CHAPITRE 13 : ACCUSATIONS
La confirmation de ce qu’Alma craignait s’est faite par étapes. Ce fut d’abord Trévor qui se retrouva être victime de la première phase du plan savamment orchestré par Kent pour mettre Alma dans ses filets. Ceci sous la forme d’un meurtre commis sur un des membres du club où officiait le compagnon de la sœur de Maxwell. La veille, une rixe avait éclaté entre la future victime, Aldous Muldon, un millionnaire à la tête d’une fortune confortable grâce à des placements financiers dans le chemin de fer et le pétrole, et Trévor. Ce dernier avait trébuché sur le pied d’un de ses collègues en service au club ce jour-là. Le contenu de son plateau a atterri sur le veston d’Aldous, confortablement installé sur son fauteuil attitré et occupé à lire la page économique d’un des journaux locaux. Parmi les éléments du plateau figurait une tasse de café très chaud qui faillit ébouillanter le membre du club. L’homme d’affaires se montra furieux de l’incompétence et la maladresse de Trévor, tel qu’il le vociféra en direction de l’intéressé. Trévor se confondit en excuses, baissant la tête pour se faire pardonner de sa bévue. Mais Aldous, emporté par sa colère, asséna une gifle imposante sur le côté du crâne du jeune homme, qui s’affala sur le sol à cause de la violence du choc, tout en l’insultant.
– Imbécile ! On ne t’a donc pas appris à marcher correctement là d’où tu viens ? Tu sais combien ça va me coûter en teinturier ?
S’adressant au majordome chargé de veiller au bon fonctionnement du service :
– Je ne vous félicite pas pour votre personnel ! C’est inqualifiable ! J’exige que le prix du nettoyage soit retenu de la paie de cet âne, qui n’est même pas capable de tenir un plateau !
Le majordome, en proie à la panique, tenta de calmer l’illustre client.
– Ne vous fâchez pas, Mr. Muldon. Ce sera fait, vous pouvez en être certain. Le fautif sera puni…
Semblant rassuré, Aldous se calma peu à peu, puis fit mine de partir. Avant ça, il cracha sur la livrée constituant la tenue de travail de Trévor, alors que celui-ci se relevait avec peine, aidé par deux de ses collègues. Jusqu’ici il avait fait preuve de retenue, mais devant cet irrespect, Trévor ne tint plus et se rua sur le malotru. Avant même que le majordome et les autres serviteurs puissent agir, il avait flanqué un coup de poing magistral sur la figure d’Aldous, au moment où celui-ci demandait qu’on lui apporte son manteau. Fort de ses 135 kilos, l’homme chuta contre le mur proche, pendant que Trévor, s’étant rapproché et en proie à une rage qu’il ne parvenait pas à contrôler, continua de frapper le riche client à terre qui demandait qu’on arrête l’insolent.
– Mais enfin, qu’on fasse cesser les agissements de ce fou furieux ! C’est intolérable ! Je ferais fermer ce club pour ça ! Mais calmez-le, enfin !
Ce n’est qu’au bout de plusieurs minutes d’efforts que les collègues de Trévor parvinrent à calmer ce dernier et le dissuader de continuer à frapper l’homme occupé à se protéger le visage déjà fortement tuméfié. Le majordome s’adressa à Trévor :
– Sortez d’ici immédiatement ! Je ferais part de votre agissement à Mr. Huxley, soyez-en sûr ! Je doute fort qu’il accepte que vous continuiez à travailler au sein de cet établissement. Seuls les sauvages agissent de la sorte ! Filez ! Vite !
Accompagné par ses collègues, Trévor se dirigea vers le vestiaire du personnel afin de se changer et revêtir ses habits de ville. Il ne daigna même pas se retourner en arrière. Ni pour remercier les autres de l’avoir empêché de faire plus de dégâts qui lui aurait été encore plus préjudiciable, ni pour leur dire au revoir. Il claque la porte avec fureur, avant de se diriger vers la demeure où il vivait avec Alma. Quand celle-ci finit son service et revint, elle aussi, à leur domicile, elle trouvait un Trévor passablement énervé, buvant plus que de raison en se servant allègrement dans la bouteille de whisky offerte par Kent il y avait de cela quelques jours. Ce dernier se rendit à leur domicile le lendemain matin, ayant été tenu au courant des évènements. Il promit à Trévor qu’il allait arranger les choses, mais que dans l’immédiat, il valait mieux qu’il ne revienne pas travailler au club. Histoire de calmer les tensions engendrées par l’altercation entre lui et Aldous Muldon. Il se chargerait aussi de parler à celui-ci. Il le connaissait bien et il saurait le rendre raisonnable, tout en lui indiquant qu’il n’avait pas agi à la manière d’un homme civilisé en réagissant de la sorte pour la maladresse commise par Trévor.
Rassuré par ces paroles, Trévor promit de se contenter d’attendre le feu vert de Kent avant de revenir au club. En partant, celui qui se désignait comme leur protecteur assura que tout se passerait pour le mieux, tout en n’oubliant pas de gratifier Alma d’un baise-main avant de partir, comme il en avait l’habitude. Cependant, cette dernière eut l’étrange impression qu’il y avait quelque chose de différent dans l’attitude de Kent. Elle ne pouvait pas en jurer, mais elle a cru apercevoir un rictus sur les lèvres de Kent au moment où celui-ci s’était abaissé vers Alma pour pratiquer le baise-Main. C’était presque imperceptible, et Alma se disait qu’elle avait sans doute rêvé. Du coup elle n’en a pas fait mention à son conjoint une fois que Kent eut franchi le seuil de leur porte. Le cauchemar débuta deux jours plus tard. Ce jour-là, des policiers vinrent mettre aux arrêts Trévor, l’accusant d’être soupçonné de meurtre sur la personne d’Aldous Muldon, dont le corps avait été retrouvé sans vie dans une ruelle proche du club où celui qu’il accusait du meurtre avait l’habitude d’aller. Trévor eut beau se défendre de n’être en rien coupable, Alma parvint à le convaincre de ne pas opposer de résistance aux policiers : elle était persuadée que cette erreur serait vite confondue.
Elle se rendit alors au domicile de Maxwell et Kent pour les tenir au courant de la situation. Le frère d’Alma tomba des nues en apprenant la nouvelle, pendant que Kent affichait un air assombri. Il avoua avoir été tenu au courant du meurtre peu avant que les policiers se rendent chez Trévor et Alma, alors qu’il se trouvait occupé au bureau de sa société-mère, dans le centre-ville. Ceux-ci lui ont expliqué que le corps d’Aldous avait effectivement été retrouvé la veille dans une ruelle adjacente au club. Un légiste a pu définir que l’heure de la mort datait de 48 heures. Soit le lendemain de l’altercation ayant opposé Aldous et Trévor. Il avait été égorgé par un couteau à pain comportant les sigles du club. Au vu de la bagarre s’étant déroulée au club, Trévor devenait le principal suspect. Apprenant que celui qu’il disait considérer comme un ami allait donc être arrêté en tant que coupable présumé, il s’est empressé de revenir chez lui où il a retrouvé Maxwell, profitant d’un jour de congé. Ce que Maxwell confirma.
Au même moment, Kent reçut un appel téléphonique. Durant la conversation, il afficha un air empli de peine. Une fois raccroché, il informa Maxwell et Alma que les policiers venaient de relever les empreintes trouvées sur le couteau ayant servi au meurtre. Ils les ont comparées à celles de Trévor. Le résultat a été sans équivoque : il s’agissait bien des mêmes. Ce qui faisait passer ce dernier du statut de présumé innocent à celui de coupable formel, au vu de cette preuve accablante. Alma s’effondra sur place, submergée par la douleur de cette nouvelle. Kent expliqua que, suite à sa conversation au sein de leur domicile, il y avait deux jours de cela, il s’était rendu chez Aldous Muldon. Il était parvenu à le convaincre d’en rester là sur l’affaire de la rixe l’ayant opposé à Trévor. Raison pour laquelle l’homme d’affaires irascible avait repris ses habitudes au club. Le légiste chargé de l’autopsie du corps à déduit que le meurtre devait avoir été commis peu après qu’Aldous eut quitté le club, vers 22 heures ce jour-là. C’est à dire à un moment de la soirée où Alma travaillait encore au bar d’Hedwige. De ce fait, Trévor était dans la possibilité de se rendre aux alentours du club, attendre la sortie de sa cible et frapper. Alma s’inusurga.
