17 nov. 2023

LA MAISON QUI VIVAIT-Partie 5

 


 

Je me réveillais le lendemain matin, la tête encore embrumée par les images s’étant enchevêtrées les unes dans les autres durant la nuit. Une nuit agitée dans le sens où si mon corps avait bien cessé ses rouages, s’immobilisant de toute sa masse au creux des draps de mon lit, mon esprit, lui, s’était mis à voyager dans les tréfonds d’un univers propre aux pires cauchemars. Un univers où je revoyais se jouer devant moi le théâtre des actes de ceux se prétendant être une famille unie, capable de se dresser devant tous les obstacles placés devant nos détracteurs. Je voyais Effie, les yeux emplis d’un noir encore plus opaque que les ténèbres, observer Isobel se faire emmener par le Leviathan, le sourire aux lèvres, riant à gorge déployée et ravie du sort de sa « rivale ». Heureuse de ce qui survenait à celle qui lui avait volé « son » Roy. Le même Roy riant à son tour, comme se sentant libéré d’un poids coupable. Celui d’avoir eu la faiblesse de se laisser entraîner dans le délit de chair avec sa propre sœur.

 

Je le voyais, les yeux injectés de sang, se livrer sciemment au Leviathan après qu’Effie, à son tour, lui ai avouée ses sentiments. Je percevais très bien son regard, conscient du rôle de la « petite », le nom affectueux dont il la dotait parfois, semblant dans le vide, avant de se jeter dans les « bras » de la créature. Cette dernière lui offrant l’occasion de le libérer de la souffrance s’étant emparé de lui depuis la mort d’Isobel, sous les yeux d’une Effie épouvantée. Je me demandais si c’était ce qui s’était vraiment passé. Si Roy, ayant découvert que les coups reçus par Daividh et Fingal à son encontre à la demande d’Effie, avait vu son cerveau envahi par la folie. Un mélange de tristesse et de dégoût en apprenant les manigances de notre jeune sœur, lui ayant donné l’idée d’en finir avec notre famille en se sacrifiant au Leviathan.

 

Roy avait-il repoussé les avances de notre sœur, lui affirmant que ce n’était « pas bien », avant qu’Effie, rongée par la jalousie et la colère, lui indique qu’elle savait pour sa relation entre lui et Isobel, et qu’elle avait fait en sorte d’y mettre fin avec la complicité de nos frères ? Je connaissais bien le caractère sensible de Roy, et c’était une éventualité tout à fait crédible de ce qui s’était peut-être passé au sein des sous-sols du Manoir. A la lumière de qui était réellement Effie, cette petite chose que tout le monde pensait être innocente, fragile, alors qu’en réalité notre père, au fil des années, l’avait fait se transformer en un monstre de perfidie et de machiavélisme, Roy avait vu son cerveau s’arrêter. Il avait sans doute refusé de croire qu’Effie puisse être capable d’une telle cruauté envers lui et Isobel, dans le seul but qu’il tombe dans ses bras une fois séparé de la « rivale ». Une forme de réaction d’auto-défense bien compréhensible, un déni s’étant installé naturellement.

 

Moi aussi, quand Ruagh m’eut précisé ce qu’il savait la concernant, j’ai eu du mal à croire qu’elle ait pu faire preuve d’un tel manque de remords. Et pourtant, j’ai su, en croisant le regard de mon interlocuteur à ce moment, que ce n’était pas une invention de sa part, et qu’Effie, la petite Effie, celle que tout le monde adorait, était un véritable démon enfermé dans un corps de fille frêle. Elle avait porté pendant des années le fardeau des actes de mon père, avec l’espoir de trouver le réconfort un jour auprès de Roy, celui qu’elle aimait d’un amour interdit et coupable, et qui lui avait donné la force de résister à la souffrance que lui infligeait celui qui était censé nous protéger tous. Simplement parce qu’elle avait le visage d’un amour passé de notre père, lui rappelant ce qu’il avait perdu autrefois, et pensant le ressusciter en souillant le corps de sa propre fille. Apprendre que tout ces efforts de dissimulation de sa propre condition durant autant de temps avait été vain, parce qu’Isobel l’avait devancé, lui avait été insupportable. C’est là que le « démon » en elle s’est installé, avant de mettre au point cet horrible plan.

 

Roy n’a sans doute pas accepté qu’Isobel ait été indirectement la victime collatérale de la fissure de leur couple. Il avait sûrement pensé jusqu’alors que Daividh et Fingal n’avait voulu que préserver la dignité du nom de leur famille par leurs actes, et s’était résigné à se faire punir de sa faute par nos frères, tant qu’Isobel était épargnée par eux. Lui seul se parait de coups qu’il expliquait par la suite être le résultat de chutes malencontreuses. Peut-être était-ce là une demande de sa part de ne pas toucher à Isobel. Bien que je doutasse que Daividh et Fingal eussent l’idée de frapper leur sœur. Mais avec l’histoire de Catriona, rien n’était moins sûr. Quoi qu’il en soit, apprendre qu’Effie avait été l’instigatrice de son malheur parce qu’elle le voulait pour elle seule, s’il s’avérait que telle avait été le cas au sein de cette cave, pour Roy, le choc avait dû être rude.  Il a dû préférer en finir pour éviter qu’Effie parvienne à ses fins. Il avait choisi cette fin pour lui montrer qu’elle n’aurait pas l’objet de son désir.

 

Cela pouvait expliquer l’extrême panique d’Effie en remontant les escaliers. Sa tristesse avait été double à ce moment. La peur de la vision du Leviathan s’emparant du corps de notre frère bien sûr. Mais aussi le fait que ce dernier se soit volontairement jeté en offrande au sein des tentacules du monstre, signifiant à Effie son refus d’être l’objet de ses fantasmes, de lui donner son corps, après ce qu’elle avait fait subir à Isobel et à lui, en rendant complices Daividh et Fingal. Pour Roy, se sacrifier ainsi, ce n’était pas pour sauver Effie, comme beaucoup ont sans doute pu le croire dans un premier temps, moi y compris. C’était pour la punir de ses actes ignobles, et aussi rejoindre Isobel dans le royaume de la Mort, laissant Effie en proie à ses remords, à ce qu’elle avait déclenchée. Une décision bien plus cruelle que tragique en somme de la part de Roy.

 

Ce n’étaient que des songes, mais ils paraissaient tellement réels, me faisant comprendre des éléments qui m’avaient échappé. Cela m’a donné l’impression de remonter le temps, assistant en direct aux probables pensées de mes frères et sœurs disparus. Ce monde de rêves m’a aussi montré le calvaire de Catriona, sa mort horrible causée par Beathan et Fingal, alors que le visage triomphant de ma mère flottait dans les airs, assistant à ce spectacle réjouissant pour elle. L’expression affichée par Catriona à ce moment fut ce qui me réveilla en sursaut, mettant fin à cette nuit. Il était 5 heures du matin. Je transpirais de partout, m’obligeant à prendre une douche avant de me rendre à la bibliothèque du Manoir. Ceci pour y chercher des livres pouvant peut-être m’apprendre comment contrer le futur réveil du Leviathan. Bien que je doutasse trouver quoi que ce soit de cet ordre au sein de cet antre de la foi religieuse. Les récits anti-religieux y étaient déjà proscrits, et mon père autant que ma mère, veillaient scrupuleusement à ce que ni moi, ni mes frères et sœurs, n’apportions de « livres interdits » en ce sens. 

 

Entendez par là tout ce qui a trait à la démonologie, à la sorcellerie et d’autres écrits du même genre. Ils n’étaient pas réticents aux romans de fictions horrifiques ou de science-fiction, car pour eux, ce n’était rien de plus, justement, que de la fiction. Mais tous les ouvrages plus approfondis sur la question, étudiant l’ésotérisme plus en profondeur de manière très sérieuse et discréditant la religion et l’Église, ça n'avait pas sa place au sein de la bibliothèque vertueuse du Manoir des McFerus. Alors forcément, trouver ici un livre traitant d’un monstre, même biblique, et ce de manière très détaillée, il était peu probable d’en trouver la trace. J’ai fouillé en profondeur malgré tout, espérant y déceler la présence d’un ouvrage pouvant m’apporter des indices supplémentaires, même minimes, sur l’histoire du Manoir et le terrain sur lequel il avait été érigé.

