Lors de mes
périples, on m’a souvent demandé comment tout a commencé pour moi. Qu’est-ce
qui a fait que je suis devenu un lien vivant entre le monde des Yokaï et celui
des hommes ? Les évènements qui m’ont amené à découvrir cette
particularité en moi me permettant de m’approcher d’eux, de connaître les
habitudes de chaque espèce, de comprendre la raison de leur présence parfois inopportune
en certains lieux et nécessitant certains compromis pour éviter des conflits
durables. Conflits pouvant découler à plus de peur et de haine qu’autre chose.
Ce qui peut être dommageable — à plus ou moins long terme —, entre les deux
parties en opposition. En bref, d’établir ce contact primordial et arriver à
trouver une solution convenant à chacun des deux camps, sans que cela débouche
sur une quasi-guerre ouverte. Ce qui serait regrettable et ne ferait qu’envenimer
des situations déjà complexes.
En règle
générale, les hommes acceptent la présence des Yokaïs près d’eux. La plupart
des temps des villages. Il est rare que ces créatures affectionnent les zones
urbaines, à quelques exceptions près. Et, quand cela arrive, les raisons les ayant
poussés à s’y installer sont presque toujours dû à une erreur humaine. Très souvent
dans le cadre de travaux modifiant un écosystème ou une portion de territoire
primordiale à la tranquillité et le mode de vie de Yokaïs bien particulier. Tant que chacun des deux camps ne cherche pas
à s’accaparer des territoires de l’un et de l’autre, la cohabitation se déroule
sans problèmes. Mais il suffit d’un grain de sable déclenché par un chef de
village voulant apporter du modernisme à la région — ou quelque chose de proche
responsable des agissements d’un Yokaï qui se montrait discret jusqu’alors —, pour
que tout bascule et déclenche les hostilités.
C’est là que
j’interviens alors, représentant le dernier recours pour changer la donne, et
éviter que tout tourne au drame. Car, oui, si certains Yokaïs peuvent être
passifs et accepter de devoir partir sans poser de problèmes, ce n’est pas le
cas de tous. Nombre d’entre eux — ayant déjà une propension à faire des farces
aux populations proches —, refusent de se voir évincés de ce qu’ils considèrent
comme leur territoire, à juste titre. A partir de là, ils s’adjugent le droit de
prendre possession d’un lieu régi par des familles — multipliant les farces
jusque-là sporadiques auprès du village concerné—, en punition de leur
expulsion de leur lieu de vie, car la jugeant injuste et inacceptable. Si certains
chefs de village — ou leurs subordonnés —, parviennent en de rares fois à
régler la situation eux-mêmes, en abandonnant le lieu adopté par le Yokaï —,
ceci pour éviter plus de désagréments préjudiciables, d’autres se voient vite
dépassés par la situation.
Qui plus est, une grande majorité de ces créatures ne disposent pas d’un mode de communication classique. Entendez par là qu’ils ne peuvent parler comme vous et moi. La compréhension devant se faire par des gestes ou des attitudes pas toujours simples à mettre en place, si on ne connait pas à fond les us et coutumes de ces êtres. Il est alors nécessaire de faire appel à quelqu’un connaissant la manière de s’y prendre avec ces intrus particuliers, agissant en réponse de l’intrusion de l’homme sur leurs terres, et ayant provoqué leur fuite de leur espace naturel établi depuis des siècles. Vous savez — depuis mon précédent récit —, que j’apparais dans ces cas-là comme la solution à tous. Humains comme Yokaï. Mais l’origine de ma faculté à communiquer avec ces êtres, dont un grand nombre n’accepte pas facilement le dialogue — même si ce terme peut paraître peu approprié, au vu de l’absence de capacité de parler de nombre d’entre eux, comme précédemment évoqué—, cette origine, disais-je, peu de personnes ayant dû recourir à mes services en connaissent la teneur. Je pense qu’il est important — dans un souci de meilleure compréhension de ce qui m’a poussé à être ce que je suis —, de vous dévoiler comment tout à commencé pour moi. Le secret de ma relation avec ce monde au fonctionnement obscur pour bien des gens a débuté il y a 25 ans de cela, au cœur de mon village natal : Kuritari.
Un petit
aparté pour commencer, avant d’entrer dans le vif du sujet. On parle souvent du
caractère implacable de certains Yokaïs, de leur propension à ne pas faire
preuve de compassion dans certaines situations. Tous étant loin d’être conciliant
lors de celles-ci. Mais je pense que je ne vous apprends rien. Surtout si vous-même
vivez dans la campagne japonaise, et qu’un de ces êtres fait partie de l’héritage
de vos ancêtres, ainsi que de l’histoire du village où vous avez vu le jour. Et
ce, depuis ses fondements, loin dans le temps. Vous n’êtes pas sans ignorer que
plusieurs espèces de Yokaïs se révèlent particulièrement vindicatifs envers les
humains avec qui ils partagent pourtant une région en tant que mode de vie. Particulièrement
quand on pénètre leurs territoires privilégiés. Là où nul homme n’est censé se
rendre, et quelle que soit la raison. Justifiée ou non.
Dans la
majorité des cas, c’est vrai. J’ai entendu tellement d’histoires s’étant mal terminées,
provoquant les larmes de veuves ou de mères à n’en plus finir. Des femmes s’en
voulant de ne pas avoir été suffisamment convaincante pour dissuader leurs
époux ou leurs enfants — trop impétueux —, de défier les lois immuables de ces
créatures mystérieuses et souvent mortelles. Des règles d’or que nul n’est
censé transgresser, car régi par le droit du premier habitant. Quand un Yokaï s’établit
quelque part, de manière générale, c’est bien avant que tout être humain s’installe
dans les environs proches. Ces créatures existaient bien avant que le premier
homme s’établisse dans les îles du Japon : personne n’ignore ce fait. La
grande majorité des Japonais respectent cette réalité, et les livres relatant l’histoire
de notre pays sont là pour relater que tout village au Japon s’est construit
après avoir demandé aux cieux le droit de s’y établir.