– C’est idiot, Kent. Trévor n’aurait jamais fait ça. Je le connais suffisamment pour être sûre qu’il ne se serait pas abaissé à un meurtre, même étant dans une colère noire ! Et en plus avec un couteau du club… ça n’a pas de sens. À quel moment aurait-il pris cette arme avec lui ? ça sous-entendrait qu’il aurait prémédité son coup, juste après l’altercation, et aurait dissimulé le couteau prévu pour le meurtre pendant qu’il reprenait sa tenue de ville ? En présence de deux de ses collègues qui plus est ? Trévor est doué dans beaucoup de choses, mais il n’est pas un prestidigitateur ! Sans oublier que s’il avait ramené ce couteau à la maison, je vois mal où il aurait pu le cacher sans que je tombe dessus…
Maxwell prenait un air désolé.
– Une maison recèle beaucoup de cachettes insoupçonnées. Même pour des personnes y vivant depuis longtemps. Un homme avisé peut facilement déterminer où cacher un tel objet, sans que son conjoint n’ait l’idée de l’y trouver ou tombe dessus par hasard…
Alma fronçait les sourcils, montrant de la colère envers Maxwell.
– Oserais-tu insinuer que Trévor m’aurait menti délibérément, dans le seul but de perpétrer un meurtre ? Juste pour une bagarre ?
Voyant l’air plein de reproches d’Alma, Maxwell tentait de se rattraper sur son erreur d’appréciation, et basée sur une logique que sa sœur ne voulait pas entendre.
– Non ! Bien sûr que non, voyons… Je ne le connais pas depuis aussi longtemps que toi, mais j’ai appris à le connaitre. Je sais bien qu’il serait incapable d’une telle chose. Je me contente d’indiquer les conclusions que les policiers tireront des faits. Ce n’est pas moi qui fais les lois, ni les procédures d’enquête. Il faut te préparer à ce qu’on te sorte ces probabilités qui seront des évidences pour les policiers chargés de l’enquête, et qui seront forcément rapportés lors du probable procès. Ça aussi, tu dois t’y préparer. Vu les preuves trouvées, Trévor n’échappera pas à une médiatisation qui vous fera du tort à tous les deux…
Kent s’incrusta dans la conversation.
– Maxwell a raison. Tout accable Trévor, même s’il est innocent. Ce que je suis persuadé qu’il est. Un procès est inévitable au vu des faits reprochés et des preuves aux mains des policiers. Les empreintes ne peuvent pas mentir.
Alma ne décolérait pas, même si elle devait se résoudre à accepter les théories évoquées par Kent et Maxwell.
– Je sais tout ça. Je ne suis pas idiote. Mais on ne m’empêchera pas de penser que tout ça est un coup monté, dans le seul but de discréditer Trévor. Peut-être pour s’assurer de l’éloigner de moi et me laisser vulnérable.
En disant ça, Alma ne quittait pas du regard Kent. Elle se souvenait des nombreuses “prévenances” et attentions de sa part lors de soirées, alors même que Trévor était présent. Pour elle, écarter de son chemin vers celle qu’il ciblait le gêneur que pouvait représenter le compagnon d'Alma pour Kent, ça sonnait comme un scénario tout à fait plausible. S’apercevant de cet air accusateur, Kent se senti obligé de se défendre contre cette accusation à peine masquée.
– Voyons, Alma, ne me dites pas que… Vous ne pensez tout de même pas sérieusement que j’aurais pu mettre au point un tel stratagème, juste pour m’assurer d’écarter un rival ? C’est stupide…
Pensant avoir révélé la véritable nature des marques de sympathie de Kent, tout comme ses somptueux cadeaux dont il lui faisait régulièrement part, Alma profita de la brèche ouverte par les paroles de Kent :
– Vous avouez donc enfin que vos beaux présents et autres attentions prévenantes de votre part n’étaient pas entièrement dénuées d’intentions de me séduire ?
Maxwell tenta de défendre son père :
– Enfin, Alma… Je croyais qu’on était passé à autre chose et que tu avais abandonné ces idées saugrenues que mon père se soit…
Kent se plaça devant Maxwell, tout en lui faisant signe de ne pas continuer à parler.
– Laisse Maxwell. Alma ne s’est pas trompée. J’avoue avoir tenté à maintes reprises d’attirer son attention envers moi par ces petits cadeaux. Mais je fais de même envers d’autres femmes de couples faisant partie de mes amis proches, comme Maxwell vous l’a déjà indiqué. Je n’en suis pas fier, mais disons que c’est une sorte de petit jeu pour moi. Disons que j’aime “tester” les valeurs des compagnes et épouses de mes connaissances, juste pour voir si elles méritent l’amour de leurs conjoints respectifs. Autrement dit, je vérifie leur fidélité à toute épreuve. Et sur ce point-là, vous avez remporté haut la main chacun de mes “essais”, Alma. Je vous promets de cesser ce petit jeu, et je m’en excuse sincèrement. A mon âge, on a peu de distractions amusantes. Et celle-ci, à ma grande honte, en fait partie. Mais ça n’est que ça : un jeu. Rien de plus…
Observant le regard de Kent et y découvrant une visible sincérité, propre à s’accorder aux paroles qu’il venait de déclamer, Alma modéra ses propos.
– C’est en effet une distraction bien inconvenante envers des femmes fidèles, mettant à rude épreuve l’amitié de votre entourage. Mais passons. Je suis disposée à vous croire… Si vous vous repentez et que vous faites tout ce qui est en votre pouvoir pour sortir Trévor de sa situation, je veux bien reconsidérer votre attitude envers moi…
Souriant de concert, pendant que Maxwell ne savait plus quoi dire, Kent mit sa main sur l’emplacement de son cœur, comme s’il jurait sur une bible.
– Je vous assure que je vais m’employer dès maintenant à faire dissiper le malentendu dont est victime Trévor. Ce sera ma manière de me faire pardonner de mon petit jeu qui a pu vous faire douter de moi sur mes intentions. Qui sont bien plus louables que vous semblez le croire... Maxwell, ici présent, peut s’en porter garant. Lui qui connait la moindre de mes frasques, dont certaines n’étant pas du meilleur goût…
Maxwell sourit à son tour, confirmant la nature souvent indélicate des “jeux” de son père.
– Je confirme que certaines occupations de mon père sont très tendancieuses, eu égard aux personnes à qui il en fait bénéficier la primeur. Passons. Ce malentendu étant éclairci, je peux t’assurer qu’il n’est pas un briseur de ménages. Sinon, il l’aurait fait depuis bien longtemps. Il n’est pas parfait, loin de là, mais c’est quelqu’un de respectueux, avec des valeurs. J’en suis témoin. Pour le reste, je me joins à lui pour t’assurer que nous ferons toute la lumière sur l’erreur dont est victime Trévor, et nous trouverons le vrai coupable du meurtre d’Aldous Muldon. Il est possible qu’il s’agisse d’un autre employé du club, avec les mêmes griefs que ton compagnon concernant Aldous, et ayant voulu faire porter les soupçons sur un autre que lui. L’altercation au club a été du pain béni pour lui : il a pu ainsi mettre au point un plan le mettant hors de cause, tout en assouvissant sa vengeance envers sa cible…
Kent approuva l’hypothèse fort probable de son fils, et Alma reconnaissait que c’était une possibilité tout à fait plausible. Et même plus que sa propre théorie exposée juste avant, mettant en doute l’amitié relative de Kent envers son couple, car motivé par la perspective de se servir de sa détresse pour se rapprocher d’elle. A présent, vu ce qu’avait souligné Maxwell, qui tenait entièrement la route, elle n’était plus si sûre de ses soupçons, faisant confiance à Maxwell sur les intentions sans fourberies de son père. Elle se disait que ce dernier le saurait si son père était capable de plans de cette envergure, car ayant l’habitude de ses manies et autres défauts, comme il l’avait dit lui-même. Elle a donc endormi sa méfiance envers Kent, lui accordant le crédit nécessaire pour qu’il tienne ses promesses sur la suite à adopter dans le but de sauver Trévor. Elle savait que son compagnon risquait la peine de mort en punition de ce meurtre affreux. C’était le jugement encouru en cas de culpabilité de meurtres envers une personne aussi importante que l’était une personnalité telle qu’Aldous Muldon pour Narvisworth.
