21 déc. 2023

L'INVITE DE NOËL

 


Peut-on accorder sa confiance à des inconnus ? Est-il possible de n’avoir aucun à priori sur quelqu’un qui vient de vous inviter à participer à des festivités, dans le plus pur esprit de Noël, alors qu’il ne vous a jamais vu de sa vie ? Attention : je ne dis pas que certaines personnes ne sont pas habitées par la compassion à cette période de l’année, et que leur cœur n’est pas véritablement empreint d’une gentillesse et d’une charité exemplaire. A tel point qu’on se demande si elles sont véritablement humaines ? Je ne vous apprendrais rien en vous disant qu’à notre époque, c’est devenu un fait bien plus rare qu’on le pense. Une fois enlevé les masques d’un grand nombre de soi-disant philanthropes, se pressant de diffuser leur acte de générosité sociale envers un démuni sur les réseaux et auprès de leur proche, juste pour s’assurer une notoriété recherchée, que reste-t-il vraiment de leur fameux esprit de Noël, de leur fausse peine ressentie auprès de malheureux qu’ils indiquent haut et fort aider, en s’indignant de ceux et celles ne l’ayant pas fait, et ayant fermé les yeux sur leur condition ? Pas grand-chose à dire la vérité. Et je parle en connaissance de cause, car j’ai vécu ce type d’expérience, qui me marquera à jamais. Une épreuve qui m’a montré que sous ces auspices de famille parfaite voulant offrir du bonheur se cachent parfois la pire noirceur qu’il puisse exister.

 

Mais je ne me suis pas présenté : Alistair Meadows. Je suis SDF depuis près de 2 ans, vivant de la mendicité et des aides apportées par les brigades qui parcourent les rues en période d’hiver. Ceci afin de proposer des repas chauds et une nuit installée confortablement dans un lit douillet au sein d’un refuge. Si je devais montrer de la reconnaissance envers quelqu’un ou des personnes ayant une vraie envie de secourir des gens comme moi pour affronter la précarité extrême nous ayant frappé, moi et mes congénères, ce seraient justement les membres de ces brigades. Etant bénévoles, ils ne retirent rien à leurs actions d’un point de vue monétaire, et ça ne leur assurera pas une place privilégiée auprès d’une société pour évoluer. Ils font leur travail sans aucune arrière-pensée, et donnent de leur personne pour assurer un minimum de confort et de sécurité à des personnes dans le besoin. Rien d’autre ne leur vient à l’esprit en dehors d’une volonté d’aider ceux qui ont besoin. D’autant que leur mission ne s’arrête pas à diriger quelqu’un vers un refuge, et ne plus s’en soucier juste après.

 

Non. Ils font bien plus que ça. Ils donnent du réconfort psychologique, offrent la chaleur de leurs discussions afin que l’on se sente au mieux, ils sont à notre écoute dès qu’on en ressent le besoin et font tout ce qui leur est possible pour nous apporter un bien-être que l’on pensait appartenir au domaine de l’inaccessible. Le seul reproche que l’on pourrait faire à ces refuges et ces brigades arpentant les rues à la recherche de nécessiteux n’ayant plus de toit, ce serait le fait d’opérer le plus activement l’hiver, alors que la misère est présente toute l’année. Mais je ne peux pas leur en vouloir. Ce ne sont pas eux qui choisissent les règles à ce niveau, dépendant entièrement de subventions fournis par les communes, qui, elles, ne voient pas d’intérêt à agir en dehors de l’hiver. Ou disons plutôt qu’elles le font uniquement dans un souci électoral. Ça fait toujours un bon effet de montrer qu’on s’intéresse aux pauvres et aux SDF, en l’annonçant publiquement pour le prestige de l’étiquette qu’elles arborent fièrement. 

 

C’est justement cet état d’esprit qui enveloppait la famille Torwing. Une fratrie bien sous tous rapports comme on dit. Un père gagnant sa vie grâce aux efforts des autres, ce qu’on appelle communément un PDG ; une mère prenant soin de l’éducation impeccable de ses enfants, et hautement active aux seins de multiples clubs où se retrouve l’élite des femmes de personnalités ; un fils qui passe plus de temps à se soucier de son apparence qu’à ses devoirs, et chouchoute une voiture dont le prix pourrait rembourser le PIB des pays les plus ancrés dans la décrépitude ; et une fille, enfin, accro aux réseaux sociaux, s’étant auto-proclamée reine du savoir-vivre en société, à l’égo démesuré, ignorant ce que signifie le mot “modestie”.  Bref, le genre de famille que les plus riches adorent, mais détestée par les moins bien lotis sur le plan social. Mais vous savez ce que c’est : pour ce type de personnes, on n’en fait jamais assez pour bien se faire voir. Et les Torwing avaient décidé de jouer sur la fibre “j’aide mon prochain, et je le montre”, pour mieux asseoir leur réputation de “famille idéale” de l’année, telle qu’on lui prêtait.

 

Leur objectif de cette année était d’offrir le gîte et le couvert à un malheureux qu’ils auraient choisis et vivant dans la rue. Ce qui avait été annoncé en grand pompe sur les chaines locales de télévision, ainsi qu’à la radio. Un choix visant celui ou celle qui méritait le mieux, selon les critères des Torwing, de bénéficier de leur générosité pour vivre un “vrai Noël” comme on ne le vit qu’une fois dans sa vie. Une manière de démontrer à toutes et tous que leur famille était la plus soucieuse du bien-être de leur prochain. Evidemment, la majorité de l’opinion, quel que soit le statut social, a été touchée par cette décision se trouvant dans le plus pur esprit de Noël. Bien que la plupart a été plus ou moins influencé par la fille, Trudy. Cette dernière s’étant empressée de parler du “beau geste” de ses parents à travers ses comptes Instagram, X et autres, et voyant ses propos relayés par tous ses fans. Pour un grand nombre, c’était la preuve de la marque de confiance qu’on donnait à cette famille, oubliant le fait qu’elle avait dépensé une fortune marketing pour acheter un droit de passage télé et radio afin d’annoncer leur « opération du cœur ». Ce qui leur assurait de se faire bien voir sur les réseaux.

 

Restait aux Torwing à trouver l’heureux bénéficiaire de leur générosité, et c’est là que j’interviens. Comme je vous l’ai dit précédemment, je vis dans la rue depuis 2 ans. Mais contrairement à d’autres SDF comme moi, je n’aime pas me positionner sur un “territoire” défini, dont les « gérants » voient d’un mauvais œil les nouveaux arrivants pouvant leur voler leur “clientèle” fidèle de bons samaritains. Ceux-là même qui les gratifient régulièrement d’oboles substantielles pour leur permettre de continuer à vivre décemment sous leurs toits de fortune. Des demeures bricolées comme ils peuvent pour supporter froid, pluie et autres aléas de la météo toute l’année. Non, moi, je préfère laisser ces petits esclandres intérieurs à ceux qui y voient une manière de se sentir vivant, en montrant leur détermination à protéger ce qu’il considère leur appartenir. Je vous assure que nombre de ceux et celles vivant dans la rue ont parfois des notions de propriété sur leur généreux donateurs qui dépasse l’entendement. C’est tout juste s’ils n’affirment pas que leurs initiales sont tatouées sur leur “bétail”, ou bien indiquant que les limites de leur territoire est marqué, comme le ferait un chien ou un chat sur un canapé ou un coin de mur, quand il débarque chez ses nouveaux maîtres.

 

Je n’aime pas cette façon de voir, qui ne me semble guère mieux qu’un chef de guerre s’étant adjugé une portion de pays, simplement parce qu’il estime que les branches de son arbre dépassant la frontière lui donnent le droit d’accaparer tout ce qui se trouve en dessous. Bon, l’image est peut-être un peu exagérée, j’en conviens, mais je pense que vous avez saisi l’idée. Du coup, pour ne pas me retrouver dans de véritables conflits entre clans parce que l’un a dépassé son territoire pour avoir un peu plus de “revenus”, lui faisant s’attirer les foudres du “chef de territoire”, je préfère ne pas m’attarder à des lieux précis, et je voyage souvent de ville en ville. Comme un héros de road-movie en quelque sorte. Pour vous donner une idée du semblant de philanthropie des Torwing, soucieux de préserver un certain “standing” dans leur choix, j’ai eu l’honneur d’avoir été “élu” par Gary, le père de famille, alors que je venais de me poser en périphérie d’une artère commerciale désertée par mes “collègues” SDF. Un lieu plutôt chic, à la clientèle triée sur le volet, je tiens à le préciser. De ma propre expérience, je savais que les autres sans-abris s’installaient rarement à de tels endroits, loin des passages importants des passants pouvant leur apporter leur pécule quotidien.

