceaux de mains, de pieds, des visages arrachés collés sur les murs. J’ai vu aussi le corps de Groucha au sol dans le hall du bâtiment. J’ai cru reconnaitre au dehors les visages de responsables de la RTBF sans doute prévenus de ce qui s’était passé. Ce sont les dernières images que j’ai en souvenir. Après je pense que j’ai dû m’évanouir sur la civière où j’avais été transporté depuis l’étage où tout avait commencé.

 

Je suis resté une semaine en observation avant de pouvoir sortir de l’hôpital, et donner ma version de l’histoire sur ce qui s’était passé. J’ai dû malgré tout m’en tenir à la version d’un malade déguisé en costume de chat. Le comédien qui servait pour tenir le rôle de Groucha pour l’émission, selon les déclarations officielles des responsables de la RTBF, m’ayant rappelé avec insistance les clauses de secret que j’avais signé sur mon contrat. J’ai vu les vidéos de surveillance lors de ma déposition, a ma demande. J’avais besoin de voir, pour me convaincre que je n’avais rien inventé de tout ce que j’avais vécu. Des images où je voyais l’intégralité des « objets » détruits irrémédiablement par Groucha. Et d’autres plus insupportables. Notamment celles venant d’un portable tombé dans le couloir ayant filmé les derniers instants de Lola. Elle avait été acculée dans un coin de mur, cherchant à creuser celui-ci à l’aide de son bec, alors que Groucha s’approchait. Jamais je n’oublierais les paroles des deux anciens amis sur cette vidéo :

 

 -  T’es sérieuse, là ? Tu penses vraiment t’enfuir en creusant un trou dans le mur ? 

 

 - T’APPROCHE PAS ! MONSTRE ! TU AS TUE GROUCHA, MAIS TU M’AURAS PAS !

 

 - Ah ouais ? Et comment tu comptes t’y prendre ? En t’envolant avec tes plumes ? Tu sais comme moi que ton corps ne permet pas de le faire. Le sort t’ayant donné la vie te permet pas de pouvoir faire ça…

 

-  Je trouverais un autre moyen, espèce de saleté ! Je peux te tuer avec mon bec s’il le faut !

 

 - Ha, ha, ha ! Tu me fais rire… J’ai juste à te regarder pour te transformer en dinde de Noël prête à cuire… Ferme les yeux, va… Je tiens à te faire une petite fleur… En mémoire de ton cher Groucha… 

 

 - NE PRONONCE PAS SON NOM ! JE TE L’INTERDIS !

 

Elle reprenait petit à petit son souffle, avant de reprendre :

 

 - Pourquoi ? Pourquoi tout ça ? Tu n’avais pas besoin de tuer tout le monde… 

 

 - Tu ne te souviens pas des dernières paroles de ton cher fiancé ?

 

 - Ce… Ce n’est pas mon fiancé… Nous sommes amis, c’est tout…

 

Riant à gorge déployé, Groucha reprenait :

 

Mais bien sûr… Et la marmotte de Milka, elle met le chocolat dans le papier d’alu… Je te rappelle que j’ai accès aux souvenirs de ton matou… Je sais tout sur votre relation, chère grosse dinde…

 

-  C’EST FAUX ! TU NE SAIS RIEN SUR NOUS ! Et… Et je suis pas une dinde, je suis une autruche !

 

 - Tu ressembleras à une dinde une fois que je t’aurais découpée…

 

Et joignant le geste à la parole, il fixa intensément Lola, qui vit ses membres se détacher de son corps un à un, lui faisant pousser des cris horribles de douleur. C’était horrible, je détournais les yeux, demandant qu’on arrête la vidéo.

 

 - Dites-moi une chose, bien que je sache que vos patrons ont dû vous demander le silence. La vidéo que vous voyez, c’est la seule qu’on a pu réussir à obtenir. Il semblerait que les autres ont été « endommagées ». C’est quoi cette histoire de « sort » dites par le matou en costume ? Et surtout comment il a pu la découper sans la toucher ? 

 

 - Je… Je ne sais pas… J’ignore de quel sort vous parlez… Et encore moins comment Lola a pu être tuée de cette manière…

 

 - Mouais… J’en saurais pas plus, pas vrai ? Et comme j’ai la pression de mon supérieur pour « oublier » les détails de toute cette histoire de merde, ça va pas arranger les choses. J’espérais avoir au moins une piste par vous…Mais je vais pas avoir le choix de classer l’affaire…

 

Je me murais dans le silence, conformément à ce qui me liait au contrat signé. Le policier reprenait alors, avant de m’inviter à sortir :

 

 - Dites-vous une chose, que ce soit vous, vos patrons et les miens. Un jour, je saurais ce qui a déclenché tout ce foutoir. On m’a interdit de voir les cadavres du matou, et celui de l’autruche, de peur sans doute que je découvre quelques secrets interdits. Mais un jour, je découvrirais ce qui s’est tramé ce jour-là, et pourquoi tout un studio a été décimé par un seul gars de manière horrible. Jamais j’ai vu un tel carnage dans toute ma carrière. Et pourtant j’en ai vu des horreurs… Mais bon, j’en ai fini avec vous… Vous pouvez partir…

 

Je me dirigeais alors vers la porte, prêt à revenir à mon quotidien. Quand le policier m’interpella à nouveau :

 

 - Au fait, on va sûrement vous l’apprendre, mais l’émission a été annulée, pour, je cite « discordances artistiques » entre la production et les auteurs. Une bonne manière de noyer le poisson. Ah, j’oubliais :  l’épisode que vous étiez en train de tourner, lui aussi, la vidéo a « disparue ». Sur ce, bon vent à vous. Mais si la mémoire vous revient pour m’éclaircir sur tout ça, vous connaissez le chemin…

 

Je partais donc du commissariat, avec des dizaines de questions en tête. Je me demandais pourquoi le gluon n’avait plus donné de signe de vie. Pourquoi il n’avait pas cherché à ranimer le corps de Groucha ? Je supposais que l’état de ce dernier, mitraillé des centaines de fois, était inutilisable pour le faire « fonctionner » par le gluon démoniaque qui avait pris possession de lui. Mais en ce cas, qu’était-il advenu de lui ? Avait-il été détruit par le feu avec les corps de Groucha et Lola ? J’avais appris que les deux, ainsi que tous les objets ayant bénéficié de la vie, avaient tous été brûlés, réduits en cendres. Et s’il était toujours quelque part, s’était-il immiscé dans le corps de quelqu’un d’autre ? Un humain cette fois. Tous les scénarios étaient possibles, et je pense que je ne saurais jamais ce qui en est.

 

Mais maintenant que je suis libre de toute contrainte, après d’autres années ayant suivies ce jour à travailler pour la RTBF, je n’ai plus d’obligation de me taire, et j’ai décidé de révéler la vérité sur le pourquoi de l’arrêt de Téléchat, de manière aussi soudaine, en prenant le prétexte que le show était arrivé à son terme de succès et d’intérêt pour le public. Je suis conscient que toutes les révélations que je vous ai données sont dingues, pouvant sembler venir de l’esprit d’un dérangé. Vous êtes libres de me prendre pour tel. Mais vous êtes loin de savoir tout ce qui se passe derrière les tournages d’émissions TV, aussi adorables et innocentes qu’elles semblent être. Il y a parfois des secrets se cachant les concernant, et donnant une vision complètement différente de la réalité qu’on essaie de nous faire croire. Pensez-y la prochaine fois que vous verrez un programme dont vous trouverez la qualité de maquillage ou d’effet spécial hallucinant, ou des marionnettes plus vraies que nature…

 

Publié par Fabs

13 août 2023

SUCCESSION-Jeff the Killer's Legacy (Partie 2)

 

Durant les premiers mois de ma détention, je suis passé à un cap supérieur de ma fusion avec Jeff : il me rendait visite. Il était identique à l’image que j’avais eu de lui en lisant et relisant sa creepypasta, bien qu’ayant un aspect éthéré, propre à ce que beaucoup désignent comme des esprits, des fantômes, des apparitions. Mais dans son cas, ce n’était pas ça. Les créatures fantomatiques ont cette forme car ils étaient à l’origine des hommes ou des femmes, ils avaient une existence humaine. Jeff, lui, n’était qu’un être de fictif, né de lettres mises bout à bout sur le clavier d’un ordinateur. Il n’était pas sur le même plan astral que quelqu’un qui avait été vivant, né selon le processus naturel propre aux humains. Il était à la foi là, devant moi, et en même temps, je savais qu’il était à des milliers de kilomètres de moi. Impalpable et invisible pour toute personne qui n’avait pas cette connexion avec lui. Au contraire de moi.