 

 Tout ce que j’en avais appris, je l’avais trouvé hors du « territoire » des McFerus qui représentait notre lieu de vie. Ce qui était peu en regard de ce que m’avait révélé Ruagh, son récit s’étant avéré bien plus complet que ce que j’en savais de prime abord. Je profitais de l’heure matinale, agrémenté de plusieurs tasses de thé, pour chercher la perle rare se cachant peut-être au détour d’une étagère. Mais mes efforts furent vains. Ce qui n’était, au fond, guère surprenant. Ce fut une mère souriante, ignorante de ce que je savais sur elle, sur la noirceur de son âme, qui se joint à moi dans la cuisine, après que j’ai abandonné l’espoir de trouver des renseignements adéquats en plus de ce que Ruag, Eilidh et moi savions déjà. Je lui rendais son sourire, cachant mon dégoût de ce que son visage me faisait ressentir, car sachant ce qu’elle faisait subir à Effie de la part de mon père en tout état de cause, et ayant contribué à la faire évoluer en un monstre de perfidie.

 

 

Depuis sa rupture officielle avec Steven et la mort de Roy, Effie était devenue encore plus réservée qu’à son habitude, refusant de sortir en dehors du Manoir pour participer à des salons littéraires. Et ce, malgré les demandes insistantes de sa maison d’édition. Son agent tentait régulièrement de la faire changer d’avis, arguant du fait que ce serait le moyen pour elle de se libérer du souvenir douloureux de la perte de ses frères et sœurs. Mais Effie était catégorique et refoulait de façon parfois très sèche les différentes demandes lui enjoignant à sortir du Manoir. Elle disait qu’elle refusait de sortir tant que l’esprit de son frère était présent dans les lieux, indiquant qu’il lui rendait visite chaque nuit et qu’elle discutait longuement avec lui. Malgré la thérapie qu’elle suivait encore, comme nous l’avions tous fait, à différents niveaux, elle ne voulait pas démordre de cette conviction profonde, inquiétant encore plus mon père et ma mère sur sa santé mentale.

 

Alors que j’avais été celui qui avait le mieux « remonté la pente », ayant le plus à même de surmonter le traumatisme de la semaine d’Halloween tragique ayant endeuillé notre famille, Daividh avait eu plus de mal. Cela lui avait pris des mois à se remettre de la mort de Fingal, et il n’y avait pas très longtemps qu’il reparlait de se relancer dans la politique, à la grande joie de mon père, comme vous pouvez vous en douter. Mais son comportement inconscient d’auparavant, lui, avait complètement disparu. Bien qu’il ait eu l’occasion de reprendre ses « activités » de dragueur invétéré, à l’issue de ses sorties en marge des groupes de paroles auxquels il participait régulièrement. Il était sollicité par des célibataires lors de ces réunions, sensibles à son sex-appeal et sa facilité à se confier. Mais il rejetait chaque demande, se forgeant un caractère impassible propre à faire de lui un futur adversaire redoutable une fois retrouvé le piédestal qu’il avait perdu.

 

C’était assez surprenant de voir un homme à femmes tel que Daividh ne plus parler de ses conquêtes féminines, devenues proches du néant absolu. Ce n’est pas pour autant qu’il a décidé de devenir l’équivalent d’un moine retranché. Il ne dédaigne pas passer une soirée agréable aux bras d’une charmante demoiselle. Mais contrairement à ses habitudes, il fuit comme la peste les journalistes qui pourraient le prendre en photo lors de ces sorties romantiques, en choisissant des restaurants ou lieux de soirées bien loin du prestige qu’il fréquentait auparavant. Des endroits plus discrets, et s’assurant de réserver des places sous un nom d’emprunt, afin d’éviter toute indiscrétion de la part du personnel auprès des médias. En plus de cela, il arborait des tenues bien moins tape à l’œil, demandant à la « dame du jour », choisie par ses soins, de faire de même. Fini le défilé de filles se succédant chaque semaine après un passage à l’hôtel. L’absence de Fingal l’avait métamorphosé en quelqu’un de plus digne et responsable à ce niveau. Pour autant, il gardait la même arrogance et avait le même instinct de réussite en lui sur sa carrière à venir. Simplement, selon ses propres mots, il ne voulait plus jouer les playboys. Il ne s’amusait plus de faire les choux gras de la presse people à cause de ça. Au contraire, il suivait une sorte de conduite plus respectueuse des femmes qu’il choisissait pour être sa compagne du moment. Au grand dam de ses nombreuses admiratrices qui reformaient un cercle élargi, depuis son annonce de revenir sur le devant de la scène prochainement, ceci afin de redorer le blason perdu des McFerus.

 

De son côté, mon père était fidèle à lui-même, continuant de chercher à s’emparer d’entreprises qu’il jugeait dignes de s’ajouter à son empire. Mais cela s’avérait moins simple que par le passé. La faute à des scandales ponctuels régissant son quotidien, ainsi que des impasses pour s’accaparer des sociétés. Je savais que c’était sans doute le fait de ma mère à ce sujet, continuant ses attaques insidieuses pour faire s’effondrer petit à petit le royaume de mon père. Les actions en bourse de ses entreprises baissaient drastiquement à chaque scandale révélé, et le nombre de ses associés également. Chaque procès perdu faisait perdre un peu plus du prestige du nom des McFerus, occasionnant des pertes financières de moins en moins anodines, et contribuant à augmenter le sourire de ma mère. En façade, devant les médias, elle soutenait mon père. Mais derrière, à son insu, elle s’évertuait à briser les fondements et les bases de l’empire McFerus.

 

Il était rare de voir Effie manger à la table familiale dorénavant, celle-ci préférant manger dans sa chambre « en compagnie de l’esprit de Roy », s’enfermant dans son délire constant. Mon père voulant éviter un nouveau scandale, s’il lui prenait l’idée de faire suivre de manière plus intensive Effie auprès de spécialistes pour faire cesser son idée qu’elle voyait mon frère de manière régulière, il ne disait mot, laissant Effie faire comme bon lui semblait. Ma mère faisait de même. Mais dans son cas, je la voyais de plus en plus souvent rendre visite à ma sœur, sans doute dans l’espoir de faire partir en elle ses « visions », en jouant sur la fibre maternelle. Je supposais que mon père continuait de faire d’elle sa marionnette sexuelle, perdurant ainsi sa propre obsession. 

 

Vu ce qu’il pensait voir en Effie, il était aisé de comprendre qu’il ne se voyait pas lui refuser de croire à ses fantômes. Lui-même étant hanté par celui d’Aisla depuis des années. Je savais désormais tous leurs honteux secrets, mais je m’efforçais de tenter de me taire. Je voulais me persuader de continuer à montrer le même train de vie à mes parents. Et ce matin particulier ne devait pas échapper à la règle. C’est pourquoi j’ai fait mine de rien, tentant du mieux possible de sourire et répondre aux questions de ma mère concernant ma soirée avec Eilidh. Mais ça ne s’est pas vraiment passé comme je l’avais prévu. Ma colère étant plus grande que ma volonté de me taire, elle s’est naturellement lâchée quand ma mère a engagé la conversation, et s’est montrée trop indiscrète à mon goût sur ma relation avec Eilidh.

 

 -  Et vous avez mangé quoi ? Dis-moi tout. Rien de trop lourd j’espère… 

 

 -  Non, t’inquiètes pas pour ça maman. C’est pas parce qu’on a mangé dans un petit snack qu’on s’est empiffré…

 

 -  Ah, tant mieux… Et sinon… Eilidh t’a invité chez elle ? Elle t’a montré sa chambre ? Peut-être plus…

 

Mon père entrait à ce moment dans la cuisine :

 

 -  Ma chérie, arrêtes de le harceler de questions. Surtout aussi… intimes. Notre fils est assez grand pour savoir ce qu’il convient de faire auprès d’une future McFerus…

 

Je soupirais. Moi qui pensais avoir un peu de soutien de la part de mon père. Son arrivée m’était apparue, l’espace d’un instant, comme celle d’un sauveur inespéré. C’était tout le contraire, se rangeant au même niveau que ma curieuse de mère.

