17 août 2025

LA JOUEUSE DE GUZHENG (Partie 1/2)


    Peut-on donner foi aux légendes ? Et, surtout, est-il possible de croire que ces mêmes légendes ont vu leurs origines naître dans une contrée différente de celle qui a fait sa renommée ? Que ce soit à travers les livres ou le bouche à oreilles. Des légendes qui ont vu leurs faits véritables être transformés en récits édulcorés ou — au contraire —, encore plus sombre. Sans doute pour des raisons culturelles du pays s’étant inspiré de ce qu’on qualifie fréquemment de contes pour enfants à la portée universelle. Voire — parfois —, pour des raisons politiques, dans le but de traiter de sujets graves, sans pour autant subir les foudres des pouvoirs en place de l’époque. Comme ce fut le cas pour les Fables de la Fontaine — dont chacun sait qu’elles n’étaient que de pâles copies de celles du grec Ésope —, afin de dénoncer les actions des puissants à l’époque du célèbre conteur. Une pratique courante dans le monde des écrits destinés à une jeunesse devant être — aux yeux de leurs auteurs —, habilités à comprendre la dure réalité de la vie. Ceci afin de préparer les enfants à ce qui les attend, une fois devenus adultes. Une manière de comprendre les tracas quotidiens rencontrés par leurs parents, ainsi que leurs choix parfois horribles et majoritairement discutables.

 

    Les époques et les dirigeants en place — vus par ces conteurs à la critique acerbe, mais subtile —, ont ainsi fait émerger des contes qui sont entrés dans les habitudes populaires. Je veux bien évidemment parler — entre autres —, du moment de la journée où on s’affaire traditionnellement à la lecture de ces histoires. À savoir, avant le coucher de nos chères têtes blondes, selon la formule bien connue. Les versions d’origine de ces contes sont souvent les plus cruelles. À ce titre, nombre d’entre elles ont donc vu leurs propos adaptés à un lectorat se devant d’être protégé. Une décision des représentants du bien-pensant des institutions sociales, culturelles ou gouvernementales. Et ce, dans diverses patries. Des instances pas toujours promptes à savoir ce qui est bon ou non d’entendre pour notre génération devenue fragile, à force — justement —, de voir leurs aînés décider à leur place, pour nombre de sujets dits « sensibles ». Les enfants font les frais de ces choix : ils ont de plus en plus de mal à être préparés à leur futur, à cause de versions idéalisées de ces contes se terminant généralement en « Happy End ». Vous savez, le fameux “Ils furent heureux, et eurent beaucoup d’enfants”. Ce qui n’était pas le cas pour les contes d’origine. Celles et ceux qui ont pu lire les premières éditions — pas toujours faciles à trouver —, des contes de Grimm savent bien de quoi je parle.

 

    Si je me suis permis de m’affairer à évoquer tout ceci à travers ce long préambule, c’est parce que j’ai été confronté à une réalité concernant certains faits troublants s’étant déroulés dans ma ville de JiangShu, en Chine. Des faits ayant mis en lumière un fait troublant : un conte très célèbre dans le monde entier était né des exactions d’un trio ayant traversé les siècles, et coupables de meurtres sanglants dans l’histoire de mon pays. Ceci durant la 3ème Dynastie. Celle des Zhou, que peut-être certains d’entre vous connaissent, si vous vous intéressez un tant soit peu à mon peuple. Un trio qui utilisait un instrument de musique particulier pour charmer leurs victime. Ce qui les rendaient à l’état de marionnettes manipulées à distance, jusqu’à ce qu’elles tombent entre leurs griffes — et ce n’est pas une image —, pour y subir une mort des plus horribles. L’utilisation de la musique pour attirer des êtres vivants, à mon avis, cela doit vous faire comprendre de quel conte je parle. Une histoire qu’on vous a sûrement contée étant enfant, ou que vous avez lue dans la bibliothèque de votre école. En tout cas, sa version « douce ». Celle laissant dans le doute quant au destin des enfants ayant été emmenés par un flutiste talentueux et revanchard, pour se venger de la trahison des habitants de la ville à qui il avait rendu service.

 

    Oui, vous avez déjà deviné que je parlais bien évidemment du “Joueur de Flûte d’Hamelin”. Un conte traitant des conséquences de promesses non-tenues, mais surtout une parabole sur le racisme et la tolérance. Avec ce que cela provoque comme drames tragiques. En l’occurrence — dans l’histoire —, les enfants sont devenus des dommages collatéraux, à cause de la décision de leurs parents de ne pas honorer le pacte fait avec le flutiste. Suivant les versions, ils finissent enfermés à jamais dans une grotte, ou noyés dans la Weser. La rivière proche d’Hamelin. Comme je l’ai évoqué plus tôt, ce conte — dont les origines remontent à l’an 1284 pour ses premières traces, s’est en fait inspiré des actions d’autres personnages — bien réels ceux-là —, ayant vécu en l’an 810 av. J.-C., en Chine. Je reviendrai plus tard sur ce détail qui a son importance. Je préfère ne pas anticiper les évènements de mon récit, pour ne pas vous perdre dans son fil.

 

    Même si l’ensemble des détails de l’histoire du Joueur de flûte d’Hamelin sont différents dans leur structure de ceux dont je vais vous parler, il en est tout autre d’un élément commun aux deux récits. La musique. Pour le joueur de flûte, il n’est jamais précisé de quelle magie est issue le fameux instrument. A-t-il été créé à l’aide de la magie ou de la sorcellerie ? S’agit-il d’un présent offert par le diable — ce qui confèrerait au flutiste un statut de créature venue des enfers, tel que le conçoivent certains théoriciens s’étant penchés sur ce conte allemand ? On n’en sait rien, et je dirai que c’est ce qui entoure l’histoire d’une aura de mystère. En revanche, concernant l’objet musical utilisé par le trio qui a inspiré ce même conte, il est avéré qu’il a été confectionné par un clan de créatures n’ayant rien d’humain. Ce qui explique les actes dont cette race est à l’origine, et pas toujours lié à la musique. Mais reprenons les choses dans l’ordre. À trop vouloir vous indiquer les bases de ce à quoi j’ai été confronté, je crains de m’être trop étalé dans le passé pour commencer, alors que le plus important, c’est en premier lieu le présent.

 

    Je reviendrai également, de manière plus détaillée, sur les aspects du passé liés à mon aventure de ces derniers mois. Ce qui m’a fait me retrouver sur la piste de ce trio usant d’un instrument de musique capable d’envoûter des cibles désignées, et constituant le cœur de leurs activités. Je me nomme Xian Zhihao. Je suis un simple employé vivant de petits boulots trouvés ici et là, afin de me permettre de payer les charges de la maison héritée de mes parents. Je les ai perdus tous les deux, il y a 12 ans de ça, alors que j’avais à peine 16 ans. Un choc pour l’adolescent que j’étais, et qui me hante encore certaines nuits. Plus encore depuis que je me suis impliqué dans la recherche de la vérité, concernant un drame à côté de chez moi. Mais j’anticipe encore. C’est difficile de ne pas me mélanger, tellement tant d’évènements sont liés les uns aux autres. Bref. Mes parents ont été tués par ce qui paraissait être un ou des malfrats, selon la conclusion de l’enquête de la police de l’époque.