Alors elle s’est contentée de hocher la tête en signe d’acceptation et est sortie de la maison des Huxley, la tête pleine de questions sur qui avait bien pu avoir l’horrible idée de faire accuser Trévor pour ce meurtre qui était déjà sur toutes les lèvres des habitants de la ville, et mettait la réputation de ce dernier en mauvaise posture. Il en était de même pour elle, devinant que son travail au bar devrait s’accompagner des regards accusateurs des clients ne perdant rien de la continuité de l’affaire à travers les médias. Ceux-là seraient bien pire que ce qu’elle avait supporté ces derniers mois, entre incivilités et attitudes lubriques envers une jeune serveuse attirante. Elle comptait sur le soutien d’Hedwige qui, elle n’en doutait pas, serait d’un secours primordial à son mental pour ne pas sombrer dans le désespoir...
CHAPITRE 14 : SENTIMENTS TROUBLES
Kent a tenu sa promesse : il a engagé un avocat spécialisé dans les affaires criminelles de ce type : Pharell Turner. Celui-ci fut chargé d’enquêter, avec l’aide d’indicateurs chevronnés et tout acquis à la cause de ce dernier, au cœur même des bas-fonds les plus sombres de la ville et auprès des proches de chaque membre du club, ainsi que son personnel. Chaque nouvel élément s’avérant potentiellement être en mesure d’avancer dans cette quête pour disculper Trévor était partagé à Kent, qui s’empressait d’en tenir informé Maxwell et Alma. La piste de l’avocat menait tout droit vers un des concurrents les plus tenaces d’Aldous Muldon, qui n’hésitait pas à user de stratagèmes tous aussi malveillants les uns que les autres. Ceci dans le seul but de dévaloriser les dividendes de son ennemi en affaires. Aldous n’étant pas avare en l’utilisation de procédés tout aussi illégaux et défiant toute éthique, incluant parfois de se servir de la moindre faute des membres familiaux de son concurrent pour l’hyper médiatiser, récoltant ainsi le fruit de ces campagnes d’humiliation à son propre avantage.
Lewis Arcost, le nom du Némésis d’Aldous Muldon, était au moins aussi retors. Il se servait de faux témoins dans le cadre de scandales mettant en avant les entreprises de ses concurrents. Ce qui lui permettait d’obtenir des revenus conséquents, les clients lésés par ces manigances se tournant alors vers ses propres sociétés pour leurs affaires. C’était une vraie guerre ouverte que se livrait les deux hommes, et ça se répercutait au club. Chacun d’eux demandant explicitement à être tenu au courant de la présence de son ennemi, dans le cas de journées spéciales appelant à la présence de tous les membres. Ni l’un ni l’autre ne venait au club le même jour. Ceci selon un planning défini et ayant obtenu l’approbation des deux hommes d’affaires. La seule fois où ils sont tombés d’accord sur quelque chose. Bref, dire que l’un ou l’autre tenait plus que tout à la déchéance de son ennemi était un euphémisme, tellement ils se détestaient mutuellement. Donc, que Lewis Arcost ait décidé de briser les codes en allant encore plus loin en organisant le meurtre de son concurrent, tout en s’assurant de ne pas être suspecté, ceci au détriment d’un coupable tout désigné comme l’avait été Trévor dont l’attitude avait bien arrangé les affaires du commanditaire, ça rentrait parfaitement dans son mode de fonctionnement.
Alma ne comprenait pas tous les détails, mais ses doutes envers Kent se sont complètement dissipés. Ce dont se réjouissait Maxwell, qui supervisait aussi de son côté l’avancée de l’enquête de Pharell Turner. Il était heureux que la tension manifeste dont il avait été témoin quelques jours plus tôt entre Alma et son père n’était plus qu’un lointain souvenir. Il espérait pouvoir annoncer fièrement que Trévor serait bientôt libéré, car débarrassé de toutes les preuves à charge contre lui. Tout comme il attendait de pouvoir offrir sur un plateau à sa sœur l’inculpation officielle d’Arcost et les sbires à sa solde ayant permis tout ce stratagème. Dont, de toute évidence, des complices parmi le personnel du club. Voire d’autres concurrents de Muldon, ayant tout autant avantage que ne l’avait Arcost à voir disparaitre de l’échiquier un ennemi farouche, et leur assurant une augmentation considérable de revenus dans un proche avenir.
En attendant ce jour, Alma continuait à travailler au bar, supportant, comme elle s'y attendait, les chuchotements partagés par des clients à leurs tables et la visant du regard. Ce qui démontrait un signe flagrant qu’elle se trouvait au centre des discussions en tant que compagne du meurtrier présumé qu’était Trévor, croupissant toujours dans sa cellule. Elle n’était pas autorisée à lui rendre visite, malgré les efforts de Kent d’obtenir une exception de la part de son ami le juge Parker Lodge. Du fait de sa connexion avec Alma, et donc Trévor, Kent et Maxwell ne pouvaient pas prétendre non plus à ce droit tant que l’enquête officielle de la police n’était pas statuée définitivement. Seul Pharell Turner, dont l’équipe regroupait des informations également en marge des investigations policières officielles, était autorisé à voir Trévor et le tenir au courant de ce qui s’était rajouté au dossier. Ce qui pouvait apporter une bribe d’espoir à la libération de l’inculpé.
Hedwige avait beau faire, elle ne pouvait pas empêcher ses clients de parler, de manière plus ou moins discrète, et Alma voyait que cela la chagrinait. Elle s’était entretenue à ce sujet avec elle, se voulant rassurante sur ce qu’elle devait affronter chaque jour au sein du bar. Elle ne voulait pas que sa patronne, devenue une amie à part entière, s’en fasse pour elle et néglige la sérénité de sa propre vie. Restait qu’Hedwige était une commerçante dépendante de l’affluence de clients. Le fait qu’Alma travaillait au sein du bar avait des répercussions non-négligeables sur les recettes inhérentes à l’activité du bar. La clientèle s’amenuisait, à cause de l’effet boule de neige causée par les on-dit et faisant déjà de Trévor un coupable, sans même lui accorder le bénéfice du doute. Certains soirs, le bar affichait tout juste de quoi remplir une table et un ou deux fidèles attendant que leur bière leur soit livré, tout en étant accolé nonchalamment au comptoir. Alma voyait Hedwige s’arracher les cheveux chaque soir en faisant les comptes de la journée. Elle devinait que les pertes étaient plus importantes qu’elle ne voulait lui avouer, et craignait qu’à terme sa nouvelle amie ne baisse le rideau. Faute de revenus conséquents à même de payer les factures qui s’accumulaient, sans presque rien pour compenser.
