C’était
l’été 1903, en pleine ère Meiji. Je revenais d’une réunion présidée par le
Conseil de mon village de Kendawa, se trouvant situé au pied du Mont Mimiki.
Moi et mes voisins y avions discuté de mesures à prendre concernant d’étranges
marques découvertes sur les arbres aux abords de la rivière Fukuda. Ça
ressemblait à des griffes d’un animal suffisamment puissant pour atteindre la
sève. Il y avait aussi les mêmes marques présentes dans la réserve. Celle érigée
l’an dernier à la sortie Est du village - en remplacement de l’ancienne,
devenue trop vétuste. Plusieurs sacs de riz avaient été éventrés, faisant la
joie des souris ayant pénétré dans la bâtisse. Cela grâce à une profonde ouverture
dans un mur. Ouverture probablement due à l’étrange animal coupable de tout ça.
La réunion
s’était conclue par la mise en place de rondes régulières la nuit. De manière à
prévenir d’autres faits du même genre. Quatre gardes seraient désormais chargés
de veiller au grain – une expression de circonstance- jour et nuit. Une relève
serait assurée toutes les 6 heures. La
peur se ressentait sur nombre de villageois. Moi-même, je devais avouer que je
n’étais guère rassuré. Au vu de l’ambiance de peur enveloppant mes voisins et
amis, j’ai préféré ne pas indiquer que d’autres traces de ces griffes
figuraient sur les murs du temple proche. Celui étant implanté près de la forêt
Nanowa. Les bonzes y vivant m’ont révélé avoir été réveillés il y avait deux
nuits de cela par un grand fracas.
Le grand
prêtre et deux de ses disciples n’avaient pu que constater l’étendue des
dégâts. En plus d’une partie du mur semblant avoir été cisaillé - laissant une
ouverture pouvant faire passer 6 hommes - nombre d’aliments destinés aux
offrandes pour les divinités du temple furent portés manquants. Sans doute
emportés par le curieux visiteur. J’ai cru comprendre que le Grand Prêtre avait
ordonné que toute alimentation - qu’elle soit prévue pour les repas frugaux des
bonzes ou pour les offrandes - serait désormais transférée dans la cambuse
située à l’ouest du temple. Là où se trouvaient plusieurs lampions qui étaient
éclairés dès la tombée du jour. Une précaution pour parer à de nouvelles
visites de ce que les bonzes pensaient être un démon animal.
C’était aussi la conclusion avancée par le chef du Conseil de notre communauté, lors de la réunion précitée : seule une créature surnaturelle pouvait être responsable de tels dégâts. Il était probable qu’elle avait été attirée par l’odeur de la nourriture, car ne trouvant plus de proies capables d’apaiser sa faim dans la forêt à jouxtant le village. Certains villageois indiquèrent que, trois mois plus tôt, ils ont aperçu une lumière se déplaçant dans les mêmes bois. Pensant qu’il s’agissait de voisins, ils ne s’en sont pas alarmé, ni n’en ont fait mention au chef du Conseil. Car jugeant ce fait sans importance.
Mais maintenant, avec ces marques trouvées en plusieurs endroits, ils n’étaient plus si sûrs qu’il s’agissait d’humains se baladant en pleine nuit dans la forêt, pour des raisons inconnues. Le chef du Conseil prévoyait d’interroger chaque villageois dans les jours à venir, afin de savoir si d’autres ont été témoins de ces lumières étranges. Cela pourrait être lié aux marques et à l’intrusion dans la réserve. Tout le monde est sorti de la réunion guère rassuré, croyez-moi. Toutefois, ce n’était rien en comparaison de ce que j’allais découvrir peu après en me rendant chez moi.
Ma maison se
trouvait un peu à l’écart du village, au nord de celui-ci. Pas très loin du
temple d’ailleurs. Raison pour laquelle j’ai eu connaissance des faits curieux
s’y étant déroulés avant de me rendre à la réunion. Je connaissais bien le
Grand Prêtre, et il n’était pas rare qu’il me rendît visite. Ceci à l’occasion
de la préparation de cérémonies devant se dérouler à l’extérieur du temple.
C’était un moment de détente pour ce grand homme aux lourdes responsabilités.
Ces instants lui permettaient de s’éloigner un peu de ses charges, et de
discuter d’autre chose que de questions religieuses avec moi. Il me considérait
comme le frère qu’il n’avait jamais eu en fait.