Les sanctuaires
disséminés un peu partout dans l’archipel sont les preuves de ces demandes. A de
rares exceptions près, ils ont été mis en place bien avant que les fondations
des villages ne soient érigées dans leur entièreté, et après avoir obtenu l’accord
du Kami protégeant la région. Ces lieux de recueillement sont bien plus que de
simples accumulations d’objets sacrés, de statues et de pots d’encens. Ils sont
nécessaires pour garantir la tranquillité de populations par le bon vouloir des
Kamis, mais aussi des premiers résidents de la région : les Yokaïs. Si
vous voyez nombre de ces petits sanctuaires aux abords des villages, parfois disposés
à l’entrée d’une forêt, au pied d’une montagne, d’une rivière ou de tout autre
endroits pouvant paraître saugrenus pour tout non-résident japonais, et donc non
habitués aux coutumes de notre pays, ce n’est pas dans une volonté de « faire
joli ». Tel que l’indiquent parfois des commentaires de voyageurs ne
comprenant pas bien ces traditions séculaires.
Ces sanctuaires—
aussi réduits soient certains, se réduisant souvent à une simple idole devant laquelle
sont placés des récipients à encens, voire de plats à offrandes —, sont primordiaux
pour assurer la pérennité des villages avoisinants. Ils sont la garantie d’un
équilibre entre les forces divines et les communautés vivants à proximité de
ces lieux de prières. La garantie d’un bon vivre, à la condition de ne pas
négliger d’adresser régulièrement des vœux de protection en leur sein. Dans 85
% des cas — en campagne japonaise j’entends —, ces sanctuaires sont aussi des
indicateurs de la présence proche d’un Yokaï. Qu’ils soient bon ou mauvais, qu’ils
prennent plaisir à faire des farces aux villageois ou veillent sur eux, ces Yokaïs
se doivent d’être autant respectés que les Kami à l’origine de l’établissement
d’un village.
Tout contrevenant au bon respect de règles
établies depuis des millénaires risque non seulement d’en payer le prix de
manière très désagréable, mais peut entraîner également sa famille dans le
tourment. Et, plus rarement cependant, son village entier… Ce qui provoque
parfois l’abandon systématique de ce dernier par ses occupants, par peur des représailles
du Yokaï ayant subi un affront. Voire du Kami étant à l’origine de son
établissement dans la région. Bien évidemment, le fautif responsable de cette
exode massive est banni à vie : il est prié de ne plus les suivre, quel
que soit les nouveaux lieux choisis pour établir la communauté. Il ne peut plus
remettre les pieds dans le village, quand les habitants de ce dernier sont
parvenus à expier les fautes commises auprès du Kami, à force de prières continuelles
— jour et nuit—, dans l’espoir d’un pardon de sa part. Gagnant le droit de
rester.
Les situations ayant conduit à une exode de ce type sont cependant extrêmement rares. Quand cela arrive, cela résulte d’une offense vraiment très grave de la part du coupable. C’est pourquoi son bannissement suffit parfois à apaiser la colère du Yokaï victime de la faute, ainsi que le Kami y étant rattaché. Une exclusion définitive s’accompagnant très souvent du bannissement aussi de la famille du fautif. Si vous voyez un village abandonné dans certaines régions — près d’une forêt ou de paysages montagneux, vous pouvez être certain que cela est du à ce que je viens de vous relater. Pourtant, il arrive parfois que certains Yokaïs fassent preuve de clémence, de pitié, voir d’admiration face au courage de quelques rares élus ayant bravé l’interdit. C’est ce qui m’a valu ma première relation avec l’un de ces êtres. Une rencontre qui n’était pas de ma volonté propre au départ. Loin de là. Ce qui m’amène à mettre fin à mon aparté, et me concentrer sur ce qui m’a permis de découvrir ce qui peut s’apparenter à un don en moi. Celui qui a fait de moi l’homme que je suis aujourd’hui : Ryu Okawiri, le chasseur de Yokaï. Je suis né à Kuritari, comme déjà énoncé. Et je dois dire que mon enfance a été traversé de souffrances multiples — à la fois physiques et psychologiques —, dues aux gens de mon village.
Ma naissance
s’est accompagnée d’une difformité visible sur mon visage, ayant provoqué le
mépris de nombre de membres de ma communauté. On s’écartait de moi quand je
marchais dans la rue, on baissait les yeux pour ne pas croiser le regard du « monstre »
que j’étais. De peur que tout contact visuel ou physique avec moi s’accompagne
d’une malédiction. Quand ils ne me fuyaient pas, c’était pour mieux m’affliger
de moqueries. Surtout les enfants. Les gens de mon village étaient très
superstitieux. Pour eux, cette difformité était le signe d’un lien interdit de
ma mère avec un être non-humain. Mon nez est atrophié à près de 70 %. Ma mère
avait beau me dire de ne pas prêter attention à ce qu’on disait de moi, c’était
difficile à vivre. D’autant qu’on médisait également sur elle. Ce qui me
faisait souffrir encore plus. L’absence d’un père à mes côtés n’arrangeait rien
à nos affaires.
Malgré tout,
ma mère et moi pouvions compter sur la bienveillance de nos voisins — Kagami et
Hirata Sukeyo —, qui nous entourait de leur amitié fort appréciée. Ceux-ci se
chargeaient de faire nos courses — ce qui évitait à ma mère d’affronter le
regard médisant des commerçants. Ils s’employaient
— du mieux qu’ils le pouvaient, en regard de leur âge avancé—, à nous aider
pour de menus travaux au sein de notre foyer. Je les aimais beaucoup. Je les considérais
un peu comme mes grands-parents. Je ne compte plus le nombre de fois où ils m’ont
défendu en pleine rue, alors que je subissais de nouvelles railleries de mes
camarades du village. Ma mère se chargeait de mon éducation à la maison, aidé
de Mme Sukeyo. Comme elle était l’ancienne institutrice du village, elle se
montrait ravie de dispenser de nouveau sa profession qu’elle avait du abandonner,
contrainte et forcée. Devant laisser la place à une autre — Nanako Shibata —, plus
jeune, célibataire, et hautement appréciée par la plupart des hommes du village.
Ce qui attisait la jalousie des épouses, voyant d’un mauvais œil les regards
libidineux de leurs maris envers celle qu’elles qualifiaient de « courtisane
moderne ».