 

Malgré son allure à semi-transparente, malgré les formes que je voyais en lui, celles de toutes celles ayant été endormies pour l’éternité par ses mains et qui semblaient nager dans son corps dans une valse infinie, je pouvais le toucher, l’entendre rire, parler avec lui. Il en était de même de sa part sur mon corps. Ce fut le début d’un apprentissage privilégié. Il fut mon maitre, et j’étais son élève. Je devais profiter de mon séjour en ces lieux pour devenir son incarnation à part entière. Il voulait s’en assurer. J’ai eu l’impression qu’il était en quelque sorte celui qui était chargé de surveiller le fil de ma vie, et parce qu’il l’avait touché, pour une raison qui m’est encore obscure aujourd’hui, cela avait eu une influence sur mon destin, avant même je sorte du ventre de ma mère. Nombre de jaloux du choix qu’il avait fait envers moi diraient que j’étais son jouet, sa marionnette, pendant au bout du fil qu’il dirigeait tel un virtuose du maniement de pantins.

 

Mais ne sommes-nous pas tous des pantins au fond ? Nous avons tous un fil au-dessus de nos têtes, qui que nous soyons dans le monde, relié à un marionnettiste qui nous manipule sans qu’on s’en doute. Je ne sais pas ce qui avait été la cause de m’adjoindre Jeff comme maître de mon fil. J’imagine que les lois régissant ceux ayant l’honneur de surveiller et agir sur ces fils dépassent tout entendement humain. Peut-être que Jeff a toujours existé, et que c’est un autre gardien de fil qui a fait naître son image et son histoire dans le cerveau de la personne ayant fait de lui une des figures majeures du creepypasta. Afin qu’il devienne à son tour un gardien de fil. Lassé de n’être que ça, un gardien et un personnage imaginaire, il a profité de l’inattention des êtres supérieurs à l’origine de l’existence de notre monde pour devenir quelqu’un de vivant, avec son propre destin, échappant à la loi de ce lieu nous ayant définis tel que nous sommes. Nous, les êtres humains.

 

Il en est sans doute de même pour les autres figures légendaires du creepypasta. J’ai déjà eu connaissance de témoignages de personnes assurant avoir rencontrées Siren Head, le Rake, Ticci Toby, Suicide Sadie, ou d’autres légendes dans la vie réelle, provoquant railleries de la part de ceux et celles se nommant des « rationnels ». Mais la rationalité n’existe que pour les personnes qui y croient. Ceux que l’on désigne comme fous ne sont rien de plus que ces gens qui, comme moi, ont été choisis pour devenir l’incarnation réelle de ces personnages dans le monde des hommes. Pour les moins chanceuses de ces personnes, elles n’ont fait qu’être amenées à croiser ces incarnations disséminées aux 4 coins du globe. Les vrais fous, ce sont tous ces soi-disant scientifiques qui ne croient pas à ce qu’ils ne comprennent pas, disant que ces témoignages ne sont que les divagations de personnes en manque de notoriété, et voulant se faire un nom dans l’histoire. Mais moi, je suis bien placé pour savoir que toutes ces personnes affirmant avoir croisé ces créatures, ces personnages, sont bien loin d’êtres folles. J’allais bientôt, à l’issue de mon apprentissage particulier dans mon esprit, augmenter encore plus la longue liste de ceux et celles qui serait les élus. Choisis pour croiser le chemin de ceux et celles que l’on nomme les légendes du creepypasta, et inscrits dans l’une ou l’autre des catégories que le destin leur avait octroyé dès leur naissance : les victimes et les survivants. 

 

Pour revenir au moment où Jeff a fait son apparition au sein de ma cellule, à l’insu de tous ceux surveillant mes moindres faits et gestes, les yeux braqués sur les images projetées par les caméras de mon « lieu de vie », cela s’est fait par étapes. Sans doute pour m’habituer peu à peu à sa présence. Cela a commencé par son visage apparaissant sur les murs capitonnés autour de moi, agrémentés d’une main, un bras, posant un doigt sur sa bouche ensanglantée, conforme à son imagerie présente partout sur le Net, et m’indiquant d’être discret. Je savais être surveillé de près la nuit, période propice où la plupart des « invités » des lieux supportant mal la visite de leurs professeurs invisibles, montraient parfois leurs faiblesses. Beaucoup d’entre eux, persuadés par des docteurs ou des infirmiers que ce qu’ils voyaient n’étaient pas la réalité, essayaient de faire fuir ce qu’ils pensaient être des créations de leur esprit, fonçant sur les murs de leurs cellules, et obligeant à une intervention, souvent musclée, du personnel à charge de les ramener à un certain calme.

 

Il n’y avait guère que ceux comme moi qui savaient que ce qu’ils voyaient n’étaient pas des fantômes ou des hallucinations. Mais aucune des personnes en habits blancs qui affirmaient tenter de nous aider à aller mieux n’était disposé à me croire, moi et mes semblables. Avec le temps, voyant que je m’habituais à sa matérialisation, Jeff s’est montré totalement à moi. Il était magnifique dans son sweat à capuche blanc, teinté de taches de sang ça et là, son célèbre couteau à la main à la lame d’un rouge écarlate à son extrémité. Une aura noire l’entourait, majestueuse et mouvante, son regard étincelait, et je ressentais son sourire comme un présent d’une infinie rareté. Seuls ses victimes pouvaient habituellement être les bénéficiaires de ce sourire, juste avant qu’il leur offre la chance d’être projetés dans le sommeil après sa fameuse phrase : « Go to Sleep ». Il s’approchait, cette fois sans m’inviter à me taire, pour être sûr que j’étais disposé à accepter son existence.

 

Bonjour à toi, Jérémy. Je ne me présente pas : tu sais déjà qui je suis, bien sûr. J’ai suivi ton évolution pour que puisses devenir mon incarnation.

 

-    Jeff… C’est vraiment vous ? Vous êtes bien réel ?

 

Il se mit à rire, amusé de ma question.

 

 - Non, je ne suis pas réel. Pas encore. C’est toi qui me permettra d’être un être de chair et de sang au sein de ce monde. Toi que j’ai choisi pour devenir mon successeur. Quand j’aurais fini ton apprentissage, en t’approchant de la perfection de ma personnalité, de mon idéal de vie, je disparaitrais. Ce sera le signe que tu n’as plus besoin de moi, car tu sauras déjà tout de moi. Tu seras moi.

-         

Je le regardais, écoutant sans cesser de le fixer, ayant encore du mal à croire qu’il se trouvait devant moi. Je ne pouvais pas dire en chair et en os, car ce n’était pas le cas, mais pour moi, c’était du pareil au même. Jeff voyais que j’avais encore besoin de l’assurance de sa présence et que ce n’était pas une projection de mon esprit, à cause de mon désir tellement puissant de croire en son existence.

