Durant mes visites suivantes au Manoir Usher, je gardais en moi l’angoisse inhérente à ma première venue. L’aura quelque peu stressante des lieux en était la cause principale. Le regard persistant émanant des portraits de la lignée des Usher – exposés à l’étage – étaient également en cause. Ma chambre, affrétée par Magda – la femme de chambre – sous la supervision d’Edgar – suivant en cela les prérogatives de son maître - se trouvait dans l’aile opposée aux appartements de Madeline et son frère. Sans doute une autre volonté de mon hôte de protéger la tranquillité de sa sœur, et m’éviter d’être témoin du mal dont elle était atteinte. Tel qu’il m’en avait fait la concession lors de ma première visite. J'ignore si Roderick avait deviné mon attirance envers Madeline. C’était un personnage difficile à cerner. Une attirance qui envahissait mes rêves chaque nuit après que Madeline me soit apparue au sein de ce fumoir. C’était presque une obsession, mais ce n’était pas la seule raison de mes venues régulières au Manoir. À dire vrai, il y avait autre chose qui avait provoqué cette insistance à profiter de l’hospitalité de Roderick Usher au sein de sa demeure. La première nuit passée, j’avais un grand mal à dormir. En partie du fait d’une chaleur étouffante dans ma chambre.
Pourtant, l’âtre de la cheminée se trouvant dans celle-ci était dépourvu du moindre bois pouvant expliquer ce phénomène. Aucune bûche ou même un restant de braises cachées sous les cendres – pouvant avoir été attisées par un quelconque frottement de l’air m’ayant échappé – n’étaient présentes, et pouvant être à l’origine du départ discret d’un léger feu. Cette chaleur, suffocante par moments, ne trouvait pas d’explication naturelle. J’ai donc ouvert la fenêtre, afin de faire pénétrer un peu d’air dans la pièce et retrouver de la fraîcheur. Je me suis appliqué à ne pas faire de bruit en opérant à l’ouverture, dans l’objectif de ne pas perturber le sommeil de mes hôtes. Bien qu’il fût peu probable qu’ils puissent entendre le moindre son de leur côté, car se trouvant à plusieurs dizaines de mètres de là où ma chambre se situait, dans l’aile opposée. Néanmoins, ces précautions étaient un réflexe dû à mon éducation britannique. J’ai jeté un coup d’œil à l’extérieur subrepticement, dirigeant instinctivement mon regard vers le cimetière familial. Je me souvenais de mon impression de déplacements de la veille. Je crois aussi que mon instinct me demandait de scruter les tombes, obéissant à une curiosité malsaine de ma part. En dehors de cette brume incessante entourant l’intégralité de la propriété – et participant ainsi à son aura de mystère et d’effroi – rien de suspect ou d’étrange ne m’est pourtant apparu.
Mon visage ayant été revigoré par le froid de la nuit, je décidais de retenter de m’endormir quand un évènement insolite se montra à moi. Un évènement se présentant sous la forme d’un animal au pelage d’un noir saisissant, se posant sur le rebord de la fenêtre. Un corbeau. Il avait fière allure, je devais dire, et semblait me fixer intensément. Jusqu’à me troubler. Néanmoins – bien que ne prêtant pas foi aux diverses superstitions qu’on accordait généralement à cet animal – sa présence me faisait froid dans le dos. Je me suis alors approché de l’oiseau, après m’être muni d’un tisonnier, près de la cheminée. J’espérais ainsi le faire se diriger en un autre lieu que mon espace de vie d’une nuit. Mon cœur s’est mis à battre à tout rompre en entendant la bête noire s’exclamer tel un humain, proférant une phrase unique qui hante toujours mes songes quelquefois aujourd’hui.
– Jamais plus…
J’en ai lâché le tisonnier au sol, dont le choc fut heureusement étouffé par l’épaisseur du tapis se trouvant à mes pieds. Ma surprise était totale. Comment un simple corbeau pouvait-il être possesseur d’un tel miracle ? Si tant est qu’on puisse désigner ce don de ce terme, tellement il me faisait ressentir une peur montante en moi. Je connaissais la disposition de certains oiseaux à imiter la voix humaine. Comme un nombre restreint de perroquets ou les mainates. Mais un corbeau… Jamais je n’avais entendu parler de telles dispositions aussi hallucinantes que glaçantes concernant cette espèce.