Il m’a
raconté qu’il aurait du avoir un frère jumeau, mais celui-ci était mort à la
naissance. Il lui arrivait parfois de ressentir une forme de culpabilité à
cause de ça. Culpabilité qui l’envahissait depuis très jeune. Cela après avoir
eu connaissance de la mort prématurée de celui qui aurait du être son ainé, car
étant sorti du ventre de sa mère trois minutes avant lui. La tombe de son frère
se trouvait dans la propriété de ses parents - comme il est d’usage pour les
riches familles dont il était issu - dans une région voisine. Tomoka – le Grand
Prêtre - n’avait jamais accepté cette mort en grandissant. Il avait alors choisi
la voie religieuse, qui s’était présenté comme une forme d’expiation à ses
yeux.
Il devait
bien être minuit passé. La fatigue, mélangée à mes interrogations et le fait
qu’il n’y avait pas de lune ce soir-là pour me diriger correctement, m’ont fait
dévier de mon chemin habituel pour me rendre vers ma demeure. Je ne pensais pas
que la réunion se terminerait si tard, et j’avais omis emmener une lanterne
avec moi pour mon retour. A force de déambulations, je me suis retrouvé dans la
forêt. Je pensais bien ne pas parvenir à reprendre le cours de mon trajet,
quand j’ai aperçu une lumière loin devant moi. J’ai immédiatement songé à ce
qui s’était dit lors de la réunion, et - bien qu’ayant la peur au ventre -
c’était l’occasion idéale pour savoir qui était l’auteur de ces lueurs
nocturnes.
La lumière
se déplaçait vers le cœur de la forêt. A ce moment, j’avais mis de côté l’histoire des
marques étranges trouvées un peu partout - dans et autour du village - pour ne
me concentrer que sur la question de qui pouvait bien se balader en forêt à
cette heure de la nuit. Peu de chance qu’il s’agissait d’un étourdi tel que
moi. Je me suis donc dirigé vers la lumière, en m’efforçant de faire le moins
de bruit possible. Ce qui était une sinécure dans une forêt, où chaque pas sur
le sol peut déclencher la brisure d’une brindille. Quand il ne s’agit pas du froissement
de feuilles d’une branche. Voire d’un buisson bien touffu. Malgré tout, je suis
parvenu à réduire la distance entre la lumière et moi.
Quelle ne
fut pas ma surprise en découvrant qu’il s’agissait d’une lanterne paraissant
être portée par une silhouette d’allure féminine. Je dis ça à cause de la robe
blanche éclairée par la lumière de sa lanterne, me faisant comprendre
clairement que son porteur se révélait être une femme. Je ne voyais pas très
bien les détails de là où j’étais - avançant avec prudence pour ne pas me faire
repérer - mais la robe s’apparentait plus à une tenue utilisée pour des
cérémonies religieuses qu’à un simple apparat féminin destiné à la coquetterie.
Les longs cheveux noirs tombant jusqu’au milieu du dos étaient également
surprenant. Je connaissais bien chaque femme du village, et aucune d’entre elle
n’avait une telle chevelure.
En plus de
ça, l’extrémité des cheveux paraissaient être comme soulevés par une fine brise
en permanence. Or, je ne percevais aucun vent là où j’étais. Il était
impossible qu’il y en ait plus loin - au sein d’une zone délimitée - sans que
je puisse le ressentir de là où je me trouvais. Pour autant, la singularité de
cette silhouette me faisait poser mille questions : je me devais de connaître
le fin mot de l’histoire. A savoir l’identité de cette femme. D’où venait-elle,
et pourquoi se baladait-elle en pleine nuit ? C’est seulement à ce moment
que j’ai repensé aux marques. Ainsi qu’à la discussion que j’avais eu avec mes
voisins et le Conseil du Village, concernant la probabilité de l’action d’un
démon affamé ayant une forme animale de grande taille. Si on se basait sur la
taille des griffures découvertes ça-et-là.