 

Tu peux toucher mon visage. Doucement. Il ne faut pas que tu l’abîmes. C’est ma marque de fabrique, et j’y tiens. Tu seras le seul à qui je permets ce petit écart, mais ce sera la seule fois. Alors savoure cet instant de privilège de mettre ta main sur mon auguste face…

 

Je n’avais même pas les mots pour répondre à cette invitation. Je pouvais vraiment toucher Jeff, son visage, ses balafres que j’avais pris grand soin d’imiter à la perfection. En réduisant la distance me séparant de lui, je le voyais admirer le mien, étendant encore plus son sourire, semblant pleinement satisfait de ce qu’il voyait. Je décelais une forme de fierté dans son regard sur moi, du même ordre qu’un potier face à sa plus belle pièce, à un peintre devant ce qu’il considérait comme le chef d’œuvre de sa carrière. Pendant que je touchais son visage, mon corps tout entier se mit à frissonner, ressentant une excitation au fait de pouvoir poser ma main sur mon idole.

 

Ce plaisir redoublait quand Jeff faisait glisser la lame de son couteau sur les traits de mon propre visage, comme le ferait un artiste pour juger de la perfection de sa création. C’est le sentiment que j’ai eu en tête à cet instant. Cela dura quelques secondes seulement, mais suffisantes pour en garder un souvenir impérissable. Jeff baissa ensuite son couteau plus bas, le plaquant contre ma poitrine, puis repoussant mon corps lentement, sans animosité. Juste pour me faire comprendre que mon « présent » était arrivé au bout de son temps. Je comprenais le message, retirait ma main, et me reculait doucement, tout en continuant de fixer Jeff.

 

 - Cette petite mise en matière terminée, tu sais désormais que je suis bien ce que tes yeux montrent. Pour toi, je suis un être physique que tu peux toucher, entendre parler, sentir la respiration. Les autres ne verront que du vide et rien d’autre. Comprends-tu cela ?

 

Oui… Oui, bien sûr. Mais vous parliez d’apprentissage il y a quelques instants… Comment allez vous procéder pour que j’atteigne le niveau voulu pour devenir votre incarnation de manière définitive ?

 

Jeff souriait à nouveau, montrant être ravi de ma question :

 

J’attendais que tu me le demandes. Ce sera très simple. J’agirais au sein même de tes songes. Il me suffira de pointer la lame de mon couteau sur la peau recouvrant ton cœur, en faire couler un léger filet de sang, pour que je puisse pénétrer et contrôler tes rêves. Tu seras le seul à voir ce sang, personne d’autre. Avec moi, bien évidemment. Je te ferais vivre mes meurtres, ceux qui ont fait mon prestige. Dans votre monde, ils sont fictifs, n’étant que des mots qui ont été tapés sur un clavier pour s’afficher sur un écran. Mais dans d’autres mondes, ils ont été tout ce qu’il y a de plus réels. 

 

Vous… Vous voulez dire un peu comme le Multiverse de Marvel et DC ?

 

Jeff souriait à nouveau, en même temps qu’il rapprochait sa lame de moi.

 

 - C’est un peu ça. Et pas tout à fait. Mais t’expliquer ce qui en est serait complexe, et je ne suis pas sûr que tu comprendrais toutes les subtilités. Disons qu’en ce moment, je commets mes meurtres sur d’autres plans dimensionnels, simultanément, dans une sorte de boucle temporelle, qui est elle-même enfermée dans une autre, et ainsi de suite. C’est comme une Inception, si tu connais le principe, mais en plus profond encore. Et ne se limitant pas à la mémoire d’un seul individu, mais à plusieurs, au même moment. Chacun ressentant les mêmes émotions en l’espace de quelques milliardièmes de secondes. Quand une boucle s’achève, prête à recommencer, une autre a déjà débutée, s’enchevêtrant dans une autre. Il y a d’autres éléments qui se mêlent à ces actions, et permettant au tout d’exister, mais tu n’en comprendrais pas les subtilités… Je vais te faire plonger dans une de ces boucles, et tu va revivre les actions de mes autres moi d’il y a un temps s’étant déjà passé, mais se déroulant au même moment que celui après où tu seras envoyé.

 

Je ne suis pas sûr d’avoir tout compris, mais si c’est la marche à suivre pour que je devienne votre incarnation dans mon monde, dans mon époque, dans cette boucle temporelle, telle que vous l’avez indiqué, je suis prêt à commencer.

 

Je t’avais dit que ce serait trop compliqué à concevoir le principe. Ne cherche pas à le faire : cela pourrait briser ton cerveau. Tes semblables s’étant enfermés dans une forme de mutisme, de silence perpétuel, enfermés dans les mêmes lieux que ceux-ci, et certains au-dehors, sont devenus ainsi parce que leur cerveau a essayé de comprendre les boucles, au lieu de se contenter de les vivre comme je vais te demander de le faire. Cela les a brisés de manière définitive. Leur corps vit toujours au sein de ton monde, mais leur esprit, lui, est perdu dans des multitudes de moments de leur vie qu’ils revivent à l’infini, en même temps, dans plusieurs temporalités se mêlant. Ne cherche pas à faire comme eux. Tu es un élève doué. Je sais que tu sauras te limiter à vivre ces plongées.

-        

Jeff enfonçait un peu plus la pointe de sa lame dans mon corps, tout en continuant son explication.

 

Pour t’habituer, je t’enverrais au cœur de ces boucles pendant ce qui représente quelques secondes de ton monde. Histoire de voir si ton cerveau tient le choc et que ton esprit ne cherche pas à commettre la même erreur que ceux que je t’ai évoqués. Au fur et à mesure de ton expérience, j’augmenterais les périodes de plongée par jour. Quand tu auras acquis mes différentes existences, elles se fondront en toi l’une après l’autre. Jusqu’à ce que tu en vienne à ne plus les percevoir. Quand ton esprit ne sera plus en mesure de me voir dans aucune boucle, c’est que l’Ascension aura été accomplie : tu seras devenu moi, tu auras acquis tout ce qui me donne mon existence, mon intellect, mes objectifs, la signification des bulles de sommeil. Quand tu ne me verras plus, tu pourras sortir d’ici, et débuter ta légende. MA légende…

 

C’est ainsi que mon « ascension » a débutée. Plusieurs fois, j’ai bien failli me perdre, mon esprit peinant à comprendre ce principe de plusieurs boucles en une fonctionnant dans différents plans dimensionnels, mais se mêlant les unes les autres dans une période qui me semblait être une infinité. Mais j’ai tenu bon, faisant le bonheur de mon « professeur ». Il m’est arrivé de voir d’immenses flaques de sang sur le sol, sur les murs, sur mes habits, mon visage, partout, une fois revenu dans ma cellule, dans notre monde, notre temporalité. Mais Jeff me rassurait, m’assurant que ce processus était normal au début : c’était le signe que je m’habituais à « vivre » ses autres lui et que je commençais à rapatrier certaines de ces personnalités au sein de mon plan dimensionnel. Il me précisait que plus ma cellule se remplirait de sang, plus ce serait la preuve que j’avais assimilé d’autres « Jeff ». Il me faudrait continuer jusqu’à ce que plus aucune surface des lieux ne soit pas garni de rouge.