 

Ça me permettait d’éviter des remarques désobligeantes du “chef de secteur”, m’indiquant que si je voulais rester dans le coin, je devrais partager ma récolte. Ceci afin de bénéficier d’un accueil au sein de leur petite communauté et de leur “protection”. Je vous jure que j’ai vraiment été confronté à des gars comme ça, se comportant comme des parrains de la mafia. Ces lieux que j’affectionnais n’avaient certes pas beaucoup de monde, et je ne pouvais pas m’approcher plus des grandes surfaces proches sous peine de me faire embarquer par la police, par suite d’un appel des gérants desdits commerces. Malgré ça, en général, c’était bien plus intéressant en termes d’argent reçu. Une manière bien à moi, rodée depuis mes “débuts”, de cibler mes donateurs. Ce qui m’avait valu de porter une tenue plus décente au fur et à mesure des sommes obtenues. Le fait d’avoir sur soi des vêtements plus propres que la moyenne, car les lavant le plus souvent possible au détour d’une rivière lors de mes déplacements d’une ville à une autre, ça apportait je pense, une certaine “classe” aux yeux des gens m’offrant parfois bien plus que de l’argent. Sandwichs, chaussures, sacs, gamelles… Vous n’imaginez pas les présents que j’ai réunis après ces deux ans de “service” dans la rue.

 

Les personnes me voyant avec ma tenue très différente de la plupart des autres SDF vivant en ville, je leur donnais plus confiance, car je leur ressemblais plus. Même les plus snobs et aisés aimaient discuter avec moi, comme si j’étais un ami proche, ne craignant pas de se voir gratifier de poux ou d’odeur nauséabondes, tel que je le supposais. En plus de mes vêtements, je me baignais aussi très souvent dans les rivières ou bien sous les douches au sein des refuges. Là où j’attirais l’attention par une certaine prestance dégageant de moi. C’est ainsi que Gary Torwing m’a remarqué. Mon allure inhabituelle pour un SDF, ça devait le rassurer sur le fait de faire venir chez lui un inconnu. Je ne salirais pas son canapé de la souillure du gras de mon pantalon ; je n’attirerais pas d’insectes peu ragoûtants à cause d’un “parfum” analogue aux autres résidents sans toit ; et je n’infecterais pas sa salle de bains, en imprégnant ses belles serviettes immaculées, ou le sol carrelé brillant à s’en éblouir, de la saleté de mes pieds et mes mains. J’étais celui qui serait parfait pour ne pas perdre la face aux médias en devant s’acquitter de sa promesse, et dont la présence au sein de sa demeure serait approuvée à 200 % par les membres de sa famille.

 

Satisfait d’avoir trouvé la perle rare, Gary m’a donc accosté, m’expliquant son désir de m’offrir de passer un Noël de rêve au sein de sa famille, dans son foyer, autour d’une table garnie de mets que je n’aurais jamais pensé me délecter de toute ma vie. Même avant les évènements m’ayant amené à devenir ce que j’étais. Pour l’instant, je préfère ne pas vous préciser cette partie de ma vie, car elle m’est encore douloureuse aujourd’hui. Néanmoins, je vous en donnerais un bref résumé une fois que je vous aurais relaté mon aventure au sein de la famille Torwing et ses secrets inavouables. Car oui, vous vous doutez bien que si je parle de mon histoire aujourd’hui, ce n’est pas pour vous révéler un merveilleux souvenir comme vous en voyez tant chaque année à travers des téléfilms insipides diffusés sur vos écrans de télévision, et comportant une interprétation sans âme de la part de ses acteurs. Une habitude qui existait déjà avant que je séjourne dans la rue, et je ne peux que deviner que c’est toujours le cas aujourd’hui, même sans avoir vu le moindre programme depuis lors.

 

Bien évidemment, si je vous parle de mon expérience, c’est parce que cette soirée s’est révélé très différente de ce que Gary, son épouse Beverly, sa fille Trudy et son fils Grayson ont annoncé dans les médias. Cette famille, sous ses atours bienveillants, prompts à aider son prochain dès lors que cela fait parler d’elle, a montré son vrai visage en ma présence. Tout comme la réalité de leur “opération Noël” bien loin du caractère festif qu’elle supposait. Enfin, ce n’est pas tout à fait vrai. En un sens, elle avait véritablement une ambition de donner de la gaieté et du bonheur. Mais il n’a jamais été question que ce soit moi qui sois le bénéficiaire d’un tel moment de plaisir non dissimulé. Le but était de satisfaire les déviances morbides des Torwing à tous les niveaux. Dès lors que j’eus franchi le seuil de la porte de leur domicile, le piège s’est refermé sur moi, sans possibilité d’en réchapper. Du moins, c’est ce que Gary et les siens avaient prévu de prime abord. Mais il y a eu un grain de sable dans la prévision des “festivités” qu’ils avaient prévus, et dont je devais être le clou du spectacle. Quelque chose qu’ils ont négligé, car ayant trop confiance en eux, et qui me permet aujourd’hui de vous en raconter la teneur.

 

Au début, tout se passait effectivement comme annoncé. Il faut dire aussi que Gary avait demandé la présence des caméras de la chaîne locale de télévision, la même où il avait exposé son désir d’offrir du bonheur à un sans-abri. J’ai cru comprendre que ce n’était pas la première fois que les Torwing bénéficiaient des largesses des représentants de cette chaîne. Celle-ci ayant l’habitude d’avoir l’exclusivité des évènements tournant autour des Torwing, étant l’origine de la popularité de cette famille au sein de la ville, et même un peu plus loin. Se trouvait sur place une équipe réduite de deux personnes : un caméraman, et une ingénieure du son. Cette dernière se chargeait aussi de la lumière propre à offrir une future vidéo parfaite, dans le but d’accentuer l’aura des Torwing au cours de la prochaine édition du journal de leur chaîne.

 

J’étais le centre de l’attention. On m’interrogeait sur mon “parcours”, mais j’expliquais que je préférais ne pas faire revenir à ma mémoire mon passé difficile. J’ai senti la déception de Gary et Trudy, qui comptaient manifestement jouer sur l’effet “larmes” pour obtenir plus d’émotion aux yeux du public pour l’un, et plus de likes pour ses réseaux pour l’autre. Néanmoins, Beverly a montré sa compréhension, et a demandé à son époux et sa fille de ne pas insister. Après avoir été invité à prendre une douche avant de revêtir des habits destinés à être ceux que je porterais pour le reste de la soirée, la confiance en ma capacité à ne pas faire ressortir des odeurs indésirables n’étant pas aussi élevée aux yeux des Torwing qu’ils voulaient le faire penser, je me suis donc attablé. Je ne me suis pas trop attardé jusqu’à présent sur ce qui composait l’intérieur de la maison, parce que ça ne me semblait pas le plus primordial.

 

Mais en ce qui concerne le salon où se tenait la table du repas, je devais avouer avoir l’impression de me trouver dans un de ces téléfilms de Noël dont je vous ai parlé auparavant. C’était comme si je me trouvais en plein milieu d’un tournage, tellement la ressemblance avec ces véritables clichés se montraient de plein fouet à mes yeux ébahis, je devais bien l’admettre. Que ce soient les décorations de table et sur les murs, la vaisselle, les plats, le sapin décoré de mille couleurs positionné près de la cheminée tout aussi étincelante d’objets en tous genres et de toute tailles, tout était comme dans un rêve éveillé. Tout pour endormir ma méfiance. Le réveillon fut somptueux en tout point, et je ne pouvais cacher que j’attendais le moment décisif de la soirée, à savoir l’ouverture des cadeaux. C’est là que le cauchemar a commencé, montrant le vrai visage des Torwing…

 

A la fin du repas, alors que la caméra continuait de tourner, les deux membres de la petite équipe se relayant afin de permettre à l’un et l’autre de profiter eux aussi des victuailles, Beverly a annoncé l’heure sonnant le moment phare de la soirée. A ce moment, elle s’est levée de table, et m’a invité à venir me rapprocher du sapin. Tout le monde a suivi, mis à part Gary, qui était occupé à donner des recommandations au caméraman. A ce moment, ça semblait anodin, mais en y repensant maintenant, je me dis que j’aurais dû plus prêter attention au manège qui s’orchestrait près de la table. J’ai vu le caméraman retirer la carte mémoire de sa caméra, et la remplacer par une autre. Je ne m’y connaissais pas trop dans le domaine, mais je me disais qu’après tout, c’était peut-être normal. S’agissant d’une chaîne de télévision locale, le budget alloué au matériel ne permettait sans doute pas d’avoir recours à des cartes mémoires de grande capacité. D’où le fait d'en changer pour le restant de la soirée. Mais la suite allait me faire comprendre que ce qui paraissait être un geste technique, somme toute secondaire dans le déroulement de tout ça, était quelque chose de bien plus calculé et machiavélique.