Était-il
possible que cette femme pouvait se révéler contrôler cette même bête de
quelque manière que ce soit ? J’avais du mal à imaginer que cela soit
possible de se faire obéir d’un démon - aussi docile soit-il - et acceptant la
présence d’un humain à ses côtés. Je ne voyais aucune trace d’un éventuel
animal autour de la femme pourtant. A moins que celui-ci se soit tapi dans
l’ombre quelque part dans la forêt - prêt à fondre sur moi - car sa maîtresse
avait perçu mes pas ? Et ce, malgré mes précautions. Cette éventualité m’a
fait ressentir des frissons dans tout le corps, m’occasionnant le réflexe de
regarder autour de moi. Mais comment prévenir d’une attaque, au vu de la
pénombre extrême qui m’entourait ?
Je me
félicitais de ne pas avoir moi-même de lanterne : cela aurait
immédiatement averti l’étrange femme devant moi, et mon aventure n’aurait
jamais pu être connue. Dans le même temps, c’était justement mon oubli d’avoir
apporté de quoi m’éclairer qui m’avait conduit à me retrouver sur le chemin de
cette étrange silhouette dans la nuit. A un moment, la femme sembla marquer un
temps d’arrêt. Immédiatement, ses cheveux s’abaissèrent dans son dos. Comme si
le vent invisible et surnaturel leur donnant des mouvements ne pouvait plus
agir. A moins qu’il puisse s’agir de la volonté de leur propriétaire ? C’est
la question qui m’est venu en tête en cet instant.
Quoi qu’il
en soit, j’ai paniqué. Je craignais de
voir la femme appeler son animal-démon, puis l’envoyer sur la cible que je
représentais. J’ai stoppé net mon avancée et redoublait mes coups d’œil autour
de moi. Ce qui me fit guetter instinctivement tout son inhabituel s’approchant
vers moi. Il n’en fut rien, et la femme repris sa marche aussi soudainement
qu’elle s’était arrêtée. Ses cheveux furent à nouveau balayés à leur extrémité
par ce vent sorti de nulle part. Je ne sais pas combien de temps a duré cette
partie de cache-cache nocturne, tellement la notion de temps s’était évanouie
dans mon esprit. Puis, nous sommes sortis de la forêt, avant de nous diriger
vers une maison située à ses abords.
Je
reconnaissais celle-ci : c’était la mienne ! Impossible de me
tromper. La barrière l’entourant, le jardin, le puits… Il s’agissait bel et
bien de ma demeure. A cet instant, ma peur a redoublé. J’avais la nette
impression que la femme avait bien repérée ma présence. Pour une raison
obscure, elle s’était employée à me mener à mon objectif premier. C’est-à-dire mon
cher foyer. Je ne savais plus si je devais continuer à avancer - au mépris de
la présence de cette femme mystérieuse - ou si je devais plutôt chercher à
rejoindre le temple proche. Là où je savais que je trouverais une protection
conséquente. Même si - pour cela - je devais marcher à quatre pattes pour
parvenir à m’y diriger, en espérant échapper au champ de vision de cette
étrange femme.
J’ai choisi
de jouer les téméraires et me suis dirigé vers mon logis. Tout à coup, je ne
vis plus la lumière. Comme si la femme avait disparue soudainement, en
profitant d’un manque de vigilance de ma part. Ce qui eut pour effet de me
faire effectuer des pas plus sûr, car non entourés d’une peur propre à me faire
trembler. Je passais la barrière protégeant ma propriété, soulagé de ne plus
savoir mon guide singulier dans les parages. Cependant, ma joie fut de courte
durée. Je me trouvais à la moitié de la
distance me séparant de l’entrée de ma maison, quand j’ai à nouveau vu la
lumière. Elle émanait du fond du jardin, près du vieil arbre qui s’y trouvait.
Je me suis alors immobilisé pour mieux juger de la situation. La femme était là,
semblant adossée à l’arbre. En tout cas, du peu que je voyais à partir de ma
position. Peut-être aurais-je du me précipiter vers ma maison à ce moment-là…
Cependant - poussé par une curiosité imbécile et incontrôlée - j’ai voulu
savoir pourquoi cette femme m’avait aidé à retrouver mon chemin.
Au fur et à
mesure de ma progression vers elle, je me rendis compte que quelque chose
n’allait pas. C’était comme si mon sens de la vue s’altérait. Je ressentais une curieuse impression :
celle m’incitant à croire que le paysage devant moi était différent de
d’habitude. Surtout, la lumière de la lanterne porté par la femme mystérieuse
semblait se trouver plus en hauteur. Je me demandais comment l’inconnue avait
bien pu placer cette lanterne si haut, et pourquoi ? Plus je me
rapprochais, plus l’angoisse me serrait l’âme et le corps. Je compris bientôt
le pourquoi de l’emplacement incongru de la lanterne. En fait, elle était bien
toujours à hauteur du visage de la femme, comme auparavant. C’était la taille du
corps de mon invitée surprise qui était autre.