 

Quand j’en serais arrivé à ce stade, Jeff, celui de ma temporalité, disparaîtrait à son tour. C’était à la fois terrifiant, et fascinant. Jeff m’assurait qu’une fois l’ascension établie, les boucles ne seraient plus accessibles, car intégrées à mon moi, à mon corps, à mon esprit. Il ne me serait visible que les bulles de sommeil, là où je devais envoyer ceux et celles que j’avais choisi pour s’y rendre. Chaque bulle était différente et elles étaient réservées à une catégorie bien distincte de personnes. Cela aussi, une fois atteint « l’ascension », je comprendrais leur rôle, leurs différences, et à quelles personnes elles s’adressent. Tout comme la manière d’y envoyer une personne désignée. Il me précisait qu’une fois envoyée quelqu’un dans une de ces bulles de sommeil, je ne pouvais pas faire machine arrière. Si je considérais avoir fait un mauvais choix de destination concernant un « élu », il me faudrait l’accepter. Une fois qu’un corps avait été endormi, on ne pouvait plus le réveiller.

 

Mais pour pouvoir envoyer ces personnes dans les bulles de sommeil que je leur aurait désignées, il me fallait un outil. Une lame comme celle qui m’avait servi à parfaire mon si beau visage. Jeff insistait sur le fait qu’il fallait que ce soit une lame pure, n’ayant jamais été utilisée pour tuer auparavant. Je lui disais que je savais où trouver une telle lame, différente de celle qui m’avait déjà servi avant de venir dans mon antre d’apprentissage. Un étui de coutellerie que mon père comptait offrir à mon frère, celui-ci ayant le rêve d’ouvrir sa propre boucherie. J’avais promis de garder le secret sur ce présent prévu au départ pour son 18ème anniversaire. Avant qu’il soit envoyé en prison, alors que c’est moi qui aurait du y aller. Enfin, au vu de mon âge, j’aurais été dirigé vers un centre de redressement plutôt que la prison. Quoi qu’il en soit, mon frère étant toujours emprisonné et mes parents attendant vraisemblablement sa sortie pour lui offrir, l’étui devait toujours être à sa place.

 

Cependant, avant d’obtenir cet outil, il me faudrait en avoir un de substitution pour le jour où j’aurais atteint l’ascension, et qu’il me faudrait sortir des lieux où je me trouvais. Là encore, c’est Jeff qui m’enseignait comment fabriquer une arme de fortune pour me permettre d’accéder au-dehors le moment venu. Je n’étais pas enfermé 24/24 dans ma cellule. Dans le cadre de ma guérison, je devais subir un entretien avec le docteur chargé de veiller à l’évolution du traitement m’étant administré par les infirmiers, lors de leur venue pour m’apporter mes repas. Ces entretiens se déroulaient dans son bureau, une vraie mine pour constituer une arme, sans que cela se voie. Je profitais de certains moments d’inattention de sa part pour m’emparer d’objets à priori anodins, mais qui, assemblés avec d’autres, pouvaient servir à confectionner une arme suffisamment tranchante. Un bâtonnet de colle, des cartes de visite, un bouchon de stylo bille.

 

Ayant remarqué que certains stylos billes étaient dépourvus de capuchons, j’en concluait que le docteur ne verrait pas la différence si un stylo de plus se retrouvait dépourvu de protection. Quand à la colle et les cartes de visite, il y en avait toujours plusieurs. Je doutais qu’il soit perfectionniste au point de s’apercevoir qu’il manquait un bâtonnet au milieu des 3 ou 4 qu’il avait régulièrement sur son bureau. Les cartes, elles, étaient toujours constituées de plusieurs dizaines d’exemplaires. En prenant 2 ou 3 cartes à chaque visite, cela passait totalement inaperçu. Bénéficiant aussi de courts séjour au sein d’une cour intérieure, j’utilisais ces moments pour récupérer discrètement des petites pierres rondes. Assez petites pour ne pas qu’elles puissent former une bosse voyante dans la poche de ma tenue.

 

 Ainsi, tout en me familiarisant avec les boucles temporelles, je m’affairais à mettre au point ma future arme, qui se complétait avec ma demande d’avoir du papier journal pour occuper mes journées au sein de ma cellule. Devant l’apparente inoffensivité de ma requête, le docteur ne vit pas d’objection à me faire procurer ce matériel, prévu pour faire des origami, après que je lui ai expliqué ma passion pour cet art. J’offrais même, de temps à autre, certaines de mes œuvres aux infirmiers ou à l’attention du docteur, de manière à montrer l’innocence de ma démarche. En plus de ça, mes « clients » montraient toujours une grande satisfaction à mes cadeaux, et le docteur voyait même en cette activité une preuve que ma guérison s’effectuait dans le bon sens. 

 

Ce que tous ne voyaient pas, profitant de mes tas de journaux et me mettant dos aux caméras, celles-ci n’étant qu’au nombre de deux et placées de chaque côté de la porte de la cellule, c’était que je mâchait certaines feuilles de journal, après les avoir découpées en fines languettes. Je les faisaient sécher en les plaçant sous mes draps quand je me couchais, après les avoir disposées dans mes poches sans que personne ne se doute de rien. Les cartes de visite, je les pliais de manière à leur donner une forme triangulaire, ce qui serait la base de mon arme. J’utilisais la colle pour les fixer entre elles. Quand les languettes de papier mâché furent sèches, je les disposaient sur la surface formée par les cartes de visites, elles-mêmes humectées auparavant. Un bâtonnet vide formait le manche de ma future arme, dans lequel je disposais les petites pierres rondes récupérées dehors, afin d’offrir le poids nécessaire au manche pour équilibrer le poids de ce qui constituerait la lame. Le capuchon de stylo servait à lisser la disposition des languettes de papier mâché, qui, en séchant sur les cartes de visites, durcissaient. L’action du capuchon permettait, à force de frottement à répétition, d’affûter les bords, et leur donner petit à petit un certain tranchant.

 

Vous allez me dire : pourquoi autant d’efforts, puisque le docteur semblait se satisfaire de mon état de guérison apparent ? Il m’aurait suffi d’attendre de le convaincre de mon état de santé favorable à une sortie. Oui, c’est vrai que j’aurais pu faire de cette manière. Mais pour parfaire mon apprentissage, une fois maîtrisé les boucles temporelles, et me rapprochant de m’approprier l’esprit de Jeff tel que ce dernier le souhaitait pour le représenter au sein de notre espace dimensionnel, il me fallait me prouver à moi- même que j’étais digne de Jeff en débutant ma légende par un coup d’éclat. Les premières élus au Grand Sommeil seraient donc les quelques membres du personnel présent le jour de l’évasion que j’avais prévu. Une évasion qui ferait sûrement grand bruit et ferait débuter mon mythe. C’était primordial pour montrer que Jeff the Killer n’était plus un simple personnage né d’Internet, mais qu’il était désormais bien réel et prêt à faire bénéficier ceux et celles qu’il jugeait digne de s’endormir.

 

Il me fallut plusieurs mois de dur labeur et de patience pour arriver à confectionner ce premier outil, doublé de prudence pour toujours montrer mon dos aux caméras. Fort heureusement, le fait que j’usais de cette position quand j’étais affairé à faire à la fois mes pliages me servant de leurre, et ce qui me permettrait d’assembler mon arme, ne constitua jamais une once de doute ou de suspicion sur mes activités réelles au sein de ma cellule. Le simple fait de fournir régulièrement mes petits origamis suffisait à endormir leur méfiance. En attendant de les faire goûter au sommeil plus profond auquel je les destinais. A chaque étape, je procédais de la même manière, me servant soit de mes poches, ou bien cachant les éléments sous le haut de ma tenue, jusqu’à ce que je me retrouve dans mon lit. Là, je prenais l’excuse de mouvements brusques, pouvant passer pour des insomnies légères, afin de placer l’élément fait dans la journée sous le matelas de mon lit. Ceux-ci n’étaient jamais fait ni vérifiés par les infirmiers, car pensant qu’aucun outil ou arme ne pouvait être présent dans la pièce au vu de ce qu’il supposait être une surveillance suffisante auprès de tous les « malades ».