 

    Ce soir-là, je passais la nuit chez mon oncle — qui habitait à l’autre bout de JiangShu —, depuis une semaine. Une manière de me faciliter mes déplacements, ayant trouvé un stage lié à mon cursus scolaire. Le fait de loger chez mon oncle, ça m’évitait un trajet long de près de deux heures de marche. Je n’avais pas les moyens de me payer les transports en commun pour mes fréquents va-et-vient entre le lieu de stage et le domicile de mes parents. Le repas du midi n’était pas pris en charge par mes patrons, ce qui m’obligeait à me débrouiller pour manger durant la pause de mi-journée. Concrètement, cela m’aurait obligé à effectuer quatre voyages en bus par journée, durant une semaine entière. Soit la durée totale du stage. Financièrement, ça m’était impossible, et je refusais de demander à mes parents de me donner de quoi régler mes transports. J’étais dans une phase où je tenais à ne plus être dépendant d’eux. Si je leur avais demandé ce service pécuniaire — même si je sais qu’il ne me l’aurait jamais refusé —, j’aurais trahi ma décision de devenir autonome sur tout ce qui concernait mes activités.

 

    J’avais presque supplié mon employeur de me fournir une avance sur la somme promise à l’issue de mon stage rémunéré, mais il s’y refusait. Il avait des règles à respecter vis-à-vis de l’école où j’étudiais. Celle-ci ayant approuvé mon choix chez un exploitant agricole, dont les champs se trouvaient en périphérie de la ville. Le seul emploi que j’avais pu dégotter, ayant échoué à me faire accepter auprès de patrons dont l’entreprise se trouvait plus près de chez moi. Ce qui m’aurait grandement facilité la tâche. Par ailleurs, j'avais étudié toutes les possibilités, et me faire héberger chez mon oncle le temps de mon stage était la solution la plus appropriée à ma situation. On était la veille de la fin de ma semaine de travail quand mon oncle a été contacté par la police. Mes parents avaient été retrouvés sans vie dans une ruelle, près de notre maison, étalés sur le bitume et possédant diverses marques d’agression sur l’ensemble de leurs corps. De multiples coups de couteau les ayant vidés de leur sang. C’est ce qui transparaitrait lors de l’autopsie. 

 

    Plus une goutte de leur liquide vital n’était présent en eux. L’enquête avait conclu à un vol, suite à la ballade inexpliquée de mes parents en pleine nuit. Qui plus est, dans un lieu où ils n’allaient jamais habituellement. C’est ce que j’ai déclaré aux policiers chargés de l’investigation du drame. Mon oncle a confirmé mes dires. Personne ne s’expliquait ce qu’ils faisaient là, à une heure aussi tardive. Ce n’est que des années plus tard que j’ai fait le lien entre la mort de mes parents et un autre meurtre impliquant un autre habitant du quartier où je résidais. Il y avait trop de similitudes entre les corps pour que cela soit une coïncidence. Le nouveau meurtre, qui s’était déroulé il y avait trois mois de ça, concernait une voisine vivant à quelques pâtés de maison de ma demeure. Celle dont j’étais le seul occupant depuis la mort tragique de mes parents. C’était une personne adorable, aimée de toutes et tous dans le coin. Comme cela avait été le cas des années avant pour mes géniteurs, on avait retrouvé son corps dans un coin inhabituel à ses déplacements quotidiens.

 

    Mme Lang — Cheng de son prénom, était une ancienne professeure de piano. Tous ses anciens élèves venaient régulièrement la voir, dès qu’ils en avaient l’occasion. Elle avait toujours été comme une seconde mère pour chacun d’eux : se chargeant de régler des conflits familiaux, de problèmes scolaires et d’autres petits tracas du quotidien comme des échauffourées avec les enfants de voisins. Ma mère avait été une de ses anciennes élèves. Raison pour laquelle je la connaissais très bien. Comme les autres, ma mère allait chez elle très souvent de son vivant, et j’ai gardé cette habitude de rendre visite à Mme Lang depuis. Elle avait toujours fait preuve d’une grande attention envers moi. Surtout depuis le drame familial qui m’avait endeuillé. Elle m’appelait souvent pour prendre des nouvelles de moi ; savoir si j’y arrivais financièrement ; si je m’entendais bien avec mes collègues de travail ou si l’une d’elles me plaisait... Elle cherchait toujours à me caser, m’ayant fréquemment proposé de me faire rencontrer les filles de ses amies — célibataires —, car s’inquiétant de ce que je devienne un vieux garçon, sans avoir une gentille épouse à mes côtés.

 

    C’était la seule chose que je pouvais lui reprocher. J’avais toujours refusé poliment les « rencarts » qu’elle tentait d’organiser tant bien que mal. Mais elle conservait à chaque fois le sourire à chaque échec de sa part. Je crois qu’on peut dire que c’était comme une sorte de petit jeu complice entre elle et moi. Une manière de s’assurer de garder le contact, en souvenir de mes parents. En particulier de ma mère, qu’elle avait toujours considéré comme sa meilleure élève. Pour autant — faute de moyens et de temps —, cette dernière n’avait jamais pu perdurer dans la musique. Ma mère avait bien eu des opportunités, ayant même fait partie d’une sorte de groupe spécialisé dans le mélange de divers genres musicaux. Cependant, c’est justement durant cette période qu’elle a rencontré mon père. En accord avec lui, le couple a abandonné le groupe, avant de se marier. Mme Lang s’était montrée triste — de ce qu’elle m’avait raconté —, de cette décision. Pas pour leur mariage — ce dont elle était heureuse pour eux. Mais à cause du retrait de la musique de ma mère, et donc de ses cours. Toutefois, Mme Lang comprenait que son élève favorite veuille consacrer le reste de sa vie à sa famille, plutôt qu’à ce qu’elle considérait davantage comme une passion qu’une véritable carrière en devenir.

 

    Moi, je ne bénéficiais pas des mêmes dispositions musicales de ma mère. Sachant ça, Mme Lang s’évertuait à me trouver une compagne aimante pour que je ne ressente plus la solitude. C’était plus qu’une simple connaissance héritée d’un lien avec ma mère : je la considérais comme un membre actif de ma famille. Une sorte de grand-mère bienveillante qui veillait sur moi comme elle l’aurait fait de n’importe lequel de ses petits-enfants. C’est pourquoi l’annonce de sa mort m’a fait raviver des souvenirs douloureux. Elle a été retrouvée au sein d’un parc pour enfants, à environ 800 mètres de chez elle. C’était dénué de sens. Mme Lang peinait à marcher à cause de ses jambes, qui ne lui permettaient pas de parcourir de très grandes distances. Elle se faisait livrer ses courses, et je n’étais pas le dernier à me proposer dès qu’elle avait besoin de bras pour un service quelconque. Son corps avait été disposé sur le tourniquet du parc, sa tête plaquée contre le bois du jeu, les bras ballants. Elle avait été trouvée dans une position accroupie. Comme si elle avait voulu prier. 