Plusieurs fois elle avait surprise Hedwige au téléphone, dans l’arrière-salle, tentant de demander un sursis pour régler les commandes pour ce qui constituait son fond de commerce. Dont les boissons notamment. S’ajoutait les retards pour payer la location du local du bar, l’électricité, sans oublier les salaires des autres serveuses. Lassées de voir ce qui leur était dû sans cesse repoussé, plusieurs avaient finies par démissionner. En soi, ce n’était pas vraiment dérangeant pour Hedwige, vu le peu de clients restant fidèles malgré le tumulte dû à la présence d’Alma. En bonne amie, Hedwige ne voulait pas en être réduite à demander à celle qu’elle désignait de manière récurrente comme sa meilleure serveuse de prendre des congés exceptionnels, le temps que la situation se désengrène. Alors, par amitié, par souci de ne pas voir Hedwige ne plus avoir le choix de fermer boutique, c’est Alma qui a pris la décision de partir. Celle qui était bien plus qu’une patronne a d’abord refusé, ne voulant pas qu’Alma subisse les conséquences des cancans de personnes mauvaises. Mais devant l’insistance de sa serveuse préférée, refusant que ce commerce, qui constituait toute sa vie à Hedwige, ne devienne un désert s’étendant au fil des jours, au point qu’il en soit réduit à être une victime collatérale de la vague “anti-Alma”, comme elle le désignait, elle a fini par céder. Ce qui mettait fin à une collaboration hautement appréciée, sans que cela brise pour autant leur amitié des plus solides.
Hedwige promettait de venir la voir à son domicile, ne serait-ce que pour s’assurer qu’elle allait bien, et la sortir de sa solitude. Alma acceptait avec joie, puis prenait la direction de la sortie de ce bar où elle avait eu tant de souvenirs, bons comme mauvais. Elle avait le cœur lourd, car, bien qu’elle ne le vît pas, elle savait qu’Hedwige se retenait de pleurer dans son dos, attristée de devoir se séparer de sa presque sœur, comme elle la désignait parfois. Elle savait qu’intérieurement elle devait bouillir de cette situation, même si elle ne l’avouerait jamais ouvertement pour éviter de faire ressentir encore plus de peine à Alma. Ce départ, c’était un crève-cœur pour toutes les deux. Mais c’était une décision qui était devenue une nécessité, dictée par la logique et le bon sens. Au courant de sa démission, Maxwell prenait plus de temps pour venir voir sa sœur, au détriment des activités de la société dont il avait la charge. Kent ne lui en voulait pas de se décharger ainsi, comprenant tout à fait son choix de se montrer plus présent envers celle qu’il avait retrouvée et lui avait pardonné ses fautes envers elle, car appartenant à un passé révolu.
Parfois, c’était Kent qui venait s’assurer de son bien-être, lui apportant lui-même de quoi se sustenter copieusement et lui faire bénéficier de son humour déplorable. C’était aussi l’occasion de lui transmettre des messages de la part de Trévor que ce dernier communiquait verbalement à Pharell. Kent se révélait être quelqu’un d’attendrissant dans ces moments, bien éloigné de l’image qu’Alma avait de celui s’étant adonné à ce petit jeu déplaisant qu’elle avait percé à jour, et objet d’une tension palpable entre elle et lui, ainsi qu’avec Maxwell. Elle appréciait de plus en plus la présence de Kent, qui lui montrait une facette de sa personnalité qu’elle n’aurait jamais soupçonné chez lui il y avait encore quelques jours. Il était devenu un très agréable palliatif à l’absence de Trévor. Les attentions dont il faisait preuve envers elle, et qui la gênait autrefois, se transformait en moments de complicité et de sourires. Plusieurs fois, elle s’était elle-même surprise en accordant une étreinte de plusieurs secondes. Elle en faisait de même avec Maxwell, mais c’était différent du fait de son statut fraternel.
Pour autant, elle n’oubliait pas de se tenir au courant des avancées de l’enquête concernant Trévor. Que ce soit l’officielle dont était en charge la police, mais aussi celle orchestrée par Pharell. Elle n’avait jamais vu physiquement celui qui représentait un élément essentiel à cette forme de bien-être dont elle faisait preuve, malgré l’éloignement de Trévor, dont l’absence lui pesait chaque jour. Bien qu’il ne fût encore qu’un simple nom, sur lequel elle ne pouvait mettre un visage, elle ne pouvait s’empêcher de lui accorder la même bienveillance que pour son frère et Kent. Et puis, ce fut une escalade dans la tristesse et l’angoisse pour Alma quand un Kent au visage d’une pâleur extrême vint lui annoncer une terrible nouvelle. L’enquête officielle de la police avait été annoncée comme terminée, et la culpabilité de Trévor confirmé. Cela par un prétendu témoignage d’un des collègues de celui-ci, attestant avoir vu ce dernier s’emparer du couteau le jour du départ du club, et suivant l’altercation avec Aldous Muldon. Ce fut un coup de poignard terrible pour Alma, qui sombra dans une dépression semblant irrémédiable à partir de ce jour.
Kent lui promit qu’il ferait tout le nécessaire pour empêcher qu’il y ait une issue fatale au procès, dont la date avait été fixée. Trévor risquait la peine de mort. Pharell n’avait toujours pas réussi à réunir des preuves substantielles pour prouver son innocence et confirmer la mise en place d’une machination organisée par celui qui apparaissait comme le coupable le plus probable. À savoir Lewis Arcost. Dans les jours qui suivirent, la présence de Kent est apparue à Alma comme encore plus essentielle à son désespoir naissant. Elle ne voulait pas se l’avouer, mais elle le trouvait chaque jour un peu plus comme quelqu’un de véritablement charmant et attentionné, à chacune de ses visites. Elle voulait chasser cette image qu’elle avait de lui, ne voulant pas que Trévor s’éloigne de son esprit à cause de la noirceur de son être qu’elle devait supporter chaque jour. Un mal-être que Kent parvenait à dissiper par sa gentillesse et le combat apparent qu’il menait pour lui offrir un sourire plus durable. Mais elle ne pouvait lutter contre ce qui naissait dans son cœur. Bien malgré elle, il y avait une forme de sentiments qui s’était développé à l’intérieur de son esprit, et dont le destinataire était Kent. Elle n’osait pas en parler à Hedwige quand celle-ci passait de temps à autre. De peur du jugement de son amie envers elle, pour oser avoir des sentiments auprès d’un autre homme que Trévor, dont le sort était menacé au fur et à mesure que le procès se rapprochait.
CHAPITRE 15 : VISIONS D’AILLEURS
Souffrant d’insomnies de plus en plus conséquentes, Alma s’était enquise d’une aide auprès de Maxwell. Elle désirait savoir s’il avait la possibilité de lui obtenir de quoi mieux dormir. Voyant sa profonde détresse, ce dernier a fait mieux que ça. Bien plus qu’un somnifère, il s’est arrangé pour lui fournir une drogue expérimentale, à même de calmer ses angoisses et lui assurer de retrouver une forme d’apaisement mental. Bien qu’un peu anxieuse à l’idée des effets que pouvait avoir cette drogue sur elle, surtout en ce moment où elle était en pleine crise sentimentale et ne sachant plus trop qui elle aimait le plus entre Trévor et Kent, elle donna son accord pour que Maxwell lui apporte cette aide à son état. Celui-ci se détériorant de plus en plus depuis l’annonce des preuves s’accumulant contre celui qui avait été son premier amour, et qui était à deux doigts de disparaître de sa vie si Pharell ne trouvait pas de quoi anéantir les accusations portées contre lui.
Le lendemain soir de sa proposition, Maxwell revint au domicile où résidait Alma et lui remit un petit sachet translucide, où on devinait la présence de petites pastilles d’environ 3 mm de diamètre. Après avoir posé le sachet sur la table du salon, il ouvrit celui-ci et sortit un exemplaire de son contenu. De couleur blanche à la texture granuleuse, et comportant quelques pigments bleus par endroits, il ne différait pas vraiment de la plupart des substances médicamenteuses connues. Alma n’avait pas caché, que ce soit à Kent ou Maxwell, avoir déjà eu recours à des dérivés d’opium pour calmer son anxiété latente. Élément fourni occasionnellement par Hedwige, lorsque celle-ci lui rendait visite pour prendre de ses nouvelles et savoir si elle tenait le choc, faisant référence à l’absence de son compagnon, ainsi que la menace pesant sur ce dernier, tout comme son isolement volontaire. Une inquiétude quotidienne émanant d’Hedwige, car Alma ne sortait presque plus au-dehors et n’avait de contact qu’à ceux et celles venant à elle, au sein de son lieu de vie.