 

Jusque-là, le fils, Grayson, s’était montré assez discret. S’inquiétant plus de l’angle de vue utilisé par l’équipe de télévision pour le mettre le plus en valeur qu’autre chose. Pourtant, près du sapin où Trudy et Beverly me demandaient d’ouvrir le premier paquet m’étant destiné, je l’ai vu sourire. Un sourire loin de ce que l’on attend de voir lors de tels moments. Ce n’était pas un signe de bienveillance dans l’attente d’être satisfait de mon futur bonheur en découvrant mon présent. Non, là c’était plus sournois. Vous savez ces sourires faits par les vilains dans les films de super-héros, quand ils pensent qu’ils vont enfin se débarrasser de leur éternel Némésis ? C’était exactement le même type de sourire. Malgré tout, je me disais à cet instant que je me faisais des idées, et j’ai déballé mon cadeau. Comment exprimer mon étonnement quant à la teneur du contenu ? Je ne comprenais pas. C’étaient des menottes et ce qui ressemblait à un bâillon en cuir tressé, ainsi qu’une sorte de corde faite de filins métalliques. Je relevais la tête, interrogeant Beverly du regard pour qu’elle me dise ce que signifiait cette bizarrerie, quand j’ai entendu à ce moment Grayson me dire que j’allais vite comprendre. J’ai eu tout juste le temps de me retourner dans sa direction pour le voir brandir une batte de baseball qu’il venait vraisemblablement de sortir de derrière le sapin, ou en tout cas à proximité de là où il se trouvait.

 

J’ai cru entendre des milliers de cloches à l’impact du coup. Je chancelais, mais je parvenais quand même à ne pas tomber, malgré la douleur. Cependant, un deuxième coup, plus violent encore que le premier, me fit m’affaler au sol et me faisant sombrer dans l’inconscience. J’ai été réveillé un peu plus tard par Trudy, me demandant de sortir de ma petite sieste, car elle et sa famille allaient m’offrir mes vrais cadeaux. J’ai ouvert les yeux, et j’ai vu l’ensemble des membres des Torwing habillés à la manière des bourreaux du moyen-âge. Portant des cagoules noires sur la tête. En dehors de Trudy que je savais près de moi, et de Grayson, dont la taille était différente de ses parents, je ne savais pas très bien qui était Gary et qui était Beverly sous leurs accoutrements dignes d’un film de mauvais goût dédié à d’anciennes techniques d’interrogatoire. Je ne pouvais pas parler car ma bouche était parée du bâillon de mon “cadeau” ouvert peu de temps avant. Mes mains étaient attachées par les menottes qui se trouvaient aussi dans le paquet, et reliées à une chaîne, elle-même fixée au mur. Je manifestais par des marmonnements mon désir de savoir à quoi rimait cette mascarade, quand Grayson a débuté les hostilités en me tailladant le visage à l’aide d’une sorte de dague, tout en ricanant comme un névrosé sorti de l’asile.

 

Dans le même temps, Trudy, reconnaissable à son rire que j’avais entendu plus tôt dans la soirée avant que je ne me retrouve dans cette situation, s’affairait à m’arracher la peau du cou avec je ne sais quel instrument. Je sentais bien qu’elle y prenait un grand plaisir. Grayson s’attaquait à mon bras gauche, pendant que Trudy continuait sur sa lancée en écorchant mon épaule droite. Puis, ce fut à Gary, ou Trudy, je ne savais pas lequel des deux à ce moment, de me décocher un violent coup de poing dans l’estomac, ce qui me fit gerber une partie de ce que j’avais mangé lors du repas. Vu la force du coup, je ne pouvais que supposer qu’il s’agissait de Gary. Son épouse s’est alors approchée à son tour, s’accroupissant, tenant une sorte de tenaille dans la main. Je ne m’en étais pas aperçu, trop affairé à tenter de comprendre ce qui se passait l’instant d’avant, mais mes pieds avaient été délestés de leurs chaussures. Beverly se mit alors à tirer sur mes ongles avec sa tenaille. Dire que je ressentais d’intenses douleurs serait un euphémisme, tant la souffrance ressentie était indéfinissable.

 

Pendant ce temps-là, le caméraman ne manquait rien du “spectacle”, pendant que sa compère veillait bien à ce que mes cris marmonnés soient enregistrés correctement, en se mettant le plus près possible de la scène du supplice. Le petit jeu dura jusqu’à ce que je m’évanouisse. A demi-inconscient, j’ai entendu la voix de Gary indiquer qu’ils faisaient une petite pause avant de reprendre d’ici une petite heure, puis j’ai sombré. Plus tard, on m’a sorti violemment de mon sommeil à coups de gifles et d’un seau d’eau versé sur ma tête. Là, Gary, le sourire aux lèvres, m’a expliqué la raison de leur petit jeu. Son père était au plus mal depuis plusieurs mois. C’était un ancien tortionnaire spécialisé dans les interrogatoires “musclés”, agissant au secret pour le compte de personnes diverses. Son rôle était d’obtenir des aveux de la part de personnes soupçonnées d’être des espions pour le compte de puissances étrangères, de posséder des secrets industriels, d’être les seules à connaître l’emplacement d’une grosse somme d’argent suite à une succession n'ayant pas été acceptée par d’autres membres d’une même famille, ou encore des détenteurs de formules scientifiques intéressant des groupuscules appartenant à des organisations criminelles. Tout ce qui nécessitait d’obtenir des informations.

 

Eckhart, le père de Gary, était une sorte de “travailleur freelance” dans le domaine, se faisant grassement payer pour ses services par nombre de clients, y compris les services secrets américains. Il était connu pour son sens aigu du secret et sa discrétion lors de ses interrogatoires. Un homme fortement apprécié pour son efficacité. En 20 ans de “métier”, il n’a jamais failli à sa réputation, obtenant toujours ce qu’il voulait pour satisfaire ses clients, fort de son expérience préalable au sein de l’armée américaine, où il avait effectué, de manière non-officielle, les mêmes fonctions. Avec le temps, Eckhart a appris à aimer ce qu’il faisait, il prenait du plaisir à chaque contrat. Il a toujours caché ce qu’il faisait à son fils et sa famille. Mais dernièrement, on lui a déclaré qu’il était en phase terminale d’un cancer des poumons, après avoir longtemps lutté seul pour combattre le mal qui le rongeait. Apprenant cela, Gary a accepté de répondre aux dernières volontés de son père, tel que ce dernier les a désignées. Il l’a fait sortir de l’hôpital afin qu’il vive ses derniers instants dans sa maison. Il reste sous la surveillance d’un infirmier. Ce dernier était en fait son assistant qui le suivait dans ses opérations d’interrogatoire, chargé de soigner juste ce qu’il fallait les blessures des victimes d’Eckhart, afin que ces dernières restent dans un état suffisant pour obtenir les aveux.

 

C’était une personne fiable en qui le père de Gary avait toute confiance, et il ne voulait personne d’autre pour être auprès de lui afin de lui prodiguer les soins dont il avait besoin. Gary a appris à ce moment le lourd secret des activités de son père et ce dernier lui a alors fait une demande singulière. N’étant plus en état de continuer ce qui était pour lui presque une passion, il voulait que son fils lui fournisse des vidéos de personnes subissant des techniques d’interrogatoire telles qu’il en avait le secret. Bien que réticent au départ, Gary, voyant la détresse dans le regard de son père, ce dernier ne supportant plus de ne plus pouvoir rien faire de ses mains, il a fini par accepter. Lars, l’assistant d’Eckhart, a enseigné à Gary les techniques secrètes d’interrogatoire qu’il devrait effectuer et faire filmer. Profitant de son statut, Gary a soudoyé deux employés de la chaîne de télévision spécialisée dans sa médiatisation personnelle, pour qu’ils acceptent de filmer ces séances privées auprès de personnes dont personne ne se soucierait, avec l’excuse de festivités particulières. Ne pouvant cacher cette activité à sa famille, Gary, avec l’accord de son père, a parlé de son projet à son épouse et ses enfants.

 

Bien qu’offusqués au départ, comme Gary l’avait été à la demande de son père, ils ont fini par accepter d’assister aux séances. Ceci afin de respecter les volontés d’Eckhart, et dans un souci de solidarité familiale. Au fur et à mesure, Grayson a exprimé son désir de participer, puis Trudy. Malgré son désaccord de voir ses enfants devenir des êtres violents, Beverly a dû baisser pavillon devant les étincelles dans les yeux qu’arboraient Trudy et Grayson, et a même pris goût à regarder des pauvres hères se faire tabasser à mort durant des heures dans la cave de leur maison, pendant que le tout était filmé, sous l’anonymat de tenues spéciales. Ces tenues, c’était la particularité d’Eckhart. Il portait le même type d’accoutrement lors de ses interrogatoires. Ce qui lui avait valu dans ce milieu fermé le surnom de “Bourreau”. A son tour, Beverly a voulu tenter de faire comme son époux et ses enfants, et est devenu accro à la pratique. Les Torwing “invitaient” des SDF, cibles parfaites pour leurs petites exactions privées, pour des raisons à chaque fois différentes. Le plus souvent de manière discrète, en prospectant dans la rue, et en offrant une soirée digne d’un roi aux sans-abris, le temps d’un soir ou d’un week-end.