 

 -  Papa ! Mais c’est pas vrai ça ! Y’en a pas un pour rattraper l’autre… Je ne vous dirais rien à ce sujet. Ça vous regarde pas ce que j’ai pu faire ou non avec Eilidh…

 

Mon père et ma mère, montrant un air complice malaisant au vu de ce que je savais d’eux désormais, riaient de concert, en parfaite unité. Ma mère reprenait :

 

 -  Bon, très bien. Je ne demanderais rien d’autre… Pour l’instant… J’en saurais plus par le biais d’Eilidh elle-même…

 

 -  Si tu veux. Et t’auras la même réponse… Franchement, je vois pas ce que j’ai d’exceptionnel pour mériter un interrogatoire dès le matin. Tout ça pour un simple rendez-vous avec une fille…

 

Mon père s’installait à table, commençant à siroter son café, avant de s’adresser à nouveau à moi :

 

 -  Mon fils, c’est déjà bien plus qu’une « fille » pour nous. On la considère comme une McFerus à part entière. Même Daividh a été surpris en voyant une photo d’elle. Il s’est étonné que tu aies, je le cite, réussi à « lever un aussi beau petit lot ».

 

 -  Ouais, ben Daividh, c’est pas vraiment une référence en la matière. Combien il en a gardé plus d’une semaine auprès de lui ?

 

 -  Ne sois pas dur avec lui. Tu avoueras qu’il est bien loin du comportement qu’il avait avant…

 

Ma mère ne termina pas sa phrase, croisant le regard de mon père. Je profitais de leur silence pour répondre à sa place, déclenchant les hostilités, et répondant à mon désir intérieur de haine envers eux.

 

 -  Avant que Fingal, Roy et Isobel soient enterrés ? C’est ça que tu voulais dire maman ?

 

 -  Je… Je ne l’aurais pas dit comme ça, mais oui… Avant ça…

 

 -  Doucement avec tes mots, mon fils. Je te rappelle que ce drame est encore dans toutes les mémoires. Excuse-toi…

 

Je voyais les larmes poindre dans les yeux de ma mère, pendant que mon père commençait à montrer son caractère plus conforme à ce qu’il était.

 

 -  Pourquoi je devrais être plus tendre ? Je ne fais que dire la vérité… Avant que je sois avec Eilidh, vous vous foutiez de ce qui pouvait m’arriver. Seul comptait Daividh et Fingal, les « réussites » de la famille. Même Effie, avec la renommée en tant qu’écrivaine qu’elle avait, elle passait après eux. Désolé d’être franc, mais il suffit qu’une fille soit dans ma vie pour que je passe au stade d’intérêt primordial.

 

Continuant à défier mon père du regard, bifurquant parfois vers ma mère, je continuais :

 

 -  Soyez honnêtes : si Daividh n’avait pas lâchement abandonné son poste politique, devenant invisible pendant plusieurs mois, ma relation avec Eilidh serait passé inaperçue. Et je rajouterais en ce qui la concerne qu’elle n’est pas un « produit » McFerus. Arrêtez de parler d’elle comme si elle était le prochain whisky à sortir d’une des chaines de montage d’une de tes sociétés papa…

 

Parler comme ça à mes parents, c’était sans doute le résultat des révélations de Ruagh et de mes rêves un peu… prenants. La réaction de mon père fut immédiate…

 

 -  Jeune homme, je vous demanderais de tenir un langage un peu plus respectueux envers vos parents ! Qu’est-ce que ça veut dire ? 

 

 -  Ça signifie juste que chez les McFerus, les « mâles » semblent avoir plus d’importance que les « femelles ». Il a fallu la mort d’Isobel pour te souvenir que tu avais une fille, oubliant qu’elle ne répondait pas aux « normes » McFerus, consistant à obéir aux directives paternelles, en pleurant sa disparition comme une fillette.

 

 -  Il suffit ! Je peux savoir à quoi est dû cette rébellion soudaine ? Pour qui te prends tu ? Tu fais pleurer ta mère avec ton attitude…

 

Je regardais, l’air presque absent, ma mère se tenir le visage, pleurant à chaudes larmes. J’étais conscient que j’avais peut-être été un peu loin dans mes propos, mais en regard de ce qu’elle avait fait, c’était peu de choses. Plutôt que m’excuser, je plongeais un regard plein de défis envers mon père. Ce visage que je respectais autrefois, même quand il était dur avec certains d’entre nous, il ne m’inspirait plus que du dégoût. Je lâchais alors une petite bombe presque inconsciente :

 

-   Pour qui je me prends ? Je ne sais pas… Peut-être pour quelqu’un qui a appris certaines choses vous concernant. Des choses qui me font penser que l’image des McFerus est bien loin de l’idéalisation que vous tentez par tous les moyens de véhiculer à l’extérieur… Peut-être pour quelqu’un qui sait désormais certains secrets qui me dégoûtent et me font honte d’être un McFerus. Je n’en dirais pas plus. Vous qui savez tout mieux que les autres, mieux que moi, au point de vouloir absolument réguler ma vie et celle d’Eilidh, réfléchissez bien à ce que je viens de dire. Ça devrait pas être très difficile pour vous…

 

Je n’avais pas prévu au départ de lancer cette étincelle, mais il faut croire que l’esprit McFerus, celui des combattants, venait d’enfin daigner remonter à la surface. Je montrais un petit sourire sarcastique envers mon père qui affichait sa surprise. Visiblement, mes mots avaient fait leur petit effet, et j’étais plutôt content de moi. Avec les petites allusions sorties, j’avais de quoi les faire cogiter un moment, et, alors que je me levais de table, commençant à me diriger vers la sortie de la pièce, mon père beuglait :

 

-  J’ignore de quoi tu parles, mais tu as intérêt à présenter tes excuses très vite ! Je peux comprendre ton agacement sur notre insistance à te voir nouer une relation solide avec Eilidh, mais ça ne te donne pas le droit de proférer de tels propos ! J’ai l’impression de voir Isobel, et pas toi devant moi !

 

Je me retournais, arborant cette fois un grand sourire à ces mots, et faisant face à nouveau à mon père :

 

 -  Tu me compares à Isobel ? Tu n’imagines pas à quel point ça me rend fier. Elle avait compris ce que tu étais, peut-être même qu’elle avait appris les mêmes secrets que j’ai découvert. Elle a souffert des actions de tes chers fils, et Roy encore plus. Alors, tes conseils, venant de la part de quelqu’un ayant commis des horreurs, franchement, ça ne me fait ni chaud, ni froid. Je ne m’excuserais pas. Tu vas faire quoi ? Me priver de sortie ? J’ai 18 ans : je suis libre de faire ce que je veux. On n’est pas en régime totalitaire que je sache. Réfléchis à ce que toi et maman avez faits plutôt, avouez vos actes, et peut-être que je changerais d’attitude. Mais c’est pas pour autant que je vous pardonnerais. Quant à mon avenir avec Eilidh, ça me regarde. Je n’ai pas à subir vos « conseils » …

 

Cette fois, je voyais mon père devenir blême : je savais qu’il soupçonnait que j’étais au courant de plusieurs choses s’étant passé ici. Même ma mère avait baissé ses mains, montrant un visage aussi blanc que mon père à cet instant. Elle aussi était consciente que j’avais eu connaissance des petits secrets familiaux inavouables de notre chère famille de monstres, tous aussi abjects les uns que les autres. Aucun des deux n’osait plus dire quoi que ce soit, sans doute de peur que je finisse par leur lâcher en pleine face l’intégralité de ce que je savais, et je sentais qu’ils n’en avaient pas vraiment envie. C’était la première fois que je montrais un tel irrespect envers eux, de tels signes de refus d’autorité allant à l’encontre de leurs « consignes » parentales. Je ne saurais dire si c’était dû au nouvel épisode de la part de ma mère de vouloir forcer les choses entre moi et Eilidh, sa manie de s’insinuer dans ma vie. A moins que ce ne soit l’attitude hautaine de mon père envers moi, ou tout simplement l’expression de mon indignation envers ce dont ils étaient coupables, car l’ayant dissimulé sans aucune honte, et ne montrant aucun signe d’une quelconque culpabilité.