La pastille se consommait en la positionnant sur la langue, puis en laissant agir la salive pour la dissoudre, après avoir fermé la bouche. Elle était aussi soluble dans l’eau, mais elle était moins efficace en usant de cette méthode. Maxwell recommandait une prise orale pour de meilleures performances, tout en insistant sur le fait de limiter son usage à deux fois par jour. Comme il lui avait déjà indiqué la veille, lorsqu’il lui avait proposé d’y recourir, c’était une drogue expérimentale qui était encore mal connue. Seules quelques personnes l’avaient expérimenté, avec des résultats plutôt satisfaisants. Mais il s’agissait d’habitués aux drogues, en prenant depuis des années, alors qu’Alma ne consommait des opioïdes que depuis quelque temps. Les effets pouvaient être très différents sur son organisme et les réactions de son corps en découlant. Le produit était composé d’un mélange d’hydromorphone, d’opium et de feuilles d’absinthe, mélangé à d’autres psychotropes moins connus. Le tout provoquait une relaxation des muscles à l’effet quasi-immédiat, en même temps qu’un fort sentiment d’euphorie pouvant être suivi de légères hallucinations, et une impression d’être détaché des lois physiques de notre monde.
En clair, Maxwell préconisait à Alma de se trouver dans sa chambre juste après une prise, afin de s’allonger une fois la pastille entièrement fondue à l’intérieur de sa bouche. Ceci pour éviter qu’elle se fasse mal. La sensation de flotter ou de passer à travers la matière faisait partie des effets résultant de sa consommation, quelques minutes seulement après son absorption et la diffusion de ses enzymes dans les vaisseaux sanguins. Si elle se tenait debout à ce moment, il y avait un risque qu’elle confonde une fenêtre ouverte de sa maison avec le portail d’un jardin luxuriant. Ou bien qu’elle en vienne à se servir d’une lame tranchante, la frottant contre sa peau, en pensant avoir en main un objet anodin semblant sans danger. Les rares sujets en ayant pris, et mis sous surveillance, ont montré une propension à ne pas prendre conscience de la réalité des objets autour d’eux, car persuadé qu’ils étaient tout autres. D’où l’insistance de Maxwell de demander à sa sœur de ne pas en abuser et de bien suivre les précautions dont il venait de lui faire part avant de mettre toute pastille dans sa bouche.
– Ta sollicitude me touche, grand frère. Je te promets de ne pas faillir à la confiance que tu me portes en m’offrant ce produit. Je ferais bien attention, ne t’en fais pas.
Maxwell affichait un petit sourire satisfait à ces paroles.
– Cela faisait bien longtemps que tu ne m’avais pas appelé grand frère. Je pensais ne plus jamais avoir droit à cette marque d’affection de ta part.
Alma emprisonnait la main droite de Maxwell posée sur la table, juste à côté du sachet, tout en le fixant du regard d’un air tendre et complice.
– L’animosité qui nous opposait appartient au passé désormais. Nous sommes tous les deux passés à autre chose. Tu n’es plus l’être exécrable que j’ai connu, suscitant l’incompréhension de la petite fille que j’étais alors. Tu es redevenu mon frère chéri. Et ta présence à mes côtés constitue un de mes rares moments de sérénité dans les moments difficiles que je vis actuellement. Le fait que tu me fasses don de ces pastilles, pouvant augmenter ces instants, en est la preuve…
Rougissant à cette marque d’affection et l’évocation d’une complicité frère-sœur retrouvé, Maxwell cachait mal sa gêne.
– Tu n’imagine pas à quel point je regrette d’avoir été aussi monstrueux à cette époque. Je subissais l’influence de Luther, Mark… et notre père.
Renforçant la pression de ses mains, non sans y ajouter une forme de douceur pour marquer le lien qui les unissait désormais, Alma rassurait son frère.
– Je sais tout ça, grand frère. Nous en avons déjà parlé, et je ne veux plus que les fantômes de notre passé ressurgissent dans nos conversations. Nous ne devons voir que le présent et l’avenir. Rien d’autre. Tu me le promets ?
Accentuant son sourire, le jeune homme qu’il était se montrait encore plus admiratif qu’avant sur le pardon naturel provenant de sa chère sœur. Elle était encore plus l’image d’un ange que dans ses souvenirs. Il voulait rattraper ses erreurs et faire en sorte qu’elle vive heureuse. Si cette drogue pouvait parvenir à lui faire mettre de côté, ne serait-ce que l’espace de quelques heures, l’horreur de ce qui menaçait de se profiler à l’horizon, il en serait heureux. Tout comme il ne pouvait dissimuler la joie d’avoir renoué les liens avec cette sœur qu’il pensait avoir perdu pour toujours à cause de ses choix malheureux. Justement parce qu’il pensait agir pour le bien de la famille, en obéissant à ses frères et son père d’alors. Pour le bien d’Alma, pour son propre bien, cette partie de leur passé commun ne devait plus s’incruster entre eux, comme elle venait de lui préciser. Seul comptait leur complicité de maintenant, comme tout frère et sœur devraient avoir.
– C’est promis… petite sœur.
Alma étouffait à peine un petit rire à ces paroles.
– C’est tellement agréable de t’entendre me désigner à nouveau comme ça… grand frère. Je ne veux plus qu’on s’interpelle autrement à l’avenir… Encore merci de prendre soin de moi. J’ai hâte d’essayer le produit miracle que tu m’as apporté et de te dévoiler les effets que cela aura eu sur moi…
Alma déserrait son étreinte de la main de son frère, puis portait son regard sur le sachet. Elle observait avec soin l’exemplaire sorti, puis le remettait à sa place d’origine. Maxwell, voyant que leur conversation était sur le point d’aboutir, se levait de sa chaise dans l’intention de prendre congé.
– J’espère qu’il saura te donner toute satisfaction en tout cas. Ça ne pourra pas changer ce qui se passe, mais s’il permet de t’offrir des rêves plus doux, ce sera déjà un grand pas en avant.
Il prenait une grande inspiration, comme se montrant désolé de devoir à nouveau laisser sa sœur en proie à la solitude, puis reprenait :
– Il est temps pour moi de te laisser, tout en te recommandant à nouveau de bien te conformer à ce que je t’ai exposé concernant cette drogue. Je repasserais plus tard dans la semaine pour que tu puisses me détailler ce que tu as ressenti en la prenant…
Alma se levait à son tour, accompagnant son frère vers la porte d’entrée, lui promettant encore qu’il n’avait pas à s’en faire et qu’elle respecterait à la lettre le processus qu’il venait de lui indiquer. Rassuré, souhaitant une bonne nuit pleine de beaux rêves étranges à sa sœur, Maxwell repartait, se glissant au cœur d’une nuit sans étoiles, et laissant Alma seule au sein de son foyer. Elle attendit que son frère ne soit plus visible dans le brouillard tombant pour refermer la porte. Elle se dirigeait alors vers la table où se trouvait le sachet, prenant soin de glisser ce dernier dans un tiroir de sa chambre peu après, toujours dans le souci de suivre les recommandations de Maxwell. Ce dernier lui avait demandé de ne surtout parler à personne de tout ce qui concernait cette drogue. Même Kent n’était pas au courant de son existence. Elle était réservée à certains de ses clients les plus assidus, en récompense de leur fidélité. Il craignait que Kent en fasse mauvais usage et décide de l’écouler à grande échelle à Narvisworth.
Ce n’était encore qu’un produit non finalisé, et Maxwell ne voulait pas que des effets secondaires non encore détectés puisse causer des troubles indésirables chez des personnes pouvant afficher des réactions à même de créer la panique. Ce qui soulèverait immédiatement des interrogations auprès des autorités et pourrait provoquer un scandale mettant en cause l’intégrité des entreprises Huxley dans leur totalité. Tant que tous les effets de cette drogue nouvelle n’étaient pas complètement répertoriés, il préférait tenir Kent ignorant de la possibilité d’un marché avec un produit nouveau. Le courtage avait beau apporter un prestige notable à Maxwell, son envie d’explorer de nouveaux horizons, loin de la finance, l’attirait bien plus qu’il ne voulait le reconnaitre. Les marchés financiers, l’économie… tout ça, ça représentait les rêves de son ancien père, Monty. Celui qui l’avait vendu comme un simple fruit sur le marché. Dans le même temps, c’était la seule bonne chose qu’il avait pratiqué de sa vie le concernant.