 

Trop heureux de cette opportunité, ces derniers acceptaient avec joie, tombant dans le piège tendu. Ce Noël, c’était la première fois que les Torwing organisaient leur pratique à ciel ouvert, en faisant une annonce publique d’invitation. Une forme de test pour ne plus à avoir se cacher pour trouver de nouveaux “volontaires”. Personne ne s’inquièterait de la soudaine disparition d’un SDF après coup, vu qu’il y aurait une vidéo officielle pour montrer tout le bonheur de celui-ci lors de la soirée, et diffusée en grande pompe à la télévision locale. C’était ce qui serait montré à partir de la première carte mémoire. L’autre carte, changée après le repas, servant à filmer les séances destinées à être confiés à Lars, qui les montreraient à Eckhart. Ces vidéos étaient à ce dernier ce que d’autres ressentaient en regardant un film. Du plaisir de passer une bonne soirée. Eckhart avait à ce jour une bonne trentaine de vidéos fournies par son fils. Quand aux cadavres, c’était Lars qui se chargeait de les faire disparaître. Quand celui-ci venait récupérer les vidéos, il emmenait les corps, discrètement, profitant de l’obscurité de la nuit, en les plaçant dans une camionnette aux couleurs opaques et sombres. Toujours dans un souci de discrétion. Gary n’a jamais su de quelle manière Lars faisait s’évanouir les corps des victimes.

 

 J’étais sous le choc des révélations que Gary venait de me faire. Il me disait alors que s’il me confiait tout ça, c’était par pure malice. Il était persuadé que je ne pourrais jamais rien révéler. Alors il jouait avec mes nerfs pour me déstabiliser encore plus en m’annonçant ce qui m’attendait : une mort lente et douloureuse, effectué par une famille soudée et désireuse d’accomplir le souhait d’un homme mourant. Quand il eut fini, je souriais, riant même. Surpris par ma réaction, Gary me demandait la raison de mon hilarité. Je lui posais alors une question : connaissait-il l’existence des traceurs sous-cutanés ? Ces petits appareils miniaturisés qu’on glisse sous la peau pour suivre le parcours d’une personne infiltrée ? Devant son désarroi, je lui précisais que dans le cadre de ces opérations, toute détérioration ou destruction de ce traceur entraînait systématiquement l’intervention d’une escouade armée pour se rendre compte de la raison de l’arrêt de signal de l’appareil. Ce qui pouvait signifier la mise en danger de l’infiltré et la découverte du dispositif par la cible de l’enquête.

 

Toujours souriant, j’informais Gary que je n’étais pas un SDF. J’étais lieutenant d’une section policière chargée de comprendre la disparition étonnante de plusieurs sans-abris depuis plusieurs mois. Tous ayant eu en commun d’avoir été invités pour des soirées mémorables par un inconnu costumé. C’est ce qu’ont indiqué d’autres SDF ayant été témoin des invitations. Contrairement à ce que pensait Gary, il était loin d’avoir été aussi discret qu’il le pensait lors de ces escapades. Et surtout, l’un de ces disparus était mon propre frère. Il avait été expulsé de chez lui il y avait de cela 3 mois. J’avais l’habitude de lui envoyer habits et nourriture, ainsi qu’un peu d’argent, à des commissariats où il pourrait se rendre pour les réclamer. Je prévenais les policiers pour qu’il puisse reconnaître mon frère quand il se présenterait.

 

Mon frère avait la bougeotte, et surtout il avait peur d’être vu par des personnes qu’il avait connu avant sa “chute”. D’où son besoin de se déplacer souvent de ville en ville. Il avait toujours refusé que je lui paie le loyer pour un appartement, et il ne voulait pas que nos parents soient au courant de ce qu’il subissait. Il avait trop honte de leur avouer. C’était notre petit secret. Il avait accepté que je l’aide, comme dit précédemment, à force d’insister. Tout comme le fait de porter sur lui un téléphone portable pour que je puisse lui indiquer à quel commissariat se rendre en mon nom. Et puis, un jour, il ne s’est pas rendu à l’un d’entre eux pour récupérer ses affaires, comme d’habitude, alors que ses différents périples l’avaient ramené à notre ville brièvement. Etonné de son silence, j’ai mené mon enquête, et découvert qu’il y avait eu d’autres volatilisations soudaines. Comme il s’agissait de SDF, personne ne s’était inquiété de ces disparitions. J’ai rapproché tout ce que je pouvais comme informations, et j’ai fini par avoir certains détails sur la tenue de l’inconnu approchant ces SDF. Ce qui m’a mené à soupçonner la famille Torwing. A cause d’une paire de chaussures porté par Gary lors de ses excursions à la recherche de futures victimes.

 

Des chaussures particulières, un modèle unique, créé spécialement par une grande ligne de boutiques, spécialisée dans les souliers de luxe. Il y avait un signe distinctif : un dessin en forme de fleur de lys sur le dessus. Les Torwing descendaient d’une lignée de nobles français s’étant établie en Amérique il y avait longtemps de ça. La fleur de lys faisait partie de l’armoirie figurant sur tous les documents et contrats qu’ils faisaient établir. A partir de là, il fut aisé de comprendre que cette famille était mêlée de près ou de loin à toute cette affaire. J’ai donc joué le rôle de mon frère, en me faisant passer pour un SDF nouvellement arrivé, et en adoptant les vêtements qui auraient dû être les siens avant qu’il disparaisse mystérieusement. A ce titre, je me suis fait installer un traceur sous la peau. L’idée était de me faire remarquer pour bénéficier d’une “invitation”, et savoir ce qu’il advenait des disparus. Le reste, Gary savait ce qui en était. Je précisais que comme Grayson avait détruit mon traceur en tailladant mon bras, en ce moment, il était certain que mes hommes étaient sur le point de débarquer d’un instant à l’autre au sein de leur maison.

 

Je l’informais aussi que, même s’il me faisait disparaître comme les autres, après avoir filmé sa petite vidéo mortelle, il n’aurait pas le temps de cacher mon corps chez lui, à défaut de pouvoir le fournir à Lars, comme les précédentes victimes. D’autant que mes hommes fouilleraient de fond en comble la maison, et ne repartiraient pas avant de me trouver. Que je sois vivant ou à l’état de cadavre. A cette nouvelle, Gary voulut une preuve de ce que j’avançais. Une preuve de l’existence de mon traceur. Je lui disais donc de regarder là où son fils m’avait bousillé le bras : il devrait trouver une boursouflure. En dessous, il trouverait le dispositif abîmé par son fils. Paniqué, Gary s’exécuta, pendant que Beverly, Trudy, Grayson, et les deux membres de la petite équipe chargée de filmer, revenaient au sein de la cave quittée auparavant quand je m’étais évanoui, et demandant ce qui se passait. Gary était comme fou, il m’a écorché le bras sur une bonne partie de sa longueur pour vérifier ce dont je lui avais parlé. Il a finalement trouvé le traceur, coupé en deux par les déflagrations de son fils. Il s’est effondré sur le sol, les yeux dans le vide, ne répondant pas aux appels de Beverly qui s’inquiétait de son état et son silence. Elle me criait dessus, voulant savoir ce que je lui avais dit pour le rendre amorphe de la sorte. Je me contentais de dire qu’elle saurait ce qui en est bien assez tôt.

 

Trudy et Grayson, furieux, se sont acharnés sur moi, pendant que Beverly tentait de faire “revenir” son mari. Le caméraman ne filmait plus, semblant comprendre plus ou moins que ça sentait le roussi. Une demi-heure plus tard, mes hommes ont déferlé dans la maison. Malgré la demande de Beverly à tout le monde de se taire, elle n’a obtenu qu’un répit : enfermés dans la cave, sans espoir de s’en sortir, les Torwing et leurs deux complices ont finalement vu mes hommes arriver, me retrouvant dans un état proche de la mort. Je n’ai dû ma survie qu’à leur réactivité immédiate, appelant les secours pour me transporter d’urgence à l’hôpital le plus proche. Je suis resté plusieurs jours en observation, après avoir subi je ne sais combien d’heures au sein de la salle d’opération. J’ai appris par la suite que les Torwing avaient tous été mis sous les verrous. Gary et Beverly ont été incarcérés dans une prison d’état. A mon réveil, j’ai pu témoigner de ce que j’avais appris. Une équipe a été envoyée au domicile d’Eckhart. Arrivé sur place, elle n’a trouvé que deux cadavres : Eckhart avait été égorgé par Lars, ce dernier ayant fait de même sur lui. Durant le laps de temps où j’étais dans un état comateux à l’hôpital, après l’intervention des médecins sur mes multiples blessures, ils avaient dû apprendre que toute la famille Torwing et leurs deux complices avaient été démasqués. Pour ne pas subir la honte d’une arrestation, Eckhart avait dû exiger de son infirmier et assistant de lui ôter la vie, sans savoir qu’il se donnerait la mort aussi après coup.