 

    De multiples coups de couteau parsemaient son corps de toutes parts, et sa gorge avait été tranchée profondément. Là encore, l’intégralité de son sang avait été vidé du corps. L’enquête indiquait que celui-ci s’était probablement déversé dans la terre entourant le tourniquet, sans chercher d'autres explications. Pour les policiers sur place, il s’agissait d’une agression barbare, dans le seul but de la délester de ses économies. Son sac n’avait pas été retrouvé. Ni au parc, ni chez elle. D’ailleurs les auteurs du meurtre semblaient s’être rendus à son domicile, vu le désordre découvert là-bas. Plusieurs autres objets de valeur se sont révélés avoir disparu. Une constatation fondée sur un inventaire des biens de la vieille dame effectué par la suite, à l’aide de divers membres de sa famille. La police avait beau dire, on aurait dit une mise en scène orchestrée par les auteurs du crime. Mme Lang ne possédait que peu de choses pouvant intéresser véritablement des voleurs. Je doutais fort que quelques yuans et des bijoux ayant plus une valeur sentimentale qu’autre chose était un motif valable pour s’attaquer à elle.

 

    Quant à la thèse de la terre ayant absorbé une quantité aussi grande de sang, ça ne tenait pas la route. Et pourquoi Mme Lang se serait déplacée en pleine nuit — malgré sa difficulté à se mouvoir bien connue —, pour se rendre dans un parc d’enfants ? Rien n’était logique dans tout ça, quand on connaissait les habitudes de Mme Lang. Comme moi et bien d’autres personnes appréciant cette dame âgée au cœur d’or. Dans mon esprit, l’ensemble des éléments ressemblait trop aux circonstances qui avaient enlevé la vie à mes parents. Je n’ai pas voulu en parler aux policiers à qui j’ai fait ma déposition. Une étape obligatoire, car étant un familier de Mme Lang. Je craignais qu’ils ne me prennent pas au sérieux. Il y avait 12 ans d’écart entre le meurtre de mes parents et celui de Mme Lang, sans qu’il y ait eu d’autres cas du même genre dans le quartier. Cependant, j’ai bien vu le comportement de l’inspecteur sur place lors de ma déposition au commissariat. À un moment, il s’est entretenu à part avec un de ses subordonnés.

 

    Il devait penser que je n’avais pas entendu. Pourtant, j'ai explicitement compris que la police ne disait pas toute la vérité sur la fréquence de meurtres de ce genre. Ils ont aussi évoqué quelque chose qui m’a mis la puce à l’oreille. De ce que j’ai compris, il était question d’une musique qui aurait été entendu non loin du parc, quelques instants avant le crime. Ceci par des passants ou des habitants résidant à proximité directe des lieux. Une musique caractéristique d’un instrument typique chinois : le Guzheng. Un instrument de musique se jouant assis, et produisant du son par le pincement de cordes, suivant une technique demandant une dextérité et une maitrise complexe. J’ai fait mine de rien quand les deux policiers ont arrêté leur conversation, avant que l’inspecteur revienne vers moi pour finaliser ma déclaration. En sortant du commissariat, j’avais des dizaines de questions en tête. Parmi elles, un élément en particulier me chiffonnait, que mon cerveau en deuil avait mis de côté à l’époque. C’était comme si mon esprit avait jugé que ce détail ne méritait pas d’être complètement effacé de ma mémoire durant toutes ces années. 

 

    Quand mon oncle a été contacté par la police, nous demandant de nous déplacer sur les lieux du drame, afin de constater la mort de mes parents — laissant le soin à mon oncle de reconnaitre officiellement les corps —, j’avais surpris une conversation entre passants. Un échange de paroles qui traitait d’une musique entendue peu avant dans le quartier proche de la ruelle dans laquelle mes parents avaient été retrouvés. Une musique aux sonorités peu communes, provenant d’un instrument distinctif, et appartenant à l’histoire antique chinoise. Un Guzheng. Ça faisait trop de coïncidences entre les deux cas. Qui plus est, à travers les bribes de paroles surprises entre l’inspecteur et son collègue, j’avais cru comprendre qu’il y avait eu d’autres meurtres similaires dans la ville ces dernières années. Des meurtres savamment dissimulés à la presse pour éviter de déclencher des suppositions folles de Serial Killer officiant à JiangShu. Tout ça a fait tilt dans ma tête, et j’ai commencé à effectuer mes recherches de mon côté.

 

    Du fait du choc de la mort de Mme Lang, j’avais pu bénéficier de plusieurs jours de deuil accordés par mon employeur, qui connaissait lui aussi Mme Lang. D’ailleurs, il avait préféré fermer son commerce une semaine, pour permettre à nombre des employés étant en lien avec la victime — en grand nombre —, de se remettre de cette tragique disparition. Ce qui m’arrangeait bien. De toute façon, je n’aurais pas eu la tête à travailler avec toutes les questions tournoyant en boucle dans mon crâne. Mes parents ; Mme Lang ; les corps vidés de leur sang ; les blessures dont je savais de source sûre qu’elles n’expliquaient pas complètement l’exsanguination ; les lieux inhabituels des crimes pour les victimes… Et maintenant, cette histoire de musique. Ce probable Guzheng. Un détail à priori anodin, mais qui me rappelait quelque chose. Sans savoir ce que c’était avec précision. J’ai alors pensé à en parler avec mon oncle. Peut-être que lui pourrait me permettre de raviver mes souvenirs en ce sens. Voire me diriger vers une piste que je n’avais pas envisagée. Et, effectivement, il m’a été d’une grande aide.

 

    Bien qu’âgé de 85 printemps, la mémoire de mon oncle était toujours alerte. Il possédait cette capacité unique de se rappeler d’éléments que nombre de personnes auraient bien du mal à stocker aussi longtemps dans leur cerveau. Une vraie encyclopédie vivante, mon oncle. Il a rempli les trous de mes propres souvenirs d’étudiant concernant les légendes propres à la Chine. En particulier, l’une d’entre elles, parlant d’un trio mythique ayant officié lors de la 3ème Dynastie. Un trio qui attirait ses victimes à l’aide d’un Guzheng aux propriétés singulières. On disait que sa musique envoutait celles et ceux qui étaient ciblés par le petit groupe. Les personnes charmées par ce son n’avaient plus aucun contrôle sur leur corps : elles se dirigeaient instinctivement vers le lieu d’où provenait la musique entendue. Une fois sur place, elles subissaient les attaques des trois créatures. Car, oui — élément qui a son importance —, le trio, constitué d’une femme et de deux hommes, appartenait à une race non-humaine. Celle des Vampires.