Maxwell n’avait jamais été véritablement à l’aise avec le monde de la finance, même s’il s’y révélait très doué. Cela ne lui procurait pas ce sentiment d’excitation intense provoqué par la recherche de substances pouvant procurer une avancée durable dans le domaine de la science. Certes, l’élaboration de drogues n’appartenait pas à une éthique respectable, il en convenait. Mais c’était une étape. La mise en place de ce petit laboratoire secret, situé dans un des quartiers les plus mal famés de Narvisworth, lui avait demandé des frais considérables. Il avait dû se servir de son habilité à falsifier les livres comptables de sa société pour cacher les sorties d’argent, sans que ni Kent, ni aucun des employés de l’entreprise dont il avait la charge ne se doute de quelque chose. Comme il demandait toujours à vérifier chaque document comptable avant qu’ils soient transmis à son nouveau père, cela lui donnait tout loisir d’y apporter les modifications nécessaires pour masquer les opérations ne devant pas être connues par quiconque. Et surtout pas Kent. C’était une des rares fois où il pouvait remercier Monty Hawthorne de lui avoir ouvert les voies du monde financier, car lui permettant de se livrer à sa vraie passion : la chimie et la science.
Si cette drogue, à force de tests, s’avérait être une réussite, ce ne serait qu’une étape. Il ne voulait pas qu’elle soit commercialisée sous l’égide Huxley de manière officielle. Il avait déjà opté pour un nom d’emprunt auprès de ses employés officiant au cœur du petit laboratoire de Fairway Street, là où personne ne pouvait s’attendre que Maxwell Huxley se rendait incognito, prétextant de discussions avec des clients. Clients qui l’étaient à double titre. Pour sa société de courtage, mais aussi en tant que cobayes consentants. Ils le couvraient en confirmant sa présence auprès d’eux pour justifier de ses absences. C’était un stratagème complexe que Maxwell avait mis du temps à mettre en œuvre depuis quelques semaines. Et seule l’opportunité de devenir le protégé, puis l’associé, et enfin le fils de Kent Huxley lui a permis de financer et organiser cette affaire secrète.
Pour l’instant, en dehors de ses clients-cobayes, seule une personne était au courant de cette face cachée de lui : Nigel. C’était même ce dernier qui lui avait soufflé l’idée de profiter de la richesse de personnes influentes pour faire de ses rêves une réalité, lorsqu’ils étaient plus jeunes. A ce moment-là, Nigel était loin d’imaginer ce que son ami ferait de ses conseils en les appliquant à grande échelle, dès lors que Kent Huxley lui a ouvert la voie de ce monde en l’adoptant et le séparant du nom des Hawthorne. Ce nom qu’il détestait à cause de son père biologique. Ce même père l’ayant forcé à suivre une filiation professionnelle qui ne l’intéressait pas. Ce père qui l’avait obligé à humilier sa petite sœur lorsqu’ils étaient enfants, alors qu’elle était la seule qui la comprenait vraiment quand il lui avait avoué un jour son goût pour la science, bien loin des objectifs de leur père. Oui, il détestait le nom des Hawthorne et il espérait plus que tout qu’Alma saurait s’en défaire aussi un jour.
Il n’était pas dupe. Il avait vu les sourires satisfaits de Kent à chaque retour de ses visites au domicile d’Alma. Il avait vu le changement dans les yeux d’Alma quand il lui évoquait les passages de Kent. La confusion dans son esprit concernant ses sentiments profonds avec Trévor, et ceux naissants avec Kent étaient évidents. Il ne savait pas ce que ce dernier avait véritablement en tête, mais il n’ignorait pas que, contrairement à ce qu’il affirmait, il n’était pas aussi appliqué à permettre au compagnon d'Alma de se sortir d’affaire. Il soupçonnait même que Kent avait usé de ses relations, en accord avec son âme damné de Pharell, qui l’avait déjà aidé à fomenter diverses manigances par le passé envers des concurrents, pour mettre en place le piège dans lequel s’était trouvé enfermé Trévor. S’il n’avait rien dit de ses soupçons, en avalisant, au contraire, les “actions” de Kent, c’était parce qu’il espérait que cela conduirait à entraîner Alma dans les bras de celui-ci. Ça aussi Nigel le savait : il ne lui avait rien caché, et avait obtenu sa bénédiction, tant que ça servirait les intérêts pour Alma de prétendre à une vraie vie.
Nigel avait beau être un devenu ami sincère de Trévor, il était aussi conscient que ce dernier ne pourrait jamais être capable d’offrir à Alma ce auquel elle avait droit : une vie décente et méritée, au sein d’un monde à la hauteur de la beauté de son âme. Ce désir de laisser faire Kent, quelque soit le mode employé pour arriver à ses fins, c’était une manière pour Maxwell et son complice éloigné Nigel, de permettre à Alma d’avoir la vraie vie qu’elle méritait. Ce que que Trévor ne serait jamais en mesure de lui apporter. Un secret terrible, mais nécessaire pour que la sœur chérie de Maxwell change son nom maudit d’Hawthorne. Nigel m’avait fait part de cette horrible cachotterie, sachant ce que son ami avait eu en tête en laissant procéder Kent à son plan machiavélique. À ce moment de l’histoire, ni lui, ni Maxwell n’avait pu imaginer qu’ils envoyaient Alma vers un avenir sombre rempli de souffrances journalières si monstrueuses qu'ils s’en voudraient toute leur vie durant. Ils se savaient être de honteux complices condamnés au silence, pour avoir fait du destin d’Alma, celle à qui ils avaient voulu offrir une vie qu’ils pensaient magnifique, un univers fait de larmes. Une erreur dont ils ne se remettraient jamais et dont ils gardaient encore aujourd’hui un souvenir douloureux.
Sans le silence de Maxwell sur ce qu’il soupçonnait envers Kent, sans la complicité de Nigel sur ce secret lourd à porter que ce dernier me confiait, le visage enfoncé dans le remords, Alma aurait eu une destinée différente. Peut-être n’aurait-elle pas eu une vie fabuleuse avec Trévor, mais elle n’aurait pas été soumise aux milles tourments que lui apporterait Kent. Et le désir des deux complices de débarrasser Alma d’un nom rappelant des souvenirs d’enfance terribles a aussi été un échec. Alma, une fois partie de Narvisworth, peu après le décès de Kent et avoir donné les rênes de l’entreprise de feu son époux à Maxwell, a repris officiellement son nom de naissance. Elle ne voulait plus rien qui appartienne à la famille Huxley. Celle-ci lui rappelant trop les jours et les nuits plongés dans les cris et les peurs, dans la douleur de se conformer aux plaisirs sadiques de Kent. Mais j’anticipe sur les propos avoués par Nigel concernant le passé inondé de pleurs d’Alma.
Pour en revenir au soir où Alma s’est retrouvé seule, juste après le départ de Maxwell, il y a eu un moment d’hésitation de la part de cette dernière sur l’utilisation ou non de la drogue. Elle avait confiance en son frère, sans imaginer que ce dernier lui mentait sur ce qui se passait dans l’ombre et concernant Kent Huxley. Elle ignorait son objectif de créer un empire basé sur la commercialisation d’une drogue pour parvenir à ses rêves de chimiste et scientifique renommé. Ce qu’il imaginait être une étape pour parvenir au but qu’il s’était fixé. Maxwell savait qu’Alma ne parlerait jamais à qui que ce soit de l’existence de cette drogue, comme il lui avait expressément fait la demande. Alma aurait pu lui demander des détails sur ce produit. Savoir comment il l’avait obtenu, dans quel but cette drogue avait été élaborée, et de multiples détails qui auraient pu forcer Maxwell à dévoiler l’entreprise secrète dont il était le fondateur. Mais elle n’en a pas exprimé le désir. Par fraternité. Par confiance. Par amour de son frère retrouvé. Celui qui lui avait permis d’obtenir cette vie à Narvisworth, avec l’aide de Kent Huxley.