 

Mais ce qui était sûr, c’était qu’aujourd’hui, j’avais obtenu ma première victoire depuis des années envers leur méthode de contrôle sur ce que je devais faire ou ne pas faire. Entre mon père méprisant ma passion de la poésie et ma mère me prenant toujours pour quelqu’un n’étant pas en âge de prendre ses propres décisions, ne sachant pas ce qui était le mieux pour moi, j’ai longtemps gardé en moi ce sentiment de révolte ne demandant qu’à sortir. Je suppose qu’il n’attendait qu’un enflammement pour que la poudre explose et fasse sauter le couvercle l’enfermant. Ce jour était venu, même si j’aurais préféré que cela se passe autrement. J’aurais préféré ne pas apprendre que mes parents, mes frères et sœurs, étaient coupables de tels ignominies. Mis à part Isobel et Roy, plus victimes des actes de ma famille qu’autre chose, les autres étaient des ordures finies, et je ne regrettais pas d’avoir chamboulé, par mes propos, la maison des secrets.

 

A l’heure qu’il était, mon père et ma mère devaient se poser mille questions sur ce que je savais sur eux. Individuellement bien sûr, dans un premier temps. Si ma mère savait déjà ce qui en était pour mon père, l’inverse ne l’était pas. Il devait ignorer ce qui en avait été pour Catriona, tout comme les aides de Beathan pour faire plonger l’Empire McFerus. Je me demandais d’ailleurs comment ma mère faisait pour continuer à être au courant de certains actes d’ordre financier et répréhensibles de la part de mon père ? Mais connaissant le caractère disons « conservateur » de ce dernier, je supposais que les codes du coffre fournis par Beathan à ma mère n’avaient jamais été changés. Ce qui permettait d’offrir quotidiennement les secrets frauduleux de mon père aux yeux de celle qu’il considérait comme une épouse modèle et soumise.

 

Mais avec mon insinuation indiquant qu’elle aussi cachait des mystères ne valant guère mieux que lui, je pouvais être certain que, désormais, il allait se poser des questions la concernant. Ce qui pouvait donner lieu à une discussion « tonique » entre eux deux lors des prochaines heures. Mais je ne m’intéressais déjà plus à eux. J’étais comme pris d’une frénésie à la suite de cette première attaque, me dirigeant vers la chambre de ma sœur, Effie, bien décidé à la faire douter elle aussi. Elle pouvait montrer des signes d’une apparente folie ou un refus d’acceptation de la mort de Roy, je comptais bien la faire s’interroger sur ses actes à son tour. Au départ, je comptais m’engager sur cette opération vérité bien plus tard, une fois trouvé l’assurance me faisant défaut habituellement. Mais depuis ce matin, depuis que j’avais fait ces rêves, depuis avoir appris tout ces secrets par l’intermédiaire de Ruagh, je me sentais « différent ». Comme si la graine de la discorde avait germé en moi.

 

Leur dire directement ce que je savais n'aurait pas eu d’intérêt.  Ils auraient tout nié en bloc. De plus, vu que je ne pouvais pas apporter de preuves à ce que j’avançais, ça aurait mené à un dialogue de sourd. Ou pire : ils auraient eu un instinct de défense plus fort, les conduisant peut-être à prendre le temps de réduire à néant les infos de Ruagh, dans le but de reprendre le contrôle sur mes paroles. Je préférais utiliser une approche plus psychologique, en les liguant les uns contre les autres au lieu d’une attaque frontale, leur faisant semer le doute sur ce que je savais réellement, sans en dire trop. Mon élan, plus que concluant et réjouissant sur l’attitude de mes parents de tout à l’heure, en particulier le visage défait de mon père sur la fin, me donnait l’entrain à cogner à la porte d’Effie. Celle-ci venait entrouvrir, et, voyant que c’était moi, montrant un visage rassuré, me fit entrer, avant de refermer juste après. Elle fermait à clé à double tour, comme pour s’assurer que personne d’autre ne viendrait à ma suite. 

 

 -  Qu’est-ce qui me vaut ta venue, Craig ? Tu veux parler à Roy ? Il n’est pas là pour le moment. Il doit se reposer dans les Limbes momentanément. Mais je peux l’appeler si tu veux…

 

 -  Effie… Je suis pas papa ou maman… Eux, s’ils rentrent dans ton jeu, ça les regarde. Roy est mort, Effie. Tu en as été témoin. Alors, arrête ton manège en faisant croire que tu le vois. Ça marchera pas avec moi …

 

Effie montrait un visage plus dur, empli d’un certain degré de colère :

 

 -  Pfff… T’es comme les autres : dénué d’ouverture d’esprit. Roy me parle, il vient me voir…

 

 -  C’est curieux que l’esprit d’Isobel laisse Roy venir te voir, tu trouves pas ?

 

A ces mots, Effie blanchissait de visage, tentant de dissimuler ses actes passés.

 

 -  Qu’est-ce qu’Isobel a à voir là-dedans ? Je vois pas pourquoi elle viendrait. Roy et moi on a toujours été proches, tu le sais bien…

 

 -  Mais pas autant que tu l’aurais voulu, pas vrai ? Et dans la cave, il s’est passé quoi exactement ? T’as jamais voulu en parler en détail. Même pas au psy, je le sais. 

 

 -  Comment tu pourrais savoir pour le psy ? Il est tenu au secret professionnel…

 

 -  Je te rappelle qu’on a eu le même psy, et il se trouve que comme je suis moi-même allé dans la cave, où j’ai trouvé le corps de Roy, ben forcément, le psy a fait des rapprochements. Pour que je puisse « extérioriser » mes traumatismes enfouis de ce jour. C’est comme ça je crois qu’il m’a dit…

 

 -  Je te crois pas… Et je vois toujours pas ce qu’Isobel a comme rapport…

 

 -  Ah oui ? Pourtant, je crois savoir qu’Isobel et Roy… Ben, ils travaillaient sur autre chose que des photos dans le studio. Mais ça, tu le sais déjà…

 

Effie devenait encore plus blanche, serrant les poings, commençant à sortir de son rôle de fille réservée, et laissant monter sa vraie personnalité en surface.

 

 -  Je n’aime pas tes allusions, Craig. Roy m’appréciait bien plus qu’Isobel. Tu veux insinuer quoi avec tes remarques à deux balles ? 

 

 -  Oh, ben rien de spécial. Ça concerne juste ta conscience et toi. Bon, allez, je te laisse réfléchir à ça …

 

Avant même qu’Effie puisse me questionner à nouveau, je lui lançais une nouvelle estocade, histoire de lui montrer que je savais bien plus encore qu’elle ne pensait, afin de semer le doute davantage en elle.

 

 -  C’est bizarre quand même… L’œil poché de Roy, tu te souviens ? Le jour où il a dit qu’il était tombé. Ben, y’avait la marque du même symbole que la bague de Daividh sur sa peau. Je me demande qui lui a demandé de faire ça…

 

 -  Ça commence à bien faire tes histoires… Tu cherches quoi au juste ? à me faire sortir de mes gonds ? Je te croyais moins bête que ça…

 

 -  Pourquoi tu t’énerves ? J’ai juste parlé d’un truc étonnant, rien de plus. Tu te sens coupable de quelque chose ? 

 

 -  Et en quoi je me sentirais coupable ? Craig, ta compagnie commence à me déplaire : sors de ma chambre. Je suis pas d’humeur là. Et Roy va pas tarder à venir me rendre visite.

 

Je tournais la clé sur la porte, puis ouvrais, satisfait de ma petite mise en bouche. Juste avant de refermer derrière moi, je rajoutais :

 

 -  Tu passeras le bonjour au fantôme de Roy… Ah au fait, quand papa viendra cette nuit te voir, ne faites pas trop de bruit tous les deux…

 

J’ai tout juste eu le temps de voir son expression figée avant de refermer la porte. Effie semblait paralysée, et je savais déjà que le message était passé. La concernant, et sachant qu’elle était seule, je m’étais permis des allusions un peu plus précises, sans pour autant aller plus loin dans les détails. Au même titre que je l’avais fait pour mes parents. Je me demandais si elle se poserait la question de savoir si maman avait cafté concernant papa et ses visites nocturnes, qu’elle était contrainte de continuer à subir à la demande de cette dernière. Ce qui pourrait causer une certaine friction entre les deux.  Daividh pourrait bien être le sujet d’un interrogatoire plus ou moins poussé de la part d’Effie également, histoire de savoir si lui aussi m’avait confié des révélations que je n’étais pas censé connaître. Comme personne n’était au courant de mon lien avec Ruagh, ni de la relation de ce dernier avec Beathan, il y avait peu de risques que qui ce soit fasse le rapport nous liant tous. Et encore moins qu’Eilidh avait servie d’intermédiaire.