 

    On disait que ce Guzheng — et sa musique en particulier —, se composait de plusieurs sonorités pouvant attirer à lui les adultes, les enfants, et même les animaux. Sur le même principe présent dans le conte du Joueur de flûte d’Hamelin. D’où la correspondance entre les deux que je vous ai précisé au début de ce récit. Le processus pour amener les futures victimes à se rendre auprès de leurs bourreaux était à la fois simple et complexe. L’un des membres du trio — un des deux hommes, l’un et l’autre se partageant cette tâche suivant les jours —, s’approchait en journée d’une cible dont ils avaient préalablement étudié les habitudes et le mode de vie. Les prédateurs ne s’attaquaient jamais à des personnes solidement entourées par une grande quantité de proches en leur foyer. Il s’agissait toujours d’hommes ou de femmes isolées. Des familles monoparentales dans leur majorité. Parfois, des couples n’ayant plus de contact avec leurs enfants, car trop grands pour toujours vivre sous le toit de leurs parents. Beaucoup plus rarement des couples avec un enfant unique. On ne savait pas trop quels pouvaient bien être leurs critères de choix, en fait. Cela semblait dépendre de leur humeur, ou d’une situation de disette les obligeant à se montrer moins exigeant vis-à-vis de leurs cibles.

 

    Quoi qu’il en soit, après cette phase de « prospection » de la victime sur sa manière de vivre et son quotidien, l’un des deux hommes s’arrangeait pour s’en prendre une première fois à celui ou celle amenée à servir de repas au trio. Je rappelle qu’il s’agissait de vampires, dont la nourriture principale s’avère être du sang. Humain de préférence. Il y a bien des cas dans l’histoire de vampires se montrant plus « modérés » — se contentant de sang d’animaux. Toutefois, il s’agit de marginaux dans le monde de ces créatures : ils ne constituent qu’un faible pourcentage s’adonnant à ce type de chasse non nuisible à la race humaine. L’homme désigné pour cette mission est chargé de prélever un peu de sang, à l’aide d’un petit instrument qui n’est pas vraiment détaillé dans la légende. On parle d’une sorte d’aiguille pouvant stocker quelques gouttes, après avoir piqué le corps voulu. Un bras, une jambe, un cou… Rien de bien précis en somme. Le prélèvement s’effectue généralement au sein d’une foule nombreuse. De façon à opérer de façon discrète, sans se faire repérer. 

 

    Une fois les quelques gouttes de sang récupérées, celles-ci sont disposées sur les plectres de l’instrument — les cordes si vous préférez —, en divers endroits de l’appareil. Une opération indispensable pour attirer la proie désignée, et uniquement elle. Les musiques permettant d’attirer les cibles sont au nombre de 3 à l’origine. Une pour les adultes, une pour les enfants, une pour les animaux, comme déjà indiqué. Quand la cible est une personne isolée, le plus simple pour le trio est d’opérer comme je l’ai précisé auparavant. Il peut cependant y avoir des variantes. Quand s’approcher de la future victime s’avère compliqué en termes de risques de se faire repérer — selon la méthode indiquée plus tôt, le trio agit différemment. Il exécute le prélèvement sur l’enfant de la famille quand il s’agit d’une mère ou d’un père vivant seul avec son fils ou sa fille. C’est encore plus simple lorsque l’enfant est jeune. Car plus facilement approchable — où qu’il soit —, du moment que c’est à l’extérieur. Plus rarement, le prélèvement s’effectue sur l’animal de compagnie de la famille.

 

    Au moment où la musique est jouée à l’aide du Guzheng — opération toujours effectuée par la femme du trio —, elle attire ainsi l’animal au dehors.  Ce qui oblige de manière plus ou moins sûre — le facteur échec n’étant pas négliger —, le maître ou la maîtresse à suivre son animal, si celui-ci n’a pas l’habitude de sortir. Cela fait partie des renseignements récoltés par l’un ou l’autre membre du trio. L’animal se présente devant les trois vampires — toujours charmé par la musique —, bientôt suivi par son propriétaire, si tout se déroule selon le plan prévu. Opération qui s’effectue toujours dans un endroit isolé, et prompt à ce que l’attaque à venir s’accomplisse sans encombre. La victime cherchant à récupérer son animal est donc agressée, dès lors qu’elle se retrouve face à la femme jouant du Guzheng. Passé la surprise de cette rencontre, les deux hommes l’attaquent en prenant soin à ce qu’elle ne crie pas. Elle n’est pas tuée immédiatement : les vampires prennent leur temps pour délester leur proie de son sang, comme d’autres aiment savourer un plat de luxe. Le trio opère de même avec la méthode de l’enfant. Les effets de la musique continuent d’agir jusqu’à 5 heures après la première note effectuée. Ce qui fait que l’enfant n’est pas conscient du meurtre de sa mère ou son père se déroulant sous ses yeux. 

 

    Il peut néanmoins en avoir des souvenirs imprécis lors de rêves plus tard, sans se souvenir d’où viennent ces images dans sa tête. L’enfant est soit laissé sur place, à côté du corps de son parent. Soit — très rarement —, ramené par l’un des membres du trio à sa demeure. Parfois, jusque dans sa chambre. On dit que ce trio sanglant doit son statut à une rencontre avec un personnage qui est à l’origine de la création même du Guzheng magique. Cette rencontre est détaillée dans de rares documents d’époque, ayant réussi à traverser les siècles sans être altéré par les affres du temps. Un exemplaire figure au Musée National de Chine à Pékin, aux côtés d’autres ouvrages aussi rares de la même période. D’autres sont la possession de quelques collectionneurs, mais il est difficile de savoir qui en sont les propriétaires.

 

    Ces derniers gardent jalousement le secret. Ceci pour éviter d’attirer la convoitise des voleurs ou de collègues, n’hésitant pas à recourir à des méthodes frauduleuses pour se les procurer. On dit que l’un de ces exemplaires aurait été volé il y a quatre ans de cela, et que son propriétaire a fini assassiné. L’ouvrage n’a jamais été retrouvé depuis. Il existerait seulement six exemplaires de ces raretés, qui décrivent l’histoire originelle du trio. Celui du Musée National de Chine ne peut être consulté qu’en obtenant un accord de la direction du Musée, voire d’instances plus importantes d’un point de vue hiérarchique. C’est dire l’importance dont dispose ce document. Néanmoins, l’histoire relatée peut se trouver sur le Net sans grande complication. Suivant les sites dans lesquels on la trouve, ce sont généralement des résumés assez succincts, mais suffisant pour comprendre comment tout est arrivé.

 

    Long Ling était une Geji qui officiait dans la ville de Fuhai. Une Geji, c’est une courtisane formée au chant et à la danse. L’équivalent d’une Geisha au Japon, en quelque sorte. Elle avait deux prétendants principaux. Ils étaient tellement fous d’elle qu’ils désiraient tous les deux en faire leur épouse. L’un, Xun Guo, était un luthier très célèbre de la localité et même au-delà ; l’autre, Feng LingXing, lui, était un poète et compositeur de grand talent, dont les œuvres pouvaient se vanter d’avoir les faveurs de l’impératrice de l’époque. Long Ling appréciait équitablement les deux hommes, mais ne parvenait pas à se décider lequel des deux choisir. Aussi bien l’un que l’autre possédait de solides richesses dû à leur réputation d’artistes renommés —, et représentaient un bon parti. Qui plus est, les deux étaient fréquemment courtisés par nombre d’admiratrices, y compris des femmes mariées. Mais Xun et Feng dédaignaient les avances des femmes désirant devenir leurs épouses, car ils n’avaient d’yeux que pour Long Ling.