 

Il arriva un moment où je remplissais tous les espoirs que Jeff avait en moi lors de mon long processus d’apprentissage, année après année. Mes plongées se faisaient allongées sur mon lit, les yeux fermés, obéissant aux consignes de Jeff. Ainsi, mes voyages passaient pour de longues siestes aux yeux des caméras, sans se douter que je me transformais petit à petit en une légende du Creepypasta. Finalement, au bout de 6 ans, je ne voyais plus mon mentor : ni dans les différentes boucles, se réduisant au fur et à mesure de mes expéditions mentales, ni devant mes yeux lorsque je revenais de celles-ci. Je regrettais un peu le fait de ne plus avoir de discussions passionnantes avec mon idole. Des moments forts où je lui évoquais d’autres de ses « collègues », dont certains avaient déjà leur incarnation réelle dans notre monde. Comme Slenderman ou Siren Head, entre autres. Il se passionnait pour mes révélations, se montrant très intéressés par le fait que d’autres créatures nées de l’imagination aient pris une forme physique. Et au vu de leur aspect nettement moins humains, il se posait la question sur la manière d’incarnation choisie par leurs homologues.

 

Avaient-ils pris comme base des êtres humains, et les modelant au fur et à mesure des voyages dans les boucles ? Ou s’étaient-ils servis d’une toute autre méthode que celle qu’il m’avait fait suivre ? Je voyais des flammes dans ses yeux dans ces instants, me procurant un ravissement savoureux. Heureux d’avoir offert du plaisir à mon idole, celle qui m’avait choisi pour suivre ses traces. Mais toute chose à une fin : je perdais peu à peu ces instincts humains de plaisir de satisfaction. Ou plutôt, d’autres naissaient en moi, en même temps que je maîtrisais les plongées pour finalement voir toutes les pensées de Jeff devenir miennes, effaçant les bribes d’humanité inutiles à ma future mission, au sein de mon esprit. Je percevais le monde d’une autre façon, mon regard s’épanouissait, mes gestes devenaient plus précis dans mes songes. Mais il me restait à savoir si ce serait le cas en mode réel face aux futures personnes à qui je devrais offrir le Grand Sommeil. A la fin de cette phase où je devins définitivement Jeff, comme celui-ci me l’avait indiqué, je comprenais ce qu’étaient les bulles de sommeil dont il m’avait parlé. Notamment leurs rôles respectifs et la manière d’y envoyer ceux et celles que j’avais choisi.

 

Il y avait d’abord la Bulle 1 : celle de la famille. Une bulle réservée, comme son nom l’indiquait, aux membres de son entourage proche. Mère, père, frère, sœur, fils, fille, oncles, tantes… Tout ce qui constituait le cercle familial. La Bulle 2 était celle des Guides : ceux qui avaient contribué à faire naître ce que j’étais. Une bulle dans laquelle seraient plongés John, Mark et Douglas. Comme dit auparavant, bien que mon ancien moi avait pu, à un moment, les détester pour ce dont ils avaient été responsable, ce que j’étais désormais ne pouvait que reconnaître leur rôle primordial dans ma transformation. Sans leurs actions, je ne serais pas devenu Jeff. Dans le même temps, bien qu’étant devenu Jeff à part entière, il me restait tout de même quelques traces de mon ancien moi. Et l’idée d’associer la technique propre à les envoyer dans la bonne bulle de Sommeil qui leur était destinée ne m’empêchait pas de répondre aux attentes de mon moi intérieur, demandant à ce qu’un traitement de faveur particulier leur soit attribué. Et je savais déjà lequel.

 

La Bulle 3, c’était celle réservée au Cercle des Admirateurs. Se retrouvait dans cette bulle toutes les personnes qui montreraient une fascination sans borne pour mon « travail », pouvant même m’aider à atteindre d’autres élus au Grand Sommeil. Les envoyer dans cette bulle constituait leur juste récompense. Dans la Bulle 4 était envoyées les Dignes. Ceux et celles aux attitudes montrant une certaine attirance pour le meurtre, les affaires criminelles, et tout ce qui s’y rapportait de près ou de loin. La Bulle 5, elle, était celle des Artistes. Une bulle prévue pour ceux montrant une passion pour un art, un loisir, ou un intérêt majeur pour le désir suscité par son compagnon, homme ou femme. La bulle 6 était moins gratifiante : c’était celle des Rejetés. Des vies mornes et maussades, ne montrant pas de passion pour quoi que ce soit, même pas pour le sang et la mort. Ne voulant vivre que pour des choses aussi insignifiantes que la nourriture, la boisson ou d’autres éléments détestables. La Bulle 7, enfin, est la plus basse, et s’y retrouvent les Traitres, ceux et celles m’ayant manqué de respect, moi ou mes semblables, insultant ma famille, mon rôle, ou pire encore : mon physique.

 

Pour être tout à fait honnête, il y a un autre espace où peuvent se retrouver certains élus : le néant. C’est un espace sans fin, sans sol, où les corps ne trouvent jamais le repos. C’est l’endroit où sont envoyés ceux ayant été marqués d’une lame non pure, et ne pouvant donc prétendre rejoindre une bulle de sommeil. Ce serait le cas de ceux que je devrais endormir au sein de l’établissement où j’avais effectué mon apprentissage, du fait de ma lame fabriquée de manière artisanale et non conventionnelle. En même temps, je n’aurais pas vraiment de regret de les y envoyer. Après tout, d’un point de vue général, ils n’ont jamais véritablement montré la moindre tentative pour comprendre ce que j’étais, et pourquoi j’avais modelé mon visage, pourquoi je vouais une admiration sans borne à Jeff, au point d’avoir su écouter cette petite voix en moi qui me disait de devenir son incarnation et qui a fini par le faire apparaître devant moi pour me servir de mentor.

 

Ils n’ont fait que se fourvoyer en refusant de se rendre à l’évidence et me reconnaître pour ce que j’étais amené à devenir. Bien qu’ayant contribué, malgré eux, à ce que je parvienne à devenir ce à quoi j’aspirais, à savoir être l’incarnation de Jeff en ce monde, il n’en reste pas moins qu’ils ont représentés aussi un obstacle à mon épanouissement. Sans les barrières de compréhension qu’ils ont dressées sur leur chemin, je n’aurais pas eu besoin de recourir à des méthodes peu glorieuses pour obtenir l’Ascension voulue par Jeff. Ils ont été un frein. Et leur destin pas très envié, ce n’est que le résultat de leur arrogance, leur stupidité et leur volonté de nuire à ce que j’étais appelé à être. Je fournirais un effort pour le docteur, en lui accordant un destin moins dur, pour lui permettre de mieux supporter sa présence au sein du Néant, ne serait-ce que pour l’aide involontaire qu’il m’a apporté en me fournissant sans le savoir le matériel nécessaire pour la confection de mon arme première. En attendant que je me procure une arme digne d’envoyer les élus dans les bulles de sommeil qui leur conviennent.

 

Il me fallait encore trouver le jour idéal pour partir et débuter ma quête, ma mission, mes premiers pas en tant que Jeff the Killer de notre réalité. Un jour où le personnel serait réduit, afin de ne pas avoir d’obstacles en nombre trop important pour me diriger vers le destin qui m’attendait et impliquant de me rendre en premier lieu chez mes parents. Je m’étais promis qu’en remerciement de la vie qu’il m’avaient donné, de leur soutien permanent, je me devais de leur offrir un départ vers le Grand Sommeil digne d’eux, et surtout qu’il aient la priorité vers la Bulle de Sommeil leur étant destiné. Le personnel de la prison blanche qui m’avait servie d’ascenseur pour m’élever partiraient les premiers, mais comme ils seraient envoyés en direction du Néant, avec une lame non-pure, ça ne comptait pas. Ce qui importait c’était l’outil indispensable pour l’envoi dans les Bulles. L’arme barbare et dépourvu d’esthétique que j’avais fabriquée n’avait pas matière à être considérée comme cet outil destiné à être le prolongement de mon bras et ma main, tel que mes différentes phases de contact avec Jeff me l’avait enseigné.