 

Après ma petite opération sournoise et ciblée, je me sentais satisfait de la tournure prise, au vu des réactions de chacun. Connaissant le lien entre Daividh et Effie, je n’aurais même pas à pratiquer le même jeu auprès de mon frère rescapé de la semaine tragique d’Halloween : ça se ferait tout seul, sans une nouvelle intervention de ma part. Après ça, je sortais du Manoir, laissant mariner le parfum de tension que je venais de saupoudrer au sein de ma famille. Eilidh m’avait dit qu’elle ne travaillait pas aujourd’hui. Le Dr. Reid avait peu de clients cette semaine, donc elle disposait d’un peu plus de jour de relâche. C’est pour ça qu’après l’avoir appelé au téléphone, on avait décidé de se retrouver un peu plus tard pour profiter de la journée. Histoire de rediscuter entre nous deux plus en détail de tout ce que Ruagh nous avait appris, en attendant qu’il nous indique à quelle date on pourrait voir Beathan, afin qu’il nous donne sa version.

 

Mais c’était surtout l’occasion de le revoir me concernant, après tant d’années de séparation. J’ignorais même qu’il était toujours dans le coin à vrai dire, avant que Ruagh m’en informe. Je supposais qu’il n’avait jamais cherché à me recontacter, de peur que mon père apprenne qu’il avait fait des confessions à mon encontre sur ses « activités » pour le compte de ma famille. Ruagh nous avait précisé qu’il habitait dans une petite maison à la sortie de la ville. Une acquisition qu’il avait obtenu grâce à la forte prime de départ offerte par mes parents, agrémenté de deux autres primes, clandestines celles-là, envoyées anonymement sur son compte, à quelques jours d’intervalles.

 

Beathan supposait que c’était à la fois un cadeau de la part de mes parents pour les petits « travaux spéciaux » opérés pour eux, à l’insu l’un de l’autre. Et en même temps une sorte d’assurance de « vœu de silence ». Il en a été assuré le jour où il a reçu également 2 colis contenant de la nourriture sous forme de présents pour son anniversaire, avec un petit mot dans chacun d’eux, se terminant par la même maxime : « le silence est d’or ». Les deux mots comportaient les armoiries de la famille McFerus, et signé de mon père pour l’un, de ma mère pour l’autre. Des maximes signifiant qu’il devait la « fermer » sur ses petites opérations clandestines avec eux.

 

C’est cette menace à peine voilée qui l’a sans doute aussi incité à rester discret. Il savait de quoi était capable ma mère. Un meurtre commandité de plus à son actif, il était certain que ça ne la gênerait pas. Et quant à mon père, il savait qu’il pouvait fabriquer de fausses preuves pour l’envoyer en prison, en indiquant qu’il était le seul à avoir perpétré les crimes qu’il pouvait dénoncer, si l’envie lui en prenait. Dans les deux cas, Beathan était piégé : il ne pouvait pas prendre le risque de parler. Ruagh ne savait pas trop exactement ce qui avait poussé celui que je considérais comme un second père étant jeune, du temps où il travaillait au Manoir, à finalement se confier sur ses actes passés auprès de lui. Le remords avait dû tellement hanter ses nuits, qu’arrivé un moment, il avait eu besoin de tout dire pour soulager sa conscience. Je pense qu’il a dû se dire qu’en se confiant à quelqu’un auquel ni mon père, ni ma mère ne penserait, tel que Ruagh, plutôt que moi par exemple, il y avait moins de risques que cela revienne aux oreilles de ma famille.

 

Le fait d’être l’objet de « visites » de la part de Daividh et Fingal à son domicile, à chaque fois que Beathan avait fait preuve d’indiscrétion sur un élément, même anodin, lors de beuveries ou de phases de déprimes, avait obligé Beathan à faire preuve de prudence. Ruagh, de par son statut particulier, vu qu’il était suivi par le Dr. Reid pour sa prétendue paranoïa et rendait donc ses déclarations, quelles qu’elles soient, non crédibles aux yeux de la loi, le mettait en bas d’une éventuelle liste des personnes pouvant être contacté par Beathan, risquant de mettre à jour des révélations compromettantes pour les McFerus. Même en parlant ouvertement et au grand jour avec Ruagh, Beathan savait que personne ne tiendrait compte des déclarations de quelqu’un considéré comme un dérangé psychologique notoire.

 

Mais lui s’était persuadé qu’il n’était en rien le paranoïaque décrié par la population et évité par tout un chacun. Lui parler ne lui attirerait pas de sanctions sous forme de visites musclées de la part de Daividh et Fingal, qui se servaient de la menace de perte des droits de visite de sa fille, afin de mieux le contrôler psychologiquement. S’il s’était rebellé à ses « visites de courtoisie », face à des adversaires aussi faibles qu’étaient Daividh et Fingal vis-à-vis de lui, les conséquences auraient été terribles. C’était la raison pour laquelle il avait subi ces agressions sans rien dire, de peur de ne plus revoir sa fille. Ruagh avait constitué sa seule et unique chance de confier le mal-être qui le rongeait depuis des années. A force de se voir, les deux avaient fini par se considérer non plus comme les ennemis d’antan, l’un ayant voulu faire acte de rédemption envers l’autre, mais comme de véritables amis se portant une confiance mutuelle et inaltérable. Chacun n’ignorant rien des secrets de l’autre.

 

Je ne savais pas vraiment quelle serait la réaction de Beathan en me revoyant, en sachant que j’avais tout appris des horribles secrets de ma famille, tous aussi affreux l’un que l’autre. J’ignorais également quelle serait ma réaction si le Leviathan, une fois sorti de son hibernation, tuait d’autres de mes proches. A dire la vérité, maintenant que j’étais au courant de tout, je n’étais capable de pleurer que la mort que d’Isobel et Roy : les seuls qui me manqueraient vraiment. Mon esprit était incapable de pardonner à tous les autres. D’ailleurs, par la suite, je ne fleurirais que les tombes des deux amants maudits, dédaignant volontairement celles des autres. Comment pourrais-je verser des larmes auprès de personnes qui s’étaient rendues coupables d’actes aussi horribles. Effie, Fingal, Daividh, ainsi que mes parents : aucun ne méritait mon pardon, ni mes larmes. Ça peut vous paraître cruel. Vous vous dîtes : « ce sont quand même des membres de ma famille ». Mais je ne les considère déjà plus comme tel. Ce sont des étrangers auprès de qui je n’ai fait que vivre jour après jour, ignorant leurs vraies personnalités.

 

En ce sens, je considérais Beathan comme bien plus proche que ma vraie famille. Mon père n’a jamais été véritablement présent, toujours pris par son travail. Mes frères et sœurs avaient tous leurs occupations respectives, mis à part Isobel et Roy. Là encore, les seuls à toujours trouver un peu de temps à m’accorder. Même en n’étant pas présents au Manoir, ne serait-ce que par téléphone, en prenant de mes nouvelles chaque semaine. Quant à ma mère, bien qu’elle m’accordât un peu plus de temps que ne m’en offrait mon père, elle s’intéressait plus à Isobel et Effie qu’à moi. Mon attachement à Beathan est le résultat de ce sentiment d’isolement de la part de mes parents envers moi.

 

Je pouvais pardonner à mes frères et sœurs de ne pas m’accorder autant d’importance que leurs propres activités, c’était compréhensible. Moi non plus, je ne m’intéressais pas particulièrement à ce qu’ils faisaient. Mais que mes parents me dédaignent, vu mon jeune âge de l’époque, c’était plus difficile à accepter. La gentillesse de Beathan, sa patience, son sourire permanent des débuts avant qu’ils ne deviennent plus rares, et j’en comprenais aujourd’hui la raison, étaient autant de moments de joie pour moi. J’ai bien plus appris par lui que par ma famille. Il était comme l’étoile illuminant mes journées. Je lui confiais tout et n’importe quoi, et il avait toujours eu un mot gentil pour me réconforter quand Isobel et Roy ne le pouvaient pas. J’étais plongé dans ces pensées venues d’une tendre époque, ne m’étant pas aperçu de mon avancée en marchant, quand j’entendis la douce voix d’Eilidh. 