 

    Cette dernière était principalement connue pour sa dextérité à jouer du Guzheng. On disait que le moindre toucher de ses doigts sur son instrument provoquait l’extase à quiconque l’écoutait. Certains de ses clients affirmaient avoir ressenti l’équivalent d’un fantasme, rien qu’en écoutant sa musique. Ce qui attirait la jalousie des autres Geji, appartenant à des pagodes concurrentes de celle où officiait la jeune femme, car y voyant une concurrence fort peu appréciée par elles. La majorité des hommes de la ville — malgré les coûts exorbitants que la courtisane exigeait pour ses services —, ne désiraient voir aucune autre Geji que Long Ling. On disait que sa musique venait des cieux, pendant que d’autres y voyaient plutôt celle des enfers. Une réputation due à l’hypnotisme qu’elle procurait sur les hommes. Certains notables s’étaient même ruinés pour pouvoir écouter le plus souvent possible la musique du Guzheng de Long Ling, et profiter de la présence de la jeune femme à leurs côté. Elle était quasiment considérée comme une déesse vivante. Un talent qui a attiré l’attention d’un personnage aux desseins bien moins louables la concernant. 

 

    Un soir, Xun et Feng — qui s’opposaient souvent en pleine rue pour se désigner comme celui que Long Ling préférait le plus —, décidèrent de forcer conjointement leur aimée à désigner celui qui serait son futur époux. Ils étaient persuadés l’un et l’autre de se voir choisi au détriment de son rival. Cependant, quand ils sont arrivés à la demeure de l’objet de leur convoitise, ils ont entendu des cris provenant de sa chambre. Pris de panique, pensant qu’un autre homme de la ville menaçait la vie de celle qui représentait tout à leurs yeux — car ayant peut-être aussi des vues sur leur égérie et refusant d’être éconduit —, les deux hommes se sont rués dans la demeure pour sauver la Geji de leur cœur. Une fois dans la chambre, le spectacle qui s’est montré devant eux leur a glacé le sang. La jeune femme n’était pas seule, comme ils le redoutaient. Toutefois, leur rival était différent de ce à quoi ils s’attendaient.

 

    Sa tenue n’était pas celle d’un notable de la ville, et arborait un faciès des plus irréel. En partie à cause de la grande pâleur de sa peau. Il tenait Long Ling dans ses bras. Un long filet de sang coulait du cou de la courtisane jusqu’au sol, les canines proéminentes de l’inconnu plongées dedans. S'apercevant de la présence des deux hommes, l’étranger s’est retourné, montrant un peu plus sa nature monstrueuse dans un premier temps. À la faveur d’une lampe située à proximité, baignant le visage de l’homme dans la lumière, Xun et Feng crurent être en proie à un cauchemar commun, les tétanisant tous les deux. L’être se tenant devant eux, et ayant sorti ses dents du cocu de leur aimée, montrait un corps et un visage propre à la chauve-souris et au loup, aux yeux rougeoyants. Semblant voir la terreur que procurait la vue de son apparence à ses visiteurs, la créature inhumaine s’empressa de revêtir une forme plus humaine. Se nettoyant le visage du sang de la Geji qu’il laissait tomber au sol, il a alors proposé un pacte aux rivaux amoureux ne sachant pas comment réagir à ce spectacle horrible dont ils étaient les témoins impuissants. 

 

— Avant de faire quoi que ce soit de stupide qui conduirait inévitablement à votre mort, j’aimerais vous proposer la chance de vivre pour toujours auprès de Long Ling. Je tiens à préciser que c’est elle qui a accepté que je la transforme en immortelle, après que je lui ai eu exposé ma demande initiale.

 

    Surpris autant qu’épouvanté par les propos de l’être humanoïde, Xun et Feng demandèrent des détails.

 

— Quelle demande initiale ? demanda Xun. Je ne peux croire que Long Ling ait accepté de devenir sciemment un monstre tel que vous. Pas en sachant combien elle était aimée dans cette ville.

 

— Pour une fois, j’approuve mon rival, s’interposa Feng. Long Ling appréciait trop la vie. En plus de ça, elle voulait arrêter le métier de Geji, elle nous l’a dit. Elle voulait devenir une épouse n’ayant plus à devoir offrir son corps, tout en continuant à jouer de la musique.

 

    La créature se mit alors à rire de manière très prononcée…

 

— C’est justement la raison qui l’a incitée à son choix qui vous semble inconcevable. Je n’ignorais pas son désir de mettre fin à son métier actuel. Et moi, j’avais des projets la concernant, afin qu’elle puisse continuer à jouer sa musique comme elle l’entendait. Pour l’éternité. Avec vous à ses côtés…

 

    Voyant les deux hommes interloqués, et se montrant moins sur la défensive à ses propos, la créature reprit : 

 

— à dire vrai, Long Ling avait prévu de vous voir l’un et l’autre après cette nuit. Elle comptait vous proposer de devenir des créatures de la nuit. Tout comme elle. Votre présence ici arrange les choses. 

 

    À ce moment, Long Ling, qui était plongée dans une forme de léthargie profonde depuis sa chute au sol — donnant l’impression d’une mort évidente, se releva. Visiblement, elle n’avait rien perdu de la conversation entre ses deux prétendants et son désormais « maître » vampire. Elle s’adressa à eux.

 

— Zdrog dit vrai, car tel est son nom. Il est venu à moi pour me proposer la solution idéale à mon dilemme. Je ne parvenais pas à choisir celui d’entre vous deux qui deviendrait mon époux. Je voulais me ranger. Ça, vous le savez déjà, puisque vous êtes les seuls — avec ma dévouée servante —, à qui j’ai confié ce secret. Je ne voulais pas que l’un de vous deux devienne triste à cause d’un choix jugé injuste par celui qui aurait été évince. D’autant que ce choix m’était impossible. Zddrog m’a amené ce Guzheng que vous voyez là, près du mur droit. Un Guzheng particulier qui demande à être joué par des mains exceptionnelles, pour que ses sonorités en retransmettent la meilleure des musiques. Une musique capable de percer les cieux et les enfers. Une musique pouvant charmer tout et tout le monde, et qui deviendrait éternelle. Exactement comme moi, si j’acceptais pour cela d’abandonner mon humanité. 

 

    La créature aux côtés de Long Ling reprit :

 

— Pour faire simple, l’ancienne joueuse de ce Guzheng est malheureusement décédée. Tuée par des humains. Je ne peux plus entendre la merveilleuse musique qu’elle jouait régulièrement, où que je sois, même séparé par des dizaines de milliers de kilomètres. Mon ouïe me permet ce qui vous paraitra sans doute comme de la sorcellerie. Je suis un vampire, pour vous confirmer ce que vous aviez sans doute déjà deviné. Pour autant, être un “monstre”, tel que me désignent les humains, ça ne m’empêche pas d’aimer les belles choses. En particulier la musique. Ce Guzheng a été créé par un artiste comme toi Xun. Lui aussi a été tué. Ainsi que l’auteur de musiques atypiques, propres à charmer tout être vivant sur Terre, spécialement conçues pour cet instrument admirable. Je me retrouvais orphelin, jusqu’à ce que j’aie entendu parler du don de Long Ling. Pour moi, elle devenait celle qui me ferait entendre de nouveau la musique divine que j’aime tant à travers ce Guzheng.