On disait qu’elle
se faisait rétribuer en secret pour de menus « services »,
dispensés après les cours, auprès des pères de ses élèves. Sous le couvert de discussions
concernant leurs enfants, suite à de prétendues difficultés de compréhension en
classe de ces derniers. Ce qui pouvait expliquer son très aisé mode de vie,
composé de toilettes luxueuses et d’objets très coûteux, qu’elle achetait auprès
de marchands ambulants venant chaque semaine au village. Mais bref, je ne pense
pas que les « faveurs » attribuées par Nanako puisse vous
intéresser, et — surtout—, cette partie de l’histoire me semble hors-sujet. Pour
en revenir à mes propos précédents, seuls nos voisins faisaient preuve de
complaisance à notre sujet, et se moquaient bien de qui j’étais le fils. Encore
plus de l’identité mystérieuse de mon père. Sujet sur lequel je reviendrais
ultérieurement dans mon récit, et qui a son importance sur mon statut actuel de
« chasseur de Yokaï » définissant ma vie de nos jours.
Ma vie se
ponctuait donc de regards méprisants de la plupart des villageois, m’obligeant
à trouver le réconfort dans la forêt avoisinante, non loin de la montagne Ushiken.
Là où on disait que vivait un Yokaï particulier — le Sanrei —, nommé aussi « Le
Spectre de la Montagne ». Avec le recul, je me demande aujourd’hui si
ce dernier n’a d’ailleurs pas eu connaissance de mon existence et de ma
personnalité, du fait de mes excursions récurrentes dans cette forêt. Mais j’anticipe.
Comme déjà dit, les habitants de mon village étaient superstitieux, et
accordaient une grande importance aux lois des Yokaïs. Ce qui fait qu’il était
rigoureusement interdit à quiconque de s’approcher trop près du territoire du Sanrei.
Sous peine d’attirer le malheur sur le village, si l’on en croyait les
affirmations du chef du village. L’ancien bonze d’un temple situé au sein d’une
localité éloignée de plusieurs kilomètres de notre village. Ce qui fait qu’il
avait à cœur de faire respecter les questions religieuses de tout ordre. Et
particulièrement tout ce qui avait trait aux Yokaïs.
Personne ne
savait quelle apparence exacte avait le Sanrei, ce qui contribuait un peu plus
à la crainte de celui-ci. Et puis, aucun villageois n’aurait voulu subir les
foudres de notre chef — Tokiharu Harima —, si d’aventure l’un d’entre nous s’avisait
de transgresser les règles ancestrales dont il était le gardien. Tel qu’il se
désignait fréquemment. Malgré la proximité de ce danger représenté par la
montagne, j’aimais me ressourcer dans ce petit coin de forêt, au bord de la
rivière Moroyori. L’une des ressources principales de notre village, et
régulièrement « bénie » par Tokiharu lors de processions mensuelles,
devant être suivies par tout les habitants. A l’exception des enfants, jugés
trop jeunes pour comprendre les subtilités de la cérémonie.
Comme vous
voyez, je vivais au sein d’un environnement empreint de religion. Ce qui a également
participé à mon rejet général, du fait de la difformité dont j’étais affublé.
En grande partie à cause de Tokiharu, qui voyait en moi une aberration, qu’il tolérait
uniquement en regard de l’ancienne amitié liant sa famille à celle de ma mère. Etant
donné que tout parole proférée par notre chef valait son pesant d’or, si
celui-ci indiquait que je n’étais pas normal, et qu’il ne valait mieux pas m’approcher,
personne ne trouvait à en redire. L’ancien statut religieux de Tokiharu n’étant
— bien évidemment —, pas étranger à cette volonté de me considérer comme une
anormalité n’appartenant pas au genre humain.
Ma solitude
ressentie au village se calmait au sein de mon petit coin de sérénité, loin des
regards méprisants de mes pairs. Cela me permettait aussi de ne pas voir le
regard triste de ma mère, à chaque fois qu’elle était témoin des réactions de
chacun me concernant. Elle ne le montrait pas, mais je sais qu’elle souffrait
autant que moi de la situation. Et comme elle refusait systématiquement
indiquer qui m’avait engendré, cela renforçait les rumeurs sur la nature
non-humaine de mon père inconnu. Me retrouver dans cette forêt était une source
non-négligeable pour oublier tout ça, et je pouvais goûter à un semblant de
vraie vie en ces lieux. Bien plus que tout autre endroit au village. Même chez
moi.
Toutefois, je
ne pouvais m’empêcher de ressentir parfois cette solitude comme un poids immense.
C’est pourquoi je ne me suis pas méfié quand Ikari et sa bande sont venus me
voir dans mon havre de paix. Au début, je pensais que me tourmenter au village
ne leur suffisait plus, et qu’ils désiraient faire de même loin des regards de
ma mère et surtout de Mme Sekuyo. Elle qui leur avait régulièrement fait part
de ce qu’elle pensait de leur attitude envers moi. Bizarrement, Ikari a montré
un air penaud en ma présence, imité par ses deux fidèles « lieutenants »
— Junichi et Tokikazu. Je restais méfiant, restant sur le qui-vive, car pensant
que le trio venait dans le seul but de me tourmenter davantage.
Je fus d’autant
plus surpris quand ils se sont mis à genoux sur le sol, la tête baissée, et m’adressant
des excuses qui me parurent sincères sur le moment. Je me sentais un peu gêné
de leur attitude, à dire la vérité. Je leur ai alors demandé de se relever, en
indiquant que j’acceptais leur repentir. Montrant des larmes elles aussi à
priori dénuées de toute fausseté, ils se sont alors employés à me demander si
je voulais bien intégrer leur petit groupe. Pour eux, c’était le moyen de se
faire pardonner de toutes les méchancetés qu’ils m’avaient fait subir, durant
plusieurs années. Je gardais malgré tout un certain degré de réserve les
concernant, mais j’acceptais d’écouter le plaidoyer dont il me faisait don.
