3 mars 2025

L'ELFE NOIR DE DROSNIA (Dark Blade)



Il s’était déjà passé 3 jours depuis que j’avais libéré la petite ville de Kajegar du Prince Orc qui terrorisait et rançonnait la population. Un combat épuisant dont je gardais la déception de n’avoir pu prélever les dents du colosse. La faute à ma lame une fois de plus trop efficace. J’avais prévu de seulement lui transpercer le foie, le seul point faible des Murbagh, un clan à part parmi les Orcs, capable de régénérer leurs corps de façon presque instantanée, et possédant des renforcements au niveau du cou empêchant toute décapitation. En tout cas, avec une lame normale. Mais à cause d’un mouvement inattendu durant le combat contre le Murbagh, mes réflexes m’ont fait pivoter mon épée dans un geste de défense suivant un axe fatal. Résultat : tête tranchée nette.


J’ai appris ainsi que cet acte entraîne une décomposition du corps aussi rapide que l’est leur capacité de régénération. Il n’est resté qu’un tas de poussière de cette masse de muscles capable de raser une maison avec un seul doigt. Dommage. On dit que les dents de Murbagh, une fois façonnées correctement, peuvent offrir une batterie de pointes de flèches terriblement perforantes. Ce qui m’aurait donné un avantage certain pour des affrontements à longue distance. Très utiles pour des bêtes de type Titan, avant une attaque frontale. Mais bon : il est trop tard pour regretter à présent. Peut-être aurais-je une autre occasion de combattre un Murbagh, et cette fois, je ne commettrais pas la même erreur.


Quoi qu’il en soit, après avoir bien profité de mon séjour à Kajegar, où les villageois m’ont offert de quoi me rassasier pour au moins un mois, et une fête qui a duré toute la nuit en mon honneur, j’ai pu goûter à un peu plus de calme en bivouaquant près des montagnes de Buxcanir, dans le comté de Fallholm. Mis à part deux ou trois kobolds un peu trop sûrs d’eux, les nuits ont été calmes. J’approchais de la petite ville de Drosnia. Il s’agissait de la première fois que je m’y rendais, mais tout ce qui m’importait c’était qu’elle soit dotée d’une auberge aux lits confortables et douillets pour m’y reposer durablement. 


J’avais apprécié les honneurs qui m’avaient été fait à Kajegar, mais on ne peut pas dire que mon corps a pu obtenir un sommeil vraiment réparateur à cause des festivités. Et les nuits à la belle étoile n’ont rien arrangé. J’espérais vraiment bénéficier de moins d’agitation au sein de cette ville, et une chambre pouvant m’apporter de quoi apaiser mon corps endolori par mon précédent combat. Ainsi qu’une bonne étable pour ma chère Féléna, mon destrier qui méritait au moins autant que moi d’avoir un abri digne de ce nom depuis notre départ de Kajegar.


    La première chose qui m’a surpris en entrant dans Drosnia, ce fut de voir les airs tristes des gens, me regardant comme si j’étais un cavalier de l’apocalypse venant achever le malheur semblant s’être abattu sur eux. C’était très étrange comme impression. Je voyais des commerces fermés en abondance, des enfants amaigris, des hommes demandant l’aumône un peu partout, un chapeau rapiécé maladroitement devant eux, vide de toute pièce. Au vu de ce que je voyais, je me demandais s’il serait possible de trouver un établissement convenable pour se loger, à Féléna et moi. Ne serait-ce qu’une nuit. 


Après plusieurs mètres d’un spectacle déprimant s’offrant à mes yeux, j’apercevais une auberge. Bien que montrant des murs effrités, l’aspect extérieur semblait plus accueillant que ce que j’avais vu jusqu’à présent. Je m’y arrêtais, et immédiatement, un petit garçon vint à ma rencontre pour me proposer de m’occuper de ma jument. Il était en haillons et faisait peine à voir. J’acceptais qu’il prenne soin de Féléna, et je lui remettais de quoi le payer pour le remercier de son futur service.

 

L’enfant montrait des étincelles dans les yeux, comme s’il n’avait jamais vu une pièce d’argent de sa vie. Il donnait l’impression d’avoir reçu un trésor. Il m’a remercié plusieurs fois avant de prendre la longe de l’équipement de mon compagnon de voyage, puis il s’est dirigé vers l’étable jouxtant l’auberge. J’entrais dans cette dernière, et, contrairement à ce que j’avais vu au-dehors, il semblait y avoir une ambiance plus festive, plus chaleureuse en son sein. Et surtout moins misérable que ce que j’avais vu des autres commerces de la cité à mon arrivée. Dès que j’eus posé le pied sur le plancher intérieur, cherchant une place où m’installer, je fus abordé par une jeune serveuse. Elle affichait un regard tout aussi enthousiasmant que le jeune garçon vu précédemment.

 

 -  Bonjour, voyageur ! Bienvenue à l’auberge de la Croisée des Chemins ! Laissez-moi vous guider à une table digne de votre rang !

 

 -  Je vous remercie. C’est très aimable à vous.

 

Elle me demandait de la suivre et m’installait à une table au bois étincelant. J’étais très surpris de voir un tel luxe. Surtout en regard de la décrépitude des bâtiments s’affichant dans le reste de la ville.

 

 -  Que désirez-vous pour vous restaurer ?

 

J’observais la jeune serveuse. Elle affichait un grand sourire, certes, mais à bien y regarder, j’avais l’impression qu’il n’était pas vraiment naturel. Comme s’il était forcé, et masquait le vrai ressentiment en elle. J’essayais de ne pas trop montrer mon impression en retournant le sourire à la jeune fille, puis je lui précisais ma commande :

 

 -  Eh bien, dans un premier temps, une bonne chope de cidre. Je verrais plus tard pour le reste.

 

 -   Très bien, messire chevalier. Je vous apporte ça tout de suite.

 

Elle se hâtait de se rendre derrière le comptoir, où se trouvait ce que je devinais être la tenancière, puis s’affaira à honorer ce que je lui avais demandé. « Messire Chevalier » … j’avais beau recevoir ce titre à chaque fois au gré de mes rencontres, ça me faisait toujours le même effet. A la fois nostalgique et empli d’une forme de tristesse dont je ne pourrais plus jamais me défaire. Pas avant d’avoir nettoyé ce pays de toutes les créatures venues du Clarriarath, et permis à mon père de faire revivre le Werreolyn, ma terre natale.

 

 J’observais un peu mieux l’endroit. Tous ceux présents semblaient ne pas être des résidents de la ville. Les tenues portées par les habitants dehors m’avaient semblés être très loin de montrer les signes de richesse que je voyais sur les autres usagers de l’auberge. Plus je regardais, plus je supposais que cet endroit était sans doute le seul à être florissant dans toute la ville. S’il avait cet aspect rutilant, c’était sans nul doute dû aux sommes perçues par les étrangers de passage venus trouver un moment d’accalmie autour d’un verre. J’en étais encore à mes interrogations, quand un homme vêtu encore plus richement que les autres s’approchait de ma table.