 

    L’être fantastique prenait la main de sa création récente, et ensemble ils s’approchaient des deux hommes, encore sous le choc de la situation et se demandant comment réagir.

 

— Vous ne vous êtes pas enfuis. C’est donc que vous vous êtes intéressé à mon histoire. Elle est triste, mais grâce à vous, elle peut s’améliorer. Je ne veux que le bonheur de Long Ling, et cela passe par votre acceptation de devenir aussi des vampires. Ainsi, vous pourrez être ses époux tous les deux. Aucune loi ne vous en empêchera. Les règles des vampires concernant les couples sont différentes du monde humain. Un mâle peut avoir autant de concubine qu’il veut. Il n’y a pas de limites. C’est la même chose pour les femelles de notre race concernant les compagnons qu’elles ont choisis pour vivre à leurs côtés. Alors ? Qu’en pensez-vous ? Peut-on vous compter comme nouveaux vampires, afin que vous partagiez l’éternité avec votre chère aimée ?

 

    Les deux hommes hésitèrent de longues minutes, ne sachant quelle décision prendre. C’était un choix lourd de conséquence qui leur ferait perdre toute attache au monde humain. Y compris leur métier officiel parmi celui-ci :  ils en étaient conscients. Ils ne pouvaient pour autant se résoudre à voir partir la seule femme qu’ils n’aient jamais aimée de toute leur vie, parce qu’ils auraient choisi de rester humain. S’ils refusaient, elle disparaitrait ils ne savaient où :  ils ne pourraient plus bénéficier de sa musique et de l’amour qu’elle était prête à leur offrir. À tous les deux. Finalement, ils décidèrent de faire fi de leurs craintes, et offrirent leur cou à Zdrog. Long Ling était trop jeune en tant que vampire pour les transformer. C’est donc son maître vampire qui fit de Xun et Feng — l’un après l’autre —, de nouvelles créatures de la nuit. 

 

    Par la suite, Zdrog enseigna le mode de fonctionnement du Guzheng. Le sang à apporter aux plectres pour choisir sa proie. Les différentes méthodes — avec ou sans appât préalable —, pour attirer leurs cibles à eux. Durant de longues semaines, il leur enseigna aussi comment se nourrir, et faire en sorte que personne ne se doute de leurs actions en tant que vampires. De savants stratagèmes consistant à faire croire à des agressions dus à des humains. Cela en transformant la scène de crime en un tableau morbide — mais crédible —, d’une mort causée par un bandit s’étant emparé des valeurs de sa victime. Il indiqua à Xun comment réparer le cas échéant d’éventuels dommages du Guzheng. Quel bois utiliser ; son essence ; les matières propres à servir pour remplacer les plectres et n’importe quel partie de l’instrument. À Feng, il enseigna les trois musiques de base servant à attirer adultes, enfants ou animaux. Il lui précisa qu’il pouvait créer ses propres musiques, tant qu’elle comportait des notes spécifiques présentes dans ces mêmes mélodies primaires. Une manière de perpétrer son art musical, et à Xun d’apporter comme il le souhaite de petites touches personnelles au Guzheng. Toujours dans le but de faire vivre son art grâce à cet instrument. 

 

    Long Ling, elle, magnifierait le tout en jouant. Zdrog leur apprit les techniques d’approche ; les lieux à éviter ; ceux à préférer ; les heures les plus propices pour opérer… Tout ce qu’il y avait besoin de savoir pour qu’ils puissent se nourrir, en même temps qu’ils continueraient à jouir de leurs talents respectifs. Et, bien sûr, de la joie de vivre ensemble — tous les trois.  Xun et Feng pourraient ainsi donner tout leur amour à Long Ling, celle-ci ne pouvant rêver mieux. Elle n’avait pas eu à plonger l’un de ses prétendants préférés dans le désespoir pour ne pas avoir été choisi. Enfin, Zdrog leur indiqua comment fabriquer un élément indispensable à leur vie de Vampire. Surtout pour échapper aux soupçons des humains. L’usage d’une huile concoctée par un vampire toujours actif, ancien alchimiste des périodes les plus sombres de l’histoire humaine. Une huile à appliquer sur les surfaces susceptibles d’être touchées par le soleil. Comme les mains, les bras, les jambes, les pieds et le visage. Suivant la tenue adoptée par chacun d’entre eux, en des occasions bien distinctes.

 

    Grâce à cette huile — dont l’action durait 12 heures, avant d’être appliquée de nouveau pour éviter des désagréments fâcheux —, ils pourraient chacun se mouvoir en plein jour, sans attirer l’attention. Qui aurait l’idée de soupçonner qu’un humain qui se balade en plein soleil puisse être un vampire ? Le subterfuge parfait contre les chasseurs de monstres. Aucun de ces derniers dans le monde n’avait pu percer ce secret vampire bien gardé, utilisé par un nombre restreint des membres de la race. Normalement, l’usage de cette huile est payant, demandant un fort apport en sang ou victimes vivantes pour se la procurer auprès de lui, ou des rares vampires de race pure — comme l’était Zdrog —, étant possesseur du secret. Mais, comme il l’avait déjà indiqué, Zdrog cherchait depuis longtemps celle qui saurait idéalement succéder à la précédente joueuse de son Guzheng. Quelqu’un capable de charmer son oreille n’importe où qu’il puisse se trouver. Impossible pour lui de demander un tribut à celle qui lui procurerait le plaisir d’entendre cette divine musique. Et encore moins à ceux partageant son quotidien. 

 

    Il leur demanda seulement de ne jamais parler de cette huile, ni du fait qu’il leur avait transmis sa recette. Le créateur de cette potion miracle n’apprécierait pas qu’elle soit fournie à des vampires non-purs. Il préférait ne pas avoir de comptes à rendre à la haute noblesse de sa caste pour ce privilège qu’il offrait au désormais trio. Sa position à part fait qu'il peut se permettre d’octroyer quelques privilèges à qui il veut, tant que l’on reste discret sur les cadeaux dont il fait don. Comme cette huile. Surtout à d’autres vampires. Depuis, le trio ne se limite pas à la seule Chine pour ses actions. On a déjà évoqué un trio similaire en divers endroits du globe. Une volonté prise par le groupe, afin de limiter les soupçons sur leur éventuelle présence dans des villes dans lesquelles des meurtres étranges seraient constatés. Le fait que le trio use de la couverture de musiciens ambulants allant de ville en ville, cela parfait le tout. Ils s’arrangent pour quitter les villes après une quantité définie de meurtres. Toujours dans un souci de discrétion, afin que leur véritable nature ne soit pas découverte. Pour autant, les trois amants reviennent toujours dans leur patrie d’origine au bout d’un certain temps : la Chine.

