Nous étions en 1972, et mes parents m’avaient envoyé en villégiature sur l’île de Kyushu auprès de mon oncle, pour m’apprendre le métier de pêcheur. J’exprimais depuis bien des années mon intérêt sur ce métier, en corrélation avec ma passion pour la mer. La faute en incombait justement à mon oncle. Une fois l’an, il venait à Horokumo — à Hokkaido, là où je vivais —, pour une semaine. L’occasion pour lui de me raconter chaque soir ses récits de marin qui me fascinaient. Avec le temps, son âge avancé ne lui permettait plus de se déplacer. C’est pourquoi mes parents ont eu l’idée de me faire procéder à l’inverse. Un « cadeau » qui avait un double but : mon oncle savait qu’il ne lui restait plus beaucoup de temps à vivre. Tout au plus un ou deux ans. Il désirait employer ce délai à me transmettre son savoir — et faire ainsi de moi l’héritier officiel de son bateau —, afin que je vive de la pêche. Comme lui l’avait été durant des années. Une période difficile pour moi. J’étais bien enthousiasmé à chaque sortie en mer avec mon oncle, m’employant à suivre ses recommandations pour mon apprentissage. Mais je savais aussi que le délai nous séparant tous les deux s’approchait à grand pas.
Aussi, quand ce jour arriva, la peine emplit tout mon cœur.
Néanmoins, je voulais faire honneur à la confiance qu’il m’avait accordé pour
lui succéder. Fort de l’expérience acquise — grâce à lui —, je suis vite devenu
l’égal de mes collègues pêcheurs, avec qui j’entretenais d’excellentes
relations. J’avais cependant remarqué quelque chose de curieux. Alors que de
coutume — dans d’autres ports j’entends —, les marins s’employaient à dormir
dans leurs bateaux avant une grande journée de pêche en mer, aucun de ceux de
Nagahara — là où je séjournais —, ne le faisait. J’en découvrais la raison :
Iso Onna. Une vieille légende tournant autour d’une femme à la beauté
saisissante, au visage et à la poitrine humaines, mais au reste du corps
semblable à celui d’un fantôme : invisible pour tout être humain.
Elle grimpait sur les bateaux amarrés la nuit, afin de sucer
le sang de ses occupants, disait-on, par l’extrémité de ses cheveux. Quiconque
avait le malheur de se plonger dans son regard connaissait irrémédiablement ce
sort funeste. Je m’étonnais que des pêcheurs aguerris puissent prêter foi à de
telles sottises. Malgré tout, je suivais leurs recommandations. Car voyant leur
air apeuré pour moi, dès que j’évoquais le fait de dormir à bord de mon bateau,
la veille d’une grande journée de pêche. Puis vint une période dite de disette.
Les poissons se faisaient rare, et il fallait aller toujours plus loin pour
espérer ramener quelque chose de substantiel dans nos filets. Alors un soir, j’ai enfreint la « règle »
pour partir très tôt le lendemain matin, afin de couvrir plus de distance.
J’ai attendu que chaque marin rentre chez soi, et — après 22
heures —, je me suis rendu sur mon bateau afin d’y dormir. Ceci afin de ne pas
perdre de temps le jour suivant. Il devait être environ deux heures du matin
quand j’ai senti le bateau tanguer anormalement. Comme si l’amarre au port
devait supporter un poids inhabituel tirant ainsi sa poupe. Je me suis levé
pour savoir ce qui en était — parcourant le navire —, me rendant jusque dans l’habitacle
où se trouvait les instruments de navigation et le gouvernail, et je l’ai vu
surgir derrière moi. Iso Onna. Ce n’était pas une légende. Tout comme sa beauté
indéfinissable. Son corps nu jusqu’au bas de son tronc eurent tôt fait d’éveiller
un désir en moi que je ne pouvais contrôler. Elle ne parlait pas, mais n’en
avait pas besoin. Son regard… Son regard bloquait tous mes membres. J’étais
hypnotisé, à son entière merci, sans que je puisse m’en libérer.
Je savais déjà ce qu’il m’en coûterait si je ne parvenais pas à me libérer de son emprise. Son visage changeait. La belle jeune femme d’avant fit place à une créature au faciès monstrueux, garni de dents tranchantes et luisantes à la lumière de la lune qui enveloppait le bateau. Ses cheveux étaient pareils à des milliers de serpents dansant sur sa tête, bougeant dans tous les sens. Leur extrémités montraient chacun une sorte de pointe acérée, mais pourtant pourvue d’un orifice vide. Comme si son usage se destinait à aspirer un liquide nécessaire pour ce monstre me faisant face. Du sang. Du sang humain. Voilà ce à quoi servait cette chevelure digne du pire des cauchemars. Un important filet de bave coulait de sa gueule devenue béante. On aurait dit qu’elle s’agrandissait de manière exponentielle, afin de se préparer à engloutir tout mon corps, une fois que ses cheveux m’auraient vidé de mon fluide vital. Ou peut-être n’était-ce qu’une manière pour elle de conserver l’avantage sur moi — en me tétanisant de peur —, pour que je reste en son pouvoir pendant qu’elle s’approchait, inexorablement. La terminaison de son corps n’était même pas visible. On aurait dit une estampe inachevée — par manque d’encre —, qui aurait dû être l’œuvre phare d’un dessinateur maudit, ayant lié un pacte avec un Oni ou je ne sais quelle créature infernale.
Les traits s’effaçaient graduellement à partir de sa taille. Je me demandais même comment elle pouvait digérer le sang de ses victimes —et peut-être plus —, en étant formée d’une telle façon. Mais je supposais que c’était une volonté de la part de cet horrible Yokai — pour encore plus m’effrayer —, de ne pas me montrer le reste de son corps. Comme elle avait dû le faire avec chacun des autres marins m’ayant précédé, et s’étant montré aussi stupides et intrépides que moi. Car n’ayant pas cru les dires des autres pêcheurs du port. Ces anciens qui m’avaient pourtant fait promettre de ne jamais dormir sur mon bateau, sans prendre le risque de voir Iso Onna se hisser à bord. Cela en empruntant l’amarre du bateau qu’elle avait choisi. Celui où un marin aurait eu l’idiotie de dormir, bien que n’ignorant pas le danger que représentait ce Yokai comme nul autre. Iso Onna était désormais tout près de moi, et je sentais déjà des centaines de piqûres à la base de mon cou, sur mes bras, mes jambes… Tout mon corps. Je sentais la vie s’enfuir peu à peu de mon être, pendant que mon regard ne pouvait s’empêcher de fixer le regard de cette bête monstrueuse, se délectant de chaque goutte de sang qu’elle absorbait via ces aiguilles transperçant chaque partie de mon enveloppe charnelle.