Cette
dernière souriait à mon arrivée. Ce qui me tétanisa de terreur. Je m’aperçus
que son visage était situé à la cime de l’arbre, un cerisier abîmé par le temps.
Certes, j’avais fait étêté celui-ci depuis des mois déjà. Ceci pour éviter la chute
de branches mortes, et pouvant représenter un danger pour moi ou d’éventuels visiteurs
de mes connaissances. Ce qui réduisait sa taille totale à la moitié d’un arbre de
ce type. Ça n’en restait pas moins qu’il se dressait à près de 3 mètres de
hauteur. Que le visage de cette femme se trouve aussi haut était
impossible ! Je m’approchais encore un peu, sortant de ma torpeur, toujours
envahi par mon besoin de savoir et obscurcissant tout le reste. A quelques pas
de ma destination, je pus établir toute l’horreur de la situation.
La femme se
trouvait derrière l’arbre. Mais c’était comme si son visage parvenait à faire
fi des lois de la physique, et avait acquis la faculté de traverser les
branches. Comme si celles-ci se retrouvaient soudainement dépourvues de matière,
laissant passer le visage de cette femme à la taille démesurée. Je voyais mieux
ses mains aussi, éclairées par la lanterne qu’elle portait : elles étaient
pourvues de longues griffes à la place des ongles. Il en était de même de ses
pieds, aux allures de pattes plus que de pieds humains. Je comprenais que
c’était elle le démon-animal responsable des dégâts causés au temple et à notre
réserve. C’était elle qui avait laissé ces marques sur les arbres près de la
rivière Fukuda et sur les murs des lieux de ses méfaits.
De nouveau, je me montrais incapable de bouger. J’étais comme soumis à une volonté que je ne maîtrisais pas, les yeux rivés vers ce que je compris être un Chômen’Yôjo. C’est un Yokaï particulier : il prend plaisir à aider les égarés, mais c’est pour mieux les effrayer ensuite, en montrant sa véritable nature. Ceci en augmentant considérablement sa taille. Je pleurais de désespoir en comprenant que j’étais devenu comme une marionnette pour elle. Il devenait évident qu’elle m’avait repéré dans la forêt, s’employant à m’aider à retrouver le chemin de ma maison. Je me demandais ce qu’il allait advenir de moi : on ne savait pas très bien les us et coutumes de ce Yokaï. Les rares personnes ayant pu le distinguer n’avaient pas été aussi loin que moi en matière d’approche, de ce que je savais. Toutes celles et ceux ayant été aidé puis terrorisé par cet être ont tous fuis sans demander leur reste, dès qu’ils eurent constaté ce qu’il était. De même, je supposais qu’il avait du y avoir des faits similaires à ce qui était arrivé à notre village ailleurs, là où un Chômen’Yôjo avait été aperçu. Des pillages peu discrets, des marques disséminés sur des lieux ayant servi à stocker de la nourriture…
Seulement, ces faits ne furent jamais dévoilés au-delà des lieux ayant subis ces évènements. Soit parce que les victimes n’ont pas fait le rapprochement, car n’ayant pas vu le Yokaï aussi près que moi j’en avais eu le privilège ; soit parce qu’elles ont cachées volontairement ces éléments, de peur de passer pour un fou. Ou tout simplement pour ne pas risquer de provoquer la colère de la créature en indiquant les particularités du Chômen’Yôjo. Celles-là même n’étant pas décrits dans les livres ou les légendes contées oralement, comme c’est souvent la tradition. A partir de là, j’ignorais si le fait d’en savoir plus que les autres ferait de moi un jouet destiné à être « cassé ». Physiquement ou psychologiquement. Cela parce que j’en connaissais trop la concernant, et que cela n’était peut-être pas de son goût. Mon témoignage pouvait risquer qu’elle ne puisse plus s’amuser, comme les êtres de son espèce le pratiquaient jusqu’à maintenant.