J’ai fini par accepter de croire leurs paroles pleines d’apitoiement et de regrets, ainsi que leur demande de faire partie de leur petit groupe que je pensais réfractaire à l’introduction de tout nouveau membre. Quand nous sommes revenus de la forêt presque main dans la main, aux yeux de tous, cela a surpris nombre de villageois. Mais au fil des jours, à force de jeux et de gentillesse envers moi et ma mère —proposant même leurs services pour effectuer diverses tâches, pour permettre à Mr. Sukeyo de se reposer —, mes doutes se sont dissipés entièrement. Je pensais leur sincérité solide et sans arrières- pensées. Il en était de même pour ma mère et nos voisins, ravis de voir que mes anciens bourreaux m’offraient une amitié salvatrice — bien que se demandant qui avait bien pu les inciter à se montrer plus humains envers moi. J’étais fou de joie, le sourire était revenu sur mon visage, à la grande joie de ma mère, qui désespérait que je puisse afficher un jour de telles émotions au sein du village. Tout était pour le mieux, et je ne me suis pas méfié quand Ikari et ses disciples m’ont fait part d’un défi à effectuer quelque peu risqué. Un défi qui incluait de me rendre au sein de la montagne interdite d’Ushiken. Là où vivait le Sanrei, le « Spectre de la montagne ».
Ikari et les
autres pensaient que mon aspect me permettrait d’approcher ce Yokaï craint par
tous dans la région. Pas uniquement notre village, mais aussi les 2 autres
proches, situés à proximité d’autres versants de la montagne Ushiken. Ils
étaient persuadés que je serais reconnu par le « Spectre »
comme appartenant à sa caste en quelque sorte. Et que cela me permettrait de ne
plus être méprisé par les villageois, car reconnaissant ma valeur en étant
protégé par le Sanrei. Mais pour prouver ce fait, je devais ramener un morceau
d’étoffe de l’Umanori de ce dernier— une sorte de pantalon traditionnel plissé,
et faisant partie des rares signes distinctifs connus du Yokaï —, offert par
ses soins. Craignant de perdre ma place auprès d’eux si je refusais, et
confiant dans leurs affirmations que cet exploit — si je le réussissais —, m’offrirait
gloire et respect auprès des gens du village, j’ai accepté de me rendre là-bas,
pendant que mes amis attendraient mon retour victorieux au pied de la montagne.
Notre petit
groupe s’est donc dirigé vers le petit pont situé plus en amont du lieu où ils
étaient venus se repentir auprès de moi. Un vieux pont de pierre dont personne
ne connaissait l’âge exact. On supposait qu’il était encore plus vieux que le
village, et avait été érigé par Izanagi — le Kami protecteur de la région. La vétusté
des rambardes du pont ne me rassurait guère. Au contraire du reste de la
structure, elles étaient constituées de bois, et accusaient — en plusieurs
endroits —, diverses fêlures. Signe qu’il valait mieux ne pas s’appuyer dessus,
sans prendre le risque de basculer dans la rivière. Il n’y avait pas vraiment d’inquiétude
à avoir en tant que possibilité de noyade, le lit du ruisseau étant de faible
densité à cet endroit précis. Cependant, il comportait plusieurs pierres pointues
qui auraient vite fait de me briser le crâne, si d’aventure je tombais dessus à
vive allure.
Malgré cette
première angoisse de ma part — partagée par mes camarades qui jugèrent bon
également de ne pas faire confiance aux rambardes menaçant de s’écrouler si on
posait les mains dessus —, notre petit groupe parvint de l’autre côté de la
rivière. Nous nous retrouvions ainsi devant un grand escalier faisant se
diriger vers les territoires du Sanrei, surmonté d’un premier Torii. A ses
côtés figurait un Kaminada. Au contraire du pont, celui-ci montrait être
régulièrement entretenu, et contenait des offrandes composées de fruits sur les
petits plats déposés au pied de la représentation d’Izanami. Une idole en bronze,
qui n’avait pas souffert des affres du temps. Un autre signe que le Kaminada était
préservé par une main humaine avec soin. Les tiges d’encens étaient encore enveloppées
d’une fumée, ce qui indiquait qu’ils avaient été allumés il y avait peu. Sans
doute la veille, par le chef Tokiharu.
Respectant
la procédure d’adresser des prières respectueuses devant le Kaminada, nous avons
ensuite commencé à gravir la longue lignée de marches. Plus de 150, constituées
de pierre, dans un état proche du sol du pont. Elles étaient étonnamment en bon
état, malgré leur grand âge. Je doutais que ce soit là l’œuvre de Tokiharu. Ce
qui représenterait un travail bien trop colossal. Même pour l’ancien bonze qu’il
était, pourvu d’un sens du respect hautement distinctif. C’était comme si la
nature n’avait pas daigné abîmer ces marches, ou qu’une force empreint d’une
magie puissante empêchait toute agression naturelle de les entamer. Au bout d’une
demi-heure de marche, nous sommes parvenus au Torii désignant l’entrée du
sanctuaire, et symbolisant le franchissement de la frontière du monde spirituel.
Nous nous
sommes ensuite employés à nous purifier les mains et la bouche, en utilisant l’eau
se trouvant dans un petit bassin à cet effet, situé sur la droite du Torii. Une
étape nécessaire pour ne pas irriter Izinagi. Nous nous sommes ensuite inclinés
avant de passer sous le Torii, en prenant garde de ne pas marcher au centre de
celui-ci. Ce qui serait un grave sacrilège. Le chemin central est réservé aux
divinités, et ne doit en aucun cas être emprunté par un simple mortel. Un Torii
se doit d’être franchi en suivant le côté droit des marches, sous peine de
provoquer la colère du Kami à qui le sanctuaire est dédié. Toujours pour
respecter les règles de circonstance, inhérentes aux traditions, et sommes
arrivés au cœur du sanctuaire Kizumo. C’était là que mes camarades m’attendraient,
après que j’ai rencontré le Sanrei, et obtenu de sa part qu’il me reconnaisse
comme un des siens en m’offrant un morceau de son Umanari.
Le deuxième
Torii se trouvant à la sortie du sanctuaire représentait l’ultime frontière
séparant le territoire du Sanrei de celui des hommes. Le franchir était déjà en
soi un affront porté au Yokaï, et me faisant pénétrer sur des terres normalement
interdites. Une nouvelle suite de marches se montrait à moi. Je remarquais qu’à
la différence de la structure précédente, les Hashira, le Kasagi et le Nuki —
les piliers et linteaux horizontaux constituant le Torii —, étaient d’un éclat
étincelant. Ils semblaient entourés d’une aura surnaturelle, comme nimbés d’une
aura à la fois sombre et teinté d’un bleu luminescent en son cœur. Je
ressentais un trouble intérieur, manquant de rebrousser chemin, car conscient
qu’une fois franchi, il serait trop tard : je serais déjà coupable du non-respect
des règles du village, et pouvait provoquer le courroux du Sanrei à tout
moment.