 

 -  Craig ! Ben alors ? T’es devenu sourd pendant la nuit ? Je t’appelle depuis 2 bonnes minutes !

 

Je me retournais, prenant un air penaud, me confondant en excuses auprès d’Eilidh pour n’avoir pas perçu ses appels plus tôt.

 

 -  Oh… Je… Je suis vraiment désolé… J’ai eu une matinée… compliquée… 

 

 -  A ce point ? Je suppose que la nuit a dû être difficile avec tout ce que tu as appris sur tes proches hier…

 

 -  Oui, il y a de ça, mais pas seulement. Je repensais aux années où Beathan officiait en tant que chef cuisinier au Manoir.

 

Eilidh me regardait, souriant comme jamais.

 

 -  Je vois. De bons souvenirs, vu le sourire que tu portes en ce moment. En tout cas, certainement meilleurs que ce que tu vis actuellement…

 

 -  Tellement… Tu n’imagine pas comme je regrette cette époque…

 

 -  Je peux l’imaginer très aisément… Je te rappelle que j’ai eu aussi des années difficiles. C’est ce qui m’a conduit au sein de cette ville d’ailleurs… Et je ne le regrette absolument pas, vu que ça m’a permis de te rencontrer. Tu sais, parfois, le pire permet d’offrir le meilleur. La preuve : tu m’as moi dans ta vie maintenant…

 

 Elle arborait son plus beau sourire, toute fière de sa petite phrase de réconfort avec un brin d’humour plaisant, je devais bien l’avouer. Je souriais à mon tour, l’observant comme on s’extasie devant une œuvre d’art dont on découvre toute la beauté. S’apercevant de mon air figé sur elle, Eilidh reprenait : 

 

 -  Mmmh ? Qu’est-ce qu’il y a ? J’ai un bouton sur le visage ? Dis-moi où il est… Si tu ne me le dis pas, je hanterais tes nuits chaque soir. Et en comparaison,  les horreurs de ta famille seront un grain de poussière dans ton univers de terreur…

 

Je riais sans retenue…

 

 -  Mais c’est que tu ferais vraiment peur… J’ai rien fait, madame la juge, je le jure ! Vous avez pas de bouton sur le visage. Un petit pois dans la tête de temps en temps, mais c’est tout…

 

 -  Alors ça, tu va me le payer… Tu vas subir une punition digne de ton outrage à magistrat ! Laisse-moi réfléchir… Qu’est-ce qui serait le plus adapté ?

 

 -   Rien du tout, madame la juge. Je suis innocent ! 

 

 -  Silence dans la salle ! Laissez-moi réfléchir, accusé !

 

Je me retenais de rire à nouveau pendant qu’elle faisait mine de se creuser la cervelle. Et puis d’un coup, elle me donna ma « sentence » :

 

 -  Ah je sais : c’est la punition la plus dure que ce tribunal puisse donner. Fermez les yeux, accusé …

 

Jouant le jeu, je fermais alors les yeux, me mettant à la merci de la terrible « juge ». Je sentais alors ses mains sur les deux côtés de mon visage, avant qu’elle me fasse don d’un baiser langoureux sur mes lèvres, semblant sans fin, et me donnant l’impression d’avoir été transporté dans un autre monde. Un monde sans créatures tapie dans un manoir. Un monde sans famille terrifiante par ses secrets. Un monde de bonheur, de chaleur et de douceur, dans lequel je me laissais emporter sans la moindre résistance, regrettant qu’il s’achève après quelques instants.

 

 -  Si je puis me permettre, madame la juge, pour avoir d’autres punitions comme celle-là, je serais prêt à faire des bêtises toute la journée…

 

 -  On ne vous a jamais dit que la gourmandise était un péché ? Plus un mot accusé ! La séance est levée !

 

Puis, elle rajouta :

 

 -  Mais si tu veux vraiment être encore puni, ça peut s’arranger : je connais un endroit tranquille où le bourreau pourra appliquer une sentence encore plus lourde…

 

 -  La justice doit être sans traitement de faveur. Je suis prêt à subir tous les outrages pour ma faute impardonnable…

 

 -  Tu risque de ne pas être déçu, puisque telle est la voie …

 

J’éclatais de rire, manquant de m’étouffer. 

 

 -  T’es sérieuse là ? ça partait bien, jusqu’à ce que tu me sortes la réplique du Mandalorien…

 

 -   Ça t’as coupé l’envie ? Attends, j’ai une bonne technique pour te la redonner…

 

Au final, après plusieurs autres fous rires, Eilidh m’a emmené dans son petit coin tranquille. Une vieille grange en périphérie de la ville, au sein de la clairière d’un petit bois. A l’intérieur, on monta une échelle, et elle me poussa littéralement dans la paille située en haut. Ce qui suivit tenait d’un rêve éveillé. Le type même de celui dont on ne voudrait jamais sortir. Il n’y avait plus besoin de mots pour communiquer. Le langage de nos gestes, de nos corps, parlait pour nous. Eilidh déboutonnait un à un les boutons de son chemisier, après avoir retiré prestement la veste le recouvrant. Je voulus débuter de retirer mes vêtements de mon côté, mais elle posa alors une main sur mes doigts, me signifiant que ce n’était pas encore le bon moment, avant de continuer de se déshabiller. Lentement, délicatement, ne lâchant pas mes yeux de son regard. Une manière de me dire « ne fais rien, et profite du spectacle que je t’offre ». Elle attendit d’être en sous-vêtements pour s’affairer à enlever ma veste, mon sweat et le reste, jusqu’à ce que je sois uniquement vêtu de mon boxer. Je ne pouvais retenir une érection à ce moment, me mettant dans un moment de gêne que je ne pouvais réprimer, et me faisant légèrement rougir. Cela amusa Eilidh. Mais ce n’était pas une moquerie déplaisante. Je comprenais à son visage qu’elle avait deviné mon inexpérience, et peut-être un peu d’impatience de la part de mon corps, montrant ainsi le désir qui montait en moi. Eilidh approcha son visage du mien, me murmurant :

 

 -  Tu n’as pas à rougir… C’est ta première fois n’est-ce-pas ?

 

Incapable de m’exprimer par des mots, je hochais la tête, faisant agrandir le sourire de mon éducatrice privilégiée. Ça peut sembler un peu puéril, immature cette image, mais c’est vraiment ce que je ressentais en cet instant. J’étais comme un apprenti face à son maître. Ce dernier m’expliquant comment se servir de mes outils pour signer un tableau digne de recevoir tous les éloges. 

 

 -  Laisse-moi faire pour cette fois. Mets de côté ta fierté de McFerus. Je m’occupe de tout…

 

Je n’arrivais toujours pas à dire quoi que ce soit, quand elle s’affaira à retirer ce qui restait de mes vêtements alors que j’étais offert à elle, nu, allongé sur ce tapis de paille. Je me sentais l’âme d’un sacrifice dédié à la Déesse de l’amour qui avait daigné descendre sur Terre, rien que pour moi, se chargeant de me faire goûter aux délices de la chair. Elle enleva à son tour sa lingerie, m’octroyant le plaisir de la vue de son corps dénué de tout morceau de tissu, restant ainsi plusieurs secondes, afin que je puisse profiter le plus possible de cette vue magnifique, ravissant mes yeux et mon âme. Puis elle s’approcha doucement de moi, sa peau frottant la mienne, pendant qu’une de ses mains caressait mon entrejambe d’une manière très tendre. Je sentais son odeur. L’odeur de son parfum enivrant mes narines ; l’odeur de son corps submergeant tous mes sens. Vint ensuite le goût de ses lèvres se posant sur ma joue droite, sa langue léchant mon visage, mes oreilles, avant de m’embrasser langoureusement, avec une passion qu’il m’est impossible de décrire avec précision, tellement je ressentais une extase digne de celle d’un roi, d’un élu des dieux à qui on avait accordé le privilège de ce moment de bonheur inoubliable.