Des centaines d’idées me venaient en tête quant à mon probable sort funeste. Pourtant, la conclusion de cette histoire fut très différente de ce à quoi je m’attendais. Le Yokaï se mit à rire à gorge déployée en voyant mon air dépité et effrayé. Un rire dont les ondes parvinrent jusqu’à moi, manquant de faire exploser mes tympans à cause de leur intensité. Puis, la femme géante me regarda d’un air complaisant, presque tendre. Elle approchait l’une de ses mains immenses et disproportionnés de mon visage, puis s’adressa à moi :
- Merci de m’avoir divertie, Tokichiro. Ne m’en veux pas, mais ce fut très amusant de te voir pétri de peur. Je ne me lasserais jamais de ce moment. Même si je dois avouer que tu es le premier à avoir eu le courage de me voir de si près.
Elle passa alors sa main griffue sur ma joue droite, occasionnant une légère éraflure peu profonde sur cette dernière. Ce n’était pas un geste de méchanceté, bien au contraire. Elle paraissait triste de m’avoir causé cette plaie involontairement.
- Excuse-moi Tokichiro. Je ne voulais pas t’infliger de blessures. J’étais juste curieuse de connaître la texture d’une peau humaine. Je n’avais jamais eu l’occasion de le faire avant toi. Tous tes prédécesseurs ont fui, avant même que je puisse les remercier comme je l’ai fait avec toi…
Parvenant à surmonter ma peur, je me demandais comment le Yokaï connaissait mon prénom. Je pris le courage de lui poser la question, pendant qu’il ramenait petit à petit sa main vers lui.
- Co… Comment savez-vous mon prénom ? Pour la joue, ce n’est rien… Vraiment… Vous ne pouviez pas savoir. Et puis, la blessure guérira vite. Ne culpabilisez pas pour si peu.
Je me surprenais moi-même de la facilité avec laquelle je pouvais converser avec un être qui aurait causé une crise cardiaque à n’importe qui, du fait de ce simple geste envers moi. La femme Yokaï sourit à nouveau. Mais cette fois, ce n’était pas un sourire moqueur, comme précédemment.
- Je sais beaucoup de choses Tokichiro. Sur toi et les autres habitants du village. Tout comme ceux du temple. Mais je n’ai pas le droit de t’indiquer comment je le sais… ça fait partie des règles de mon monde. Je vais devoir te laisser maintenant. Je retourne là où je vis depuis quelques mois. Je te demanderais une seule chose : ne dis pas ce que tu as vu ce soir. C’est important. Je serais traquée sans relâche, et je ne pourrais plus aider les égarés comme toi à l’avenir. Car cela m’obligerait à partir loin de cette région que j’aime tant. J’aimerais aussi que tu rassures tes amis : je tâcherais de ne plus m’en prendre à leur nourriture. J’ai bien compris que cela les avait inquiétés, et je m’excuse pour ça. Telle n’était pas mon intention…
Retrouvant
une certaine forme de sérénité, je rassurais le Chômen’Yôjo :
- Très… Très bien. Je pense savoir comment satisfaire tout le monde. Vous compris. Je ferais croire aux villageois que j’ai vu un animal que j’ai pensé responsable de ces attaques. Je préciserais que je suis parvenu à le tuer et qu’il s’est alors transformé en poussière sous mes yeux… Ainsi, plus personne ne cherchera à chasser l’auteur des faits de ces derniers jours. Je peux vous l’assurer.
Le
Chômen’Yôjo plissa les yeux quelques secondes - comme pour montrer sa
reconnaissance - puis reprit :
- Tu es vraiment quelqu’un de particulier, Tokichiro. Merci de ta compréhension et de ton aide à mon égard. Je me contenterais des animaux de la forêt pour mes repas à l’avenir. Pour ma défense, j’avais été tellement attiré par la bonne odeur de vos victuailles, que j’en ai oublié toute forme de prudence et de bienséance. Je te laisse Tokichiro. Si un jour tu te perds à nouveau, nous nous reverrons peut-être dans de meilleures conditions… Qui sait ?
Là-dessus,
le Yokaï reprit une taille humaine et commençait à repartir en direction de la
forêt, quand je l’interpellais une dernière fois :
- Dites-moi… Au cas où nous nous reverrions… Je peux vous demander si vous avez un prénom ?