Elle poussa le vice à me faire don de la léchée de mon visage avec sa langue. Une langue aussi cauchemardesque que le reste de l’apparence de ce monstre, dont je n'avais pas voulu croire à l’existence avant ce moment. La salive de cet organe prévu pour le goût montrait ici son usage habituel. C’était exactement ce que faisait Iso Onna : elle savourait ma peau perlée de sueur, à force de tenter de me dégager du piège animal dans lequel je me trouvais. Elle se complaisait de ma peur, de la moindre pore de terreur émanant de mon épiderme. Sa langue râpeuse et sinueuse laissait partout sur mon visage l’âpreté d’un poisson ayant fermenté depuis des semaines dans un baril fermé. Une odeur abominable agressait mes narines, se rajoutant à l’horreur de la situation. Iso Onna souriait entre chaque lampée, m’arrachant des morceaux de peau au passage dont elle enfournait la chair une fois arrivé dans sa gorge. Tel un enfant engloutissant avec gourmandise le dessert dont il raffolait, à la fin de chaque repas familial.
Cette idée saugrenue me fit me rappeler de mes parents, de
mon oncle, de mes amis pêcheurs : chacun des repas hautement plaisant à
leurs côtés — emplis de joie et de chants —, qui représentaient tant de moments
de pur bonheur de ma vie d’autrefois. Car je comprenais que ma vie parvenait au
bout de son fil désormais. Je ne le voyais pas directement, mais je devinais
mon teint se parer d’une pigmentation blême. Signe de la disparition imminente
de toute trace de vitalité en moi, car n’ayant plus cette sève rouge et fluide dans
mon corps. Celle nécessaire à tout être humain pour bouger, rire, parler, s’allonger...
Tout ces petits gestes qu’on pense anodins tant qu’on peut les sentir. Mais
moi, je ne sentais presque plus rien de ça au fur et à mesure qu’Iso Onna aspirait
tout ce qui faisait de moi un homme.
Je m’étais résigné à disparaître corps et bien. Je savais qu’après
mon sang, ce Yokai dévorerait sans doute mon corps. Avec pour objectif de ne
rien laisser de moi au sein de mon bateau. Quand ce que je pourrais désigner
comme un miracle survint. Iso Onna cria, hurlant de douleur, desserrant l’étreinte
des aiguilles qu’étaient ses cheveux sur ma chair. Je ne sentais plus son
emprise envers ma personne, et je tombais au sol comme un fruit sec trop mûr, s’étant
libéré de la branche d’un arbre pour n’avoir pas été cueilli à temps. C’était vraiment
l’image que j’avais de moi en ce moment. Ma vue était trouble. Je n’étais même
pas sûr de ce que je voyais devant moi. Toutefois, j’ai cru percevoir la silhouette
d’Iso Onna revenir à sa forme première. Celle qui était apparue à mes yeux sous
des traits plus ou moins humains, ne m’ayant pas laissé le temps de comprendre
qui elle était avant son attaque.
Je parvenais à m’agenouiller péniblement, en faisant preuve d’une résistance que je ne pensais pas pouvoir accomplir, au vu de ma faiblesse plus qu’apparente. Je me suis aidé des meubles m’entourant pour arriver à retrouver une position plus à même de comprendre ce qui en était. De comprendre la raison pourquoi Iso Onna avait décidée de renoncer à son repas. De ce que je voyais faiblement, le port s’éloignait. Il me semblait distinguer des silhouettes d’hommes portant des torches sur le quai, bien que je n’en fusse pas certain. Iso Onna poussait des cris tellement aigus et puissants — montrant ainsi un désespoir flagrant —, que j’ai bien cru que mes tympans allaient exploser. Et puis, elle s’est calmée. Elle s’est retournée un instant, affichant une haine manifeste envers la loque que je représentais — tout juste capable d’être parvenu à m’asseoir au prix d’efforts éreintants. Ce monstre se pourlécha les lèvres une dernière fois, puis dirigea ses cheveux vers sa bouche. Ceci afin de récupérer les dernières gouttes de mon sang encore présentes sur ses extrémités capillaires. Juste après avoir achevé sa dégustation, elle émit un dernier cri assourdissant à mon intention. Ça ressemblait à un avertissement, une mise en garde. Vous savez, comme dans ces films où l’ennemi du héros à la fin dit « je me vengerais. On se reverra toi et moi, et cette fois je l’emporterais… ». Sauf que je n’étais pas un héros.
Iso Onna — qui avait repris ses traits de femme à la beauté
envoûtante —, me fit part alors d’un spectacle que peu de japonais ont du avoir
la primeur. Le reste de son corps m’apparut. Telle une apparition divine survenant
à un mourant — en récompense de ses actions sur terre —, juste avant d’emprunter
la voie des cieux lui étant promis. Je n’irais pas jusqu’à dire qu’elle avait
soudainement décidé d’abandonner sa nature de créature née de je ne sais quel
enfer maritime. Cela en revêtant l’apparence d’un de ces anges que j’avais vu
dans certains livres occidentaux. Néanmoins, en m’accordant le droit de
contempler le reste de son corps — aussi sculptural que ne l’était déjà la
partie haute de celui-ci, ce qui m’apparaissait comme un véritable présent
divin attribué à de rares élus —, j’ai eu la nette impression que ce cadeau de
sa part n’était que le calme avant la tempête. Une forme d’ultime offrande servant
de prémices à un futur hallali pour une prochaine rencontre, si je m’aventurais
encore à dormir dans mon bateau.