 

Je préfère garder pour moi la suite, car je tiens à conserver ce cadeau d’Eilidh pour mes seuls souvenirs. C’est sans doute un peu égoïste de ma part, mais je pense que tous ceux et celles ayant été plongé dans ce firmament de plaisir me comprendront, car ayant vécu la même sensation de ne vouloir partager cette fusion de deux corps l’un à l’autre à personne d’autre qu’à sa mémoire. J’avoue avoir eu un peu honte au début d’avoir moins d’expérience qu’Eilidh, mais cette impression s’est vite dissipée au fur et à mesure que nous nous mélangions ensemble. J’oubliais ma fierté de mâle, de McFerus, de « marque » que représentait mon nom. Je me laissais guider, totalement soumis à la grâce de celle qui, j’en étais désormais certain, deviendrait l’étoile de mes jours prochains. Celle qui me ferait traverser cet univers qu’était la vie. Ce fut un tel délice pour nous deux, que nous en avions oublié le temps passant. Les premières lueurs de la lune, filtrant par une lucarne dans la grange, nous rappelaient qu’il nous fallait nous séparer, afin que chacun rentre chez soi.

 

Je ne sais pas trop si Eilidh a ressenti la même sensation, mais j’aurais aimé rester dans cette grange tellement plus longtemps. D’autres heures, d’autres jours, blotti contre son corps, sans penser à rien d’autre. Mais ce n’était qu’un répit, j’en étais conscient. Il nous fallait penser désormais comme des chasseurs étudiant le mode de vie de leur proie dans les jours, les semaines, les mois à venir. Le sommeil du Leviathan ne durerait pas, nous le savions, et nous devions profiter de cette accalmie pour élaborer une stratégie pour le détruire. Je vais peut-être en choquer certains et certaines d’entre vous, qui vouez une admiration à vos proches, considérant vos familles comme un temple qu’il ne faut pas haïr ou souiller de pensées mauvaises. Mais dans mon cas, sachant ce que j’avais appris sur les membres de la mienne, je pense que vous saurez comprendre mon ressentiment.

 

A vrai dire,  si je voulais mettre fin à l’existence du Leviathan ayant pris possession des murs du Manoir des McFerus, ce n’était pas pour sauver mes parents, Effie et Daividh. Non. Leur sort, désormais, m’était indifférent. Je me moquais bien de ce qui pourrait leur arriver avec toutes les horreurs dont ils étaient coupables. Je pense même que j’aurais été capable de les jeter moi-même en pâture au Leviathan, l’un après l’autre, pour leur faire payer leurs crimes. Mais d’une part, ce n’était pas ma nature. Si je faisais ça, je ne vaudrais pas mieux que l’esprit noir de ces monstres humains : je serais comme eux. Je serais à l’image de la réputation qu’avaient de ma famille tous ceux ayant subis les frasques de leur part à un moment de leur vie. Parfois sans forcément l’avouer au grand public. Pas qu’ils ne le désiraient pas, bien au contraire. Nombreux et nombreuses étaient les personnes voulant mettre un terme à l’emprise des McFerus sur la région, voire le pays tout entier. Mais que peuvent faire des hommes et des femmes, de condition modeste, face à l’armée d’avocats protégeant ma famille ? Sans compter les répercussions médiatiques et psychologiques qu’un tel combat, voué à l’échec, qui s’abattrait sur les imprudents osant s’attaquer à l’empire McFerus ?

 

Mon père, plus que les autres, usait de son pouvoir encore puissant, malgré les tentatives de ma mère de l’affaiblir mois après mois à coups de manigances insidieuses, pour rabaisser les « petites gens ». Les « faibles », tels qu’ils les nommaient, leur faisant comprendre qui était le plus fort entre eux et lui. Daividh suivait un chemin identique, avec l’arrogance et l’ambition qui était la sienne. Effie n’était pas en reste. D’autant qu’avec les petits indices sur ce qui était à ma connaissance sur eux que j’avais semé ce matin, il était évident qu’ils allaient encore plus renforcer leurs défenses pour préserver leur statut de domination sur les autres. Ceux et celles n’ayant pas leur prestige familial et leur force de caractère. Bien que j’eusse quelque peu fissuré le ciment les forgeant avec mes allusions, on ne brisait pas un roc érigé depuis des années aussi facilement. Je savais qu’ils trouveraient une parade pour m’éviter de les faire glisser du haut de leur chapiteau, ce nom qui faisait trembler nombre d’habitants de cette ville s’étant construite sur les bases du Manoir la surplombant : McFerus.

 

A mes yeux, dorénavant, ce nom ne m’inspirait que du mépris, de la colère, de l’exécration. Je n’en avais pas encore parlé à Eilidh, mais je ne désirais pas lui faire porter le fardeau de porter ce nom si nous venions à franchir le cap du mariage, tel qu’elle en montrait le désir apparent. Ses mots durant notre conversation avec Ruagh avaient été plus qu’éloquents en ce sens. Je voulais lui offrir ce bonheur qu’elle méritait après tout ce qu’elle avait subie de son côté, avec sa propre famille. Bien que ce n’était que des poussières, comparé à ce qu’avait commis la mienne. Je comptais éplucher les lois maritales du pays, dans le but de trouver l’excuse pour que ce soit moi qui prenne le nom de famille d’Eilidh, plutôt que ce soit elle qui hérite du mien à notre mariage futur. A la condition que le destin nous laisserait nous unir. Ce qui n’était plus si sûr, en prenant en compte le réveil du Leviathan pouvant arriver n’importe quand, car ne sachant pas très bien le temps que durerait encore son hibernation. Je connaissais suffisamment Eilidh pour savoir qu’elle comprendrait ma décision de refuser qu’elle porte le nom d’assassins tels que les membres de ma famille. 

 

 -  Dis, tu m’écoutes, petite souris ?

 

Je sortais de mes questionnements intérieurs à cette phrase.

 

 -  Je… Quoi ? Ah oui… Enfin non… Excuse-moi : j’étais plongé dans mes pensées… Mais attends un peu… Comment ça petite souris ?

 

Eilidh souriait, tout en posant son nez sur le mien.

 

 -  Tu n’aimes pas ? Avec tes joues roses, ton petit nez et ton duvet qui pointe sous celui-ci, ça me fait penser à une petite souris. Et tu n’ignore pas que ces petites bêtes ont la fâcheuse tendance à dévorer des livres. Tout comme toi tu aimes le faire…

 

 -  N’importe quoi… Les livres je les lis : ils ne me servent pas de dîner. Et où tu as vu que j’avais un duvet sous le nez ? Je me rase tous les matins …

 

 -   Oh, le menteur… Alors c’est quoi ce que mes tétons ont sentis quand tu as léché mes seins, petite souris ?

 

 -  Arrête avec ça ! Je suis pas une souris ! Et t’es obligée de ramener la conversation sur tes tétons ?

 

 -  Pourquoi je le ferais pas ? Ils t’ont pas plu mes nichons ? Attention à ce que tu vas répondre !!

 

 -  Mais j’ai pas dit que je les ai pas aimé, enfin…

 

 -  Alors, développe… Dis-moi pourquoi ils t’ont plu, petite souris…

 

Et ça a continué pendant tout le trajet nous ramenant de la grange, jusqu’à ce que je raccompagne Eilidh à son chez soi. Plus je lui demandais d’aborder un autre sujet que notre 1er rapport sexuel, plus elle continuait sur sa lancée en me voyant rougir, tout en ne démordant pas du fait de m’affubler de ce surnom ridicule. Mais je m’y faisais à force, à sa grande satisfaction. Elle prétendait que c’était plus intime que de m’appeler par mon prénom. Et quand je lui demandais pourquoi je ne pouvais pas être son tigre, son ours, ou je ne sais quel animal un peu plus « imposant » ou prestigieux, elle m’indiquait qu’un animal sauvage aurait pris les devants : il n’aurait pas laissé faire sa femelle. Ce qui redoublait nos fous rires.

 

Je ne savais pas de quel pouvoir elle disposait pour passer d’une situation tendre, comme ce qui s’était déroulé au sein de cette grange, à une autre où elle prenait plaisir à me voir ressentir de la gêne en public. Ceci en orientant la discussion sur des parties de son corps ou d’autres propos salaces. Je découvrais une autre facette de sa personnalité. Pas que je n’ignorais rien de sa faculté à employer aisément l’humour.  Ça, elle me l’avait déjà montré à plusieurs reprises. Mais là, c’était différent… C’était plus… intime, plus… comment dire ? Plus fusionnel. C’était ça : son humour était en fusion avec moi. Elle savait comment me faire réagir comme elle l’entendait pour me faire sourire à mon tour. Sans doute dans l’intention de me faire mettre de côté dans ma tête les actes odieux de ma famille.