J’ai jeté un
œil furtif en arrière, voyant Ikari au loin semblant m’encourager par leurs
gestes à avancer. Je ne voulais pas décevoir mes nouveaux amis. Je me suis retourné,
fermé les yeux un instant en libérant mon esprit de toute idée pouvant être
ressentie comme un irrespect supplémentaire, puis les aie rouverts avec la
détermination de continuer. Après tout, je n’étais pas allé aussi loin pour
reculer maintenant. La peur au ventre, j’ai agi de même que pour le
franchissement du Torii précédant — en mettant plus de ferveur aux étapes de
purification et de salut respectueux —, et gravissait les nouvelles marches
devant me conduire au lieu de vie principal du Sanrei. L’ascension fut longue,
et comme la nuit commençait à tomber — condition indispensable pour croiser le
Sanrei —, je n’étais vraiment pas rassuré.
Mais j’ai
tenu bon : j’ai surmonté ma peur pour montrer que j’étais digne de la
confiance de mes amis pour réussir mon défi. Je voulais obtenir le statut
promis auprès de mon village grâce à cette épreuve. Le froid s’intensifiait au
fur et à mesure que je montais toujours plus haut. Mon angoisse s’accentuait,
mais je me sentais malgré tout protégé par la présence des marches. Je sais, c’est
idiot. Mais j’avais vraiment l’impression de bénéficier d’une sorte de
protection en plus par leur présence. Tout à changé quand celles-ci se sont
brusquement arrêtées, après avoir constaté que leur qualité s’effritait au fur
et à mesure de mon avancée. Comme si la force les protégeant jusqu’alors n’avait
plus le désir de les entourer de sa bienveillance, et préférait se concentrer
sur la nature environnante.
J’entendais des
sons aussi divers qu’effrayants à plusieurs niveaux. Des sons aux
caractéristiques animales qui ont mis mon courage à rude épreuve bien des fois.
A plusieurs reprises, j’ai dû échapper à des chutes de fruits venant des
arbres, s’écrasant en libérant des vapeurs semblant venir des enfers. J’ai eu
tout juste le temps de relever le col de ma veste pour ne pas être victime d’intoxication,
et mettre ainsi fin à mon périple. J’ai glissé sur des mousses paraissant
apparaître d’un coup sous mes pieds, évité le vol de créatures furtives, dont
je ne parvenais pas à apercevoir ne serait-ce que la silhouette. C’était comme
si elles se montraient invisibles pour un être humain tel que je l’étais. Par
moments, j’avais également l’impression de tâtonnements de mains sorties de
terre. Ce qui me provoquait des cris de terreur intenses. L’instant d’après, j’avais
beau observer le sol, je ne voyais rien qui puisse expliquer ce que je venais
de subir comme prémices d’agression.
C’était
fortement déstabilisant. Mon cœur se serrait tellement par moments que j’ai
bien cru qu’il allait lâcher à plusieurs reprises. J’en arrivais à regarder
tout autour de moi à chaque pas, dans l’espoir de prévenir d’autres attaques destinées
à me faire fuir. Je ne sais pas si c’était un désir inconscient, une force
impalpable qui m’enveloppait durant tout mon périple, mais j’ai tenu bon. C’était
comme si mon cerveau refusait d’entendre les suppliques de mon corps de tout
abandonner, et retourner en sécurité, au sanctuaire. Là où se trouvaient mes
amis. Il bloquait leurs appréhensions physiques, leur insufflait une dynamique
propre à me persuader de ne pas lâcher prise, et les faisaient avancer à contre
cœur.
A force de persévérance,
ponctuée par la peur de faillir et revenir à mon ancien statut de paria si je revenais
bredouille de mon épopée, je suis finalement arrivé au sommet de la petite
montagne. Il y eut un léger bruissement que je crus appartenir à la végétation
autour de moi. Mais je compris vite qu’il n’en était rien. Il s’est soudain
montré à moi, devant moi. Il était là — à quelques mètres de ma position —, me
fixant intensément et semblant m’attendre : le Sanrei. A dire la vérité, j’avais
espéré quelque peu tricher dans mon entreprise : je pensais pouvoir surprendre
le Yokaï, bien qu’ignorant de quelle manière m’y prendre. Pouvait-ton seulement
parvenir à prendre au dépourvu un être aussi puissant par ses sens qu’était ce
type de créature ? Au vu de la présence du but de mon voyage, il devenait
évident que la réponse était négative. On ne pouvait pas tromper un Yokaï.
Aussi doué en dissimulation pouvait-on être.
Le Sanrei est resté longtemps immobile,
semblant juger de ce dont je pouvais me rendre capable face à lui. Il paraissait
attendre que je me dresse devant lui, franchissant la distance nous séparant. Ou
bien — au contraire —, que je fuis comme un couard. C’était une sorte de duel à
distance, implacable, pouvant signer le glas de la moindre erreur d’inattention
du plus faible. Et, en l’occurrence, le plus faible ne pouvait être que moi. J’étais
conscient qu’une confrontation directe ne pourrait jamais être favorable à un
simple être humain comme moi. En cet instant, j’avais presque accepté mon sort,
accepté que je finisse ma vie ici, sur cette montagne. Je pensais à ma pauvre
mère, aux pleurs qui la submergerait en apprenant la stupidité qui m’avait
envahi en ayant voulu croire que je pouvais accomplir sans encombre cette
équipée.
Le but du
défi était de me faire accepter par le Sanrei comme l’un de ses semblables. Si
tant est qu’il puisse se montrer capable d’une telle possibilité hautement
improbable. Mais je pense qu’intérieurement,
je me savais incapable d’un tel exploit. J’ai inconsciemment du penser qu’il
serait sans doute plus prudent d’arracher un morceau de l’étoffe devant prouver
la réussite de ma prouesse, en trompant la vigilance du Yokaï, une fois arrivé
sur le centre de son territoire. Là où j’aurais le plus de chance de le
trouver. Ce qui impliquait de parvenir à masquer ma présence. Fait plus que
dérisoire face à un être surnaturel comme celui qui me faisait face maintenant.