 

 -  Veuillez pardonner mon impudence, mais n’êtes-vous pas celui dont on vante tant les mérites à travers le pays ? Le pourfendeur de monstres ? Le « Chevalier qui n’a pas de nom » ?


Je me tournais alors vers mon interlocuteur curieux.


 -  J’ai en effet ce privilège, bien que je ne m’attendais pas à jouir d’une réputation aussi flatteuse.

 

L’homme esquissait un sourire, avant de me répondre :

 

 -  J’admire votre modestie vous concernant. Je connais plusieurs bardes ayant déjà composé vos exploits en balades fort jolies et passionnantes à entendre. Mais trêve de flatteries. J’aimerais vous proposer une mission, contre une forte somme, cela va sans dire.

 

Au même moment, la jeune serveuse était revenue, posant ma choppe sur la table, et indiquant le prix à payer. Me souvenant de la joie du jeune palefrenier d’auparavant, j’offrais une pièce d’argent en paiement de ma boisson. C’était beaucoup plus que le prix demandé, et la jeune fille montrait des yeux d’étonnement, semblant la figer sur place.

 

 -  Oh, merci noble chevalier ! Si vous avez besoin de tout autre service, n’hésitez pas me le dire ! Je vous servirais en priorité !

 

 -  C’est noté. Merci à vous.

 

A peine la petite serveuse repartie, je la voyais courir derrière le comptoir, montrant la pièce à la patronne et me désignant du doigt. Je vis alors cette dernière m’adresser des remerciements avec ses mains de là où elle était. Ça donnait l’impression que, malgré la richesse apparente de ceux qui étaient présents dans l’auberge, peu de clients devaient offrir plus qu’il ne fallait pour boire. C’était troublant. Là-dessus, j’en avais presque oublié mon mystérieux interlocuteur.

 

 -  Oh, excusez-moi ! Je suis confus : j’avais oublié votre demande. Asseyez-vous, je vous prie. Et dites-moi de quoi il retourne.

 

 -  Vous êtes tout excusé, je vous en prie, noble chevalier.

 

Il s’installait à son tour, puis reprit :


 -   J’ai pu remarquer votre étonnement à la réaction de Sigrid. Elle n’a pas l’habitude de recevoir de telles sommes pour une simple choppe. Et je suppose que l’apparente pauvreté de la ville n’a pas dû vous échapper.

 

L’homme évoquait un aspect qui n’avait pas manqué de m’interroger. Je pressentais que j’allais savoir ce qui était la cause de toute cette misère, en dehors de l’auberge où nous nous trouvions. 

 

-  En effet, je ne nie pas que cela m’a surpris. En comparaison du reste de la ville, cet endroit semble en bien meilleur état.

 

L'inconnu prenait alors un air plus maussade que celui qu’il m’avait montré jusqu’ici.

 

 -  C’est en rapport avec la mission que je souhaite vous confier. Et qui concerne une faute dont je suis responsable, moi et les miens. Je suis en grande partie responsable de la tragédie ayant causé cette véritable malédiction pour le commerce de cette ville.

 

Après cette phrase, je montrais plus d’entrain à écouter mon mystérieux client. Celui-ci sortait une bourse bien remplie, montrant ainsi son sérieux sur la quête qu’il souhaitait me voir remplir. J’avais l’habitude de me contenter de peu, du moment que ça suffisait à me sustenter, moi et Féléna. Quand il s’agissait de pauvres gens, je me refusais même à leur demander quoi que ce soit en récompense de mes services. Un repas chaud et un endroit pour dormir une nuit, pour moi et mon cheval, c’était amplement suffisant. A l’inverse, quand la personne venant me quémander de l’aide montrait ne pas être dans le besoin, en affichant une tenue et des ressources conséquentes, je n’avais aucun remords à demander le prix fort. Pas dans un quelconque désir d’avoir le confort dû au rang que je représentais, non. La plupart du temps, je redistribuais le « surplus » à des gens qui en avaient bien plus besoin que moi. Je me contentais d’un très infime pourcentage.

 

Le reste de la discussion me conforta dans mes soupçons que l’homme se trouvant devant moi n’appartenait pas à la ville, au vu de ses atours luxueux. Néanmoins, ses propos indiquaient qu’il connaissait l’origine des tourments des habitants. Sa manière de s’accuser des maux ayant fait de Drosnia une presque succursale des campements des nomades Blaperi, ceux vivant aux abords du désert d’Edros, était ce qui m’intriguait le plus. J’écoutais donc ce qu’il avait à me confier, pendant qu’il poussait la bourse devant moi, me laissant le soin de constater le montant exorbitant s’y trouvant, composé de dizaines de pièces d’or. La plus grosse somme qu’on m’ait jamais offert pour mes services. L’ennemi à abattre devait donc être un sacré morceau, et je commençais à me demander si je serais à la hauteur du défi à venir.

 

 -  Ce n’est qu’un acompte pour vous inciter à accepter la tâche que je m’apprête à vous révéler. Elle ne sera pas facile, je tiens à vous prévenir. C’est pourquoi elle justifie une telle somme. Vous aurez la même quantité une fois votre mission achevée. Je sais que vous saurez en venir à bout.

 

La flatterie était belle. L’homme savait y faire en matière de motivation et de compliments, tout en s’assurant que je sache à quoi m’en tenir. Ce qui était un gage de qualité que peu de gens de son rang offraient habituellement. Etant plus familiers du mensonge et des infos quelque peu erronées. Quand ils n’omettaient pas de préciser des éléments primordiaux à la bonne conduite du futur affrontement, pouvant conduire à des complications parfois fort désagréables. Ce qui avait bien failli me conduire de vie à trépas plusieurs fois par le passé.

 

 -  Dites-m’en plus. Vous m’intriguez. Quel rapport peut-il bien y avoir entre la pauvreté de cette ville, la malédiction dont vous parlez, et vous ?

 

L’homme prenait un air encore plus sérieux que précédemment, prenant soin de boire une rasade de cidre dans sa choppe devant lui juste avant ça.

 

 -  J’y viens. Mais pour que vous compreniez bien toute l’ampleur de la situation, je me dois de remonter à plusieurs années. Au fait, je ne me suis pas présenté : je me nomme Alvir. Et comme vous pouvez le constater, je suis un Elfe Noir.

 

A dire vrai, je n’avais pas fait attention à la forme de ses oreilles jusqu’ici, étant plus intéressé par l’histoire qu’il avait à me dire, sa tenue et son apparente richesse qu’il avait étalé sans pudeur pour s’assurer de mon attention. Ce qui s’était avéré être une totale réussite en ce sens. Et comme il portait une capuche couvrant la majeure partie des contours de son visage avant de l’abaisser à cet instant, il m’aurait été difficile de deviner l’appartenance de sa race. Si ce n’est peut-être la finesse de ses mains, et le teint foncé de son visage. Des caractéristiques propres aux Elfes Noirs, en opposition avec la pâleur de peau des Elfes Communs. Quel que soit le clan auxquels ils appartiennent.