La femme se
retournait. Tout en continuant de sourire, elle dit simplement :
- Je me nomme Kuniko. Tâche de ne pas l’oublier…
Après ça,
elle est partie. Je l’ai observée longuement pendant qu’elle s’éloignait dans l’obscurité
de la nuit. Jusqu’à ce que je ne voie plus d’elle qu’un soupçon de lumière
pénétrant dans les bois, puis plus rien. Elle avait disparue, retournée dans
son chez soi. J’ai tenu ma promesse : j’ai affirmé avoir tué la bête ayant
causé les dégâts subi par notre village et au temple auprès des miens. Le
conseil et les autres m’ont cru sans chercher à en savoir trop, louant mon
courage et le service que je venais de rendre à tout le village.
Seul Tomoka semble
avoir des réserves sur mes dires. Je pense qu’il sait que j’ai menti pour
protéger l’auteur des faits, mais qu’il ne veut pas connaître mes raisons.
C’est ce qui fait que nous nous entendons si bien, lui et moi. Chacun de nous
deux ne cherche pas à s’incruster dans les habitudes de l’autre. A l’exception des
petites visites au sein de mon domicile, et nos conversations autour d’une
tasse de thé tant appréciées. Il dit que je fais le meilleur thé de la région.
Je ne sais pas si c’est vrai ou s’il dit ça uniquement pour me faire plaisir,
mais cela fait partie de ce lien qui conforte notre amitié.
Quant à
Yukino, je ne l’ai jamais revu. Je sais qu’elle est encore là, quelque part
dans ces bois. J’ai entendu plusieurs fois des récits au village parlant d’un
homme s’étant perdu dans les bois, avant de retrouver le chemin de sa maison.
Cela en suivant une étrange lumière. Ils n’en disent pas plus, mais je devine à
la sueur qui perle de leur front - lors de leurs explications - qu’ils ont vu
Yukino. Ils doivent juste penser qu’ils ont rêvé, ou craignent qu’elle se mette
en colère s’ils parlent d’elle. Qu’importe après tout. Comme elle l’a promis,
notre village n’a plus subi aucune attaque après notre rencontre.
Contrairement
à ce que je lui avais affirmé, ma blessure à la joue n’a pas guéri. Il m’en
reste donc une cicatrice m’indiquant que je n’ai pas rêvé tout ce qui m’est
arrivé. Je n’ai pas rêvé Yukino et tout ce qu’elle m’a dit la concernant. Disons
que c’est un petit souvenir que je conserve d’elle. Il y a en moi quelque chose
qui me dit qu’elle sait que sa griffure est toujours présente sur ma peau, et
qu’elle s’en veut peut-être à cause de ça. J’ai tenté de simuler de me « perdre »
à deux reprises. Mais Yukino n’est pas apparue au loin avec sa lanterne pour me
faire retrouver mon chemin. Je me fais sans doute des idées. Ou alors, elle a
deviné à chaque fois que mon égarement n’était pas réel.
Je ne
connais pas très bien les lois régissant le monde des Yokaïs. Sans doute que
mes tentatives de la revoir ne peuvent pas se faire, car cela n’est pas naturel
comme la première fois. Ça me peine un peu, mais je comprends qu’on ne peut pas
modifier le destin. En tout cas, même si j’avoue que notre rencontre a provoqué
en moi la plus grande frayeur de ma vie, le reste est gravé dans ma mémoire
comme une des plus belles choses qui me soit arrivé. Je n’oublierais jamais
Yukino. Les Yokaïs ne sont pas toujours ce qu’on croit. Certains - à qui on
prête des mauvaises intentions - sont bien autre chose que des êtres néfastes,
ne pensant qu’à faire le mal et faire plonger dans la terreur celles et ceux
ayant eu le malheur de les trouver sur leur chemin. Quel que soit la situation.
Certains de
ces êtres - même s’ils ont une façon particulière de s’amuser, en effrayant les
simples humains dont je fais partie - ne pensent pas à mal. Ils sont comme
nous : ils aiment rire et profiter de leur vie. Parfois à nos dépens. Mais
rarement avec le désir de faire souffrir. Même s’il est avéré que certains
peuvent montrer des penchants naturels à torturer, voire tuer, cela reste une
minorité. C’est la leçon que j’ai appris de ma rencontre avec Yukino. Un Chômen’Yôjo
bien différent de ce que les mythes en disent, et faisant de ce Yokaï un être incompris
quant à ses actions…
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