Signe de l’échec de ce que j’avais sans doute envisagé, au plus profond de mon
inconscient dénué de toute lucidité.
A présent qu’il
m’avait vu, je pensais ma dernière heure venue, en punition de mon hardiesse
inconsidérée. Ma surprise fut d’autant plus grande quand le Yokaï s’approcha de
moi et me félicita pour mon courage. Moi qui avais osé arriver jusqu’à lui, malgré
les obstacles qu’il avait dressé sur ma route. Je me rappelais alors ces chutes
de pierre sur mon parcours, ces rires persistants dans l’ombre, ces choses
invisibles me frôlant et m’ayant blessé plusieurs fois. Ainsi que moult autres
dangers et moments propices à une peur intense ayant caractérisé mon parcours. Tout
ça avait donc été un test ? Le Sanrei se mit à me sourire, dissipant les
brumes de ténèbres dont il s’était entouré jusque-là, et m’ayant empêché de le
discerner distinctement. Il m’affirma qu’il avait été impressionné par ma
détermination exemplaire face à toutes les petites farces qu’il avait mises en
place, juste pour juger de ma valeur. Il continua en m’indiquant que je serais
toujours le bienvenu chez lui, sur la montagne, au sein des territoires que j’avais
osé fouler de mes pieds d’humain. Ce
dont il me pardonnait, après que je me sois montré capable de le distraire à
satiété. Il s’est ensuite muré dans un silence oppressant, avant de dresser sa
main devant lui. Je ne sais pas très bien ce qu’il m’est advenu à ce moment précis,
si ce n’est que j’ai cru percevoir une sorte de nuage m’aspirant d’un coup en
son sein.
L’instant d’après,
je me suis au sanctuaire situé plus bas. En une fraction de secondes. En tout
cas, c’est l’impression que j’ai eue. J’ai alors remarqué que je possédais entre
mes doigts un morceau de l’Umanori du Sanrei, et but de ma présence sur cette
montagne interdite. Je supposais qu’il avait profité de son petit tour de
passe-passe l’instant d’avant pour me le glisser discrètement dans la paume des
mains. Un cadeau pour récompenser mon courage et ma témérité, tel qu’il en
avait fait allusion. J’étais alors tout heureux d’avoir marqué du sceau du triomphe
une mission que je pensais aboutir à plus de désillusion qu’autre chose. Pour
ne pas dire une mort certaine. Mais j’ai alors fortement déchanté, en
découvrant le spectacle horrible se montrant à moi.
Mes 3 amis avaient été suspendus au Torii de l’entrée du sanctuaire, un peu plus bas. Chacun d’entre eux avait la peau écorchée et les entrailles vidées. Leurs yeux avaient laissé la place à des orbites vides, d’où suintait un liquide noir se mêlant à leur sang. Un spectacle d’horreur. Je ne parvenais même pas à crier tellement j’étais sous le choc. Le Sanrei est alors réapparu, et m’a expliqué que c’était leur punition. Ils m’avaient envoyé vers lui dans le seul but de se moquer de moi, espérant bien que je reviendrais terrorisé, sans être allé au bout du défi qu’ils m’avaient forcé à accomplir. Ils avaient eu — dès le départ — la ferme intention de déclamer ma couardise au village, une fois constaté l’échec de mon équipée. S’ils m’avaient invité à rejoindre leur groupe, cela avait toujours été dans cet objectif. En se montrant coupable d’une telle traîtrise, ils ont subi son courroux, pour avoir été à l’origine du brisement des règles propres au village, et concernant l’interdiction de franchir le deuxième Torii. Celui menant au sein de ses terres tabous A ce titre, je bénéficiais de sa clémence pour n’avoir été que le jouet de cette odieuse machination de la part de ces 3 irrespectueux de la loi des Yokaï.
En persévérant
malgré ma peur, je m’étais montré digne de l’admiration du Sanrei, qui me
pardonnait ma relative naïveté m’ayant valu de risquer ma vie, pour un motif qui
— à ses yeux — était bien futile. Il vivait seul depuis bien des siècles, et
cela ne l’avait jamais véritablement dérangé. Même s’il n’aurait pas dit non à
une compagnie, dès lors que celle-ci se serait montré digne d’obtenir son
respect. J’étais le premier à m’être montré être possesseur de telles valeurs. C’était
pour toutes ces raisons qu’il m’avait laissé gravir la montagne aussi loin,
curieux de voir si je parviendrais à lui. Alors qu’habituellement toute
personne osant ne serait-ce que poser le pied de la limitation séparant ses
territoires de ceux des humains était passible de mort immédiate. La sanction
qu’il avait réservée à mes camarades pour leurs manigances malveillantes.
Bien que
ceux-ci n’avaient pas franchi ses terres, ils s’étaient montrés coupables, à
ses yeux, de la pire des lâchetés en m’envoyant à ce qu’ils pensaient conduire
à une mort certaine dans le pire des cas. Ou — au mieux —, du fait de ma
difformité, pensaient-ils que j’éviterais une sanction trop grave de sa part, car
me reconnaissant comme un de ses semblables. Le Sanrei me confia qu’il n’en
était rien. S’il m’avait épargné — au contraire de mes stupides et vils
compagnons —, c’était uniquement à cause de ma ténacité et mon aptitude à
dépasser mes craintes. Il se moquait complètement que je puisse posséder un
aspect pouvant faire croire aux humains que je n’appartenais pas à leur monde,
mais à celui des Yokaï.
Cependant, dans
son infini bonté — tel qu’il le désigna —, il me laissa la possibilité d’un choix
qu’il n’avait encore jamais accordé à nul humain. En grande partie parce qu’aucun
d’entre eux n’avait montré les mêmes qualités que moi. Je pouvais repartir vers
mon village — avec la crainte de subir encore plus de rejet de la part des
habitants —, ou bien vivre avec lui, au sein de la montagne. Là où je serais
accepté pour ce que j’étais. Je ressentais une forme de fierté pour avoir fait
l’objet d’autant d’intérêt pour le Sanrei. Mais je ne pouvais pas accepter sa
proposition de vivre auprès de lui. Malgré leurs défauts, les villageois restaient
mon peuple. Qui plus est, mon absence ferait mourir de tristesse ma mère. Et
ça, je ne pouvais même pas l’envisager. Le Yokaï comprit mon choix, et parut
même être très satisfait de ma réponse.