Alors, ce soir-là, elle s’est contentée de se déshabiller, de revêtir sa tenue de nuit, de s’asseoir sur le bout de son lit, puis de ressortir le sachet du tiroir où elle l’avait dissimulé, caché sous une pile de sous-vêtements. Elle en sortit une pastille, avant de remettre l’objet interdit à son emplacement, referma le tiroir, et regarda longuement le petit rond blanc parsemé de points bleus qu’elle tenait en main. Finalement, elle le mit en bouche. Se rappelant les recommandations de Maxwell, elle s’allongea sur le lit une fois la pastille entièrement fondue dans sa bouche. Au début, elle n’a pas ressenti d’effets à proprement parler. Tout au plus une sensation de bien-être émergeant dans son esprit, troublant la netteté de ses souvenirs des derniers jours, jusqu’à ce que ceux-ci ne se dissipent peu à peu pour laisser place à un vide fait de couleurs chatoyantes et semblant sortir du sol d’un monde envahissant un rêve en formation. C’était très agréable. Un vide en soi où plus rien de mauvais ne pouvait accéder. En tout cas, c’était la conviction qui ressortait de cet état de fait, à mi-chemin entre le songe et une réalité palpable.
Peu à peu, elle voyait les couleurs envahir de plus en plus cet étrange monde dépourvu de formes. Comme si elle était entrée dans la pièce d’une maison qu’on aurait préalablement vidée de son contenu. Les couleurs se fondaient entre elles, se mélangeaient, pour former des sortes d’arc-en-ciel. De temps à autre, des silhouettes, des formes apparaissaient. Des portes flottant dans l’air s’ouvraient, en montrant d’autres de structures différentes, et invitant la voyageuse de ce monde qu’elle était à y pénétrer. Elle avait la sensation de pouvoir flotter elle aussi. Elle ressentait l’impression soudaine d’être détentrice du pouvoir de voler. Elle s’est laissé aller, faisant confiance à la représentation de son corps qu’elle voyait par l’intermédiaire de la transparence des arcs de couleur, et reflétant son image comme des miroirs étincelants. Elle a franchi la première porte, puis la deuxième, la troisième, la quatrième, et ainsi de suite. C’était un instant magique pour Alma, et elle se laissait envahir par un sentiment de plénitude totale au gré des portes qu’elle franchissait, menant à des pièces nuageuses toutes plus resplendissantes de beauté l’une que l’autre, où apparaissait des créatures ne ressemblant à rien de connu.
Elles étaient difficiles à définir, tellement leur aspect était étrange. Pas désagréables à regarder, mais étranges. Durant un temps qui lui parut des heures, les silhouettes se firent plus nombreuses, toutes la fixant intensément. De plus en plus. Cette insistance de la part de ces créatures devenait malaisant à force, bien qu’Alma restât consciente malgré tout qu’elles n’étaient que des sortes de mirages créés par l’action de cette drogue. Au même titre que l’ensemble de ce monde merveilleux, d’un point de vue général. Mais au bout d’un moment, l’environnement ambiant changea du tout au tout. Les couleurs s’estompaient, passaient au pâle, devenaient grises, puis plus sombres. Les créatures devenaient de même, se transformaient en des êtres plus grands aux formes bien moins agréables à observer. Le monde de couleurs se transforma peu à peu espace. Un espace où l’on apercevait des planètes difformes, des soleils d’un rouge flamboyant semblant brûler d’autres astres et formant un brasier incandescent d’où s’échappaient des flammes et des vapeurs d’un noir absolu. Les créatures vues tantôt flottaient dans cet espace infini, se montrant encore plus grandes qu’auparavant, et affichant des aspects de plus en plus effrayants.
Alma se retrouvait bientôt propulsée sur le sol d’une des planètes, sans trop savoir comment elle y était parvenue. Comme si on l’avait téléporté d’un coup, sans qu’elle en prenne conscience. Autour d’elle figurait d’étranges monolithes dont certains donnaient l’impression de sortir du sol. Comme s’ils étaient des plantes à part entière. Des édifices à l’architecture déconcertante apparaissaient. Ce n’étaient pas des maisons. En tout cas, pas au sens humain du terme. Certains étaient similaires à des temples, mais aux structures n’ayant aucun sens. Des escaliers y menaient, mais semblant venir du ciel, pendant que des portes surgissaient aléatoirement dans le sol et les murs. Il y avait aussi des fenêtres disposées dans ce qui constituaient le toit. Mais un toit ouvert où s’enfonçait d’autres escaliers venant de plusieurs directions. Les créatures se montraient plus proches. Alma pouvait voir leurs traits plus distinctement. Le sentiment de sérénité chez Alma avait disparu au fur et à mesure qu’elle explorait, bien malgré elle, cet astre terrifiant et incompréhensible à plus d’un titre.
Le faciès de ces créatures, dont certaines affichaient des tailles gigantesques, était pourvu de yeux disposés en des endroits improbables. Des tentacules sortaient de leurs flancs, de leurs têtes, de l’intérieur des yeux pour un grand nombre d’entre elles. D’autres appendices en formes de pinces ou d’autres formes indéfinissables se rajoutaient à l’horreur de leur apparence. Puis, une autre créature, plus hardie que les autres, se plaçait juste devant la visiteuse. Une sorte de masse informe à la chair visqueuse et noire, d’où émergeaient des centaines de tentacules de toutes parts semblant se tordre dans toutes les directions, et d’immenses yeux se plongeant dans son regard. Comme semblant sonder son âme. Bien que la créature monstrueuse, flottant dans l’air aussi naturellement qu’un être humain marche sur un sol, ne disposait pas de bouche, Alma entendit distinctement un dialecte n’adoptant aucune logique terrestre résonnant dans toute sa tête.
– R’thlakh…. R”thlakh N’g L’rvysth !
Ces paroles n’avaient à priori aucun sens. Et pourtant, Alma avait l’impression d’en comprendre la signification. Aussi aberrant que soit la situation. Cela sonnait à l’infini dans son crâne, comme un mantra sans fin.
“Viens… Retourne en moi !
C’était ce qu’Alma comprenait, sans savoir comment cela était possible. Elle n’avait jamais entendu une langue pareille. Comment son cerveau pouvait décrypter avec autant de facilité son contenu ? La créature s’approchait encore. Un de ses tentacules touchait le corps d’Alma. Puis d’autres. Elle se retrouva bientôt enfermé dans un cocon formé par l’ensemble d’un nombre incalculable de tentacules, la serrant toujours plus, sans qu’elle n’en éprouve pour autant de la douleur. Et elle entendait encore ces mêmes paroles semblant venir de toutes les directions.
– R”thlakh N’g L’rvysth ! R”thlakh N’g L’rvysth !
D’un coup, tout disparut. Alma se réveilla en sueur sur le sol, à coté de son lit. Sa tenue de nuit était trempée et elle avait l’impression étrange de sentir la présence d’une substance étrange sur ses jambes, ses bras et son cou. Effrayée, elle se leva alors, se dirigea vers le miroir placé au-dessus de son meuble de coiffure, dans le coin gauche de sa chambre. Elle espérait s’assurer ainsi qu’elle rêvait encore. Il n’y avait rien. Aucune trace de quoi que ce soit nulle part. Elle ressentait pourtant encore nettement la présence d’un fluide sur plusieurs parties de son corps. Alors qu’elle essayait de comprendre ce qui avait bien pu se passer, l’horloge de l’église proche sonnait 6 heures du matin. 6 heures ! Elle avait eu l’impression qu’il ne s’était passé que quelques minutes entre la prise de la drogue et son réveil en sursaut… Quand elle s’était couchée, il était à peine 22 heures 30 ! Comment était-il possible qu’elle ait perdu toute notion de temps durant ce rêve des plus curieux ? Et surtout, il y avait cette sensation en elle qu’elle n’avait pas complètement rêvé. Comme si elle s’était réellement déplacée dans l’espace, dans un univers aussi aberrant que terrifiant, et qu’elle y avait véritablement rencontré cette horrible créature.