 

 -  Un elfe noir, dites-vous ? Je croyais que votre race avait une sainte horreur de la lumière ?

 

Alvir souriait légèrement, semblant ne pas être surpris par ma remarque.

 

 -  Ce sont de fausses rumeurs qui circulent en effet depuis bien des siècles. Mais il n’en est rien. Notre peuple peut se mouvoir sous le soleil avec grand plaisir, tout comme n’importe qui. Nous sommes juste un peu plus discrets que nos « frères blancs », et n’avons pas l’habitude de nous exposer à la vue de tous. D’où ma tenue. Mais passons à l’histoire.

 

Alvir me racontait que, comme je l’avais également constaté, la ville était placée dans une gorge rocheuse n’offrant que peu de chemins pour la rejoindre. Les parois de pierre l’entourant ne permettant que l’entrée que j’avais prise pour accéder à la cité. Ainsi qu’une forêt à l’autre extrémité. Il y avait 100 ans de cela, une communauté de Svartlarogs, une race faisant partie de l’espèce des Elfes Noirs, se singularisant par leurs facultés de combat et en faisant des guerriers hors pairs, s’est installée au cœur de cette forêt. La communauté y a établi ses maisons, ses forges, et son savoir-faire dans les armes. Les Svartlarogs, tout comme les autres espèces d’Elfes Noirs, sont connus pour l’exceptionnelle qualité de leurs armes, aux lames capables de trancher des rochers comme on coupe du papier et infliger d’énormes dégâts au corps d’un ennemi lors d’un combat.

 

            Très vite, la nouvelle de leur présence a fait grand bruit, car c’était la première fois que des Svartlarogs venaient sur le continent. La raison en était fort simple : le Vordor, où ils vivaient précédemment, avait subi de lourds changements climatiques. S’y est rajouté des séismes et des tempêtes violentes ravageant la région. Ce qui fait que leur contrée devint très vite invivable pour leur race. Il y avait bien la solution de s’installer dans les régions voisines. Mais cela les aurait obligés à cohabiter avec les autres races d’Elfes Communs, avec qui ils étaient en conflit depuis des siècles. Ceci à cause du commerce que les Svartlarogs effectuaient avec les nains. Une race détestée par les Elfes « classiques ».

 

Beaucoup croient qu’étant de la même espèce, d’un point de vue général s’entend, Elfes Communs et Elfes Noirs sont similaires, à part leur couleur de peau et leur forme de magie différant l’une de l’autre. Sans oublier les excroissances sur leur front, plus ou moins apparentes suivant les individus. Des excroissances qui faisaient peur aux autres peuples du Vordor, à l’origine de massacres importants de leur race par le passé. A cause de tout ça, les Svartlarogs n'ont eu d’autre choix que de s’exiler vers Verdiana, le continent où je voyage de royaume en royaume, de régions en régions. Alvir faisait partie de ce clan s’étant installé dans la forêt de Drosnia. Il était chargé de trouver des clients pour les armes forgées par son peuple, très prisées par les différents seigneurs de Verdiana.

 

Cependant, les Svartlarogs avaient des principes : les armes qu’ils forgeaient ne devaient en aucun cas être vendues à des Elfes Communs, qu’ils savaient vivre dans des contrées voisines de la région où ils s’étaient établis. Tant que ceux-ci restaient là où ils étaient, et qu’ils ne cherchaient pas à acheter des armes auprès d’eux, les Svartlarogs acceptaient cette cohabitation lointaine. Mais, par appât du gain, Alvir avait trahi son peuple. Il avait vendu des armes à un clan d’Elfes Communs, les Kynrieth. Ces derniers, très intéressés d’en obtenir plus, ont proposé un marché. Il devait les aider à obtenir l’ensemble des armes forgées, ainsi que les parchemins précisant les techniques de création, et ils feraient de lui le plus riche des Svartlarogs de l’histoire. Le but étant de conduire une attaque contre le clan d’Alvir, pendant que ce dernier se chargerait d’éloigner son chef loin du camp visé. Le traître accepta le deal, sans savoir ce que cela impliquerait.

 

Le chef des Svartlarogs, Nirvid, était en pourparlers au sein de Drosnia pour une commande spéciale avec un des notables de la ville. Il ignorait le drame qui se préparait. Alvir avait accompagné son supérieur, histoire de s’offrir un alibi. Il s’était assuré auprès des Kynrieth que son clan ne subirait d’autres dommages que le vol des armes et des parchemins. Mais quand Nirvid et Alvir sont revenus à leur camp, au sein de la forêt, ils ont trouvé un spectacle de désolation : leurs amis, leurs familles… :  tous avaient été massacrés. En voyant ça, Alvir a avoué à Nirvid sa traitrise. Celui-ci s’est mis dans une colère intense, jugeant responsable la ville de Drosnia. Il supposait les habitants de la ville autant complice des Kynrieth que l’avait été celui qu’il considérait être un ami sincère. Il avait compris qu’Alvir avait mis au point la rencontre avec le noble de Drosnia. Cela dans le but de l’éloigner de ce qui se préparait, sachant pertinemment que tout le monde serait tué. Ce qui, aux yeux de Nirvid, constituait un crime inqualifiable ne pouvant être pardonné.

 

Alvir eu beau lui dire que c’était, au contraire, ce contrat en devenir qui avait offert une opportunité pour l’attaque, ainsi que le fait qu’il ignorait les intentions meurtrières des Kynrieth, rien n’y a fait. Certes, il avait bien communiqué la date de la transaction à ses commanditaires, mais ces derniers n’étaient pas censés massacrer les Svartlarogs. Seulement voler les armes et les parchemins. Nirvid n’a rien voulu entendre. Désormais, il empêche quiconque de franchir la forêt à toute personne voulant commercer avec Drosnia. Ceux qui tentent la traversée se retrouvent face à Nirvid, qui leur propose de le vaincre à l’épée pour passer. Les éventuels accompagnants des perdants sont sommés de rebrousser chemin et renoncer à tout acte commercial avec Drosnia.


S’ils refusent, il tue sans remords les contrevenants. Quelques convois ont bien essayé de submerger Nirvid par le nombre. Mais la dextérité et l’agilité de ce dernier, aidé de sa magie, leur ont fait regretter leurs tentatives au prix fort. On dit que la forêt est parsemée des restes de tout ceux ayant perdu un duel face à Nirvid, ou massacrés parce qu’ils refusaient de repartir d’où ils venaient. Certains ont voulu prendre d’autres chemins, tentant de parvenir à Drosnia de l’autre côté, celui que j’ai pris pour entrer dans la ville. Mais Nirvid a placé des artefacts magiques dans la terre autour de l’entrée. Ils ont pour fonction de le prévenir de l’arrivée de tout convoi marchand. A partir de là, utilisant là aussi sa magie, il se rend devant les convois et massacre tous ceux et celles en faisant partie. Juste après, il détruit les marchandises.