Après ça, Iso Onna s’est retourné, a marché lentement vers le
pont extérieur, puis a plongé dans la mer environnante. Quelques temps plus
tard — une fois recouvré une partie de mes forces —, je suis parvenu sans trop
savoir comment à me hisser à la barre, espérant démarrer mon bateau et
rebrousser chemin pour rejoindre le port. Ma vue était encore faible, incapable
de discerner tout ce que je voyais devant moi. Même en ayant allumé les phares
de mon véhicule marin. Je pense que j’ai du tenir cinq ou six minutes — pas
plus — avant que je retombe violement sur le plancher et me cogne violemment la
tête. Par la suite, je ne me souviens de quasiment rien, si ce n’est des sons
de sirènes lointaines. Après ça, tout autour s’est obscurci et je suis tombé
dans l’inconscience.
Je me suis réveillé dans la chambre de la maison de mon
défunt oncle. Celle que j’occupe depuis que je suis arrivé à Kyushu, pour mon
apprentissage de pêcheur. J’étais entouré de quelques visages familiers. Je remarquais
alors que j’étais serti de plusieurs perfusions aux bras. Une femme se tenait
sur le côté, m’épongeant le front à intervalles réguliers. J’apprendrais par la
suite qu’il s’agissait d’une infirmière que les pêcheurs avaient contactés pour
venir au port de toute urgence. Avec pour seule consigne de faire revenir à lui
un homme d’une vingtaine d’années, ayant perdu une grande quantité de sang et
possédant plusieurs blessures au visage. Des premiers soins pour me permettre d’être
transporté 24 heures plus tard à l’hôpital le plus proche. Un établissement qui
serait pourvu d’un matériel plus adéquat pour me « remettre en état ».
Pour reprendre les mots de Hiro. Celui à qui je devais d’être encore en vie.
Moribond, mais vivant.
C’est lui qui s’était aperçu de mouvements anormaux sur mon
bateau en pleine nuit. Il était familier d’insomnies, et la nuit dernière ne s’était
pas dérogé aux règles de ce qui était devenu un quotidien pour lui depuis des
années. Il est alors sorti sur le quai, puis a braqué une lampe torche vers l’intérieur
de l’habitacle de mon navire. C’est là qu’il a vu Iso Onna de dos, comprenant
que je me trouvais sans doute — moi aussi —, à l’intérieur. J’avais bien
remarqué à un moment, le bref retournement de tête du Yokai — qui était de l’ordre
de quelques secondes. Mais j’étais sous l’emprise d’Iso Onna dans le même temps,
et je n’ai pas vraiment pris conscience de la présence d’une lumière venant de
l’extérieur. Voyant que le Yokai s’était retourné, Hiro a éteint immédiatement
sa torche pour ne pas être repéré, avant de s’enfuir aussi discrètement que
possible. Loin du quai. Il semblerait qu’Iso Onna n’a pas jugé utile de chercher
à savoir l’origine de cette lumière, puisqu’elle s’est employée à s’occuper de
moi en toute tranquillité. Tel que je vous l’ai décrit auparavant.
Pendant ce temps, Hiro s’en est allé prévenir d’autres pêcheurs pour les avertir et leur demander quoi faire. Parmi eux, il y avait le vieux Teiji Matsumara. Une figure importante du port que je n’avais vu que de rares fois. Son âge avancé ne lui permettait plus d’aller en mer, mais il connaissait tout et n’importe quoi concernant l’océan. Y compris les moyens de se débarrasser des Yokai Marins tels qu’Iso Onna. A défaut de pouvoir se déplacer avec les autres — la faute à ses jambes trop en mauvais état pour marcher —, il a donné les consignes à adopter pour que je survive, après qu’Hiro lui ait exposé les faits. Un petit groupe s’est donc rendu sur le quai — près de mon bateau, en silence —, pour s’apercevoir qu’Iso Onna était déjà passée à la phase ultime me concernant. Il devenait urgent de s’employer à faire comme le vieux Matsumara l’avait préconisé. L’escouade improvisée avait aussi pris soin de se munir de torches. Au cas où le Yokai s’en prendrait à eux, car ayant détecté leur présence. Sans toutefois les allumer. Ça ne devait être qu’une mesure de défense ultime contre Iso Onna, celle-ci craignant le feu. Même si elle était en partie un esprit — du moins la partie basse de son corps —, le haut, lui, était sensible aux attaques physiques.
Selon le vieux Matsumara, Iso Onna était — à l’origine —, l’enfant
d’un marin, Toshiro Ishijou. Un homme vif, connu pour avoir un tempérament
violent et guère tendre avec les femmes. Son épouse, Sumiko, avait été forcée
de l’épouser — plusieurs années auparavant —, selon la volonté de leurs parents
respectifs. Ceci à une époque où Toshiro avait une bien meilleure situation — loin
d’ici, à Osaka, sur l’île de Honshû —, et représentait donc un bon parti pour
la famille de Sumiko. Mais les affaires de Toshiro ont tourné mal au fil des
années, et il a fait faillite. Par honte envers ses parents — refusant de se montrer à eux pour
leur adresser ses excuses, pour ne pas avoir honoré les espoirs qu’ils attendaient
de lui —, Toshiro a décidé de s’exiler à Kyushu, dans notre petit port de
Nagaraha.
Sumiko n’aimait pas cette vie trop éloignée de celle remplie
de luxe à laquelle Toshiro l’avait habituée, lui faisant oublier l’absence d’amour
à son encontre. Le temps aidant, son mari devenait plus irascible que par le
passé. Il refusait d’admettre que — lui aussi —, ne parvenait pas à accepter
cette vie misérable. Surtout par rapport à ce qu’il avait connu. Une vie qu’il
jugeait intérieurement — sans l’avouer publiquement autour de lui —, indigne d’un
homme appartenant à une famille de haute lignée comme la sienne. Le fait que
Sumiko n’a jamais pu lui offrir le fils qu’il espérait n’a pas arrangé les
choses. Toshiro comptait sur ce fils à venir. Il comptait s’en servir comme
forme d’apaisement à la colère de ses parents — qu’il imaginait importante
depuis sa fuite d’Osaka. Une sorte d’enfant-pansement à ses yeux, indispensable
pour qu’il puisse retrouver sa place d’honneur auprès de ses parents, et leur
faire oublier sa faute de n’avoir pas su sauver l’entreprise familiale confié
par son père.