 

Le procès des Torwing a fait la une des médias durant plusieurs mois. Mon témoignage sur leurs actes, avec mes blessures comme preuve, auquel se sont rajouté les aveux de Gary, qui a craqué en apprenant la mort de son père, tout ça a passionné le public, et je suis devenu bien malgré moi un héros. Vous vous souvenez de ce que je vous avais dit sur la confiance au début de mon récit ? Vous voyez comme il est facile de tromper les gens. Je vous ai fait croire dès le début que je n’avais été qu’une victime s’étant sorti in extrémis d’une situation compliquée, ce qui est le cas en un sens. Cependant, je vous ai affirmé que j’étais un SDF depuis longtemps. Ne mentez pas : vous avez cru à ce passage. Sans retenue. Dans toute cette partie, en fait, je parlais de mon frère. Je me suis substitué à lui pour vous montrer à quel point il n’y a rien de plus simple que de berner quelqu’un en jouant sur la corde sensible, sur l’émotion. C’était le but de la manœuvre : au même titre que les Torwing, des dérangés complets se servant de l’excuse de respecter les dernières volontés d’un mourant pour justifier les actes horribles dont ils étaient coupables, j’ai menti de manière subtile, arrondissant les angles, créant un masque suffisamment solide pour que tout ceux m’ayant écouté y croient dur comme fer.

 

Ah je ne vous ai pas indiqué le destin des deux enfants de la famille. Grayson est devenu complètement barge en voyant mes hommes, de ce que je sais. Il s’est rué sur eux, arme à la main, et a dû être abattu sur place.  Beverly a hurlé et trois gars ont été nécessaires pour la calmer et la faire sortir de la cave. Elle a dû subir une thérapie dans une clinique avant d’être transférée à la prison d’état où se trouvait son mari. Quant à Trudy, elle est devenue quasiment un légume à la suite de ça. Elle n’a plus dit un seul mot depuis l’arrestation. D’après mes hommes, il n’est même pas sûr qu’elle ait compris qu’on l’emmenait. Les médecins de l’institut où elle a été placée ne sont pas trop optimiste sur son devenir : elle a eu un tel traumatisme en voyant son frère mourir sous ses yeux, se rajoutant au fait de comprendre que sa jolie vie familiale était anéantie, qu’ils doutent qu’elle retrouve un jour une stabilité mentale. Tout ça est arrivé à cause d’une confiance. Celle d’un père persuadé que son fils saurait lui faire retrouver les sensations qu’il avait perdu en ne pouvant plus pratiquer lui-même un métier particulier. Celle d’une mère et de deux enfants voulant faire plaisir à celui qui représentait l’image du père et du mari idéal. Celle enfin de deux techniciens pensant gagner de l’argent facile en se taisant sur les secrets d’activité monstrueux d’une famille connue, et persuadés qu’ils ne risqueraient jamais rien du côté de la justice, car se pensant protégés par ces “intouchables”.

 

Vous voyez ? La confiance est une arme. La plus terrible qui soit. On mesure difficilement les conséquences qui peuvent arriver quand on fait confiance à quelqu’un et qu’on se retrouve pris dans l’engrenage du mensonge, de la trahison. Réfléchissez bien avant d’accorder votre confiance à une personne de votre entourage. Que ce soit un membre de votre famille, un ami d’enfance ou un simple contact avec qui vous aimez discuter et plaisanter régulièrement sur les réseaux sociaux : aucun d’entre eux n’est infaillible à 100 %. On ne connaît jamais assez les gens. Ne faites confiance à personne, sauf à vous-même. Et encore. Il m’arrive parfois de douter de mes propres résolutions et de mes choix. Et vous ?

 

Publié par Fabs

21 oct. 2023

SKINWALKERS (Challenge Halloween/Jour 20)

 


Bien que solidement ancré dans le monde moderne, mon peuple a gardé ses croyances. J’ai été élevé en apprenant l’histoire de mes ancêtres, et en vénérant la nature qui nous apporte chaque jour ses bienfaits. Mes parents sont d’honorables éleveurs de moutons, et mon frère est un guide fort apprécié par les touristes venant séjourner au sein des Hogans, nos habitations traditionnelles, présent à Window Rock, la localité servant de capitale a notre peuple, la nation Navajo, au sein du Comté Apache, au sein de l’état américain d’Arizona. Pour ma part, bien que mes parents aimeraient me voir suivre la même voie qu’eux dans l’élevage, j’aspire depuis longtemps à devenir un grand musicien, dans la droite lignée du groupe BlackFire, célèbre formation populaire chez nous de Punk Rock, et dont les membres, tous frères et sœurs, sont connus pour militer très activement pour les droits des amérindiens.

 

Mon frère est déjà mon plus grand fan, et c’est à lui que je dois d’avoir la guitare que je possède. C’était la sienne avant. Lui aussi voulait percer dans ce domaine, pour changer le quotidien de notre famille, mais il a vite compris qu’il n’était pas destiné à cette voie, et s’est donc tourné vers une carrière plus « classique » en termes de travail. Ses connaissances de la région, à force d’aider nos parents pour s’occuper de notre troupeau, l’ont fait se diriger naturellement vers le métier de guide pour les touristes, en plus d’un poste de serveur auprès d’un Bed and Breakfast de Window Rock, tenu par notre oncle. Comme vous voyez, tout reste dans la famille. Nous sommes très soudés, et mon frère Gad m’a un jour surpris à jouer un morceau sur sa guitare, et surtout très étonné de voir que j’étais naturellement doué. Bien plus que lui ne l’était à mon âge, tel qu’il me l’a avoué. C’est pourquoi il est mon meilleur soutien à persévérer dans cet objectif de carrière.

 

Mais en fait, la musique n’est pas la seule chose pour laquelle j’ai vite assimilé les bases. Ce fut le cas pour d’autres domaines divers, apprenant des tâches extrêmement rapidement, comme par magie. Mes parents n’aiment pas que j’emploie ce terme, bien qu’ils ne veuillent pas me donner plus de détails. Ils se ferment à toute conversation dès lors que j’évoque mon « don » à m’adapter à tout et n’importe quoi, au même titre qu’un caméléon se fondant dans son environnement. Ne pouvant avoir d’explication de leur part, j’ai demandé à Gad s’il savait pourquoi ce mot avait quasiment un sens tabou pour nos parents. J’ai vu à ses yeux que lui aussi semblait gêné, mais c’était surtout du fait qu’il ne voulait pas que notre père, principalement, l’entende évoquer cette partie « interdite » de l’histoire de notre famille, et même de l’ensemble de notre peuple. A demi-mots, il m’indiqua alors qu’il me dirait ce qui en est le moment venu, quand on serait seuls tous les deux, hors du cercle familial.

 

J’ai accepté ce « deal » de Gad, et ai attendu qu’une opportunité se montre. Elle arriva lors de l’Hozhoo Naasha, une fête traditionnelle se déroulant sur 5 jours, où danses, chants, parades et rodéos constituent l’occasion d’attirer nombre de touristes ravis d’assister à ce florilège mélangeant modernisme et culture traditionnelle navajo. Enfin je dis Navajo, parce que c’est le terme qui nous désigne quand on n’est pas de notre peuple, mais en réalité, nous préférons un terme qui est plus propre à notre langue : Diné, ce qui signifie tout simplement « le peuple ». D’ailleurs, notre langage reste toujours aujourd’hui comme une forme de barrière de compréhension pour beaucoup de personnes n’ayant pas l’habitude de nous côtoyer. Elle est si particulière qu’elle a servi pendant la 2nd Guerre Mondiale, lors de la guerre du Pacifique aux services secrets américains pour les messages confidentiels.

 

Plusieurs auxiliaires Diné traduisirent les textes les plus confidentiels, avant qu’ils ne soient chiffrés. Une technique qui empêcha les japonais de parvenir à « casser » le code. Et aujourd’hui encore, on fait appel à des gens de notre peuple pour complexifier certains codes informatiques, et les rendre extrêmement difficiles d’accès pour les hackers, en mixant langue Diné, chiffres et lettrage anglais classique. C’est quelque chose dont on est assez fier, car cela nous démarque de la plupart des autres tribus apaches, auxquelles les Diné sont apparentés. Bref. Profitant de la fête, et que nos parents, ainsi que notre oncle, soient occupés à se divertir sans s’occuper d’autre chose, Gab m’entraîna à part des festivités, au sein d’une grange, et m’expliqua le pourquoi de leur réticence à ce que j’emploie le mot « magie » pour parler de mes dons naturels d’adaptation d’apprentissage dans divers domaines. 

 

Pour cela il faut remonter à loin dans notre histoire, à ses fondements même, afin de comprendre tous les aléas de ce véritable héritage familial craint par nos parents, mais aussi, comme j’allais l’apprendre également, par d’autres membres de notre peuple, au sein de la réserve. Entre 1300 et 1500, une vague d’émigration de Dinés se sépare du groupe principal situé au Canada, qui a longtemps été le lieu d’implantation phare de notre peuple, et se dirige vers le Sud-Ouest des Etats-Unis et le nord du Mexique. C’est au cours de cette période « canadienne » que va se développer le lien étroit entre les Dinés et la nature, au sein de cette contrée encore sauvage à cette époque. Pour pouvoir survivre aux nombreux dangers, ils ont dû apprivoiser les éléments naturels de la région, la flore, et la faune, l’étudiant, l’analysant, jusqu’à en adopter plusieurs facteurs, donnant naissance à des rites divers pour obtenir la protection des esprits envers l’environnement alentour, pas toujours ravi de la présence de ces « intrus ». 