 

    Ce qui fait qu’il est courant de les voir revenir dans une même ville où ils ont déjà officié, des années plus tard. Comme le nom de leur petit groupe des rues change régulièrement, impossible de faire le lien. Surtout après une période aussi longue. Voilà ce que mon oncle m’a permis de me remettre en mémoire. Il ne m’a pas tout dit. Ses souvenirs des légendes ne sont pas non plus immuables, et ont parfois des absences. Mais il m’a dit l’essentiel. Le reste, j’ai pu le retrouver sur le net, sans que j’aie eu besoin de demander à voir l’ouvrage auprès d’un des propriétaires connus d’un des exemplaires. Ce qui ne m’aurait pas été possible de toute façon — au vu de mon statut social —, et ne m’aurait donc pas permis d’avoir des détails plus approfondis sur la légende. Légende qui semblait ne pas en être une, si je me référais aux crimes dont mes parents — puis Mme Lang —, avaient été victimes. Des meurtres dont le Modus Operandi correspondait parfaitement aux habitudes de ce trio vampirique, se servant d’une musique ensorcelée jouant sur un Guzheng singulier pour subvenir à leur soif de sang. 

 

    Mon oncle fut un peu surpris de mon soudain intérêt pour un mythe chinois profondément ancré dans les traditions. Moi qui n’ai jamais vraiment montré d’intérêt pour l’histoire d’un point de vue général — et encore moins pour la Chine. C’est tout juste si j’avais enregistré dans un coin de mon crâne — lors de mes années lycée, quelques dates phares. Sans pour autant me souvenir à quoi elles correspondaient réellement. Disons que j’étais quasiment un cas désespéré en ce sens, et c’était un fait notoire bien connu de ma famille et de mes rares amis. Autant vous dire que mes questions sur cette légende ayant fait l’objet de nombreuses études ont ravi mon oncle. Lui qui était presque un geek de la spécialité, si on se basait sur le nombre impressionnant de livres traitant de l’histoire chinoise figurant dans la petite pièce lui servant de bibliothèque de fortune. Une passion presque maladive pour celui qui avait remplacé mes parents après leur décès. Il n’était pas très riche, mais avait pu bénéficier de plusieurs aides financières pour m’élever, en tant que tuteur désigné.

 

    Comme j’ai exprimé très tôt vouloir me débrouiller par moi-même — en travaillant ça-et-là à la fin de mes études —, une grande partie de ce qu’il touchait pour moi lui servait pour son loisir personnel, à ma demande. Cela fait partie des petits détails de vie ayant forgé une complicité sans faille entre mon oncle et moi. Une complicité qui a perduré dans le temps. Même quand j’ai demandé à ne plus être une charge pour lui, en emménageant de manière définitive dans la demeure de mes parents, il y avait cinq ans de cela. Auparavant, je n’y passais que quelques jours ou nuits, restant le plus clair du temps chez mon oncle. Disons qu’habiter dans cette demeure, malgré les souvenirs douloureux qu’elle me faisait régulièrement ressentir, c’était une manière pour moi d’exorciser le passé. J’étais reconnaissant envers mon oncle de l’attention qu’il m’avait porté durant ces dernières années. Ce qui fait que lui laisser le libre accès à l’argent qu’il touchait dans le cadre de son rôle de tuteur, pour moi, c’était une juste récompense.

 

    C’est ainsi qu’il a accumulé nombre de livres sur l’histoire chinoise au fil des années, les regroupant dans ce qui était autrefois ma chambre. Quand il m’arrivait d’avoir le cafard — à force de vivre tout seul dans la maison familiale —, je me contentais du canapé dans son petit salon. Je me refusais à obliger mon oncle à déménager ses précieux ouvrages, juste pour y placer un matelas pour la nuit. Grâce à ma volonté de lui donner libre court à sa passion pour l’histoire, j’avais donc pu en apprendre plus — grâce à lui —, sur ce mythe dont j’avais un vague souvenir issu de ma période scolaire. Quelques jours plus tard, suivant une idée m’ayant été apportée par un de mes amis à qui je m’étais confié sur mes doutes concernant le lien raccordant ce mythe au meurtre récent de Mme Lang, et celui, plus lointain, de mes parents —, j’ai cherché à savoir si des artistes de rue séjournaient à JiangShu depuis quelque temps. Et, là encore, mon oncle m’a été d’une aide précieuse.

 

    En plus de l’histoire, il adorait la belle musique traditionnelle chinoise. Ce qui incluait le Guzheng. Ce qui pouvait expliquer qu’il en savait autant sur le trio maléfique de la légende, du fait de leur rapport avec cet instrument. Il m’a confié qu’un petit groupe se livrait à des prestations en ville depuis environ une dizaine de jours. Ce qui attirait nombre de curieux. Lui-même avait eu l’occasion de les entendre, et il m’a avoué que la femme du petit groupe était particulièrement douée. Elle lui avait même tiré des larmes, tellement la qualité de son interprétation tenait du génie. Il m’en parlait comme d’une virtuose du Guzheng qui lui avait fait ressentir des émotions qu’il n’aurait pas jugé possible. Un sentiment partagé par toutes celles et ceux qui étaient présents ce jour-là, quand il a assisté à la représentation. J’ai cru comprendre que les deux hommes l’accompagnant se désignaient comme ses frères, et qu’ils étaient dotés d’une force peu commune. La manière dont ils s’affairaient à transporter le Guzheng à la fin de leurs prestations, comme s’il s’était agi d’un simple bâton de bambou — sans montrer la moindre gêne à la stature imposante de l’instrument —, c’était quelque chose qui avait surpris nombre de personnes. 

 

    Surtout qu’il semblait s’agir d’un Guzheng très ancien, ne disposant pas des systèmes dont se servait les joueuses actuelles, au sein d’autres petits groupes. Ou bien au sein de formations professionnelles officiant dans des festivals et des concerts télévisés. Non, ce Guzheng-là montrait indiscutablement un soin dans les gravures sur le bois, ainsi que d’autres éléments lui apportant un style unique Une qualité qui ne se retrouvait pas dans ses homologues utilisés de nos jours. On comprenait qu’il s’agissait d’un exemplaire appartenant à une époque lointaine — peut-être même de la 3ème Dynastie —, incroyablement conservé. Mon oncle m’a expliqué avoir vu un fan un peu trop intrépide avoir voulu s’approcher de la jeune femme du nom de Quan Li, voulant lui exprimer ses félicitations sur sa virtuosité. Immédiatement, l’un des deux frères s’est interposé si vivement que tout le monde a été surpris par sa rapidité à se déplacer. Il a repoussé le trop impétueux jeune homme vivement. Sur le coup, ce dernier a été déséquilibré, et a bien failli renverser le Guzheng. Sans les réflexes de l’autre frère qui a rattrapé de justesse l’instrument, il aurait été probable que celui-ci aurait subi de lourds dommages.