- Jamais plus …
L’animal venait de me relancer à la figure son message semblant sortir d’outre-tombe. L’intonation délivrée par la gorge de cette bestiole – sortie de je ne savais où – avait de quoi m’interroger sur les raisons de sa présence. Pourquoi s’adressait-il à moi de la sorte ? Étais-je vraiment le récipiendaire de sa missive orale, ou bien cela était dû à l’ouverture inopinée de ma fenêtre ? Quoi qu’il en soit, je tentais d’ouvrir le dialogue avec l’animal – aussi saugrenue que pouvait se présenter cette situation – mais ce fut vain. Le corbeau se limitait à cette seule et unique phrase dont je ne comprenais pas le but. C’était une énigme. Qui plus est – à deux reprises – j’ai tenté de toucher l’animal. Une façon pour moi de me persuader que je n’étais pas plongé malgré moi dans un rêve plus réel qu’à l’accoutumée. Les deux fois, l’animal a poussé un croassement guttural et menaçant, me faisant comprendre que je devais rester à ma place. Au bout de plusieurs de ces messages – au nombre de 4, pour être précis – l’animal a finalement pris son envol et quitté le rebord de la fenêtre. Il a disparu dans les ténèbres de la nuit, me laissant seul à mes interrogations le concernant.
J’étais perturbé par cette visite nocturne surprenante autant que fantastique. Il m’a fallu un peu de temps avant que mon corps daigne mettre de côté cette rencontre m’ayant embrouillé l’esprit. Je me préparais à retourner au sein de mon lit quand j’ai aperçu au bas de la porte de ma chambre ce qui s’apparentait à une lettre. Une lettre vraisemblablement déposée lorsque j’étais affairé à écouter le message de mon visiteur ailé. Avant même de savoir ce que contenait cette lettre, je me suis précipité dans le couloir. Je voulais savoir qui était le porteur de cette missive délivrée de manière étonnante. J’ai tout juste eu le temps d’apercevoir la silhouette de Madeline se hâtant en direction de l’aile ouest du manoir. J’ai voulu alors l’interpeller, mais je n’ai eu comme toute réponse qu’un bref détournement de son visage en ma direction, montrant un air apeuré, avant qu’elle reprenne prestement son chemin, sans se retourner de nouveau. Comme si elle craignait que son échappée nocturne puisse lui valoir une remontrance du maître de maison. À savoir son frère Roderick. Je n’ai pas insisté, bien que restant quelques minutes sur le devant de ma porte, cherchant à comprendre le pourquoi de sa venue.
De retour dans ma chambre, je ramassais le papier qu’elle avait laissé tantôt, refermais la porte, et m’installais sur l’écritoire se trouvant sur le côté droit de la pièce, non loin du lit. Je m’affairais à la lecture de la lettre, et quel ne fut pas mon étonnement de la peur qui émanait de son contenu. L’écriture était tremblante, et il m’a semblé – sans certitude – percevoir par endroits des humidifications sur le papier, propre à des larmes ayant coulées. Certaines lettres avaient d’ailleurs subi un détrempement, dû sans nul doute à cette invasion lacrymale. Toutefois, le message restait parfaitement lisible, et je m’employais à en découvrir sa teneur.
“ Monsieur,
Je ne peux pas vous expliquer le pourquoi ni le comment, mais je vous conjure de me venir en aide. Mon frère. Mon frère est envahi par la folie. C’est la malédiction des Usher qui est en cause. La même qui se développe en moi jour après jour, et a fait de moi sa chose. Il profite de mon état de faiblesse, car étant moins propice que lui à supporter les affres de ce mal qui doit être quotidiennement combattu.
C’est à cause de la maison. Elle exerce sa volonté sur lui, l’oblige à agir de la sorte sur moi, prononce en profondeur sa folie qui était déjà présente en lui depuis son plus jeune âge. Je ne peux pas m’attarder sur l’histoire nous liant, cela prendrait bien plus de place qu’une simple lettre. Tout ce que je demande, c’est que vous m’enleviez à lui. Il finira par me tuer, j’en suis sûre… Tôt ou tard, son affection inappropriée envers moi me détruira, et il n’y a pas que ça.
Les jeux qu’il me contraint à subir… Je ne les supporte plus. Ses rituels, les blessures qu’il m'inflige – aussi bien physiques que mentales – je sais que je ne les supporterai pas davantage. Il niera être en quoi que ce soit responsable de ce dont je l’accuse, soyez en sûr. Je vous implore de ne pas lui en parler. Je veux juste que vous parveniez à me faire partir du manoir. Je vous serais dévoué à jamais. Je serais prête à devenir votre épouse si cela me permet d’être délivré de mon frère.