 

Notamment les coyotes, contre qui les Dinés étaient souvent obligés de se défendre, attaquant les camps en meute pour y trouver la nourriture qui les attiraient. Contrairement aux loups et autres bêtes sauvages, qui évitaient la plupart du temps de s’approcher des lieux de vie des tribus, les coyotes, eux, se montraient plus hardis. Ce qui valut à cet animal le statut de représentation du mal, qui perdura dans la culture de notre peuple. L’étude de diverses manifestations météorologiques, de plantes aux particularités surprenantes, suivant des processus d’associations complexe, ayant demandés des années d’essais pour en faire ressortir tous les secrets, tout cela mena aux hommes-médecines à développer des facultés propres à chasser les « démons » qu’étaient les coyotes, principale source de danger.

 

Seulement, pour apprendre à éloigner le mal, il fallait comprendre son fonctionnement, et en adopter l’essence. C’est ainsi que naquit la magie au sein des Dinés. Mais si elle permettait effectivement de contrer les actions du « mal », elle avait un revers : les hommes- médecines l’utilisant devaient modérer son utilisation, sous peine de céder à son côté sombre, et se rapprocher de trop près de la nature de l’ennemi principal, et devenir eux-mêmes des bêtes gorgées du mal qu’ils cherchaient à combattre. Certains hommes-médecines ou shamans parvinrent à résister à ces pendants emplis de noirceur contenus dans la magie, et réussirent à séparer le bon du mauvais dans l’utilisation de ces techniques, établissant des sortes de « règles » immuables pour ne pas se laisser tenter par le mauvais versant. Cependant, d’autres shamans, attirés par la puissance physique et spirituelle de ce côté sombre de la magie, bien plus importante que sa partie « claire », adoptèrent cette noirceur comme base de leurs pouvoirs, faisant se consumer leurs âmes, et contrôlés invariablement par l’esprit du coyote, représentant le mal qu’ils étaient censés combattre.

 

Ils devinrent des sorciers, s’opposant aux shamans par leurs méthodes, et pouvant se fondre littéralement dans le corps de l’animal représentatif de ce mal, à savoir donc le coyote, et d’autres animaux affiliés à ce dernier, comme le loup, le corbeau et parfois le chien, même si dans le cas de celui-ci, cela dépend des tribus, suivant le rapport de danger qu’elles ont avec cet animal. Sachant qu’en l’occurrence il ne s’agit pas de chiens domesticables, mais bel et bien de chiens sauvages, souvent issus de croisement entre plusieurs types de canidés, comme les loups et les chiens domestiques. Et quand je dis se fondre dans le corps de ces animaux, ce n’est pas au sens spirituel, mais bien physique. C’est-à-dire qu’ils ont la faculté de se métamorphoser en coyote, en loup, en chien ou en corbeau. Des dissensions au sein des tribus prirent forme, obligeant celles-ci à chasser les sorciers ayant cédés au mauvais côté de la magie, de peur qu’ils finissent par offrir les membres de la tribu en offrande à leur nouveau dieu.

 

Les mythes tournant autour de la naissance de l’homme et de la femme par le Dieu Coyote, afin qu’il se divertisse, et faisant en sorte que les hommes s’affrontent dans ce but, sont les conséquences directes de ces deux magies distinctes. Néanmoins, les shamans devant transmettre leur savoir quand ils sentent qu’ils vont quitter le monde des hommes, éduquent leurs apprentis, ceux qui sont amenés à les remplacer une fois qu’ils seront partis, apprennent les deux versants de la magie, la bonne et la mauvaise, afin qu’ils sachent comment combattre le côté sombre s’il y est confronté. Le shaman doit être suffisamment fort d’esprit pour n’utiliser que la bonne magie pour le bien de sa tribu. Les esprits plus faibles, cédant à l’autre côté et devenant sorcier ne peuvent que nuire au bien-être de ceux et celles dont il a la charge de protection.

 

C’est à cause de ces dissensions, dit-on, qu’a débuté cette 2ème vague d’émigration dont je vous ai parlé plus tôt, et ayant amené les Diné vers une région où vivent déjà des tribus Comanches, Pueblos, Utes et Païutes. La nature vindicative des ces Dinés, qu’on suppose menés par un sorcier plutôt qu’un shaman, les font s’affronter avec les divers clans occupant la région. Conflits qui vont durer des années, avant que, se rendant compte que ces combats ne mènent à rien, et sont dus à l’influence des sorciers, finissent par chasser ces derniers, et s’installent au cœur d’une région que les colons espagnols vivant également en ces lieux nomment Apacheria, qui donnera son nom aux différents clans et tribus Apaches, dont les Navajos.

 

Les années et les siècles passèrent, et nombre d’autres conflits éclatèrent entre des tribus étant retombés sous la coupe de sorciers autrefois chassés, ayant profité de la mort de shamans pour prendre leur place, et les colons espagnols, ainsi que mexicains. A partir de 1849, ce fut face au gouvernement des Etats-Unis que les Dinés, les Navajos si vous préférez pour mieux vous situer, furent confrontés. Des affrontements qui trouvèrent une issue funeste, suite à une campagne menée par Kit Carson, et menant à un épisode tragique de l’histoire Navajo, celle de la « Longue Marche », une déportation qui verra mourir plusieurs milliers des leurs entre 1864 et 1868.

 

Par la suite, les Navajos apprirent à vivre à cohabiter, la plupart des sorciers sont morts, et les rares survivants parmi ceux-ci sont systématiquement chassés des tribus, dès lors que leur nature est connue. Cependant, il y eut un évènement majeur qui se déroula dans l’une des tribus dans les années 40. La naissance de 4 enfants mâles de la même femme à quelques minutes d’intervalle l’un de l’autre. Vous allez me dire que ce n’est pas vraiment quelque chose d’étonnant, mais dans notre culture, et à l’époque où se sont déroulés les faits, c’était quelque chose d’exceptionnel. Et surtout, le chiffre 4, dans la culture Navajo ou Diné, revêt une symbolique divine. Ces 4 enfants firent donc l’objet de toutes les attentions. Parmi eux, figurait mon grand-père, d’après ce que m’apprit Gab. Et très vite, il montrait des dispositions à devenir Shaman, de manière beaucoup plus importante que ses 3 frères. Mais pas dans la direction qu’il aurait fallu.

 

Au même titre que d’autres, le Shaman qui lui apprit les rudiments de sa future fonction, insista sur le fait de choisir la bonne magie plutôt que l’autre, bien qu’il se devait de connaître les deux. Mais Ahiga, le prénom de mon grand-père que je n’ai donc jamais connu, se laissa tenter, ce qui allait le mener à devenir un sorcier malveillant, communément appelé dans notre culture, un Skinwalker, un marcheur de peau, du fait de sa faculté à se transformer en animal affilié au mal. Ahiga, à l’aube de ses 20 ans, conscient que son choix risquait de lui valoir une expulsion de la tribu, usa de son pouvoir pour tuer ses 3 frères, ainsi que le chaman lui ayant appris ce qu’il savait. La tribu, terrifiée de ses pouvoirs, ce dernier faisant une démonstration de ceux-ci pour bien montrer que chacun lui devait obéissance, se résigna à se soumettre au moindre de ses désirs. Y compris lorsque Ahiga désira prendre pour épouse une fille de la tribu, transgressant un tabou inimaginable.

 

Il faut savoir que chaque Navajo n’a pas le droit de se marier ou même avoir une relation, aussi éphémère soit-elle, avec un membre de la tribu dont il fait partie. C’est une manière de pérenniser celle-ci, et toute atteinte à cette règle peut déclencher le malheur au sein du clan. Mon père est né 2 ans après cette union interdite, et déjà la tribu avait subi nombre de conséquences de cette transgression. Morts de nombreux animaux des troupeaux, végétation aux alentours du camp devenue toxique, libérant d’étranges vapeurs, déflagrations de plusieurs Hogans, puits tari, obligeant à déplacer le camp régulièrement, et surtout de nombreux cas de maladie rares, voire des décès en pleine nuit sans cause apparente. A savoir que la maladie, dans la culture navajo, est considéré comme une rupture de l’Harmonie propre aux fondements de l’idéologie de notre peuple. Comme je vous l’ai dit auparavant, la nature revêt une importance fondamentale pour notre peuple, car c’est un symbole d’harmonie.