 Après plusieurs interventions de ce type, plus aucun convoi marchand n’ose venir à Drosnia pour établir des échanges commerciaux. Nirvid ne laisse passer que les cavaliers. Les artefacts disposés autour de la cité, et impossible à enlever ou détruire, lui indiquent la présence de tout élément contraire à l’équipement classique d’un cavalier. En cas d’infraction, Nirvid se charge de venir au-devant du contrevenant, et l’oblige à combattre contre lui pour obtenir le droit de passer. Il y a bien eu quelques malins pensant déjouer le système de détection de Nirvid :  ils ont en payé le prix en perdant la vie. Personne n’étant capable de rivaliser avec l’Elfe Noir en matière de combat.

 

Avec le temps, les finances de la ville ont chuté, et nombre de personnes ont fui Drosnia. Ceux qui sont restés ont sombrés dans la misère et le désespoir. Seuls les quelques voyageurs ne tentant pas d’enfreindre les règles de Nirvid, soit parce qu’ils ignorent ce qui en est, ou bien parce qu’ils savent et ne veulent pas risquer de mourir, apportent un minimum d’argent pour faire vivre l’auberge de la ville. Le seul établissement étant parvenu à résister au désœuvrement. Un grand panneau figure aux deux entrées existantes de la forêt, expliquant l’interdiction d’y pénétrer, sous peine de devoir affronter Nirvid.


Celui-ci n’a jamais perdu un duel de son existence, grâce à sa magie et son maniement de l’épée. Les voyageurs sont dans l’obligation de contourner les montagnes avoisinantes pour poursuivre leur avancée, et atteindre la ville par l’entrée principale. Ils ne peuvent repartir qu’en empruntant le même trajet. Soit pour revenir d’où ils viennent et emprunter d’autres voies pour rejoindre d’autres cités, soit en passant par les montagnes pour continuer plus avant. Drosnia est victime de la fureur de Nirvid, qui a créé cette malédiction. Quant à Alvir, il a vécu avec cette culpabilité de nombreuses années, se sentant responsable de ce que vit Drosnia et ses habitants.  Il attend chaque jour que quelqu’un soit assez fort ou fou pour défier Nirvid, le battre, et ainsi libérer Drosnia de sa malédiction afin de la faire renaitre.

 

 -  Voilà. Vous connaissez toute l’histoire, chevalier. Alors ? Vous sentez-vous capable de vaincre Nirvid ? ou me suis-je trompé sur vos compétences ?

 

Un peu pris au vif, j’assurais Alvir que je m’occuperais de remplir ma mission dès le lendemain matin, après une nuit de repos. Il hochait de la tête, avant de se lever.

 

 -  Tout Drosnia compte sur vous, chevalier. J’espère que demain vous m’apprendrez que Nirvid a été vaincu. Pour preuve de sa mort, je vous demande de m’apporter les cornes qui se trouve sur son front. Je saurais les reconnaitre. N’essayez pas de me tromper.

 

 -  Je n’ai qu’une parole. Dès demain, Je me rendrais auprès de Nirvid et j’accepterais son duel.

 

Alvir faisait un geste de la main en signe de remerciement et quittait l’auberge. Pour ma part, un peu plus tard, je commandais à la jeune Sigrid un repas, occasionnant un nouveau sourire plein d’enthousiasme à la vue de ce que je lui offrais en retour. Cette pauvre petite me faisait de la peine, tout comme les autres habitants de Drosnia. Je ne savais pas si je ressortirais triomphant de Nirvid, mais je devais m’y employer. Je connaissais la réputation des Elfes Noirs au combat et l’usage qu’ils avaient de la magie, ce qui compliquerait l’affrontement. Pour autant, au contraire des Elfes Communs, ils ne sont pas immortels. Leur durée de vie ne dépasse pas les 400 ans.

 

Au cours du récit, Alvir m’a précisé que Nirvid avait déjà 305 ans. Ses gestes ne devaient donc plus être aussi aguerris que lors de ses jeunes années. Il était donc faillible. Le problème majeur consistait en sa magie, qui pouvait lui permettre de se téléporter d’un endroit à un autre. Autrement dit, il pouvait être devant moi un instant, avant de se trouver dans mon dos juste après. Trouver une parade ne serait pas facile. Malgré tout, avant toute chose, je passais par l’étable afin de souhaiter bonne nuit à Féléna. Puis je me dirigeais vers ma chambre, suivant Sigrid à l’étage de l’auberge. Elle avait entendu des bribes de ma conversation avec Alvir :

 

 -  Vous allez nous libérer de la malédiction ? Vous allez tuer Nirvid ? [

 

Voyant ses yeux pétillants d’angoisse, je ne me sentais pas capable de lui dire que j’ignorais ce que donnerait l’issue du combat. Je comprenais bien qu’elle, comme le reste de la population de la ville, avaient besoin d’espoir. Je n’ai donc pu faire autrement que jouer sur la probabilité d’une victoire effective pour la rassurer, bien que sachant que c’était loin d’être gagné d’avance.

 

 -  Eh bien, je vais faire tout mon possible en tout cas.

 

Par ces simples mots, j’ai vu l’anxiété disparaître de son regard, en l’espace d’un instant.

 

 -  Ce serait merveilleux. Je comprends que Nirvid ait de la haine en lui. J’aurais ressenti la même chose à sa place. Mais ça n’excuse pas ce qu’il fait subir à nous tous. Ce n’est pas notre faute. Je sais qu’Alvir fait tout pour réparer l’erreur qu’il a commise. Je ne lui en veux pas d’avoir déclenché tout ça. Il ne pouvait pas deviner les intentions des Kyrienth.

 

J’étais quelque peu étonné qu’une aussi jeune fille se sente autant impliqué dans le devenir de sa ville et ses habitants, tout en étant aussi bien informé sur ce qui opposait Alvir et Nirvid, et étant à l’origine de la « malédiction » de Drosnia.

 

 -  Comment tu sais tout ça ? Tu es bien jeune pour connaitre toute l’histoire.

 

Sigrid, conservant son sourire apparu depuis peu, m’expliqua d’où elle tenait ce qu’elle savait sur la situation. C’est ainsi que j’appris le lien affectif liant Alvir aux habitants de Drosnia, et Sigrid en particulier.