Je vous en supplie. Je ne suis pas folle. Pas encore. Même si Roderick cherchera à vous persuader du contraire. Sauvez-moi de son emprise avant qu’il soit trop tard…
Madeline ”
Je ne savais que penser de ce véritable appel à l’aide, renforcé par cette écriture discourtoise. Sans doute à cause de la probable frayeur de son auteure, lorsqu’elle a consigné cette lettre. J’étais circonspect quant à la possibilité que Roderick n’était pas ce qu’il semblait être, que sa sœur était sous la menace d’un danger propre au désir de son frère. Que devais-je faire ? Même si les faits paraissaient étrangers l’un à l’autre, je n’ai pu m’empêcher de penser à la visite du corbeau, coïncidant au dépôt de la lettre sous l’encablure de ma porte de chambre. Comme s’il avait servi à me distraire pour que je ne m’aperçoive pas de la présence de la missive, et que je ne parvienne donc pas à rattraper Madeline. Il y avait aussi les paroles du corvidé. “Jamais Plus”. Cela s’apparentait à une mise en garde des souffrances subies par Madeline, et inscrites sur la lettre. Comme un élément supplémentaire de ce que cette dernière décrivait au travers des lignes qu’elle venait de m’adresser. J’ignorais si le lien était réel, mais la similitude des tons du message vocal du corbeau avec l’angoisse des mots de la lettre était un tant soit peu troublante. Je ne pouvais mettre de côté la probabilité qu’il y avait une connexion entre les deux faits.
Je ne vous cache pas que le reste de ma nuit n’a pas été sereine. Je pensais sans cesse à la frayeur émanant de cette lettre. Et ce, jusqu’au matin. Quand je suis descendu dans le salon pour le petit déjeuner – après qu’Edgar soit venu frapper à ma porte pour m’en signifier ma participation attendue – je conservais les questions qui m’avaient assailli, depuis la lecture de ce document sous forme de demande de secours écrit. Roderick s’est aperçu de mon « absence ». Je répondais vaguement à ses questions, comme si j’étais ailleurs. Ce qui était le cas. Me rendant compte que je risquais de trahir la confiance que Madeline avait eue en moi - en me confiant ce dont elle souffrait - je me suis vite ressaisi. J’ai prétexté d’un manque de sommeil, sans doute dû au fait que je n’étais pas habitué à dormir au sein d’un tel luxe. Je ne suis pas certain que Roderick a vraiment cru à mes déclarations hésitantes, mais il a néanmoins montré une compréhension propre à son statut d’hôte accueillant.
- Vous vous y ferez, mon ami. Si vous me faites l’honneur d’autres
visites au sein de l’antre de mes ancêtres que représente le manoir Usher, je
suis certain que vous finirez par ne plus ressentir cette gêne.
Croyez-moi.
Je hochais de la tête, comme pour donner mon approbation à ses
affirmations, et surtout offrir le change à mon attitude que je devinais
distante. Attitude qui risquait de trahir l’évènement m’étant arrivé cette
nuit. Je ne voulais pas qu'on sache pour la lettre,
pour la sortie de Madeline cette nuit. Voire même le rôle du corbeau.
Concernant ce dernier, je me voyais de toute façon mal à l’aise à l’idée de
concéder que j’avais entamé une conversation avec un simple corvidé. Je
craignais d’être pris pour un dérangé aux yeux de Roderick.
Bien que – si j’en croyais les mots de Madeline – la folie était plus
ancré en lui que dans mon corps. D’ailleurs, l’absence de Madeline
s’éclaira soudain à ma vue. J’étais tellement absorbé par ma nuit mouvementée –
et les interrogations du regard de mon hôte – que j’avais complètement
manqué d’attention quant au fait qu’elle n’était pas parmi nous. Semblant
deviner cette constatation, Roderick s’empressa de répondre à
mon interrogation.
– Madeline était un peu souffrante ce matin. Elle a eu une
nuit agitée. Des cauchemars notamment. J’ai passé une partie de la nuit à la
veiller. D’ailleurs, je voulais m’assurer d’une chose. Elle n’est pas en cause
dans votre impossibilité de dormir, rassurez-moi ? Si tel était le
cas…
Je ne l’ai pas laissé finir ses mots, qui ressemblaient presque à
un couperet pouvant s’abattre sur Madeline si je manquais de discernement quant
à mes paroles. Je devais convaincre Roderick que Madeline ne
s’était pas rendue devant ma porte de chambre, afin qu’elle ne subisse pas de
punition propre à châtier sa révolte silencieuse et nocturne. Ceci pour me
faire part de sa détresse.