 

Elle s’adapte aux changements, et chaque animal, plante, phénomène météorologique constitue un élément d’un tout. C’est l’Hozho, l’Harmonie. Pour conserver cette harmonie au sein de la tribu, les dieux sont invoqués, des offrandes offertes, des danses rituelles sont pratiquées. Parmi ces cérémonies, nombre ont pour vocation de rendre l’harmonie à un membre du Diné avec le monde qui l’entoure. Des cérémonies qui peuvent s’étaler sur plusieurs jours et nuits et consacré à divers stades de l’Hozho : santé, stress, mort d’un proche. Autant de circonstances pouvant mener à la maladie, qu’elle soit d’ordre virale ou psychologique, et donc une perte de l’harmonie nécessaire à une bonne vie. Et depuis la prise de pouvoir d’Ahiga, cette harmonie s’est brisée totalement, faisant s’enchainer nombre de décès, fuir des membres de la tribu, retrouvé à leur tour mort peu de temps après par un animal, ou par un élément de la nature. Éboulement, noyade à la suite d’une chute dans une rivière, attaque d’un animal sauvage, empoisonnement après avoir mangé un fruit…

 

La naissance de mon père redonna un léger espoir, car aucune naissance n’avait eu lieu depuis les 2 ans la précédant, causant la déchéance de la tribu, et accentuant la perte d’harmonie.  Pour compenser le manque de nourriture faisant parfois défaut, il imposait aux hommes et femmes du camp à voler dans d’autres tribus, voire en dehors de la réserve allouée aux Navajos. Si cela ne suffisait pas il usait de ses pouvoirs de transformation pour attaquer les camps visés. Dans le même temps, il avait la faculté de déterminer quels membres de la tribu avait les mêmes dispositions que lui à devenir un Skinwalker, et il forma plusieurs d’entre eux aux méandres de la magie, mais en se limitant à leur apprendre la mauvaise magie, celle qui avait fait de lui ce qu’il était. Quand mon père est né, 4 autres Skinwalkers avait ainsi été formé, permettant des attaques ciblées fulgurantes, où des morts par dizaines se comptait après leur passage. Toute personne montrant des signes de résistance était tuée, pendant que, durant l’attaque, d’autres hommes de la tribu était chargé de piller les réserves du camp investi.

 

Des opérations rondement menées dont la nouvelle se répandit. On annonçait qu’un groupe de ces sorciers malveillants avait pris possession d’une tribu, imposant sa loi, et semant la terreur au sein d’autres tribus. Parfois, des enlèvements étaient pratiqués quand Ahiga repérait un « potentiel », un futur Skinwalker pouvant grossir les rangs de sa troupe, qu’il se chargeait de former. Si celui-ci ne se montrait pas obéissant et refusait de devenir un nouvel élément de sa petite armée en devenir, il était tué sans ménagement, et son corps était exposé aux abords d’autre camps, à titre d’avertissement. En grandissant, mon père a été témoin de nombre d’horreurs pratiqués par mon grand-père, et personne parmi les autres tribus n’osait montrer de résistance, ou tenter de mettre fin à son règne de terreur. Un « règne » qui dura de longues années, jusqu’à ce que mon père atteigne l’âge requis pour devenir, lui aussi, un Skinwalker, selon le désir de mon grand-père, ayant décelé en lui un « potentiel ».

 

Il avait 13 ans, et, malgré son jeune âge, était pleinement conscient du monstre, dans tous les sens du terme, qu’était son père. Entre-temps, Ahiga eut un autre fils, mon oncle, certainement promis à devenir, lui aussi, un « potentiel », et un futur Skinwalker. Mon père était très proche de son jeune frère, et s’imposa comme un protecteur envers lui, voulant le sauver de mon grand-père. C’est pour lui, pour sa mère, et pour tous les autres soumis que, sans rien laisser transparaître à Ahiga, il mit en place un plan qui permettrait de libérer la tribu du joug de ce dernier, avec la complicité d’adultes et de jeunes de son âge. Des jeunes enlevés dans d’autre camps, prévus d’être formés à leur tour dans les semaines à venir. Mon père profita de la sortie de mon grand-père avec sa « troupe », pour préparer le terrain au retour du groupe. Quand celui-ci revint, il fut étonné de trouver un camp vide. Appelant, il n’obtint aucune réponse, quand il vit soudain qu’à plusieurs endroits, des branchages caractéristiques avaient été disposés, et des signes gravés sur les Hogans. Un piège mystique. Tout le village avait été pensé pour bloquer Ahiga et son groupe. Bientôt, au signal de mon père, plusieurs projectiles enflammés fendirent l’air, s’abattant avec précision sur les endroits où avaient été placés les divers branchages, préalablement imbibés d’une substance inflammable, et créant un brasier infernal.

 

Les cris de la troupe d’élite d’Ahiga brisaient le silence des environs du camp, des cris déchirants de douleur, accentué des crépitements de la chair brûlée par les flammes, durant de longues heures. Jusqu’à ce que plus aucun son ne parvienne au petit attroupement des anciens soumis du sorcier. Cependant, quand mon père se rendit sur les cendres du camp, il ne trouva que 6 corps calcinés, correspondant aux Skinwalkers formés par Ahiga. Mais le corps de ce dernier était introuvable. Les connaissances en magie du sorcier étaient très étendues, et il était plus que probable qu’il ait trouvé une parade pour contrer le sort mis en place par mon père. Malgré tout, il devait être fortement affaibli, et surtout, il était désormais seul, sans plus aucune puissance de frappe, et il ne serait donc plus un danger pour personne.

 

Depuis ce jour, Ahiga n’a plus donné signe de vie, et on suppose qu’il a fini par mourir quelque part, dans l’anonymat le plus complet. Ma grand-mère mourut de sa belle mort un an plus tard, ayant gardé en elle des traces indélébiles des actes de son mari. Un mariage qu’elle n’avait pas choisi, imposé par Ahiga. Plus tard, mon père a rencontré ma mère, ayant trouvé un travail à Window Rock, tout comme son frère, chacun dans un domaine différent. Il travailla dur pour se payer une maison en dehors de la localité, et obtenir de quoi acheter quelques bêtes, qui constituèrent le point de départ de son élevage, tel que je le connaissais aujourd’hui. Voilà ce que m’expliqua mon frère, et qui me permettait de mieux comprendre l’appréhension de mon père envers la « magie », et tout mot y faisant référence. Je remerciais Gad de ces précieuses informations, et après ça on retourna à la fête.

 

J’avais la tête pleine de questions. De ce que je savais, Ahiga n’était pas mort, et avait juste disparu sans que personne ne sache ce qu’il était devenu, et mon père avait hérité des facultés de ce dernier, bien que j’aie bien compris qu’il ne voulait plus s’en servir. Il l’a fait une seule fois, pour libérer sa tribu et les autres soumis à la volonté de son père. Et il y avait un petit détail dont je n’avais pas encore parlé à mon frère, concernant mes « dons ». A chaque fois que je voulais m’atteler à quelque chose que je ne connaissais pas, mais qui m’intéressais, j’avais comme des « flashs ». Des sortes de « mode d’emploi » me disant comment faire, dans quel ordre précis, suivant un processus particulier pour maîtriser la technique. Et… Il y avait toujours le visage d’un coyote dans ces songes éveillés. Au vu de ce que j’avais appris aujourd’hui sur le passé de mon père, sur mon grand-père, sur la transmission de ces pouvoirs, était-il envisageable que ces dons ne soient en fait que les gênes familiales dont j’avais hérité ?

 

Mais en ce cas, est-ce que Gad les avait aussi ? Je ne pense pas, sinon il serait devenu une star de la musique. Sans compter qu’il me l’aurait dit s’il avait vécu les mêmes types de songes que moi. Certes, je ne lui en avais pas parlé, mais ça ne changeait rien. Je sais très bien qu’avec tout ce qu’il m’avait appris, prenant le risque de m’en parler, sans que nos parents, et surtout mon père, soient au courant, s’il avait lui aussi un « héritage » d’Ahiga, il était évident qu’il me l’aurait également confié. Néanmoins, je ne sais pas si c’est le fait de savoir, mais mes « songes » en plein jour se multiplièrent les jours suivants, dès lors que je touchais un objet ou quoi que ce soit d’autres qui attisait ma curiosité. Une sorte d’apprentissage accéléré. Ça m’intriguait et ça m’inquiétait en même temps. Il y avait toujours ce coyote, mais il semblait différent. Il avait des traits plus humains.

 

A partir de là, je me demandais si ce coyote ce n’était pas Ahiga, mon grand-père. Son corps n’a jamais été retrouvé. On n’a fait que supposer qu’il soit mort, quelque part dans la Réserve ou au-dehors, mais il n’y avait aucune certitude. A chaque nouveau songe, les traits humains se précisaient, le coyote laissait la place à l’homme, jusqu’à ce qu’un jour, il n’y eut plus que l’homme. Je n’avais jamais vu une photo, un dessin ou je ne sais quoi d’autre le représentant, donc j’ignorais de quoi il avait l’air avant ça. Mais, au fond de moi, je savais qu’il s’agissait de mon grand-père. Il devait passer par ces songes pour prendre contact avec moi. Il avait dû sentir que j’étais un « potentiel » moi aussi, malgré la distance. Mais peut-être n’était-il pas si éloigné que ça, et qu’il m’observait, ne manquant rien de la progression de mes « dons », suivant ses conseils chevronnés qu’il m’envoyait psychiquement. Les jours passaient, et un jour, ça ne se limitait plus à un visage, mais aussi à une voix, s’adressant directement à moi :

 

 -  Adriel… Je sais que tu sais… Tu sais qui je suis…

 

Ne voulant pas alerter mes parents ou même mon frère, je parlais à voix basse, comme pour répondre à la voix que j’entendais dans ma tête. 