Je pense que c’était celle qu’il attendait. Comme une sorte de nouveau test en fait. Il m’assura qu’il veillerait toujours à ce que je ne subisse plus de moqueries de la part des hommes, et il me toucha alors le visage. Comme pour se livrer à une sorte de pacte entre lui et moi. Je n’ai pas compris sur l’instant. Je me suis contenté de le voir disparaître devant mes yeux. Puis je me suis précipité au village, pour expliquer ce qui s’était passé, dans les détails, puis en montrant le morceau d’étoffe prouvant mes dires. Ce bout de tissu devint un artefact siégeant au cœur d’une statue érigé au beau milieu du village, et représentant — en se basant sur ma description du Yokaï —, le Sanrei. Ce qui attribue une valeur sacrée à cette sculpture. Le morceau d’Umanari est visible, car placée dans une sorte de niche transparente en verre, disposée à l’emplacement du cœur de l’idole. Quant à Ikari et ses amis, leurs funérailles déclenchèrent une aura de tristesse profonde parmi les habitants, bien sûr. Mais aucun de ces derniers ne m’en a voulu pour ce qui était arrivé. Ils comprenaient que mes camarades avaient fauté de la pire des manières, pour avoir osé défier un Yokaï. Ceci en m’envoyant à lui, juste pour une blague de très mauvais goût.
Il y avait
autre chose qui a eu un impact non négligeable sur ma nouvelle position auprès
des villageois. Ma mère fut la première à me le faire remarquer, le lendemain
de mon retour au village. Mon nez. Mon nez était devenu tout à fait normal. Il
n’était plus atrophié. Un cadeau du Sanrei, sans nul doute. C’était pour cela
qu’il avait apposé sa main sur mon visage. Pour me faire don de ce présent, en
récompense de ma franchise et de tout ce que j’avais accompli. A partir de ce
jour, les habitants m’ont considéré comme un des leurs à part entière, louant
mon courage incroyable pour avoir affronté les dangers envoyé par le Yokaï au cœur
de ses terres. Le chef m’a pardonné d’avoir bravé les règles, car conscient que
je n’avais été qu’une simple marionnette, agissant selon le bon vouloir d’Ikari
et ses amis.
Aussi bien
Yokiharu que le reste du village, personne ne fit même plus mention des 3
enfants tués par le Sanrei par la suite. Tout juste s’il y a une commémoration
de leur mort qui fut établi chaque année. Pas pour célébrer leur mort. Mais pour
remémorer à tous qu’il ne faut pas défier la loi des Yokaïs, et encore moins
faire preuve de traitrise envers ses proches, comme j’en avais été la victime. Leurs
parents ont bien montré quelques réticences au début, demandant même à ce que
je sois puni, car me considérant responsable de la morte de leurs enfants. Bien que les faits établis fussent prouvés
par diverses preuves. Le morceau d’Umanari en tête. Ils n’acceptaient pas leur
mort, refusant d’admettre leur culpabilité évidente. Yokiharu a été
intransigeant envers eux, et a refusé que je subisse de quelconques contrecoups
de leur part en représailles. Si tel cas arrivait, ils seraient immédiatement
bannis du village.
Bon gré, mal
gré, les parents des enfants punis et tués pour leurs actes par le « Spectre
de la Montagne » finirent par se résigner à la décision du chef Yokiharu. Toutefois,
ils quittèrent d’eux- même le village, ne supportant plus le souvenir de la mort
de leurs rejetons machiavéliques. Ce qui arrangea pas mal de monde en fait, y
compris ma mère et les Sukeyo qui subissaient régulièrement les regards
réprobateurs des trois familles endeuillées, n’ayant jamais véritablement
accepté toute la vérité. En dehors de cela, j’étais heureux de mon nouveau
statut. Mais je regrettais qu’il eût fallu la mort de mes anciens camarades
pour arriver à cette position. Qui plus est, bien qu’ils affirmaient le
contraire, je voyais bien chaque jour le regard affiché par les villageois en
me croisant. Bien sûr, il y avait de l’admiration de leur part à mon encontre.
C’était indéniable. J’étais celui qui avait défié le Sanrei, et qui en était
sorti vivant. Mais j’apercevais également dans leurs attitudes un soupçon de
peur, comme avant. Une peur différente cependant. Il n’y avait pas de dégoût à
l’intérieur. Juste la crainte de m’adresser une parole ou un geste malheureux, pouvant
irriter le Sanrei qu’ils savaient veiller sur moi.
Ils savaient
qu’il existait désormais un lien entre ce dernier et moi, et il était hors de
question pour eux de prendre le risque de s’attirer les foudres du Yokaï. D’autant
qu’ils n’ignoraient pas qu’il m’arrivait régulièrement de me rendre sur la
montagne. C’est difficile à expliquer, mais je recevais parfois comme des
messages dans ma tête. Je devinais qu’il s’agissait d’appels du Sanrei,
désirant que je vienne le voir. J’étais devenu bien plus qu’un simple petit
humain ayant réussi à sortir vainqueur de ses épreuves, à ses yeux. J’étais devenu
l’équivalent d’un ami. Un ami qu’il respectait. Le seul humain qu’il acceptait à
ses côtés. C’est à partir de là que j’ai su que j’étais encore bien plus
différent des autres.
Mon lien avec le Sanrei, ça montrait mon aptitude à nouer des liens avec les Yokaï. J’en ferais l’expérience plus tard, en rencontrant le roi de ces êtres, en étant plus ou moins invité à me rendre sur le pic où résidait le couple royal de ces créatures. Une rencontre déterminante, qui ferait de moi une célébrité à travers tout le japon. Une rencontre que je vous relaterais en détail lors d’un de mes autres récits à venir, et que je dois à mon ami de la montagne. J’étais devenu celui qu’on vient voir pour régler des conflits entre Yokaïs et Humains. Celui qui savait parler à ces créatures craintes et respectées, envers qui il ne valait mieux pas se frotter sans prendre de précautions. J’étais cet homme. J’étais ce cas à part parmi eux. J’avais obtenu le respect du roi des Yokaï et son épouse, et ce sont d’ailleurs ces derniers qui m’ont fait valoir mon statut de négociateur entre leur monde et le mien.