Il avait fini par ne plus croire en la venue de ce fils
attendu. Et il insistait bien sur le fait que ce soit un fils. Une fille ne lui
serait d’aucune utilité. Dans sa famille — suivant un héritage discutable de
patriarcat —, seuls les fils étaient capables de grandes choses. Les filles n’étant
tout juste bonnes qu’à être mariées et s’occuper de tâches ingrates. Quand il apprit
la nouvelle l’informant que Sumiko était finalement tombé enceinte, il a d’abord
été fou de joie. Jusqu’à ce qu’il apprenne que son enfant était une fille. Une
énorme déception pour lui. Mais surtout, il a découvert que le début de la
grossesse de Sumiko avait démarré à une période où il était en mer, durant de
longues semaines. Il était donc impossible qu’il soit le père. Ce qui a
accentué la distance entre Sumiko et Toshiro. Il a bien cherché à faire avouer
qui parmi les résidents de Nagahara avait eu l’audace de le faire cocu, il ne
parvint pas à avoir de réponses de la part de son épouse, qui se fermait sur
elle, telle une coquille d’huitre en proie au danger. Ce fut pire encore, dès
la naissance de l’enfant : Chizuka.
Toshiro a compris alors qui était le père, en voyant que le bas du
corps du bébé n’était pas visible pour un être humain. Chizuka était humaine
jusqu’à la taille, mais le reste semblait avoir été conçu par un esprit. Sumiko
n’a alors au d’autre choix que d’avouer la vérité. Une nuit, elle avait reçu la
visite d’un Yokai, dont l’obscurité ambiante ne lui a pas permis de voir le
visage. Il s’est proposé d’offrir à Sumiko ce qu’elle-même ne parvenait pas à
accomplir, malgré de nombreux essais avec son mari : un enfant. Le Yokai a
indiqué avoir été sensible à la détresse de la jeune femme à ce sujet, l’ayant
entendu pleurer plusieurs fois, après chaque échec constaté durant ses périodes
d’ovulation. Pour que les choses se déroulent le mieux possible — et ne pas
perturber Sumiko si elle voyait en détail son visage —, l’esprit a revêtu l’apparence
de Toshiro. Sumiko ne l’a jamais revu par la suite. Elle espérait garder le
secret et était persuadée qu’elle convaincrait son mari sur le fait que cet
enfant était bien de son sang. Mais la fatalité ne lui a pas permis de voir ses
vœux se réaliser.
Fou de rage en apprenant la vérité, Toshiro a égorgé sa femme,
à l’aide d’un harpon qui lui servait pour la pêche. Il avait aussi l’intention
de tuer la fillette, mais il n’a pu le faire. Le regard de Chizuka semblait
avoir un effet hypnotique sur lui. Toshiro — obéissant à des voix intérieures —,
s’est rendu en pleine mer, où il s’est jeté dans les flots avec le bébé dans
ses bras. Une offrande aux Dieux de la Mer. Le corps de Toshiro a été retrouvé
— dérivant sur les flots —, quelques jours plus tard. Le bébé, lui, n’a jamais
été retrouvé. Cependant — des mois plus tard —, plusieurs pêcheurs affirmèrent
avoir vu la silhouette d’une femme dont le bas du corps n’était pas visible.
Elle avait été aperçu près de bateaux dans lesquels on avait retrouvé des
traces de sang, de chair, et d’habits déchirés sur le plancher, sans aucune
trace de ses propriétaires.
L’aspect décrit ressemblait en tout point à ce qui avait été précisé
par la femme ayant aidé Sumiko à accoucher. Cette dernière n’ayant pas pu se rendre
à temps dans un hôpital pour la naissance de son bébé. Il devenait évident pour
tous que Chizuka et cette femme semi-humaine étaient la même personne. Chaque
habitant de Nagahara considérait sa présence comme une malédiction. Une
malédiction contre les pêcheurs qui s’étaient montrés incapables de prévoir l’acte
meurtrier de Toshiro envers son épouse. Un drame horrible commis avant qu’il mette
fin à sa vie en mer, entraînant avec lui son bébé qui n’avait que quelques
jours d’âge. Au début — alors que les disparitions s’accumulaient —, on ne
comprenait pas de quelle manière opérait celle qu’on a fini par appeler Iso
Onna, la femme du rivage. Un terme du à son appartenance à la terre des hommes,
malgré son statut de Yokai avéré. C’était un hybride humain-esprit qui — comme
l’était le rivage — se trouvait à mi-chemin entre deux mondes : la terre
et l’eau.
Iso Onna ne s’en prenait pas aux marins en mer : uniquement
ceux qui étaient amarrés au port. Ceux dormant dans leurs bateaux pour être
prêts à appareiller tôt le lendemain matin, suivant une habitude tenace chez
les pêcheurs de Nagahara ou d’ailleurs. Des observations ont eu lieu, à l’aide
de marins s’étant portés volontaires pour servir d’appât. Il fut clairement
constaté qu’Iso Onna ne s’introduisait que dans les bateaux amarrés au quai — durant
la nuit —, et jamais en journée. Décision fut prise de renoncer à dormir dans
les bateaux depuis ce jour — pour ne pas attirer Iso Onna —, et éviter ainsi d’autres
disparitions. Seul un marin — un peu plus impétueux que les autres et voulant s’attirer
les faveurs de son père, illustre marin de Nagahara —, a défié la mort, car ne
croyant pas à l’existence du Yokai. Des circonstances proches de ce que j’avais
moi-même vécu.
Durant la nuit, il a reçu la visite d’Iso Onna en son bateau.