 

 -  Ahiga ? Enfin, je veux dire Grand-Père ? 

 

 -  C’est bien moi. Tu connais mon histoire, inutile donc de te la redire. Si ce n’est que beaucoup de mensonges t’ont été dit. Ton père, mon fils, il n’a pas compris ce que j’essayais de mettre en place, petit à petit, la société que j’ai tenté d’ériger. Mais j’ai eu le temps de reformer un groupe depuis toutes ces années, et je suis prêt à reprendre le chemin du but, de l’objectif qui a été interrompu…

 

 - Mon frère m’a dit que vous enleviez des enfants, voliez des camps, forçant les gens à devenir comme vous, grand-père… Ce sont des mensonges ? 

 

 -  J’ai effectivement fait toutes ces choses, mais elles ont été mal comprises. Ce que je veux, c’est redonner la puissance à notre peuple, montrer aux non-amérindiens que nous ne sommes pas des sous-hommes tout juste bons à être relégués dans une réserve…

 

 -  Les choses ont changé depuis ton époque grand-père. Window Rock accueille toutes sortes de nationalités, notre peuple bénéficie de contrats avec le gouvernement américain pour l’exploitation du pétrole et du gaz présent sur nos territoires, ce qui apporte des revenus conséquents. Sans oublier le commerce du bétail, les souvenirs, les visites guidées…

 

 -  Ce ne sont que des preuves de plus que nous continuons d’être opprimés ! Nous sommes toujours dans des réserves. Le pétrole, le gaz, nous devrions être les seuls à l’exploiter et récolter tout ce qui en résulte. Quand au tourisme, cela montre bien à quel point nous ne sommes considérés que comme des animaux dans un zoo qu’on vient voir…

 

 -  Je n’avais jamais vu la situation comme ça…

 

 -  Et dis-moi, trouve-tu normal que certains d’entre nous n’ont toujours pas accès à l’eau potable et l’électricité, malgré tout le « modernisme » qu’on est censé avoir, grâce aux miettes offertes par les exploitants des puits ? 

 

 -  Je… Je ne sais pas quoi répondre à ça. Je ne sais pas tout…Papa saurait répondre mieux que moi…

 

 -  Ton père s’est mis des œillères depuis des années. Il refuse de voir l’évidence. Je peux changer tout ça. Toi aussi, si tu me rejoins. Si tu rejoins mon armée. 

 

 -  Ton… Ton armée ? Tu… Tu veux dire qu’il y en a d’autres comme toi ? 

 

 -  C’est tout à fait ça. J’ai juste modifié ma manière de faire pour « recruter » ceux constituant mon groupe, et j’ai dû trouver un lieu où personne ne se douterait ce qu’on y prépare. Je ne pratique plus d’enlèvements. Je dois avouer que c’était peut-être un peu radical et trop brutal à l’époque…

 

-   Ils sont consentants ? C’est ça que tu essaie de me dire ? 

 

 -  Tout à fait. Mes pouvoirs ne me permettent pas seulement de prendre la « peau » d’un animal. Je peux aussi, à l’occasion, glisser mon esprit dans le corps d’un être humain. Il me prête son corps, en toute connaissance de cause. A chaque fois, j’emprunte le corps humain d’un membre de mon groupe, et j’approche en plusieurs étapes ceux amené à être des potentiels. Je leur explique ce qu’ils sont, je leur montre des preuves, et ils finissent toujours par me suivre…

 

 -  Et tu voudrais que moi aussi je te suive, c’est ça grand-père ?

 

 -  Tu as tout compris. Je sais que tu es plus intelligent que ton père. Tu sais au fond de toi que ce que je fais est juste. J’agis au nom du futur de tous les amérindiens. Si tu es d’accord pour que ce pays change par notre action, rejoins-moi. Tu as juste à me dire que tu veux me suivre, et je t’indiquerais le chemin pour te rallier à notre groupe. Nous sommes déjà plus d’une centaine de nouveaux Skinwalkers, prêt à fondre sur Window Rock. La première étape du futur changement de l’Amérique. Et pour accentuer les symboles, nous fonderons sur la ville le jour d’Halloween. Traditionnellement, il s’agit du jour, pour les non-amérindiens, où les frontières des mondes se réduisent. Ce sera parfait. Ce jour-là, la frontière entre nous et eux vas se briser également…

 

Nous discutions encore un long moment. Lui dans ma tête, moi à voix basse. Il m’exposait son programme de « remise à niveau » de la société américaine, qui passait par une prise de contrôle des « pantins » de Window Rock, qui acceptaient tous les compromis du gouvernement américain sans sourciller. Ce qu’il n’acceptait pas. J’avoue qu’au début, j’étais sceptique, mais plus notre conversation avançait, plus je comprenais et adoptais son point de vue. Je n’étais pas dupe : je savais que son plan consistait en une sorte de gigantesque insurrection le jour d’Halloween. Tout un symbole ce jour, comme il me l’avait indiqué. Mais j’avais vu la misère que ma famille vivait au quotidien, parvenant tout juste à vivre de l’élevage de nos moutons. Et nous étions plutôt bien lotis. D’autres vivaient bien plus misérablement, sans que ça alarme plus que ça le gouvernement. Quel que soit le président, aucun ne s’est vraiment penché sur le sort des amérindiens, relégués à l’histoire, malgré toute l’aide que nous apportons chaque jour au fonctionnement du pays dans divers domaines.

 

Si Grand-Père pouvait changer les choses, même si ça passait par une action violente au départ, ce serait un mal pour un bien s’il pouvait vraiment apporter de vraies solutions. Alors, j’ai fini par accepter sa proposition, après avoir pesé le pour et le contre. Contrairement à papa, je voyais ce que grand-père pouvait apporter comme renouveau aux conditions de vie des amérindiens. Et c’était plus que louable. Il m’a indiqué où se situait son petit groupe, et dès le lendemain, j’ai trouvé le prétexte de me rendre à Window Rock pour un entretien d’embauche pour partir de la maison. J’ai feint me rendre en ville, et je me suis rendu à l’extérieur, suivant les instructions de mon grand-père. Un homme m’attendait. Il m’a emmené vers la cachette des Skinwalkers, quelques kilomètres plus loin. J’ai pu discuter plus en profondeur avec Ahiga, et il a commencé à me former.

 

Il a été très étonné de ma rapidité d’adaptation, encore plus rapide que ça ne l’avait été pour lui -même. Pour ne pas alerter mes parents, je revenais chaque soir à la maison, leur racontant une fausse journée de travail. J’ai joué à ce petit jeu pendant une semaine, sans qu’ils aient de soupçons, et puis, j’ai dit que j’avais trouvé autre chose en dehors de la réserve, un emploi plus stable et mieux rémunéré. Ils étaient ravis de cette nouvelle. Ce nouveau mensonge me permettait d’avoir une formation plus intensive. Mon grand-père avait tenu à assurer celle-ci personnellement. J’ai très vite progressé, apprenant à maîtriser mes facultés innées de Skinwalker, pouvant changer de forme. Pour l’instant, je ne peux que prendre l’apparence d’un loup, mais c’est déjà beaucoup. Grand-père peut prendre 5 apparences différentes, en plus de pouvoir incruster son esprit dans le corps d’un homme. J’espère pouvoir arriver un jour à ce niveau. En dehors de grand-père, seuls 12 Skinwalkers sont capables des mêmes capacités. Sur les 124 du groupe.

 

Il a fallu 1 mois intensif, mais je suis désormais opérationnel en tant que soldat de l’armée de Grand-Père, grâce à mon extrême adaptabilité, ayant fortement impressionnés nombre de membres du groupe, grand-père compris, et on s’est déjà mis en route vers Window Rock. Pour aller plus vite, on a tous revêtu nos formes animales. Entre-temps, d’autres ont subi des formations, d’autres ont rejoints le mouvement. Ils ne sont pas tous prêt, une partie est restée à la planque. Mais nous sommes tout de même fort de 147 Skinwalkers, de quoi prendre possession de la capitale Navajo sans la moindre difficulté. Pour commencer... A l’heure où vous entendrez ce message, Window Rock sera sûrement tombée, et une nouvelle ère va débuter. Désormais, Halloween sera la date où tout a changé. Pas seulement pour les Navajos, les Diné. Mais pour tous les peuples amérindiens…

 

Publié par Fabs