 

 -  Alvir m’a tout raconté un jour. Il a toujours été gentil avec moi, m’offrant de bons pourboires. Mais pas aussi généreux que les vôtres…

 

Je la regardais, souriant. Je voyais tout l’espoir que Drosnia avait en moi à travers les yeux de cette jeune fille. Je ne pouvais pas faillir à ma tâche. Une fois rendu devant la porte de ma chambre, j’assurais à nouveau à Sigrid de tout faire pour libérer la ville et lui rendre sa prospérité. Celle-ci hochait la tête, puis repartait au rez-de-chaussée de l’auberge. Même si j’ai longtemps repensé à tout ça, j’ai pu obtenir la meilleure nuit que j’avais eu depuis plusieurs jours. Le lendemain matin, après un copieux en cas, je partais en direction de la forêt, laissant Féléna à l’étable. Il n’y avait pas beaucoup de chemin pour me rendre là où se trouvait Nirvid. Je préférais ne pas prendre le risque que mon cheval soit blessé par l’Elfe Noir, dans le cadre de ses attaques. Même mis à l’abri à proximité du lieu de l’affrontement. Il ne me fallut qu’une petite demi-heure pour me rendre au cœur de la forêt. Très vite, une silhouette vint à moi :

 

 -   Encore un fou qui vient à moi pour mourir. N’êtes-vous pas tous lassés de vouloir me défier ?

 

Il se trouvait devant moi. Nirvid. J’avais été assez impressionné de la taille d’Alvir, qui devait bien faire dans les 1 mètre 80, mais ce n’était rien en comparaison de Nirvid, avec ses presque 2 mètres de hauteur à vue d’oeil. Un détail qui ne m’avait pas été précisé. Néanmoins, je ne montrais pas mon appréhension et défiait ouvertement mon futur adversaire.

 

 -  C’est ce qu’on dit souvent de moi. J’avoue avoir plaisir à l’être. Plus encore quand il s’agit de libérer une ville du fléau qui l’empêche de vivre sereinement. Je suis venu libérer Drosnia définitivement de votre fureur.

 

Entendant mes mots, Nirvid éclatait de rire, montrant son amusement face à ma hardiesse.

 

 -  Voilà qui est intéressant. Je n’ai encore jamais affronté de vrai chevalier. Encore moins avec une telle assurance dans ses propos face à moi. Tu as la même arrogance que les autres, mais je sens quelque chose de différent en toi. Tu es donc prêt à mourir pour cette ville de traîtres ?

 

Ne voulant pas montrer les craintes invisibles qui me submergeaient, n’ayant jamais affronté un adversaire du calibre d’un Elfe Noir, je continuais sur ma lancée d’homme sûr de lui.

 

 -  S’il y a quelqu’un qui doit mourir aujourd’hui, ce ne sera pas moi…

 

Riant à gorge déployée à nouveau, Nirvid s’approchait peu à peu, commençant à sortir son épée. Celle-ci comportait une lame encore plus noire que la mienne. Tellement que j’en venais à me demander si elle avait été forgée, elle aussi, à l’aide d’un charme magique comme l’avait fait mon père sur la mienne. Mais l’heure n’était pas aux suppositions. Je devais me concentrer sur l’affrontement à venir.

 

 -  Très bien. Nous allons voir ça. J’aime quand un combattant fait preuve d’autant de foi en lui. Ça me donne encore plus de plaisir de briser ses espérances, une fois que je l’ai mis au sol et qu’il sait qu’il va mourir. Soit ! Que le duel commence, chevalier !

 

Il fonçait sur moi à une vitesse incroyable. J’évitais de justesse son premier coup, manquant de me déséquilibrer. Plusieurs fois, je dus faire preuve d’une vigilance intensive pour ne pas me retrouver la gorge tranchée. Je n’avais jamais affronté quelqu’un d’aussi rapide. Chacun de ses coups étaient d’une précision irréelle, faisant vibrer la lame de mon épée avec une telle force, que je pensais qu’elle allait se briser. J’avais beau savoir que ça ne pouvait pas arriver, du fait de sa protection magique issue des ténèbres du Clarriarath, je ne pouvais pas complètement écarter cette possibilité. C’était la première fois que j’avais un adversaire n’étant pas un monstre venu à la surface par la volonté de Winhilda. Mon adversaire du jour possédait une intelligence bien supérieure à une créature ne vivant que pour la destruction, et rien d’autre.

 

Cette fois, face à moi, se trouvait un être dont la force et l’agilité avait eu raison de quelques-uns parmi les meilleurs combattants du royaume, venus spécialement à Drosnia à la demande de marchands ne sachant plus quoi faire. Un adversaire possédant lui aussi une arme d’exception. La puissance de sa lame frappant la mienne était sans commune mesure. J’avais déjà entendu parler dans divers royaumes des louanges attribuées à des armes forgées par les Elfes Noirs, mais je ne m’imaginais pas que c’était à ce point. En plus de ça, la faculté de Nirvid de se déplacer instantanément d’un point à un autre était déstabilisante, et je fus touché de nombreuses fois. Des blessures sans gravité, mais qui pouvaient entraîner quand même des conséquences pour mon endurance.

 

Plus le combat s’éternisait dans le temps, plus je devais m’appliquer à faire preuve de la même dextérité que mon adversaire. En tout cas il me devenait primordial de m’élever à son niveau. C’était la condition Sine Qua Non pour parvenir à tenir la distance face à sa rage de combattre. Par moments, j’avais l’impression de voir un animal m’affronter. Ce qui ne le différenciait pas tellement des monstres que j’avais affrontés avant lui. Ses rires incessants à chaque coup ajoutaient à l’énervement de me sentir impuissant à ses attaques. Je subissais plus que je ne pouvais donner des retours, et la fatigue commençait à se faire sentir. Les yeux rouges de Nirvid, signe distinctif des Svartlarog, obscurcissaient le jugement de mes coups. Je sentais la haine dans son regard. Pas seulement parce que j’étais son adversaire, mais surtout parce que pour lui, j’étais comme ceux de Drosnia. Quelqu’un qu’il fallait punir, en tant qu’humain. En tant que traître et responsable de sa condition de paria.

 

Plusieurs minutes passèrent ainsi. Nirvid parvenait à me toucher à plusieurs reprises. J’étais parsemé de blessures sur le corps, m’affaiblissant de plus en plus, et je commençais à douter de pouvoir avoir une chance de l’emporter. Je revoyais les images de mes précédentes quêtes : les monstres, les habitants reconnaissants, les larmes des enfants ayant compris qu’ils n’auraient plus à se cacher. Grâce à moi. C’était comme si mon esprit, conscient que j’allais mourir, me permettait de revoir les meilleurs moments de mon existence. Et puis, Nirvid prit le dessus de manière plus flagrante, me blessant au torse. Une blessure qui me fit hurler de douleur. Jamais je ne m’étais senti aussi faible.