Cependant — contrairement à moi —, ce marin a fait preuve de plus de réflexes
bien utiles, ainsi que d’une force mentale à même de résister au pouvoir
psychique du Yokai. Il a réussi à ressortir du bateau, échappant ainsi à cette
prédatrice. Arrivé sur le quai — sans trop savoir pourquoi —, il a eu l’idée de
couper l’amarre reliant le bateau au port. Sans doute dans l’idée première de ralentir
l’esprit, et lui permettre de disposer d’un temps nécessaire pour retourner
chez lui, à l’abri. Il a alors entendu Iso Onna lancer un cri perçant — inhumain
—, avant qu’elle se montre sur le pont du navire et fixant le marin d’un regard
de haine. Juste après, la créature a plongée dans l’océan.
Le lendemain matin, le marin s’est fait longuement disputer
par son père pour avoir délibérément laissé dériver son navire au large. Pour
le récupérer, le père a dû demander l’aide d’autres marins pour partir récupérer
le bateau en mer. De peur et de honte, le jeune marin n’a pas osé indiquer qu’il
avait fait ça pour fuir Iso Onna. Durant les semaines qui suivirent, le jeune
homme craignait chaque nuit recevoir la visite du Yokai venu se venger. Il n’en
fut rien. La créature semblait ne pas pouvoir entrer dans les maisons. Ce n’était
qu’une supposition, mais il était possible que cela était du à la paille
utilisée pour les toits. La composition de cette paille — tressée selon des
rites anciens —, provoquait une sorte de barrière mystique pour tout Yokai.
Depuis — même pour des bâtiments récents —, on avait pris l’habitude
de placer quelques brins de cette même paille — respectant son mode de fabrication
rituel —, au sein même du ciment servant à édifier les demeures du port. Une
tradition perdurant toujours aujourd’hui. Par habitude, plus que par croyance
véritable. Les années suivantes, d’autres morts impliquant des marins ne
voulant pas croire à Iso Onna disparurent. Comme tant d’autres avant eux. Les
intrépides — mêmes jeunes —, finirent par devenir disparates. Car ne sachant
pas comment faire pour empêcher le Yokai — alias Chisoka —, d’accomplir ses
actes de mort. De son côté, le jeune marin — devenu vieux —, ne précisa jamais
le secret qu’il avait gardé en lui. Toujours par crainte qu’on ne le croit pas.
Ce jeune marin, vous l’aurez compris, c’était Matsumara. Il s’était toujours tu, ayant presque oublié toute cette histoire — vu que les morts dues à Iso Onna n’avaient plus lieu depuis plus de 10 ans. Mais quand Hiro et les autres sont venus le consulter, sa mémoire un peu datée s’est soudainement ravivée à l’énonciation du Yokai. Ce qui permit au groupe de marins de suivre les directives ayant mené à mon sauvetage inespéré. Si Chizuka — puisque tel est son véritable patronyme —, semble se montrer désemparée dès qu’une amarre du bateau où elle se trouve est coupée ou détachée, c’est à cause de sa partie humaine. Celle-ci l’obligeant — en quelque sorte — à ne pas lui autoriser le droit de se séparer durablement de la terre qui l’a vu naître. Tant qu’un bateau est amarré, elle reste reliée au territoire des hommes. Elle peut se mouvoir dans l’eau malgré tout. Ceci en raison de sa nature de Yokai marin. Mais elle ne peut supporter de ne pas voir la berge accessible sur une courte distance. Quelque chose dans son être la force à réagir — telle qu’elle l’a fait pour moi —, afin qu’elle rejoigne la terre des hommes. C’est comme une règle interne auquel il lui est impossible de se soustraire. Ce qui explique l’état de rage dans laquelle elle se trouve, dès lors qu’elle constate que ce secret a été mis à jour, et la faisant donc fuir. Sans doute par peur de subir des dommages importants pour ce qu’elle est, si elle se trouve trop loin du rivage.
Ça pouvait expliquer aussi pourquoi elle m’avait montré l’intégralité
de son corps nu. Ce n’était pas vraiment de sa volonté — comme je l’ai cru sur
l’instant —, mais une conséquence de l’éloignement des berges. A terme, il
était possible que si elle se retrouvait trop au large, elle perdrait ses pouvoirs
de Yokai. Car devenant trop humaine pour faire quoi que ce soit. Cela la mettrait
dans un état de faiblesse insurmontable pour elle, pouvant même lui occasionner
des dommages durables. D’où ce besoin nécessaire — dès lors ne ressent plus la
présence proche de la terre —, de devoir absolument rejoindre cette dernière.
Cela faisait de Chizoka un Yokai vraiment particulier : aussi terrifiant
que distillant de l’empathie, dès lors qu’on connaissait cette faille chez
elle.
Elle n’appartenait ni au monde des hommes, ni à celui des
esprits — celui des Yokai. En ce sens, elle devait souffrir intérieurement
de la pire des manières. Boire le sang des humains, les dévorer jusqu’à ce qu’il
ne reste presque plus rien d’eux… C’était peut-être sa manière à elle d’apaiser
cette souffrance qui l’habitait. Une solution pour que — lors de ces actes —, elle
puisse enfin appartenir à l’un des deux mondes de façon durable. Je pense aussi
qu’elle garde en elle une rancune vis-à-vis des humains. Cela à cause des actes
sanglants de son père, qui a tué sa mère devant elle. A ce moment de sa vie,
elle devait déjà être consciente que la mer la sauverait, tout en se vengeant
de celui qui avait osé la priver de l’amour de sa mère. Comment le bébé qu’elle
était a pu retrouver le rivage ? ça reste un mystère que seul le monde des
Yokai pourrait répondre. Les dieux de la mer existent sans doute réellement
aussi. Ce devait être eux qui l’ont aidé
à rejoindre la berge, car conscients qu’elle appartenait en partie à leur monde.
Ils ne pouvaient donc se résoudre à la regarder se noyer.