 

Il n’y avait pas de calendrier dans ma cellule, mais il se trouvait que le bureau du docteur où je me rendais régulièrement en possédait un. Je déterminais la date parfaite pour ma sortie future : le week-end des festivités du 4 juillet. Je savais que chaque année un congé exceptionnel était attribué au gros du personnel à cette occasion. Seul restait au sein du bâtiment le « strict minimum » pour le soin des pensionnaires : juste quelques infirmiers en nombre très réduit. Des personnes n’ayant pas de famille avec qui fêter ce jour, ou n’étant pas particulièrement empreint d’un esprit patriotique prononcé, et pour qui travailler ce week-end particulier ne représentait pas un problème majeur. Et surtout, elles y voyaient l’occasion d’être payées double, les motivant à se priver d’une fête qui, de toute façon, n’occupait pas une place importante à leurs yeux. Le docteur lui aussi resterait, afin d’assurer le suivi habituel des patients, tout en s’occupant de la partie administrative, dont était chargé en temps normal des secrétaires médicales passant le plus clair de leur temps enfermées dans un petit local de quelques mètres carrés.

 

J’ai profité de mes visites auprès du docteur pour observer le calendrier, afin de me situer dans le temps et compter dans ma tête les jours restants jusqu’à ma libération. Une période que je trouvais plus longue que toutes celles où je parcourais les différentes boucles temporelles pour mon entraînement à part, celui me menant peu à peu à devenir ce que je suis aujourd’hui. Ces journées étaient ponctuées de ces voyages, occupaient mon esprit ainsi que mon corps à l’intérieur de ma tête. Ce qui fait que je ne voyais pas le temps passer. Tandis que là, j’en étais réduit à compter les heures, les minutes, les secondes chaque jour passant, afin de garder le fil du temps me séparant de mon objectif de sortie. C’était presque une torture mentale de résister à avancer ce moment, et me retrouver au plus vite auprès de ma famille afin de lui donner son ticket pour le Grand Sommeil sans attendre. Mais je savais que faire cela me conduirait à un échec.

 

 Pas que je craignais d’affronter ceux se montrant à moi en nombre dans les couloirs. Non, rien de tel. Si je pensais cela ne serait-ce qu’une minute, ce serait avouer ma faiblesse et mon manque de conviction à mon rôle d’incarnation de Jeff. Ce qui ne serait pas acceptable, aussi bien pour moi, que pour les nombreux fans de Jeff à travers le monde. Des personnes que je savais pouvoir se remplir de joie en apprenant que leur idole, tout comme je l’avais été avant elles, était devenu un être de chair et de sang, et non plus parqué dans les pages d’un site web. Ce qui me posait problème, c’était le nombre de personnes qui risquaient de se trouver plongées dans le Néant, du fait de leur envoi par ma lame archaïque. Mon statut d’incarnation de Jeff m’obligeait à fournir à son image, sa réputation, une certaine prestance, une aura indéfectible aux yeux de tous. Et pour cela, je devais limiter le nombre de personnes ne pouvant accéder au Grand Sommeil à cause de l’utilisation de cette lame provisoire. C’était une question de prestige avant tout, pas une question de peur en soi ou de réserves quant au fait de rougir plus que de raison les sols et les murs de ces lieux.

 

Finalement, la date arrivait. J’étais impatient au même titre qu’une jeune groupie attendant l’heure de commencement du concert de sa star préférée. Je ne dirais pas que j’avais un esprit identique à cette image, mais ça s’en rapprochait. J’étais surtout pressé de revoir ma famille, et mon frère. Je savais que son temps d’emprisonnement s’était terminé depuis déjà 3 ans. Je savais aussi par le docteur certaines nouvelles de mes proches. Ceux-ci n’ayant pas l’autorisation de me rendre visite, car on craignait que leur vue, leur présence devant moi, ne puisse me provoquer un choc pouvant annihiler mes progrès constatés par le personnel. J’avais eu connaissance de son retour à notre maison, de la reprise de ses études, interrompues à cause de « l’incident » lui ayant valu d’être envoyé sous les barreaux, suivi d’une formation pour lui permettre de suivre la voie professionnelle qu’il désirait, dans la boucherie. Il avait travaillé dur. J’étais fier des efforts de mon frère, fier des encouragements et des aides de mes parents à accomplir son rêve.

 

Je savais qu’il aurait sans doute voulu aller plus loin, ouvrir sa boucherie, avoir la joie de servir des clients au sein de sa propre enseigne. Mais dans le même temps, le moment était arrivé pour lui de se reposer. Je ne pouvais concevoir que mes parents soient séparés de lui au sein de la Bulle de Sommeil qui leur était destinés, pendant que Riley aurait l’image de cette séparation en tête chaque jour de son travail, et pouvant le perturber. Non, je ne pouvais permettre de faire souffrir mon frère de cette manière, en sachant qu’il devrait attendre des années avant de rejoindre nos parents. J’avais donc pris la décision qu’ils partiraient tous ensemble : c’était le cadeau que je me faisais la promesse d’offrir en souvenir de toutes ces années passées à leurs côtés, sacrifiant tout ce qu’il pouvaient dans le seul but de me rendre heureux. C’était à mon tour de faire un geste envers eux : ils méritaient amplement de savourer le silence et le repos.

 

En attendant de les retrouver, je me préparais au bon déroulement de mon plan. Toujours le dos aux caméras, j’avais récupéré mon outil dissimulé sous mon matelas et l’avais glissé entre le pantalon et le haut de ma tenue. Il était installé de manière à ce qu’aucun gonflement du tissu ne puisse être visible et trahisse sa présence. Ce qui aurait fortement compromis la suite des évènements. Mais les infirmiers officiant ici étaient loin d’être des modèles d’intelligence, ce qui réduisait encore plus mes bribes de culpabilité concernant leur envoi dans le Néant. Je devais mesurer ma chance d’avoir été envoyé ici, au sein de cet établissement figurant dans les « bas de gamme » en matière de sécurité et de méfiance. Le jugement qui m’avait été fait, par ceux m’ayant emmené il y a 6 ans sur ma propension à distiller le mal autour de moi, cela avait contribué à ce qu’ils me croient plus dans une position de victime de troubles mentaux propres à être soignés, plutôt qu’à me considérer comme quelqu’un pouvant se révéler être un danger potentiel pour autrui.

 

Puis, le déclenchement de toute l’opération se mit en place. J’entendais la serrure lancer le point de départ des festivités. Son cliquetis, suivit de l’apparition d’un infirmier venus m’apporter mon repas de midi, me mettait en alerte. J’observais à nouveau ma tenue, afin de vérifier qu’il ne pouvait être soupçonné la présence de mon outil, juste pour me rassurer du respect de la procédure de mon plan en tête. L’infirmier s’approchait sans méfiance, comme à son habitude. C’était Meadows, l’un de ceux ayant reçu nombre de mes cadeaux, ces origamis faits de papier journal servant de leurre à ce que je préparais depuis des mois. 

 

 - Hello, Jérémy. C’est l’heure de la bouffe. Tu vas être gâté aujourd’hui. Comme demain c’est jour de fête nationale, et que c’est moi qui était en charge d’élaborer les menus, je me suis dit que tu voudrais quelque chose à part.

 

C’est gentil, Meadows, merci.

 

Non, me remercie pas, vraiment. C’est la moindre des choses pour le plus adorable des pensionnaires d’ici. Celui qui me gratifie de ces magnifiques petites bêtes en papier. Comment t’appelles ça déjà ?