Mais ça ne pouvait pas être possible. Elle était toujours là, au sein de sa chambre. C’était bien la sienne : aucun doute là-dessus. Elle se précipitait alors à la fenêtre, de l’autre côté de la pièce, et ouvrait cette dernière. Il fallait qu’elle sache si elle rêvait toujours, si elle était bien revenue dans son monde. En sentant l’air d’une brise passante au-dehors et le son lointain du hurlement d’un chien, elle comprit qu’il n’y avait pas d’erreur possible. Elle touchait la texture du bois des volets, les vitres de la fenêtre, observait le passage d’un homme titubant sur le trottoir d’en face, sans doute sortant d’une soirée un peu trop arrosée. Elle regardait le ciel, afin de vérifier qu’il était conforme à d’habitude. La lune était présente. Des étoiles brillantes l’entouraient et il n’y avait aucune trace d’astres inhabituels pris dans les flammes. Elle se pinça le bras pour confirmer encore plus son évident retour à la réalité. Quel étrange et troublant rêve… Est-ce que c’était dû à la drogue de Maxwell, ou bien la conséquence directe de tout le stress accumulé de ces derniers jours ?
Un medecin aurait sans doute conclu à quelque chose de cet ordre. Mais les nuits précédentes, elle était tout aussi angoissée. Pour autant, elle ne s’était pas retrouvée propulsée dans un monde fait de créatures toutes plus monstrueuses les unes que les autres, proférant des paroles n’ayant rien de connu. Ça aussi, elle ne l’expliquait pas. Cette phrase qui ne ressemblait à aucun langage terrestre, qu’il soit ancien ou appartenant à une contrée éloignée… Cette suite de lettres imprononçables… Aucun humain ne serait en mesure de les émettre avec des cordes vocales propre à son espèce. Il n’y avait rien de logique dans la composition des paroles entendues. Leur structure grammaticale aussi bien qu’orthographique n’appartenait pas au système humain, c’était une certitude. En ce cas, comment avait-elle bien pu comprendre leur signification ? D’accord, c’était un rêve, mais tout de même. Même lorsqu’on est plongé dans un profond sommeil, on se réfère à un système linguistique conforme à ce qu’on a toujours appris lors de nos années scolaires. Jamais Alma n’avait entendu parler d’un tel langage : on ne lui avait jamais enseigné et elle était certaine de ne jamais avoir lu quelque chose de tel dans des livres jusque-là.
Elle se rappelait à peine le contenu originel de ces paroles. Mais, en revanche, elle conservait parfaitement encore en mémoire leur signification : “Viens… Retourne en moi...” Qu’est-ce que ça pouvait bien signifier ? Retourner en lui ? Comme si elle lui avait été arraché ? Comme si elle faisait partie de son corps autrefois ? Comment une simple humaine pouvait être un élément d’un monstre vu dans un rêve aux allures de cauchemar ? Après tout, ce n’était que ça. Un cauchemar. Un cauchemar provoqué de manière évidente par cette drogue fournie par Maxwell… Non, c’était trop tôt pour affirmer que celle-ci était en cause. Elle n’avait sans doute été que le déclencheur de quelque chose qui ne demandait qu’à sortir de son esprit fatigué. Fatigué par la peur de perdre Trévor. Fatigué d’être soumise aux regards accusateurs de la plupart des personnes sachant son lien avec lui. Reste que le pourquoi de ce rêve relevait du mystère. Pourquoi faire un songe menant dans un autre univers, et rempli de créatures toutes plus terrifiantes les unes que les autres ? ça dépassait toute logique. Même un spécialiste de la compréhension des rêves aurait bien du mal à disséquer celui qui s’était incrusté dans le cerveau d’Alma cette nuit-là… Sans parler de ce problème de perte de notion de temps. Bon, au moins, elle n’avait pas vu la nuit passer : c’était un bon point. Alma se disait qu’elle pouvait remercier Maxwell au moins pour ça.
Cependant, cette expérience, qui aurait pu en rebuter plus d’un, avait profondément troublée Alma. Elle voulait comprendre le sens profond de la phrase de la créature. Pourquoi elle lui disait qu’elle était liée à elle ? Et qu’était cet étrange univers, ces monolithes, ces habitations et temples aux formes tellement déroutantes qu’elles défiaient toute logique de l’architecture tel que le connaissait l’être humain ? Et surtout, pourquoi cette drogue lui avait permis d’avoir ce “lien”, cet accès à cette vision d’un monde inconnu de manière aussi réaliste ? Les sensations perçues lors de son “voyage” lui avaient laissé un sentiment étrange qu’elle n’avait jamais éprouvé dans aucun autre rêve fait auparavant, aussi longtemps qu’elle tentait de se le rappeler dans le temps. Peut-être que le secret résidait-il dans certains éléments composant la drogue ? À moins, et c’est ce qu’Alma soupçonnait au plus profond d’elle-même, qu’il s’agissait de quelque chose d’encore plus incroyable, et probablement lié à sa naissance elle-même...
Elle savait que le Père Thorin était son père biologique. Mais dans quelle circonstances exactes sa conception avait-elle eu lieu ? Avait-il donné une substance à sa mère lors de leurs rapports, à son insu, créant ainsi ce “lien” dont parlait la créature ? Et si c’était le cas, de quoi se composait cette éventuelle substance ayant participé à sa conception entre sa mère et le Père Thorin ? Ce dernier avait toujours refusé de reconnaitre sa paternité. Alma se demandait en cet instant si ce refus de reconnaître sa culpabilité allait au-delà de sa peur de rendre public, de manière indéniable, sa faute en tant qu’homme d’église. Il devait y avoir une autre raison à ce déni de sa part. Elle se souvenait de la pâleur du Père Thorin quand elle est venue lui rendre visite, lui demandant de tout avouer et d’accepter d’être hébergée par lui, au sein de son domicile. Elle avait remarqué comme de la peur à cette demande. Bien plus que le fait de voir son intégrité et son honneur bafoué en place publique. Était-ce dû à ce qu’il y avait en elle, et dont il savait parfaitement la teneur ? Cette part en elle que réclamait la créature rencontrée dans son rêve, il était fort possible que le Père Thorin, à un certain niveau en tout cas, devait savoir ce qui en était…
Il y avait énormément de questions foisonnant dans la tête d’Alma à ce moment. Il lui tardait d’avoir certaines réponses en interrogeant Maxwell sur la composition exacte de la drogue ayant été à l’origine de ce qu’elle avait vu en songe. Ainsi que toutes les perspectives que cela supposait sur sa naissance, le Père Thorin et bien d’autres sujets tout aussi intrigants et mystérieux. Bien qu’ayant été fortement marquée par cette première expérience avec l’une des pastilles du sachet offert par Maxwell, dont l’existence et son implication dans son élaboration devait rester secrète, selon la volonté de ce dernier, Alma voulait approfondir le plus possible la question. La seule façon de compléter ses méconnaissances était de continuer à prendre cette drogue révélatrice. Venant tout juste de sortir d’une nuit pleine d’interrogations, elle décidait d’attendre le soir pour renouveler sa plongée au sein de ce monde curieux. Peut-être y trouverait-elle un moyen de communiquer plus avant avec la créature du rêve ? En supposant que cela soit possible de sa part et que l’interaction ne soit pas unilatérale en termes d’échange de paroles.
Sans le savoir, Alma allait entrevoir une partie de son passé qu’elle était loin d’imaginer et provoquant encore plus de questions qu’auparavant. Un questionnement qui la rendrait plus fragile, car en proie au doute sur ce qu’elle était et ne se rendant pas compte du piège sentimental dans laquelle elle était s’apprêtait à s’embourber les yeux fermés. Un piège qui se refermerait à la suite du procès de Trévor, dont l’issue la ferait s’enfoncer un peu plus dans les bras de son futur bourreau : Kent Huxley….
À suivre dans la Partie 5...
Publié par Fabs