 

    D’ailleurs les deux frères ont eu un échange assez vif à ce sujet avant de partir. Quan Li a su dissiper la tension entre les deux, par quelques paroles et un large sourire à leur intention. Ça ne ressemblait pas à un sourire d’une sœur envers ses frères à dire la vérité, tel que me le confia mon oncle. On aurait plutôt dit celui qu’adresse une femme à ses amants. Quoi qu’il en soit, l’admirateur repoussé a indiqué que pendant le moment où il avait failli renverser le Guzheng, il avait remarqué un détail.  Il avait senti le poids important de celui-ci en le touchant — s'étant agrippé légèrement à l’objet, avant de chuter —, pendant que l’un des frères rattrapait de justesse l’instrument. Un moment qui s’était déroulé sur un court terme, mais suffisant à l’homme pour juger du poids du Guzheng, aux normes bien éloignés de celles actuelles. Les Guzheng — de nos jours —, sont légers pour faciliter leur transport. Celui du petit groupe se présentant comme familial — bien que mon oncle et d’autres comme lui reconnaissaient avoir des doutes sur la relation liant Quan Li et ses prétendus frères —, affichait donc un poids plus important. Une masse conforme aux premiers Guzheng de l’histoire, et nécessitant par la même des hommes forts pour le transporter.

 

    Une petite anecdote qui fit comprendre à mon oncle le pourquoi de mon questionnement sur la présence d’un trio pouvant présenter des similitudes avec celui de la légende. Légende qu’il voyait m’intéresser au plus haut point. Tellement que je lui en avais demandé les détails, en faisant appel à sa mémoire d’historien amateur, mais chevronné. En repensant à ce qu’il venait de me dire, il y voyait effectivement des possibilités qu’il y ait un lien certain entre ce groupe d’artistes de rues et le trio de la légende. J’avais confié à mon oncle mes doutes sur l’éventualité que le ou les meurtriers de Mme Lang puissent être les mêmes que ceux de mes parents. Il y avait trop d’éléments communs sur les lieux des crimes pour n’être qu’un simple hasard. Avec ce qu’il venait de m’apprendre, il m’imposait d’assister à l’une des prestations de ces fameux artistes, présentant tous les caractéristiques du Trio Maléfique.

 

    Le poids du Guzheng, pouvant faire supposer son extrême ancienneté, car ne possédant pas les standards légers des instruments actuels ; la rapidité d’intervention de l’un des frères, aux allures surnaturelles ; la complicité bien peu conventionnelle, pour des frères et sœurs, entre chaque membre de la troupe ; et enfin la petite brouille qui avait eu lieu, montrant la rivalité qui continuait d’exister entre les deux hommes accompagnant la fameuse Quan Li. Un nom d’emprunt évidemment, comme je l’ai constaté par la suite. Mon oncle a, parmi ses amis, un directeur d’auditorium qui possède la liste des artistes officiels liés à la pratique du Guzheng. Y compris les plus obscurs dont peu ont entendu parler. Que ce soit en Chine ou ailleurs. Il a certifié qu’aucune Quan Li n’était référencée en tant que joueuse reconnue. De manière officielle en tout cas. Bien sûr, il restait une infime possibilité que certains artistes officiant depuis peu en Chine ne soient pas connus de Yin Jing, l’ami de mon oncle. Mais ce dernier en doutait. Yin Jing était une sommité dans le monde du spectacle. Il était au courant de n’importe quelle formation travaillant en Chine ou à l’étranger, lié à la pratique du Guzheng, dont il était un passionné. Une passion qui liait étroitement mon oncle et lui, en ayant fait des amis de longue date. Yin Jing était un expert, et il y avait peu de chances qu’il ne soit pas au courant de l’identité de vrais artistes. Surtout de nationalité chinoise. Impossible qu’il ne soit pas au courant de l’existence de l’identité de tout artiste de Guzheng en Chine. C’était une certitude.

 

    Ça renforçait l’idée que Quan Li et ses « frères » se servaient de cette couverture d’artistes de rue pour repérer leurs futures proies. Mme Lang aimait beaucoup également cet instrument. Elle m’en avait déjà parlé à de maintes reprises. Quant à ma mère, elle s’y était essayée à une époque. Elle y avait renoncé, à cause de la difficulté de son art, lui préférant le piano, plus adapté à elle. Il faut dire qu’à une époque — de ce que ma mère m’avait confié—, elle avait testé plusieurs instruments avant de trouver celui qui lui convenait le plus. Je ne pouvais pas en attester, car le dernier passage probable du trio à JiangShu datait de 12 ans. Qui plus est, il s’avérerait complexe de trouver des témoins de l’époque se souvenant de leur présence. Mais il était fort possible que mes parents aient assisté à une prestation du trio avant leur meurtre. C’est-à-dire pendant que je séjournais chez mon oncle à l’époque, dans le cadre de mon emploi, comme je vous l’ai expliqué plus tôt dans ce récit. 

 

    Ces spectacles de rue étaient à coup sûr leur méthode pour sélectionner leur future proie, sans que je sache ce qui déterminait leur choix. S’agissant de créatures surnaturelles — des vampires en l’occurrence —, peut-être étaient-ils capables de certaines facultés. Comme déterminer à distance quel homme ou femme possédait un sang répondant à leurs exigences, en termes de saveur et de qualité. Après ça, l’un d’entre eux devait s’appliquer à suivre leur proie — à la suite de leur prestation de rue —, afin de connaître le nom et l’adresse de la future victime. Ce qui leur permettait dans les jours suivants de procéder à une enquête minutieuse sur les habitudes de la cible choisie, et programmer le prélèvement de sang nécessaire au charme provenant du Guzheng. Puis à l’élaboration de son meurtre, sous couvert d’un banal vol dans la rue par un quelconque malfrat insaisissable.

 

    Les nombreuses blessures constatées par la police sur les corps devaient participer à leur stratagème. Leur multitude, ça permettait de masquer les blessures leur ayant servi à vider de son sang leur victime d’un soir. Tout était savamment organisé pour éviter le plus possible qu’on porte des soupçons sur eux. Cela comprenait la mise en scène pour faire croire que l’absence de sang dans le corps était dû au versement de celui-ci dans le sol environnant. Que ce soit de la terre — comme pour le parc dans lequel avait été retrouvé Mme Lang ; ou bien le bitume, près d’un caniveau — comme cela avait été le cas pour mes parents. Tout concordait parfaitement. J’étais persuadé que Quan Li et ses « frères » étaient bel et bien le Trio Maléfique de la légende. Il me fallait juste le prouver par mes propres moyens, et — le cas échéant —, faire échouer leurs prochaines tentatives. Celles leur faisant miroiter d’ajouter une nouvelle victime à leur plus que probable très longue liste, depuis le temps qu’ils agissaient à travers les territoires. Que ce soit en Chine ou dans d’autres pays. Pour cela, il me faudrait assister à leurs prochains spectacles et les suivre à leur insu — afin de déterminer qui ils avaient choisi comme futur repas. Une première étape que j’espérais fructueuse pour faire capoter leurs plans, en contactant la cible choisie…


À suivre dans la Partie 2...



Publié par Fabs