Ça fera sûrement sourire certains d’entre eux, mais je vois Chizuka comme un personnage du manga One Piece. Ceux détenteurs des pouvoirs de Fruits du Démon. Des pouvoirs fabuleux, mais qui ont une faille : celle d’être sans moyens de défense, une fois plongés dans l’eau. Ceci parce qu’ils ne peuvent pas nager et sont donc destinés à périr immergé, si personne ne leur vient en aide à ce moment. Chizuka est un peu comme ça, même s’il y a quelques différences entre elles et les possesseurs de fruits du démon. Ses pouvoirs de Yokai semblent n’être actifs qu’à condition d’être le plus près possible de la terre. Au large, pour éviter de se retrouver dans un état mental qui l’empêcherait de réfléchir — car étant en état de choc —, elle n’a d’autre choix que de revenir là où elle se sent le mieux psychologiquement : le territoire des hommes. C’est paradoxal en fait : elle se doit de vivre sur une terre qu’elle déteste à cause de ce qu’elle y a vécu. Et là où serait sa place — en mer, auprès d’autres Yokai marins — elle ne pourrait sans doute pas y survivre. C’est toute la complexité de cette créature qui est finalement plus à plaindre qu’autre chose. Elle subit continuellement une malédiction. Au même titre que sa mère l’a vécu avant elle, par son mariage forcé et son impossibilité de donner la vie naturellement. Ce qui l’a obligée à accepter la proposition d’un représentant du monde des Yokai, afin de donner à son mari ce qu’il attendait et espérer retrouver sa vie d’avant. Une vie luxueuse qui lui faisait oublier son manque d’amour.
Sumiko et Chizuka sont liées — en ce sens — par leur impossibilité
de vivre tel qu’elles l’auraient désirés. Si Sumiko a pu voir ses souffrances s’arrêter,
ce n’est pas le cas de Chizuka — condamnée à supporter son mal-être pour l’éternité.
Tant que quelqu’un n’y mettra pas fin. Ceci en l’obligeant à se diriger là où
elle ne peut se rendre : au large. Là où elle finirait fatalement par mourir
noyée, car incapable d’avoir la conscience d’agir en tant qu’humaine. Un rêve
inaccessible, car les dieux de la mer viendraient inévitablement à son secours,
comme ils l’ont fait étant bébé. Probablement par le fait de son vrai père. C’était
un Yokai, lui aussi. Et vu les aptitudes marines de Chizuka, il ne pouvait être
qu’un Yokai marin. Il est plus que certain que c’est lui qui veille à ce qu’elle
ne reste pas sur un territoire qui la destinerait à la mort. Mais en faisant
cela, n’est-il-pas conscient qu’il la voue à une vie sans but véritable, sans
émotions aucune, sans plaisir et sans idéal d’existence ?
Il appartient pleinement à un seul monde : il ne peut
pas comprendre ce qu’elle vit, elle qui est entre deux mondes. Je n’aimerais
pas être à sa place. Je l’imagine observer les êtres humains, envieuse de leur
quotidien, de leurs amours, des liens d’amitié forgeant plusieurs d’entre eux.
C’est ce que j’ai eu en tête, chaque fois que j’ai repris la mer. Malgré mon aventure.
Oui, contrairement à ce que vous pourriez penser, mon expérience malheureuse ne
m’a pas dégoûté de l’océan. Je fais juste comme tout le monde : je ne dors
plus sur mon bateau la nuit. J’avais beau éprouver de la pitié pour Chizuka, je
savais qu’elle ne pourrait jamais ressentir la même chose. Elle ne vivait que
dans la haine depuis des années. Haine de sa condition, haine de ne pouvoir
appartenir définitivement à l’un ou l’autre des mondes dont elle est la
jonction, haine d’être elle… tout simplement.
De prime abord, il me semblait logique de ne surtout pas la
rencontrer à nouveau. Je n’aurais pas toujours la chance d’avoir des sauveurs
derrière moi, parvenant à me sortir de ses griffes à temps. Il s’en était déjà
fallu de peu la dernière fois. Et je savais qu’elle serait sur ses gardes si je
commettais la bêtise de renouveler mon erreur. Elle ferait en sorte d’éliminer
les gêneurs pouvant contrecarrer ses plans, déranger son repas prévu. D’autant
que — excusez-moi du jeu de mots — elle avait dorénavant une dent contre moi. Plusieurs
mêmes. Une rangée entière prêtes à mordre ma chair, à la déchirer. Rien que pour
se venger de lui avoir échappé une première fois. Sans compter l’humiliation ressentie
pour avoir dû se montrer — intégralement — sous sa forme humaine.
Ça c’était mon sentiment des premiers jours ayant suivi mon
sauvetage. Juste après être sorti de l’hôpital où j’étais resté une semaine en
convalescence. Après ça, mon ressenti a changé. Je conservais en moi le
souvenir de la vision de ce Yokai dans son plus simple appareil, qui était loin
d’être désagréable. C’était même tout le contraire. Ça peut vous paraître
bizarre de dire ça — moi qui ait failli mourir de ses mains, en étant vidé de
mon sang —, mais j’ai apprécié ce moment. Je suis le seul être vivant à avoir
eu la chance de profiter de la totalité de son corps de déesse. Je ne peux pas
le décrire autrement. J’ai rarement vu autant de perfection chez une femme. Et
je me suis surpris de nombreuses fois à désirer retrouver ce moment d’extase. Bien
que sachant ce que cela entendait de souffrances, avant de parvenir à cet
instant. Je savais pertinemment que cette vision de bonheur — pour le simple
humain que j’étais —, serait la dernière à laquelle j’aurais droit en ce monde.
Juste avant de passer de l’autre côté.
Un temps, je me résignais à me contenter de mes rêves.
Revoyant en boucle cette scène où Chizuka a montré toute sa part humaine — et
presque rien que celle-là —, même pour un court moment. Oui, je rêvais d’elle,
et je n’en avais pas honte. J’évitais de le dire à mes amis pêcheurs,
évidemment. Ils ne pourraient pas comprendre cette obsession qui prenait forme
lors de mes nuits. De plus en plus. Ils ne comprendraient pas que — malgré le
danger et la mort qu’elle représentait —, je voulais la revoir. Puis la
situation évoluait, me faisant glisser vers une pente dangereuse d’une passion impossible
à maîtriser. J’avais envie de lui donner mon corps. Pour qu’elle s’en nourrisse.
Pour que je vive à jamais en elle. Je nourrissais le secret espoir qu’il se
trouvait en elle quelque chose qui lui ferait ressentir un sentiment similaire.