Les humains m’ont alors attribué le patronyme officiel de chasseur de Yokaï. Un titre montrant bien le fossé qui existe entre les deux mondes. Là où les créatures ayant forgé nombre de mythes du Japon me voient comme quelqu’un pouvant discerner les problèmes les concernant — quelqu’un avec qui discuter pour trouver un compromis —, les humains ne me perçoivent que comme un simple chasseur se faisant payer pour ses services. Au départ, si je demandais des oboles, c’était juste pour assurer ma subsistance. Après ça, mon rapport avec l’argent a évolué : je me faisais payer afin de répondre à quelques menus détails administratifs, et pour que je sois en conformité avec les lois japonaises. Bien que mon rôle reste honorifique, plus que véritablement reconnu comme un métier à part entière. Mais disons que je bénéficie désormais de certains privilèges propres à ne pas semer le doute sur mes intentions, lorsque je m’acquitte d’une mission.
Je me nomme Ryu
Okawari. C’est ainsi que tout a commencé. Mon lien avec les Yokaï, mes
pérégrinations à travers le japon pour trouver des solutions — parfois épineuses
—, à des problèmes mettant en opposition le monde caché et le nôtre. Ma mère m’a
dit par le passé que j’étais sans doute prédestiné à ce rôle. Je subodore qu’elle
m’a toujours caché quelque chose. Je n’ai jamais connu mon père, comme dit plus
tôt dans ce récit. Quand j’ai abordé ce sujet au roi des Yokaï — espérant qu’il
pourrait peut-être m’apporter des réponses à mes interrogations —, lui aussi a
préféré contourner la conversation. Je suis à peu près certain que ma mère a eu
une relation avec un Yokaï, sans que je puisse être en mesure de déterminer à
quelle espèce précise il appartient. Ce qui expliquerait mes prédispositions de
relations avec ces créatures. Je peux comprendre que ma mère ait voulu se taire
concernant ce sujet tabou pour elle. Une volonté de sa part de ne pas avoir
voulu en rajouter sur mon rejet des habitants de mon village depuis ma naissance.
Avant que tout change grâce à ma rencontre avec le Sanrei de la montagne. C’est
compréhensif de sa part. Quelle mère ne ferais pas tout pour protéger son
enfant, dès lors que la vérité peut le blesser encore plus qu’il ne le subit
déjà ?
Néanmoins,
le silence du roi et de la reine des Yokaï est plus troublant. Je n’ai pas voulu
insister sur ce qui semble être du domaine du sensible auprès du couple royal.
Mais cela m’interroge encore plus sur mon père, dont je ne connais même pas le
nom ou la nature. Est-il un Yokaï particulier, ou lui-même un être à part comme
je le suis ? Un hybride ou je ne sais quoi, dont l’évocation provoque des
visages fixant le sol, dès lors que j’exprime le besoin d’en savoir plus sur
lui ? Mon statut de « chasseur de Yokaï », j’espère qu’il
me permettra un jour de répondre à toutes ces questions qui envahissent mon
esprit. Qu’un jour prochain, je découvrirais le secret de ma naissance, et — qui
sait ? —, trouver l’endroit où se terre mon géniteur inconnu. Celui qui
fait trembler à la fois Yokaïs et humains.
Je suis persuadé
qu’un jour prochain, je saurais qui il est, mais ce n’est pas encore à l’ordre
du jour. Pour l’instant, je préfère me concentrer sur mon rôle, acceptant les
requêtes émanant de villages sur les diverses îles du japon, afin de faire de
mon mieux pour harmoniser l’entente entre yokaïs et humains. Car c’est bien ce
que je suis aujourd’hui : celui qui démêle l’impossible. Celui qui offre de
nouveaux avenirs, de nouvelles paix entre les deux mondes dont je suis l’intermédiaire
officiel. Je ne rejette pas mon appartenance aux hommes, mais je dois dire qu’au
fur et à mesure de mes missions, j’en suis devenu à me demander si je ne préfèrerais
pas être un Yokaï à part entière, tant je me sens plus proche de ce monde là
que celui qui est officiellement le mien.
Mais est-ce
vraiment le cas ? Suis-je véritablement un être humain, ou autre chose ?
J’ai eu l’impression que le chef de mon village — lui aussi —, était au courant
de certaines choses me concernant. Des éléments de ma vie qu’il lui était
impossible de me révéler. Je l’ai compris à son air dépité à certaines de mes
questions posées, lorsque j’étais enfant, après que je sois revenu en odeur de
sainteté auprès du village, du fait de mon exploit reconnu. Je n’ai pas
insisté, pour que ça ne cause pas des soucis supplémentaires à ma mère, alors
que nous pouvions enfin vivre sans avoir de larmes au bord des yeux, à toute
heure de la journée. Mais le regard absent du chef était identique à ceux arborés
par le couple royal des Yokaï, lorsque j’ai voulu en savoir plus sur mon père. C’est
un mystère qui ne cessera de me hanter, et me fera me demander à quel monde j’appartiens
vraiment ? Celui des Yokaï ou celui des humains ? Cette interrogation
me taraude régulièrement lors de mes nuits, mais je sais aussi que je ne dois
pas forcer le destin.
Le jour où
je serais amené à croiser la route de celui qui est mon père, quelque chose en
moi me dit qu’il n’est plus si loin. Je serais patient. En attendant, je me
dois de ne pas faillir à mon rôle de négociateur. Car — déjà —, je dois me
rendre sur l’ile de Kyushu. Là où m’attends ma prochaine intervention.
Peut-être y trouverais-je des indices à même de me guider vers mon espoir
secret de savoir qui je suis vraiment ? Si je devais avoir l’occasion — un
jour —, de rencontrer un Yokaï à même de m’exaucer un vœu, ce serait celui-là
qui passerait en priorité. Il ne me reste qu’à croire en ma destinée, afin que je
puisse croiser un tel être. Un être capable de m’offrir les réponses que je
cherche depuis si longtemps…