 

Cet elfe noir était pire que toutes les créatures que j’avais affrontées. A l’inverse d’elles, je ne parvenais pas à trouver son point faible. J’étais presque sur le point d’accepter le fait que j’allais sans doute mourir aujourd’hui. J’allais faillir à la promesse faite à Sigrid, à Alvir et à moi-même. Je ne pourrais pas trouver de quoi vaincre Winhilda et rompre le pacte qui avait fait de mon royaume un fief du Clarriarath… D’autant que, contrairement à mes autres combats, je ne tirerais aucun bénéfice de puissance à l’issue de cet affrontement. La magie de ma lame me permettait d’absorber les pouvoirs et la force des monstres que j’affrontais une fois vaincus. Mais là, mon adversaire n’était pas issu du monde des ténèbres. C’était une race de la surface, et l’une des plus terribles s’y trouvant.

 

Les légendes traitant de la puissance des Elfes Noirs étaient loin d’être usurpées, je m’en rendais bien compte. J’en étais à me résoudre à voir tous les espoirs de sauver le Werreolynn, ma quête, anéantis dans les minutes à venir. Pour la première fois, j’avais peur de ce que j’affrontais. Et puis, il y a eu quelque chose d’étonnant qui s’est passé. La lame de mon épée s’est trouvée enveloppée d’un halo oscillant entre le bleu et le rouge, irisant l’intégralité de mon arme, jusqu’à même me faire baigner dans une forme d’aura. Une force nouvelle m’envahissait, me submergeait, traversant tout mon corps. Je me sentais plus fort. Je sentais ma lame devenir plus puissante elle aussi, plus légère à manier. Comme s’il s’était agi d’un brin de paille.

 

Nirvid a paru étonné, ralentissant ses attaques, avant de s’arrêter brusquement. Il montrait même, pour la première fois depuis le début de notre combat, un regard de peur. Mon épée se couvrait soudain de signes runiques sur sa lame. D’autres apparurent sur la peau de mes mains, de mes bras, de mon visage. Je sentais la puissance de mon corps redoubler encore plus à cet instant, sans que je comprenne d’où pouvait bien venir ce miracle salvateur. Était-ce ma peur qui avait déclenché quelque chose dans les attributs magiques de ma lame ? Une sorte de protection supplémentaire apparaissant dans des moments critiques, et dont mon père avait omis de me faire part ? à moins qu’il ignorait lui-même que cela pouvait naître à la suite d’une émotion telle que l’angoisse et la perspective de devoir se résoudre à mourir. Un « bonus » de l’envoûtement qui n’était pas précisé dans le livre auquel il a eu recours pour mettre mon épée au même niveau que les maléfices de Winhilda et ses créatures, en quelque sorte.

 

Je ne comprenais pas ce qui se passait, et j’avais l’impression de ne plus rien contrôler. Je n’étais plus un chevalier, un prince agissant sur son épée pour qu’elle s’abatte sur son adversaire. C’était la lame qui dirigeait chacun de mes gestes, chaque partie de mon corps, me relevant quand j’étais acculé par l’ennemi me faisant face. Je reprenais espoir, me laissant porter par le souffle de ce prodige magique inattendu et tombant à point nommé, à un moment où j’ai bien cru rejoindre l’au-delà. Je voyais Nirvid se poster devant moi, stoppant soudain ses attaques, le visage contrarié et interdit devant le spectacle s’offrant à lui.

 

 -  Qu’est-ce que ça veut dire ? Comment ton épée insignifiante a-t-elle pu soudainement prendre l’ascendant sur mon épée elfique ? Comment as-tu fait ça ?

 

Je le voyais hésiter à attaquer de nouveau, reculant même, comme s’il sentait que mon arme était capable de le vaincre. Il en prenait conscience, tout comme il devait sentir la confiance qui remontait en moi. Tout à coup, je le vis reprendre son regard plein de fureur, semblant avoir compris l’origine de ce prodige :

 

 -   Alvir… ça ne peut être que lui qui a provoqué ça… Je sais que tu es là, traître ! De quel droit te permets-tu d’intervenir dans ce duel ?

 

Sans aucune réponse à sa question et profitant de son inattention, portée par la fougue de mon épée qui me poussait à attaquer, je fondais sur Nirvid. Celui-ci, surpris par la rapidité, trébuchait, avant que la lame de mon arme s’abatte soudainement, brisant la sienne. L’instant d’après elle s’enfonça brutalement dans la poitrine de Nirvid. Celui-ci poussait un râle de douleur presque assourdissant. Il tenta de sortir la lame s’étant fichée dans son corps, pendant que je continuais à la planter plus profondément, faisant projeter des gerbes de sang autour de la blessure et de sa bouche. Mon épée le traversa de part en part, plongeant profondément la lame dans le sol derrière Nirvid.

 

Au bout de quelques minutes, alors que je restais dans cette position tout en surveillant une possible contre-attaque de mon adversaire, l’Elfe Noir affaissa la tête. Ses bras firent de même aussitôt après. Il était mort. Son corps ne montrait plus aucun signe de vie. Au même instant, mon épée reprenait peu à peu son aspect d’origine, perdant l’aura et la luminosité l’entourant qui m’avait permis de vaincre mon ennemi du jour. Je sentais la force m’ayant envahi auparavant quitter peu à peu mon corps. Je sortais la lame du cadavre. A peine avais-je effectué ce geste que la masse inerte de Nirvid s’abattit sur le sol, tel un pantin désarticulé. Tentant de comprendre ce qui s’était passé, j’entendais une voix derrière moi :

 

 -  Félicitations, chevalier. Vous êtes vraiment à la hauteur de votre réputation. Vous venez de rendre sa liberté à Drosnia.

 

Je me retournais et voyais Alvir, tout souriant, sortir de derrière un bosquet proche.

 

 -  Vous ? Alors, ce que disait Nirvid pendant le combat, c’était vrai ? Comment vous avez rendu mon épée comme ça ? Et… Et cette force que j’ai ressenti ?

 

Alvir s’approchait, ne quittant pas des yeux le cadavre de celui qui avait été son ami, son chef de clan. Celui qu’il avait trahi. Puis, redirigeant son regard dans ma direction, il s’adressa de nouveau à moi :

 

 -  Je suis un Svartlarog, de la race des Elfes Noirs. Ce qui fait que, comme Nirvid, je peux utiliser une forme de magie. Celle dont je viens de vous faire bénéficier.

 

J’étais complètement dépassé par la situation. J’avais des dizaines de questions qui envahissaient mon esprit. Au même moment, je remarquais que les runes antiques, qui s’étaient gravés sur la lame de mon épée durant l’affrontement, n’avaient pas disparus, contrairement à celles qui parsemaient mon corps durant le combat, qui, elles, s’étaient totalement estompées. Quant à la force m’ayant envahie, bien que disparate, je ressentais encore sa présence en moi. M’arrachant à mes questionnements, je voulais avoir des éclaircissements sur ce qui s’était passé, et pourquoi j’avais bénéficié de ce traitement de faveur, qui semblait ne pas avoir complètement disparu.