Un désir. Un désir profond de renouer avec moi. Pas pour me dévorer — au sens
littéral du terme — mais pour qu’elle obtienne une petite part du paradis qu’elle
n’aura jamais. A cause de sa nature de Yokai dont elle n’a jamais voulu.
Je résistais chaque jour à cette envie insensée de me sacrifier à elle, car j’étais conscient que ma mort ferait souffrir mes parents à leur tour. Il m’était inconcevable de leur infliger ça. Je pouvais encore accepter que mes amis pêcheurs me pleurent, car cela ne durerait qu’un temps. Pas mes parents. Alors j’attendais. J’attendais le jour où je n’aurais plus de frein pour me donner à elle. J’attendais le jour où mes parents ne seraient plus de ce monde, morts d’une belle fin faisant honneur à la plénitude de leur âme. Et quand ce moment viendrait — et que je n’aurais donc plus de chaîne pour m’en empêcher —, je m’emploierais à réaliser ce fantasme délirant de me donner à celle qu’on appelle Iso Onna. Volontairement. De toute façon, sans mes parents, je me disais que je n’aurais plus de raison valable de rester en ce monde.
Depuis que j’avais rencontré Chizuka — la vraie forme de Chizuka, sa part humaine complète — je n’ai jamais pu m’attacher à une autre femme. J’ai eu des aventures, mais ça n’a jamais duré bien longtemps. Parce que je revoyais toujours ma Yokai chérie à travers elles, énonçant même parfois son prénom lors de mes ébats sexuels. Evidemment, ça n’a pas été très appréciée par mes partenaires, comme vous l’imaginez. Elles ne savaient pas qui était la femme que je confondais avec leur visage. Elles ne savaient pas que c’était une Yokai que je ne parvenais plus à oublier. Elles ne savaient pas que je désirais ma mort par l’appel indirect que je lui faisais. A travers toutes ces femmes. Voilà mon histoire, sous forme de quasi-testament. Aujourd’hui, je n’aspire plus qu’à rejoindre celle qui ne quitte plus mes pensées. Et plus encore quand je me trouve dans mon bateau, observant l’endroit où elle s’est montrée à nu — sous sa désignation véritable et charnelle —, ravissant mes yeux, émoustillant chacun de mes sens. Au point de devenir une obsession qui ronge mon esprit chaque nuit depuis lors.
Je me dis que ça fait partie de sa vengeance de ne pas avoir pu me dévorer cette nuit-là. Une sorte de virus psychique qu’elle m’a assénée à mon insu — juste avant d’enlever les aiguilles aspirant mon sang —, dès lors qu’elle a senti qu’on l’avait piégée. Ses yeux de haine — observé dans mes rêves me semblant à chaque fois plus réalistes —, me confortent dans cette idée. Pour autant, j’ai envie de croire que notre prochaine rencontre se passera différemment. J’ai envie de croire que je saurais lui montrer qu’il y a autre chose que la haine. Qu’elle n’est pas uniquement une créature entre deux mondes, mais se révèle bien plus humaine qu’elle ne le conçoit. Et qu’à ce titre, elle mérite de recevoir les sentiments que toute jeune fille de son état se doit de découvrir un jour dans son existence. J’espère vraiment la convaincre de ça, et qu’un jour prochain nos deux corps se colleront l’un à l’autre. Autrement que par des crocs et des organes de destruction issus de sa chevelure.
Il m’arrive de scruter les abords du port, pensant voir sa tête émerger des flots. Là où elle doit se cacher la plupart du temps, sans qu’on s’en doute. Mais je ne vois rien. Elle se dérobe continuellement à mon regard, refusant peut-être de me laisser l’admirer une nouvelle fois. Je sais que mes collègues de pêche s’inquiètent pour moi. Je le vois dans leurs regards. Des regards de tristesse souvent. Je me rends de plus en plus rarement à leurs petites fêtes de fin de saison. Et quand je m’y rends, je donne l’impression de ne pas m’y amuser. Ce qui est vrai. Chizuka a fait de moi un homme qui ne parvient plus à apprécier les choses simples de la vie. Je n’ai que l’envie de la revoir qui me ronge chaque jour qui passe. Je deviens presque asocial, sortant peu de chez moi. Si ce n’est pour me rendre chez mes parents. Une fois par mois. Même auprès d’eux, je garde une distance qui ne leur a pas échappé. Ma mère m’a demandé une fois si quelque chose me tourmentait. Que je devais lui en parler. Mais je répondais toujours par un sourire en disant :
—
Non
maman. Ne t’inquiète pas : je vais très bien.
Mais en fait non. Je ne vais pas bien. Je ne vais plus bien. Je
n’ai plus de goût à grand-chose en fait. La pêche est devenue un poids. Une contrainte
obligée pour que je subvienne à mes besoins. Rien de plus. Je ne prends plus
plaisir à regarder les vieux films de samouraïs qui me passionnaient tant
autrefois. Je n’ai plus d’émerveillement à découvrir les nouveaux tomes des
mangas que j’attendais avec impatience avant. Une manière de me changer de mes
longues journées de travail en mer. Je vois celle-ci autrement. J’ai envie de m’y
plonger pour la rejoindre. Chizuka. Peut-être qu’un jour, ma folie pour elle me
fera trahir les scénarios envisagés avant qu’elle m’obsède. Je ne sais pas si
je parviendrais à attendre que mes parents s’éteignent paisiblement. J’ai
tellement envie de la revoir.
C’est curieux, non ? Il y a tant de gens dans le monde
qui n’aspirent qu’à vivre le plus longtemps, qui s’accrochent à la vie. Moi, je
ne fais qu’attendre qu’une des personnifications de la Mort m’offre le baiser funeste
qui me fera partir ailleurs. Dans un monde où la mer ne serait plus qu’un
univers abstrait m’entourant. Moi et celle qui hante mes nuits. Un monde où il
n’y aurait plus de monde des hommes. Plus de monde des Yokais. Plus de
barrières. Plus de frontières. Plus rien que nous deux flottant vers la lumière
qui nous appelle, Chizuka et moi. Plus j’y repense, plus je me dis que ce jour
approche. Je la laisserais plonger ses cheveux suceurs de sang partout dans mon
corps. Et — cette fois —, j’y trouverais du plaisir. Pas de la douleur. Je la
laisserais poser ses lèvres sur les miennes, les arrachant d’un geste, couvrant
son visage de mon sang, qu’elle me laisserait lécher à son tour.