 

Des Origamis.

 

Ah ouais, c’est ça : O-ri-ga-mi. J’ai du mal avec les termes japonais. 

 

Justement, ça tombe bien : j’en ai fait un nouveau pour vous.

 

Arrête de me vouvoyer : on est un peu potes toi et moi, depuis le temps, non ? Et montre-moi ta nouvelle merveille.

-        

Je lui montrais alors ma création à son intention. Une girafe. Je savais qu’il aimait les animaux sauvages lui rappelant son pays natal. Celui qu’il avait dû quitter pour chercher le rêve américain qu’il pensait trouver. Au lieu de ça, il a galéré avant de pouvoir se trouver une place au sein d’une société où les nouveaux venus ne sont pas toujours bien considérés. Des années difficiles où il a finalement trouvé sa voie, dans le monde médical, et l’ayant conduit ici, en tant qu’infirmier. Il rêvait d’être psychiatre ou assistant social. Un truc dans le genre. Il aimait écouter les gens, les conseiller, leur donner confiance en eux, et il a tout de suite sympathisé avec moi. Il était différent des autres ici, et j’ai hésité quelques instants sur la suite à adopter.

 

 Je ne m’attendais pas à ce qu’il soit parmi le personnel restant ce week-end. J’aurais préféré que ce soit un autre envers qui j’aurais eu moins de remords à envoyer dans le Néant. Mais je ne pouvais plus reculer : les dés étaient jetés. Et surtout, j’avais hâte de retrouver ma famille pour leur offrir le Grand Sommeil. Il s’est alors approché, un grand sourire aux lèvres, les yeux brillants devant l’origami que je lui montrais. Je lui tendais alors cette petite sculpture de papier qu’il prenait dans ses mains, oubliant presque ma présence, tellement il était subjugué par ma création. Je glissais alors ma main sous le haut de ma tenue, afin de m’emparer de mon arme, puis appelait l’infirmier :

 

 - Meadows ?

 

Il se retournait alors à l’énoncé de son prénom, et sans lui laisser le temps de réagir, j’opérais à un vif mouvement de droite à gauche de ma lame sur sa gorge, tranchant cette dernière profondément, et faisant gicler du sang sur le sol et le blanc immaculé de mes habits. Ne pouvant plus parler, ses cordes vocales ayant été sectionnées en même temps que le reste, il tombait à genoux, tentant d’arrêter le flot de sang sortant de sa gorge en pressant ses mains dessus, tout en m’adressant un regard où se mêlaient surprise, incompréhension et terreur. Je me baissais au niveau de son oreille droite, afin de lui glisser ce qui allait désormais devenir la phrase me caractérisant, perpétuant l’existence de celui que j’incarnais :

 

   Go to Sleep…

 

Meadows basculait en arrière, ses mains lâchant son cou avant de s’affaler de tout son long, un long filet de sang coulant sur le côté de son corps, rougissant la texture capitonnée recouvrant le sol de la cellule, et cessant de bouger. Cependant, je voulais qu’il ait un traitement de faveur pour avoir droit à une forme de repos éternel. C’était quelque chose qui n’est normalement pas possible au sein du Néant. Je m’affairais donc à l’énucléer méthodiquement. Je pouvais me permettre de procéder à ce petit « plus », sachant que ce week-end particulier, il n’y avait personne qui surveillait les caméras, ce qui a rajouté à choisir cette période précise pour ma sortie. Une fois ses yeux sortis, je les ai disposés dans ses mains, fermant ces dernières. Ainsi, une fois dans le Néant, il ne pourrait pas voir toute l’horreur de sa situation, son corps flottant pour l’éternité dans un gouffre sans fin. Dépourvu de vue, il pourrait obtenir un simulacre de sommeil. C’était le moins que je puisse faire pour Meadows : il le méritait, à défaut de pouvoir lui réserver sa place dans une Bulle de Sommeil. Celle des Admirateurs qui aurait dû normalement être sa destination, au vu de la relation qu’il avait avec moi.

 

Après ça, je me relevais et me dirigeais vers le couloir, juste après avoir subtilisé le trousseau de clés de Meadows et ouvrant la porte de ma cellule. Celle-ci étant toujours refermée à clé après l’avoir franchie, suivant le protocole au sein de l’établissement. J’avançais lentement dans le couloir, arborant mon plus beau sourire, satisfait malgré tout de ce premier sommeil. Les autres qui se montreraient à moi par la suite ne bénéficierait pas de la même compassion de ma part. Seul Meadows avait fait preuve d’une certaine humanité envers moi. Tous les autres n’étaient que de petits toutous obéissant au docteur. Au départ, j’avais prévu ce traitement à celui-ci d’ailleurs, voulant lui offrir un séjour moins douloureux. Mais pour avoir choisi de placer Meadows sur mon chemin, je ne pouvais plus lui donner accès à ce privilège. Je ne pouvais pas lui pardonner de m’avoir obligé à envoyer au Néant quelqu’un comme Meadows. C’était impardonnable. Pour cette faute, le docteur serait réduit à la même chose que les autres inconscients qui tenteraient de bloquer mon accès à la sortie de ces lieux, afin de continuer la voie que Jeff m’avait tracée depuis le début de ma vie, sans que je le sache, et dont j’avais découvert les faits après que Riley ait été injustement puni pour cacher mes actes. Mais déjà, un autre infirmier ayant découvert ma présence dans les couloirs courait vers moi :

 

  Jérémy ? Rentre dans ta chambre ! Qu’est-ce que Meadows a foutu ? Où il est ?

 

Une fois devant moi, il m’agrippait le bras droit, là où je tenais mon outil. Je lui souriais de plus belle pendant qu’il essayait de me désarmer.

 

        Où t’as eu ça ? Donne-moi cette arme !


Mais il ne parvint pas à son objectif. Ma force mentale avait eu un effet sur mon physique également : j’étais plus fort, malgré mon apparence chétive. L’infirmier avait oublié que je n’avais pas qu’un bras. Je me servais de ma main gauche pour entourer sa gorge, serrant fortement, son visage rougissant à cause de la pression sanguine subie. Il suffoquait, tentait de parler, d’appeler à l’aide, mais le son de sa voix ne parvenait à rien. Il essayait de se dégager, lâchait mon bras droit, mettant ses deux mains autour de la main qui l’étouffait de plus en plus. Étant en position de faiblesse, s’agitant comme un ver de terre agrippé par un moineau et voyant sa fin arriver, il ne put rien faire contre le mouvement de ma main droite enfonçant profondément ma lame dans son cœur. Le choc violent lui fit cracher du sang, pendant que je continuais à serrer sa gorge. La pression qu’il exerçait pour écarter mes doigts se relâchait, il tentait de faire ressortir la lame avec une de ses mains. Mais n’ayant pas la même force que je déployais, celle-ci commençait à rabaisser son emprise. J’enfonçais encore plus la lame dans son cœur, la remontant pour être plus sûr de trancher son organe vital, tout en le regardant et lui faire don de ma phrase :

 

 - Go to Sleep…

-        

Ses yeux se révulsaient, son regard fuyait, ses bras retombaient le long de son corps. Il ne tenait plus debout que par le fait que ma lame le retenait. Sa vie n’était déjà plus dans son corps : il avait rejoint le Néant. Je dégageais alors ma lame, pour laisser s’écrouler l’infirmier à mes pieds. Je regardais quelques secondes cette masse froide et allongée qui s’offrait à mes yeux. Il dormait déjà profondément, ce qui me satisfaisait. Je repoussais sa tête qui s’était posée sur mes pieds, me dégageant, et continuant mon chemin. Deux autres infirmiers, ayant sans doute entendu les exclamations du précédent dormeur, se dirigèrent vers moi. Je n’avais pas envie de perdre du temps avec eux : ma famille m’attendait, je le savais, je le sentais. Elle devait pressentir ma venue et serait sans doute prête à m’accueillir lors de mon retour à la maison. Je devais expédier les choses si je ne voulais pas trop m’attarder. Je pris les devants en courant vers les deux hommes. Ils parurent surpris, arrêtant leur course, montrant un regard inquiet au fur et à mesure que je me déplaçais. J’avais le sourire toujours vaillant, riant même, leur procurant une terreur non-dissimulée car ne s’attendant pas à cette réaction de ma part. Eux qui étaient habitués à voir les pensionnaires de cet endroit être amorphes, gavés de médicaments et soumis à leurs quatre volontés, leur donnant l’impression d’être des seigneurs de guerre.