 

 -  Je ne comprends pas. Si vous étiez en mesure d’arrêter Nirvid avec votre magie, pourquoi ne l’avoir jamais fait avant ?

 

Alvir était arrivé à mon niveau. Il jetait un nouveau regard sur le corps de celui qui terrorisait Drosnia depuis des mois, puis s’employait à répondre à ma question.

 

 -  Tout simplement parce que je suis un piètre combattant, et que personne avant vous n'avait le niveau nécessaire pour affronter Nirvid de manière efficace. Je suis ce qu’on pourrait désigner comme étant un cas désespéré en tant que bretteur. Aucune disposition au combat. Que ce soit à l'épée ou à mains nues. Ce qui a fait de moi une sorte de sous-elfe aux yeux de nombre des membres de mon clan. Ça fait partie des raisons qui m’ont poussé à trahir les miens, sans ressentir d’état d’âme. Seul Nirvid croyait en moi, mais pour d’autres compétences. Comme la magie elfique.  Il avait fait de moi son bras droit. Ce qui peut vous laisser imaginer l’ampleur de sa déception en apprenant ce dont je m’étais rendu coupable…

 

Se rapprochant du corps de Nirvid au sol, Alvir rajoutait :

 

 -  Je vous dispense de couper ses cornes, chevalier. Ce n’est plus nécessaire. J’ai pu constater sa mort, et par là même, la fin de la malédiction de Drosnia. Un grand merci à vous.

 

Il sortait alors une bourse de sa poche, et la lançait à mes pieds.

 

 -  Comme promis, voici l’autre moitié pour votre travail. Drosnia vous sera éternellement reconnaissante. Je m’arrangerais pour que l’auberge où nous nous sommes rencontrés porte désormais votre nom. C’est bien peu en regard de l’exploit accompli. Sur ce, je vous laisse, chevalier. J’ai fort à faire. Je dois maintenant prévenir partout que le Chevalier Sans Nom a libéré Drosnia. Ce qui fait que le commerce est à nouveau possible.

 

    Alvir s’apprêtait à repartir, quand il vit ma mine déconfite en observant les runes sur la lame de mon épée. Il comprenait que je m’interrogeais sur tout ça.

 

 -  Le sort que j’ai jeté sur vous et votre arme sont définitifs. Les runes ne peuvent pas être effacés. A chaque fois que vous serez en position de faiblesse face à un adversaire trop puissant pour vous, l’épée réagira et ce que vous avez vécu tout à l’heure ressurgira. Faisant de vous l’égal d’un Elfe Noir en termes de force et d’agilité. Enfin, plus précisément, le charme dont je vous ai gratifié contrôlera vos faits et gestes, jusqu’au moment où votre adversaire sera terrassé. Définitivement. Ce sont vos émotions qui lui indiqueront si c’est le cas. Tout comme il se sera mis en place en ayant compris que vous avez besoin de devenir plus fort.

 

Encore un peu abasourdi par la révélation d’Alvir, je m’apprêtais à demander autre chose. Mais Alvir devança ma question.

 

 -  Ne me remerciez pas. Je vous l’ai dit : c’est la moindre des choses pour votre action. Vous avez sauvé une ville. Disons que c’est un bonus en plus de la coquette somme que je vous ai offert. Je pense que ce petit cadeau vous sera très utile pour vos prochains combats contre des monstres, chevalier. Werreolynn verra le jour de sa libération s’accélérer grâce à ce bien modeste cadeau…

 

Comment pouvait-il savoir ça ? Le nom de mon royaume, mon désir de le libérer ? Que savait-il d’autre à mon sujet qu’il ne m’avait pas dit ?

 

 -  Une minute, Alvir. Comment savez-vous pour Werreolynn ? Et le reste…

 

Souriant un peu plus, l’Elfe Noir s’employa, à nouveau, à répondre à mes interrogations.

 

 -  Je sais beaucoup de choses, chevalier. Même votre nom. En plus de vos origines, je suis au courant du pacte de votre père avec Winhilda, de l’état de votre royaume, ce qui n’est pas vraiment un secret soit dit en passant, de votre faute dont vous vous sentez coupable chaque jour qui passe. Mais ne vous inquiétez pas : je ne divulguerais jamais tout ce que je sais. Pour toute personne en dehors de vous et moi, vous resterez le Chevalier Sans Nom. Je pense avoir prouvé toute la confiance que vous pouviez avoir en moi.

 

Reprenant un air maussade, il poursuivit :

 

 -  Je me suis juré de ne plus jamais trahir qui que ce soit jusqu’à la fin de ma longue existence. Je me chargerais d’enterrer ce cher Nirvid. Le souvenir de ce qu’il a fait par ma faute, ce sera mon fardeau toute ma vie. Vie que j’emploierais à réparer tous les torts dont je suis responsable. Drosnia doit revivre, et vous venez de poser les bases de ce plan qui est le mien. Je n’ai pas le droit de m’éteindre tant que cette ville n’aura pas retrouvé sa splendeur d’antan. Sur ce, chevalier, je vous laisse. Profitez bien de mon petit cadeau : vous êtes désormais un autre homme…

 

Il repartait alors en direction de la ville, me laissant quelque peu sous le coup de la surprise, et me remettant avec peine de la fatigue du combat. J’observais à nouveau mon épée, scrutant les runes, et tentant de ressentir la présence de la force en moi. Ce pouvoir invisible qui coulait désormais dans mes veines. Alvir avait raison : voilà qui me serait bien utile. Moi qui avais craint de livrer un combat inutile à ma quête, car Nirvid n’était pas un monstre du Clarriarath à même de me transmettre sa force à sa mort, j’ai gagné bien plus que tout ce que je pouvais espérer. Je n’arriverais jamais à remercier assez Alvir pour ce présent. Je crois en lui. Je sais qu’il ne trahira pas mon secret.

 

En ce jour, je peux dire que j’ai rencontré un homme sur qui je peux compter. A mes yeux, il a toutes les compétences pour devenir un vrai ami. Si tant est qu’il accepte de le devenir, et qu’il range définitivement son sentiment de culpabilité au fond de lui. C’est tout le mal que je lui souhaite. Je ne sais que trop bien ce qu’est ce fardeau, pour en être moi-même propriétaire. C’est la raison pour laquelle nous sommes sûrement amené à nous entendre durablement. Je regardais le corps étendu de Nirvid, et reprenais, à mon tour, le chemin de l’auberge.