 

Une fois rendu chez elle, après un nouveau long baiser plein d’une passion qui nous rapprochait encore plus désormais, je revenais au Manoir. Je m’attendais à voir un comité d’accueil sur le perron, voulant en savoir plus sur mes petites attaques les concernant de ce matin. Ce fut tout le contraire. Ils se murèrent dans le silence. Daividh était là lui aussi, confirmant mes soupçons qu’Effie avait dû lui parler de notre petite séance privée. Il s’est contenté de me regarder froidement, avant de tourner les talons quand je l’ai croisé au bas de l’escalier. Effie, comme à son habitude, s’était cloîtrée dans sa chambre. Ma mère était occupée à ranger la vaisselle. Visiblement, ils avaient mangé plus tôt, sans m’attendre. Je demandais s’il restait quelque chose pour moi.

 

Sans réponse de sa part, j’ai fini par me servir tout seul dans le frigo. Mon père ne m’a pas adressé un mot non plus quand je suis passé devant son bureau. Sa seule action à mon encontre a été de fermer la porte de ce dernier en me voyant, me traitant comme un pestiféré indigne d’avoir le droit de le regarder. Peut-être pensaient-ils me « punir » en agissant de la sorte, mais en vérité, ça m’arrangeait. Ainsi, je n’aurais plus à jouer du mystère sur ce que je savais à propos de leurs secrets honteux, vu qu’ils avaient décidé de faire de moi la personne à éviter. Ce qui montrait, comme si c’était encore à prouver, leur idée particulière des liens familiaux, selon leurs propres dogmes. Celui des McFerus.

 

Il devenait évident que j’étais pour eux ni plus ni moins qu’un étranger au sein du Manoir. J’avais transgressé les règles en découvrant ce qu’il ne fallait pas. J’avais fait s’ébranler les structures du cercle familial en mettant à jour ce qu’ils cherchaient à cacher. Sans doute avaient-ils pensé à une époque que jamais je ne saurais ce qu’ils étaient. Que mon jeune âge faisait de moi un être soumis totalement à ses parents, que je ne chercherais pas à savoir quelque chose n’allant pas dans le sens du mode de vie des McFerus. Leur insistance à me lier à Eilidh, je pense que c’était une façon de masquer leur propre culpabilité. Ils voyaient en moi comme un « remède » au mal rongeant notre famille, une lumière dont ils étaient dépourvus, un espoir. Et depuis que j’avais démontré que je n’ignorais rien de leurs secrets, bien qu’ils ne se doutassent probablement pas de la teneur et l’ampleur de ce que je savais sur eux, cette lumière attendue s’était éteinte.

 

Je ne valais pas mieux que Roy et Isobel pour mon père. J’avais fait pleurer ma mère, et failli faire surgir devant moi la véritable personnalité d’Effie. Pour eux tous, je devenais un être invisible. Ils se comportaient comme si je n’étais pas là les jours suivants également, me donnant parfois l’impression de vivre seul au Manoir. Mes seuls réconforts, je les trouvais en accentuant mes recherches sur Internet concernant des détails que Ruagh ignorait peut-être, sur l’histoire du Manoir, les druides, le Leviathan,… Ou tout autre élément pouvant nous servir à comprendre comment mettre fin au danger menaçant de se réveiller. Comme dit plus tôt, je me moquais que mes parents, Daividh et Effie se fassent tuer par cette créature, une fois qu’elle serait sortie de son hibernation. Si je voulais continuer à chercher ce qu’il fallait pour mettre fin à son existence, c’était surtout à causee du fait que, si le Leviathan tuait et « mangeait » à nouveau, bien que ce terme ne me semblât pas vraiment adéquat pour désigner le mode de vie de cette bête, c’était parce qu’elle risquait de grossir davantage.

 

Chaque victime lui faisait accroître sa taille, son pouvoir sur ce Manoir. Celui-ci devenant prenant encore plus les traits d’une véritable maison vivante, dont la puissance pouvait avoir de graves répercussions. Eilidh, tout comme moi, pensait que si le Leviathan venait à atteindre une taille adulte, cela pourrait alerter les autres créatures que nous soupçonnions exister en d’autres endroits de la Terre. Et peut-être même la « mère » de cette portée monstrueuse, qui pouvait, à elle seule, rayer de la carte de l’univers toute l’humanité. Rien que par son réveil. Ruagh, en prenant à part Eilidh lors de ses séances au cabinet du Dr. Reid, avait la théorie que les Leviathan pouvaient communiquer d’une manière ou d’une autre entre eux, où qu’ils soient. Il y avait peut-être un stade à atteindre pour cela, une sorte de ligne de puissance à franchir pour qu’ils puissent le faire. Et cela passait donc par le fait de se « nourrir », grossir et « débloquer » ce pouvoir. Sur le même principe d’un héros de RPG dans sa quête. Mais en mode « vilain ».

 

La « quête » du Leviathan du Manoir, comme des probables autres dans le monde, était de parvenir à cet état, communiquer avec ses semblables. Ruagh pensait aussi que les lieux d’atterrissage des météorites ayant amenés les Leviathan sur notre planète n’étaient peut-être pas dû au hasard. Des points stratégiques : c’était ce qu’il avait évoqué à Eilidh. Chaque position des différents Leviathan pouvait craqueler la croûte terrestre, former comme une « ligne » la reliant à une autre créature. Dans le but, justement, de forcer le réveil de celle-ci. Ou, du moins, la prévenir qu’un morceau du puzzle était prêt pour la suite. Ruagh imaginait que chaque réveil mis bout à bout pouvait provoquer celui de la « Mère », et pouvant amener à provoquer ce que les écrits désignaient comme l’Apocalypse, le Ragnarok… Autant de mots de différentes cultures pour indiquer un futur inévitable pour les humains, si on ne prenait pas les mesures nécessaires pour l’empêcher.

 

Dit comme ça, ça peut paraître complètement fou. Mais avec tout ce dont j’avais déjà été témoin, plus rien ne me semblait impossible. Même les théories les plus invraisemblables. Ruagh m’avait prouvé qu’il n’était pas le dérangé que ma famille et d’autres en ville avaient tenté de faire croire. Il était parfaitement sain d’esprit et d’une grande intelligence au contraire. Tout comme je savais qu’il en était de même pour Beathan. Beathan. Avec ce que je savais sur mon vrai père, il m’apparaissait de plus en plus comme celui que j’aurais préféré avoir à sa place. Une semaine passa depuis qu’Eilidh et moi avions passé le cap de simple flirt à celui de couple officiel à tous les niveaux. Une semaine où je devais m’occuper seul de mes repas, de mon linge, et d’autres tâches. Les domestiques ayant eu la consigne de ne rien m’accorder comme service sans la permission de mes parents. Ne voulant pas risquer un renvoi s’ils commettaient l’impair de désobéir, même discrètement, tous ont accepté la requête du maitre de maison qu’était mon père, la mort dans l’âme.

 

Un soir vint où Eilidh m’appelait sur mon portable, alors que je m’apprêtais à me coucher. Je n’avais pas pu la voir de la journée, à cause d’une recrudescence de patients au cabinet du Dr. Reid. Ce qui avait augmenté quelque peu ma mélancolie croissante, telle que je la ressentais à chaque fois que je mettais les pieds dans ce foutu Manoir, sentant que le flux résidant dans les murs semblait devenir plus intense, plus rapide, plus distinct. On était à 5 mois de la « semaine maudite ». Celle où Roy, Isobel et Fingal ont été les victimes du Leviathan. Ça ne pouvait signifier qu’une chose : le « pouls » de la créature s’accélérait, et la fin de son hibernation se rapprochait. Il nous restait 5 mois avant d’établir un plan pour détruire cette chose. 5 mois durant lesquels l’aide de Ruagh et de Beathan seraient primordiaux pour espérer trouver de nouveaux indices nous menant vers une solution. Cet appel, je l’attendais depuis plusieurs jours, depuis qu’on avait quitté la maison de Ruagh, Eilidh et moi. C’était celui où je saurais quand et où je rencontrerais Beathan…

 

A suivre…

 

Publié par Fabs