 

Mais il étaient loin d’avoir ce statut dont ils pensaient être les bénéficiaires. Il ne me fallut qu’un temps très court pour arriver à leur hauteur,et trancher leurs gorges en des mouvements précis, sans même qu’ils aient le temps de réagir, ni comprendre ce qui se passait, tombant comme les éléments d’un château de cartes privé de ce qui constituait sa base. Je stoppais alors mon action, m’accroupissant. Les deux hommes étaient tombés l’un sur l’autre, avec la même expression de peur sur leur visage, cherchant eux aussi à freiner la coulée de sang émanant de leurs cous. Ils pleuraient. Ils ne semblaient pas comprendre la chance qu’ils avaient de ne plus subir le stress de leur vie. Je sentais leur détresse, mais ce n’était pas uniquement dû à leur propre sort. Je ressentais leurs pensées comme des brises cherchant l’ouverture leur permettant de sortir d’un lieu devenu inhospitalier. Ce corps sur le point de céder au Sommeil. Je fixais leurs yeux à tous les deux :

 

Go to Sleep…

 

J’étais surpris que tout ce tintamarre n’ait pas fait sortir le docteur de sa tanière personnelle, celle-ci étant située au bout du couloir à seulement quelques mètres. D’autant plus qu’il avait dû voir les images du couloir, j’en étais persuadé. En plus de la salle servant à observer chaque caméra du centre, je savais que son ordinateur avait un circuit interne relié aux caméras où je venais de faire dormir 3 infirmiers tour à tour, se rajoutant à Meadows. Son silence, son manque de réaction, ça pouvait signifier qu’il était déjà en train de contacter des renforts. Ce qui me ferait perdre encore plus de temps. Je devais couper court à ça et je me dirigeais donc vers son bureau. Une fois sur place, comme je m’y attendais, celui-ci était fermé à clé. Ce qu’il ne faisait jamais d’habitude. Mais une simple porte n’était rien face au décuplement de force qui habitait mes mains, mes bras, et le reste de mon corps. En moins de temps qu’il n’en fallait pour le dire, je forçais la porte qui s’ouvrait avec fracas, la serrure en grande partie arrachée par la pression de ma main gauche. Je découvrais le docteur semblant s’affoler sur son téléphone fixe, actionnant les touches, et répétant en boucle les mêmes mots d’appel à l’aide.

 

Au vu de sa panique, et n’entendant pas d’autre voix à l’autre bout du fil, j’en déduisait qu’il n’avait pas encore réussi à joindre qui que ce soit. Je marchais sur le parquet de la pièce, continuant de sourire inlassablement, ma tenue étant parée du sang de ceux que j’avais déjà endormis, écourtant la distance me séparant de lui en l’espace d’une poignée de secondes. L’instant d’après, je me penchais prestement, agrippant sa cravate de soie bleue autour de son cou, et le faisant sortir de son petit terrier, en lapin apeuré qu’il était, avant de le projeter à terre sur le côté. Il transpirait de partout, sa chemise montrant des traces évidentes de sueur traversant le tissu blanc de cette dernière, et s’imprégnant sur sa veste chic. Il se mettait alors à genoux, m’implorant de ne pas le tuer. Je me suis senti vexé à ce moment. Comment pouvait-il me comparer à un simple psychopathe de bas étage ? Un vulgaire tueur ? Moi qui était l’incarnation de Jeffrey Woods. Moi qui était un artiste, celui qui m’était fait la mission d’offrir la possibilité d’échapper à la dureté de ce monde en envoyant ceux que j’avais choisi pour rejoindre le Grand Sommeil.

 

Je ne pouvais pas accepter un tel manque de gratitude. Si j’avais déjà eu ma lame pure en main, je lui aurais réservé le sort propre à ceux destinés à la Bulle 7, celle qui est sans nom. Celle où se retrouvent les calomniateurs, les parvenus, les insultants. Et dire que j’avais un temps envisagé de lui fournir un traitement de faveur… Il était pathétique.  Je ne pouvais pas lui pardonner cette infamie à mon encontre, que je ressentais comme une blessure à la mémoire même de celui dont j’étais l’incarnation physique. J’étais en colère. Je prenais sa tête, et la poussait violemment vers l’avant. Il tombait face contre le sol dans un cri de douleur, accompagné de plaintes et de pleurs de fillette l’instant d’après. Je ne supportais plus ses jérémiades. Je me positionnais à côté de lui, près de son oreille droite. Et tout en plantant mon couteau dans son dos lentement, le plongeant plus profondément, par étapes, de manière à ce qu’il ressente l’erreur qu’il avait commise de m’insulter, je lui signifiait malgré tout son sommeil à venir : 

 

- Go to Sleep...


Ses pleurnicheries m’étaient à la limite du supportable, mais il me fallait lui faire comprendre sa faute en l’envoyant très lentement vers le Néant, là où était clairement la place qui lui était due. Je voyais son regard vide dans ses yeux, son visage étant sur le côté et me donnant la vision de son inexpressivité. Je me relevais et repartais dans le couloir, retrouvant peu à peu le sourire que le docteur m’avait fait perdre quelques instants, ce qui était impardonnable. Mais je lui avais déjà donné la punition qu’il méritait. Lui donner plus de mon temps lui aurait donné une importance qu’il n’avait pas, qu’il n’avait plus, et qu’il n’aurait jamais. Ce n’était qu’une larve en comparaison de l’honneur et la dignité dont avait fait preuve les simples infirmiers s’étant montré à moi avant lui. Je chassais ces pensées de mon esprit et franchissais le chemin me séparant de la sortie du centre. Je me servais des clés de Meadows pour ouvrir les différentes portes des sections, jusqu’à accéder à l’air libre, hors de mon ancien lieu d’apprentissage, hors de l’endroit m’ayant permis de goûter à l’Ascension.

 

Il ne me restait plus qu’à marcher vers ma maison, la demeure de mon enfance d’avant, là où je pourrais obtenir un vrai outil prompt à continuer la mission qui était la mienne désormais, pour les années à venir. La lame qui pourrait véritablement ouvrir les Bulles de Sommeil à ceux et celles croisant mon chemin. Je voulais éviter d’envoyer d’autres personnes dans le Néant, alors je choisissais un trajet où je savais qu’il y aurait peu de risques de croiser quelqu’un. Fort heureusement, notre maison se situait à l’écart des autres dans un quartier fort peu fréquenté. Y parvenir sans devoir endormir d’autres au sein du Néant me serait aisé. La route fut longue. J’apercevais bien parfois des silhouettes à plusieurs mètres de distance de moi, mais je décidais de les laisser. Seuls ceux se trouvant dans mon champ de vision direct, séparés de moi de seulement quelques centimètres, je n’aurais d’autre choix que de les ajouter aux dormeurs du centre. Mais ce ne fut pas le cas, et je parvins à l’endroit qui serait le véritable point de départ de la légende de Jeff the Killer…

 

FIN DE LA PARTIE 2

 

A suivre…

Publié par Fabs