 

Sur le trajet, je devinais qu’Alvir avait déjà colporté la nouvelle. Les habitants me regardaient avec des sourires qu’ils ne portaient pas lors de mon arrivée la veille dans la ville. A l’auberge, Sigrid se blottissait dans mes bras, ne cessant pas de me dire merci, les larmes aux yeux. La patronne, qui était la mère de la jeune fille, insista pour m’offrir un repas, sans rien vouloir comme paiement. J’étais un peu gêné au vu de la misère englobant la ville, mais je finis par accepter. En revenant dans ma chambre, j’eus une nouvelle surprise. Il y avait une lettre disposée sur mon lit :

                                                

« Cher Chevalier Sans Nom. J’ai oublié de vous préciser un petit détail qui a son importance. Le sort qui est en vous désormais a une autre faculté. Si vous avez besoin d’un conseil, pour quoi que ce soit, ou tout simplement envie de parler avec quelqu’un sans retenue, puisque je suis le seul à connaître votre secret, il vous suffira d’exprimer en pensée le désir de me voir, et je le saurais. Je ne suis pas télépathe, contrairement à d’autres races d’Elfes. Je ne pourrais donc pas communiquer avec vous par la pensée pour vous répondre. Mais si vous pensez à moi fortement, en faisant apparaître une image de mon visage dans votre esprit, j’en serais averti. C’est compliqué à expliquer, mais je vous garantis que cela fonctionne. Le « signal » reçu me fera voir une image de l’endroit où vous êtes. Ce qui me permettra de savoir où me diriger. Je ne peux pas me téléporter sur de longues distances, et il faut que je connaisse l’endroit pour le faire. Il me faudra donc voyager une partie du chemin pour me rapprocher de vous, et pratiquer la téléportation. Je ne sais pas si vous pouvez me considérer comme un ami. Après tout, je reste celui qui a trahi son peuple, juste par appât du gain. Mais si je peux devenir un confident pour parler de votre passé, une oreille attentive à votre propre culpabilité, ce sera un honneur pour moi. Une dernière chose : les runes qui sont gravées sur la lame. Elles signifient « celui qui libérera Verdiana ».  Bonne chance à vous, Chevalier. Et peut-être à bientôt… 

Alvir »

 

Je restais sans voix, ne pouvant m’empêcher d’observer à nouveau les runes de mon épée.

 

 -  Un libérateur… Je ne sais pas si je mérite ce titre, mais pourquoi pas ? ça sonne bien en tout cas… Merci pour ce beau cadeau Alvir, si tu m’entends…

 

Après ça, je m’affalais sur le lit, complètement épuisé par mon combat et les émotions qui ont suivis. Le lendemain, je repartais de Drosnia avec Féléna, sous les acclamations de tous ceux et celles que je croisais. Je savais que je devrais être blasé de ce genre de spectacle : je l’avais déjà tellement vécu. Mais c’était toujours un sentiment de fierté d’avoir redonné de l’espoir à des gens ayant connu l’oppression et la peur. Jusqu’à présent, c’étaient de petits villages qui avaient profité de mes talents de combattant. Une ville de l’envergure de Drosnia, c’était une première. Ça me rendait encore plus heureux d’avoir sauvé tous ces gens. Je gardais toutefois l’étrange impression de n’avoir pas fait grand-chose. Malgré mes talents de bretteur, ça restait le sort d’Alvir qui avait fait l’essentiel de la tâche. Je me sentais presque l’âme d’un imposteur du coup. Pour autant, je préférais garder ce sentiment pour moi. Ces gens voyaient en moi un héros, et je ne pouvais pas les décevoir en leur disant la vérité sur ce qui s’était vraiment passé.

 

J’adressais un signe de merci au fur et à mesure que j’avançais vers la forêt désormais libérée de tout danger. Tout le monde pourrait à nouveau l’emprunter sans le moindre risque, et les convois marchands pourraient reprendre leur route. Le corps de Nirvid n’était plus là. Alvir avait dû se charger de le faire enlever. Mais déjà, j’oubliais quelque peu Drosnia et la joie de vivre qui allait y régner dans les jours, les semaines, les mois, les années à venir. Pour mieux me concentrer vers l’horizon et les nouveaux monstres qu’il me restait à affronter pour arriver au bout de ma quête.  Elle n’aurait de fin que quand j’aurais décimé l’intégralité de ceux s’étant échappé du Werreolyn par ma faute. C’était également pour cette raison que je me trouvais satisfait sans l’être à chaque créature tuée. Les malheurs de ces gens qui ont subi la peur et le désespoir, c’était moi le responsable. Voir leur sourire revenir sur leur visage était une satisfaction bien sûr. Mais si je n’avais pas été à l’origine de la brèche, ils n’auraient jamais connu la terreur dans leurs cités. Ils n’auraient jamais vu un proche mourir par la main d’un des cauchemars vivants que j’ai libérés involontairement.

 

Cette quête, elle était ma rédemption. Mon chemin de croix pour arriver à rendre la tranquillité à Verdiana. Et l’espoir de détruire Winhilda, afin que les miens puisse goûter à nouveau à la joie de vivre, eux aussi. Je ne suis plus seul désormais. J’ai quelqu’un qui sait ce que je ressens, qui comprend ce que c’est de ressentir la culpabilité, et qui peut m’aider dans ma tâche. J’ai beaucoup gagné aujourd’hui : des centaines de sourires d’un coup, un nouveau pouvoir, et un ami. De quoi me donner du baume au cœur pour mon prochain combat… Prochaine étape : Dorjor. Je sais que les marais qui entourent le village sont devenus le domaine d’un Qarhog à 3 têtes. Une calamité qui prend plaisir à tuer toute forme animale se trouvant sur ce qu’il considère comme son territoire. Le gibier vient à manquer, et il y a eu plusieurs cas de bêtes retrouvées éventrées et vidées de leurs organes, au sein même des enclos se trouvant près du village. Le signe distinctif de cette monstruosité. Et la preuve que cette créature a cessé de se contenter des proies venant à elle. Elle se déplace pour trouver sa nourriture. Quand le bétail aura été décimé, elle s’en prendra aux habitants. Je me dois d’agir avant que ça n'en arrive là…

 

Il y a 6 jours de trajet pour arriver à Dorjor. Deux villages précèdent la localité. De quoi faire profiter de mes largesses quelques malheureux. J’ai déjà laissé l’intégralité d’une bourse offerte par Alvir à Sigrid et sa mère, avec promesse d’en faire profiter ceux et celles qui en avaient le plus besoin. J’ai bien cru qu’elles allaient s’évanouir sur le coup en voyant toutes ces pièces d’or. Je n’ai jamais vu quelqu’un autant pleurer de joie en si peu de temps. Ça me donne aussi le temps de m’entraîner à maîtriser mon nouveau pouvoir. Me laisser contrôler par mon épée me pose un souci en tant que guerrier. Je dois absolument apprendre à avoir le dessus, et reprendre les rênes. Et pour ça, je dois aussi domestiquer mes émotions, au cas où je me retrouve dans une position où je devrais recourir à la force en moi, et au pouvoir des runes. Le Chevalier Sans Nom se doit de ne pas ternir son nom en cédant à la facilité. Alors, en attendant d’atteindre Dorjor, ce sera mon prochain objectif…