- Non… Quelle idée ? Pourquoi montrerait-elle
l’envie de venir me rendre visite en pleine nuit ? Je ne la connais
que depuis peu, mais je doute qu’elle ait l’habitude de tels actes indécents...
Roderick affichait un petit sourire en
coin. Comme s’il s’amusait de ma répartie. Ou peut-être montrait-il une
certaine satisfaction à ce que sa marionnette n’ait pas enfreint ses règles.
C’était difficile de savoir ce qu’il avait en tête. Toutefois, sa réponse me
rassurait sur les conséquences qu’il aurait pu y avoir s’il avait discerné du
mensonge dans mes paroles.
– J’en suis fort aise en tout cas. Madeline… Disons
qu’elle peut parfois se prêter à des insomnies impromptues, dont je ne me rends
pas toujours compte. Je ne voudrais pas qu’elle ait perturbé votre nuit. Cela
est dû à son mal, je le crains. Un signe d’avancement de la malédiction des
Usher. Mais, je vous parlerai de cette particularité plus en détail lors d’une
prochaine visite. Pour l’heure, je m’en voudrais de vous retenir davantage. Je
vous laisse aux soins d’Edgar et de mon cocher. Ce dernier va vous raccompagner
jusqu’à votre cabinet.
Je devinais surtout que ma présence pouvait se montrer quelque peu perturbante si elle s’éternisait ce matin-là. Pour éviter de faire naître plus de doutes dans l’esprit de Roderick, je ne m’opposais pas à la volonté de mon hôte de me prier de vaquer de nouveau à mes occupations pour le reste de la journée. En attendant que je montre un certain intérêt à séjourner de nouveau au manoir bien sûr. Je remerciais Roderick, et rejoignais Edgar qui m’attendait à l’entrée de la pièce. Non sans demander d’adresser mes hommages à Madeline dès qu’elle se sentirait mieux. Ce que Roderick m’assurait, le visage faussement radieux. Le voyage du retour se montra nettement moins perturbant. Je remarquais même l’absence de l’odeur qui m’avait tant incommodé à l’aller. Il n’y avait plus de traces de sang sur la banquette devant moi. Ce qui me mettait plus mal à l’aise que ça ne l’aurait dû. Comme si on s’était rendu compte de cette erreur de « parcours » et qu’on s’était employé à me faire croire à un quelconque songe éveillé. Cela en prévision du cas où il me viendrait l’idée d’en parler dans mon entourage, une fois revenu à Arlington. Une précaution inutile à mon sens. Jamais je ne prendrai le risque de perdre l’avantage de mon lien avec la puissante et fortunée famille Usher, simplement à cause de confessions maladroites pouvant porter du tort à mon bienfaiteur financier.
Une fois le cocher m’ayant ramené à bon port reparti, je me suis accroché à éloigner de mes pensées tout ce que j’avais eu connaissance au manoir Usher. Je m’efforçais de traiter mes affaires en priorité. Celles-ci se révélant légèrement plus florissantes depuis que la nouvelle de mon contrat avec les Usher s’était répandue en ville. Ce qui était plutôt contradictoire quand on savait la méfiance envers cette famille qu’il y avait à Arlington. Cependant, cela arrangeait mes affaires, et je ne voulais pas rajouter d'interrogations supplémentaires à ce qui envahissait déjà fortement mon esprit. Des questions que je tentais tant bien que mal de ranger de côté pour le moment. Le soir venu, j’ai relu plusieurs fois la lettre de Madeline. Je repensais à sa fuite dans le couloir, au corbeau, l’attitude méfiante de Roderick du matin… Tant de questions sans réponses. Madeline était-elle vraiment en danger ? Et, si c’était le cas, comment l’aider sans que cela nuise à mes affaires avec son frère ? C’était un problème épineux. Pour ne pas dire à priori insoluble. Pour autant – si les faits reprochés à Roderick par sa sœur étaient avérés - je ne pouvais pas décemment rester à ne rien faire. Je devais trouver un moyen de sortir Madeline des griffes de son frère. Cela en mettant en évidence les travers de ce dernier – dus à ce qu’il appelait la malédiction des Usher - et le plongeant peut-être progressivement dans une folie dévastatrice. Une folie dont Madeline était la victime…
À suivre…
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