Et puis, tout s’éteindra autour de moi. A nouveau. Pour toujours.
Désolé, papa. Désolé, Maman. Je ne crois pas que je tiendrais ma promesse de
vivre jusqu’à votre départ. Elle m’appelle. Elle m’enjoint à la rejoindre le
plus vite possible. Chizuka, que m’as-tu fait ? Quel est ce poison que tu as
laissé couler dans mon corps, pour me faire plonger dans la folie d’une telle
façon ? Je n’en peux plus. Je dois la rejoindre. C’est décidé. Je sais
quand agir. Dans deux jours, Hiro doit partir chez ses cousins. Il m’en a parlé.
L’un d’eux se marie, et il a été choisi comme témoin. Il sera parti pour
plusieurs jours. Il n’y aura donc pas de témoin pouvant faire échouer mon
entreprise. La nuit suivant son départ, je dormirais dans mon bateau. Je m’appliquerais
à vérifier que personne d’autre aux alentours puisse me priver de ce à quoi j’aspire
depuis trop longtemps. Depuis que Chizuka m’a transmis son mal, son fluide, son
virus obsessionnel.
Et j’attendrais. J’attendrais de sentir les mouvements du
bateau vibrant sous le poids de son corps, annonçant sa venue. J’attendrais qu’elle
se montre à moi. Au préalable, j’aurais pris soin de suivre le son de ses pas.
Pour pouvoir mieux la surprendre et la contourner dès lors qu’elle aura pénétré
en direction de ma cabine. Car ne me voyant pas près du gouvernail. Comme la
dernière fois. Un temps nécessaire pour la distraire, afin que je libère l’amarre.
Ensuite je la rejoindrais dans la cabine. Je fermerais la porte pour qu’elle ne
fuit pas. Discrètement. Il ne faudra pas qu’elle sente trop vite que je l’ai
piégée. Ensuite, je la laisserais faire ce qu’elle veut de moi, tout en m’arrangeant
de m’accrocher à elle. Quand elle se rendra compte que la terre s’éloigne — et qu’elle
cherchera à partir, me maudissant pour mon stratagème —, je profiterais de mon
regain d’énergie pour m’accrocher encore plus à son corps.
Elle deviendra humaine à ce moment. Elle sera affolée. Mais
je tiendrais bon. Jusqu’à ce que le bateau soit suffisamment loin pour qu’elle perde
tous ses repères. Elle sera faible. Elle criera. Elle me griffera peut-être.
Mais elle finira par se lasser. Le large nous entourant l’aura privé de ses
forces, de ses pouvoirs. Alors je sortirais l’aiguille cachée sous mon lit. Je
la planterais dans ma jambe. Cela me redonnera vigueur et force. Je prendrais Chizuka
dans mes bras. Puis je la monterais sur le pont. Et là, nous plongerons, après
que j’aurais noué ses bras aux miens avec des cordes pris sur le bastingage.
Ainsi, son père biologique aura bien du mal pour la libérer, avant que son cœur
— redevenu humain —, ne suffoque. Cela à cause de l’air se raréfiant. Nous
mourrons ensemble. Dans l’océan. Pour toujours.
C’est un plan fou, et je ne suis pas sûr que toutes les
étapes fonctionneront comme je l’ai prévu. Je garde l’espoir que tout marchera
comme je l’ai imaginé. Dans le pire des cas — au moins —, je mourrais de sa
main, parce que je l’aurais voulu. Auprès d’elle. A l’intérieur d’elle. Je
serais elle. Aux marins qui liront les lignes de ce témoignage de ma souffrance
— celle que je ne supportais plus —, par l’ampleur de l’emprise qu’a eu Chizuka
pour moi : ne soyez pas tristes. J’ai choisi cette fin. Même si une grande
partie de ma décision est due au poison qu’Iso Onna m’a administrée, lors de
notre précédente « étreinte ». Au moment où elle a absorbé une
large part de mon sang. Une sorte d’échange inconditionnel du à sa nature et
faisant partie de sa malédiction, je suppose.
Non, ne pleurez pas. Ni toi maman. Ni toi Papa. Vous qui serez
tenus au courant par la suite. Encore une fois, pardon d’être parti avant vous.
C’est ma volonté de finir dans les bras de celle qui a fait de mes nuits une
série de visions aussi belles qu’attendues. Et ce, malgré leur aura mortelle.
Si mon plan réussit, vous n’entendrez plus parler d’elle. Car nous serons partis
dans les profondeurs de l’océan. Ensemble. Vous n’aurez plus à craindre de reprendre
des habitudes que vous aviez abandonnés. Vous ne subirez plus la peur. Cela à
cause des actes d’antan de Yoshiro sur
son épouse, déclenchant la naissance d’un nouveau Yokai qui vous a privé de vos
frères, de vos oncles, de vos cousins et de tant d’autres. Non. Tout ça sera
fini grâce à moi. Je vous promets de faire en sorte que Iso Onna ne soit plus
un nom symbole de terreur, mais appartenant au passé.
Je vous quitte, mais mon âme sera toujours auprès de vous,
dans l’océan. Dans le corps de Chizuka. Prenez soin de vous. Profitez à nouveau
des nuits au port, au gré du ballottement des flots. Pour chaque roulis
ressenti, vous penserez à moi, à mon sacrifice… Au bonheur que j’ai voulu faire
mien, en rejoignant un être qui a encore plus souffert que la plupart d’entre
vous, et à qui j’ai offert une porte de sortie. Un peu forcé certes, mais une
porte de sortie quand même. Alors, je vous dis peut-être à bientôt. Dans une
autre vie, un autre monde, un autre corps. Quand je ressusciterais avec la
nouvelle Chizuka à mes côtés. Elle qui pourra jouir — enfin, et totalement —, de
la terre des hommes. Un monde où le nom de la Femme du Rivage ne sera plus qu’un
lointain souvenir…
Publié par Fabs
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire