21 oct. 2023

SKINWALKERS (Challenge Halloween/Jour 20)

 


Bien que solidement ancré dans le monde moderne, mon peuple a gardé ses croyances. J’ai été élevé en apprenant l’histoire de mes ancêtres, et en vénérant la nature qui nous apporte chaque jour ses bienfaits. Mes parents sont d’honorables éleveurs de moutons, et mon frère est un guide fort apprécié par les touristes venant séjourner au sein des Hogans, nos habitations traditionnelles, présent à Window Rock, la localité servant de capitale a notre peuple, la nation Navajo, au sein du Comté Apache, au sein de l’état américain d’Arizona. Pour ma part, bien que mes parents aimeraient me voir suivre la même voie qu’eux dans l’élevage, j’aspire depuis longtemps à devenir un grand musicien, dans la droite lignée du groupe BlackFire, célèbre formation populaire chez nous de Punk Rock, et dont les membres, tous frères et sœurs, sont connus pour militer très activement pour les droits des amérindiens.

 

Mon frère est déjà mon plus grand fan, et c’est à lui que je dois d’avoir la guitare que je possède. C’était la sienne avant. Lui aussi voulait percer dans ce domaine, pour changer le quotidien de notre famille, mais il a vite compris qu’il n’était pas destiné à cette voie, et s’est donc tourné vers une carrière plus « classique » en termes de travail. Ses connaissances de la région, à force d’aider nos parents pour s’occuper de notre troupeau, l’ont fait se diriger naturellement vers le métier de guide pour les touristes, en plus d’un poste de serveur auprès d’un Bed and Breakfast de Window Rock, tenu par notre oncle. Comme vous voyez, tout reste dans la famille. Nous sommes très soudés, et mon frère Gad m’a un jour surpris à jouer un morceau sur sa guitare, et surtout très étonné de voir que j’étais naturellement doué. Bien plus que lui ne l’était à mon âge, tel qu’il me l’a avoué. C’est pourquoi il est mon meilleur soutien à persévérer dans cet objectif de carrière.

 

Mais en fait, la musique n’est pas la seule chose pour laquelle j’ai vite assimilé les bases. Ce fut le cas pour d’autres domaines divers, apprenant des tâches extrêmement rapidement, comme par magie. Mes parents n’aiment pas que j’emploie ce terme, bien qu’ils ne veuillent pas me donner plus de détails. Ils se ferment à toute conversation dès lors que j’évoque mon « don » à m’adapter à tout et n’importe quoi, au même titre qu’un caméléon se fondant dans son environnement. Ne pouvant avoir d’explication de leur part, j’ai demandé à Gad s’il savait pourquoi ce mot avait quasiment un sens tabou pour nos parents. J’ai vu à ses yeux que lui aussi semblait gêné, mais c’était surtout du fait qu’il ne voulait pas que notre père, principalement, l’entende évoquer cette partie « interdite » de l’histoire de notre famille, et même de l’ensemble de notre peuple. A demi-mots, il m’indiqua alors qu’il me dirait ce qui en est le moment venu, quand on serait seuls tous les deux, hors du cercle familial.

 

J’ai accepté ce « deal » de Gad, et ai attendu qu’une opportunité se montre. Elle arriva lors de l’Hozhoo Naasha, une fête traditionnelle se déroulant sur 5 jours, où danses, chants, parades et rodéos constituent l’occasion d’attirer nombre de touristes ravis d’assister à ce florilège mélangeant modernisme et culture traditionnelle navajo. Enfin je dis Navajo, parce que c’est le terme qui nous désigne quand on n’est pas de notre peuple, mais en réalité, nous préférons un terme qui est plus propre à notre langue : Diné, ce qui signifie tout simplement « le peuple ». D’ailleurs, notre langage reste toujours aujourd’hui comme une forme de barrière de compréhension pour beaucoup de personnes n’ayant pas l’habitude de nous côtoyer. Elle est si particulière qu’elle a servi pendant la 2nd Guerre Mondiale, lors de la guerre du Pacifique aux services secrets américains pour les messages confidentiels.

 

Plusieurs auxiliaires Diné traduisirent les textes les plus confidentiels, avant qu’ils ne soient chiffrés. Une technique qui empêcha les japonais de parvenir à « casser » le code. Et aujourd’hui encore, on fait appel à des gens de notre peuple pour complexifier certains codes informatiques, et les rendre extrêmement difficiles d’accès pour les hackers, en mixant langue Diné, chiffres et lettrage anglais classique. C’est quelque chose dont on est assez fier, car cela nous démarque de la plupart des autres tribus apaches, auxquelles les Diné sont apparentés. Bref. Profitant de la fête, et que nos parents, ainsi que notre oncle, soient occupés à se divertir sans s’occuper d’autre chose, Gab m’entraîna à part des festivités, au sein d’une grange, et m’expliqua le pourquoi de leur réticence à ce que j’emploie le mot « magie » pour parler de mes dons naturels d’adaptation d’apprentissage dans divers domaines. 

 

Pour cela il faut remonter à loin dans notre histoire, à ses fondements même, afin de comprendre tous les aléas de ce véritable héritage familial craint par nos parents, mais aussi, comme j’allais l’apprendre également, par d’autres membres de notre peuple, au sein de la réserve. Entre 1300 et 1500, une vague d’émigration de Dinés se sépare du groupe principal situé au Canada, qui a longtemps été le lieu d’implantation phare de notre peuple, et se dirige vers le Sud-Ouest des Etats-Unis et le nord du Mexique. C’est au cours de cette période « canadienne » que va se développer le lien étroit entre les Dinés et la nature, au sein de cette contrée encore sauvage à cette époque. Pour pouvoir survivre aux nombreux dangers, ils ont dû apprivoiser les éléments naturels de la région, la flore, et la faune, l’étudiant, l’analysant, jusqu’à en adopter plusieurs facteurs, donnant naissance à des rites divers pour obtenir la protection des esprits envers l’environnement alentour, pas toujours ravi de la présence de ces « intrus ». 

 

Notamment les coyotes, contre qui les Dinés étaient souvent obligés de se défendre, attaquant les camps en meute pour y trouver la nourriture qui les attiraient. Contrairement aux loups et autres bêtes sauvages, qui évitaient la plupart du temps de s’approcher des lieux de vie des tribus, les coyotes, eux, se montraient plus hardis. Ce qui valut à cet animal le statut de représentation du mal, qui perdura dans la culture de notre peuple. L’étude de diverses manifestations météorologiques, de plantes aux particularités surprenantes, suivant des processus d’associations complexe, ayant demandés des années d’essais pour en faire ressortir tous les secrets, tout cela mena aux hommes-médecines à développer des facultés propres à chasser les « démons » qu’étaient les coyotes, principale source de danger.

 

Seulement, pour apprendre à éloigner le mal, il fallait comprendre son fonctionnement, et en adopter l’essence. C’est ainsi que naquit la magie au sein des Dinés. Mais si elle permettait effectivement de contrer les actions du « mal », elle avait un revers : les hommes- médecines l’utilisant devaient modérer son utilisation, sous peine de céder à son côté sombre, et se rapprocher de trop près de la nature de l’ennemi principal, et devenir eux-mêmes des bêtes gorgées du mal qu’ils cherchaient à combattre. Certains hommes-médecines ou shamans parvinrent à résister à ces pendants emplis de noirceur contenus dans la magie, et réussirent à séparer le bon du mauvais dans l’utilisation de ces techniques, établissant des sortes de « règles » immuables pour ne pas se laisser tenter par le mauvais versant. Cependant, d’autres shamans, attirés par la puissance physique et spirituelle de ce côté sombre de la magie, bien plus importante que sa partie « claire », adoptèrent cette noirceur comme base de leurs pouvoirs, faisant se consumer leurs âmes, et contrôlés invariablement par l’esprit du coyote, représentant le mal qu’ils étaient censés combattre.

 

Ils devinrent des sorciers, s’opposant aux shamans par leurs méthodes, et pouvant se fondre littéralement dans le corps de l’animal représentatif de ce mal, à savoir donc le coyote, et d’autres animaux affiliés à ce dernier, comme le loup, le corbeau et parfois le chien, même si dans le cas de celui-ci, cela dépend des tribus, suivant le rapport de danger qu’elles ont avec cet animal. Sachant qu’en l’occurrence il ne s’agit pas de chiens domesticables, mais bel et bien de chiens sauvages, souvent issus de croisement entre plusieurs types de canidés, comme les loups et les chiens domestiques. Et quand je dis se fondre dans le corps de ces animaux, ce n’est pas au sens spirituel, mais bien physique. C’est-à-dire qu’ils ont la faculté de se métamorphoser en coyote, en loup, en chien ou en corbeau. Des dissensions au sein des tribus prirent forme, obligeant celles-ci à chasser les sorciers ayant cédés au mauvais côté de la magie, de peur qu’ils finissent par offrir les membres de la tribu en offrande à leur nouveau dieu.

 

Les mythes tournant autour de la naissance de l’homme et de la femme par le Dieu Coyote, afin qu’il se divertisse, et faisant en sorte que les hommes s’affrontent dans ce but, sont les conséquences directes de ces deux magies distinctes. Néanmoins, les shamans devant transmettre leur savoir quand ils sentent qu’ils vont quitter le monde des hommes, éduquent leurs apprentis, ceux qui sont amenés à les remplacer une fois qu’ils seront partis, apprennent les deux versants de la magie, la bonne et la mauvaise, afin qu’ils sachent comment combattre le côté sombre s’il y est confronté. Le shaman doit être suffisamment fort d’esprit pour n’utiliser que la bonne magie pour le bien de sa tribu. Les esprits plus faibles, cédant à l’autre côté et devenant sorcier ne peuvent que nuire au bien-être de ceux et celles dont il a la charge de protection.

 

C’est à cause de ces dissensions, dit-on, qu’a débuté cette 2ème vague d’émigration dont je vous ai parlé plus tôt, et ayant amené les Diné vers une région où vivent déjà des tribus Comanches, Pueblos, Utes et Païutes. La nature vindicative des ces Dinés, qu’on suppose menés par un sorcier plutôt qu’un shaman, les font s’affronter avec les divers clans occupant la région. Conflits qui vont durer des années, avant que, se rendant compte que ces combats ne mènent à rien, et sont dus à l’influence des sorciers, finissent par chasser ces derniers, et s’installent au cœur d’une région que les colons espagnols vivant également en ces lieux nomment Apacheria, qui donnera son nom aux différents clans et tribus Apaches, dont les Navajos.

 

Les années et les siècles passèrent, et nombre d’autres conflits éclatèrent entre des tribus étant retombés sous la coupe de sorciers autrefois chassés, ayant profité de la mort de shamans pour prendre leur place, et les colons espagnols, ainsi que mexicains. A partir de 1849, ce fut face au gouvernement des Etats-Unis que les Dinés, les Navajos si vous préférez pour mieux vous situer, furent confrontés. Des affrontements qui trouvèrent une issue funeste, suite à une campagne menée par Kit Carson, et menant à un épisode tragique de l’histoire Navajo, celle de la « Longue Marche », une déportation qui verra mourir plusieurs milliers des leurs entre 1864 et 1868.

 

Par la suite, les Navajos apprirent à vivre à cohabiter, la plupart des sorciers sont morts, et les rares survivants parmi ceux-ci sont systématiquement chassés des tribus, dès lors que leur nature est connue. Cependant, il y eut un évènement majeur qui se déroula dans l’une des tribus dans les années 40. La naissance de 4 enfants mâles de la même femme à quelques minutes d’intervalle l’un de l’autre. Vous allez me dire que ce n’est pas vraiment quelque chose d’étonnant, mais dans notre culture, et à l’époque où se sont déroulés les faits, c’était quelque chose d’exceptionnel. Et surtout, le chiffre 4, dans la culture Navajo ou Diné, revêt une symbolique divine. Ces 4 enfants firent donc l’objet de toutes les attentions. Parmi eux, figurait mon grand-père, d’après ce que m’apprit Gab. Et très vite, il montrait des dispositions à devenir Shaman, de manière beaucoup plus importante que ses 3 frères. Mais pas dans la direction qu’il aurait fallu.

 

Au même titre que d’autres, le Shaman qui lui apprit les rudiments de sa future fonction, insista sur le fait de choisir la bonne magie plutôt que l’autre, bien qu’il se devait de connaître les deux. Mais Ahiga, le prénom de mon grand-père que je n’ai donc jamais connu, se laissa tenter, ce qui allait le mener à devenir un sorcier malveillant, communément appelé dans notre culture, un Skinwalker, un marcheur de peau, du fait de sa faculté à se transformer en animal affilié au mal. Ahiga, à l’aube de ses 20 ans, conscient que son choix risquait de lui valoir une expulsion de la tribu, usa de son pouvoir pour tuer ses 3 frères, ainsi que le chaman lui ayant appris ce qu’il savait. La tribu, terrifiée de ses pouvoirs, ce dernier faisant une démonstration de ceux-ci pour bien montrer que chacun lui devait obéissance, se résigna à se soumettre au moindre de ses désirs. Y compris lorsque Ahiga désira prendre pour épouse une fille de la tribu, transgressant un tabou inimaginable.

 

Il faut savoir que chaque Navajo n’a pas le droit de se marier ou même avoir une relation, aussi éphémère soit-elle, avec un membre de la tribu dont il fait partie. C’est une manière de pérenniser celle-ci, et toute atteinte à cette règle peut déclencher le malheur au sein du clan. Mon père est né 2 ans après cette union interdite, et déjà la tribu avait subi nombre de conséquences de cette transgression. Morts de nombreux animaux des troupeaux, végétation aux alentours du camp devenue toxique, libérant d’étranges vapeurs, déflagrations de plusieurs Hogans, puits tari, obligeant à déplacer le camp régulièrement, et surtout de nombreux cas de maladie rares, voire des décès en pleine nuit sans cause apparente. A savoir que la maladie, dans la culture navajo, est considéré comme une rupture de l’Harmonie propre aux fondements de l’idéologie de notre peuple. Comme je vous l’ai dit auparavant, la nature revêt une importance fondamentale pour notre peuple, car c’est un symbole d’harmonie.

 

Elle s’adapte aux changements, et chaque animal, plante, phénomène météorologique constitue un élément d’un tout. C’est l’Hozho, l’Harmonie. Pour conserver cette harmonie au sein de la tribu, les dieux sont invoqués, des offrandes offertes, des danses rituelles sont pratiquées. Parmi ces cérémonies, nombre ont pour vocation de rendre l’harmonie à un membre du Diné avec le monde qui l’entoure. Des cérémonies qui peuvent s’étaler sur plusieurs jours et nuits et consacré à divers stades de l’Hozho : santé, stress, mort d’un proche. Autant de circonstances pouvant mener à la maladie, qu’elle soit d’ordre virale ou psychologique, et donc une perte de l’harmonie nécessaire à une bonne vie. Et depuis la prise de pouvoir d’Ahiga, cette harmonie s’est brisée totalement, faisant s’enchainer nombre de décès, fuir des membres de la tribu, retrouvé à leur tour mort peu de temps après par un animal, ou par un élément de la nature. Éboulement, noyade à la suite d’une chute dans une rivière, attaque d’un animal sauvage, empoisonnement après avoir mangé un fruit…

 

La naissance de mon père redonna un léger espoir, car aucune naissance n’avait eu lieu depuis les 2 ans la précédant, causant la déchéance de la tribu, et accentuant la perte d’harmonie.  Pour compenser le manque de nourriture faisant parfois défaut, il imposait aux hommes et femmes du camp à voler dans d’autres tribus, voire en dehors de la réserve allouée aux Navajos. Si cela ne suffisait pas il usait de ses pouvoirs de transformation pour attaquer les camps visés. Dans le même temps, il avait la faculté de déterminer quels membres de la tribu avait les mêmes dispositions que lui à devenir un Skinwalker, et il forma plusieurs d’entre eux aux méandres de la magie, mais en se limitant à leur apprendre la mauvaise magie, celle qui avait fait de lui ce qu’il était. Quand mon père est né, 4 autres Skinwalkers avait ainsi été formé, permettant des attaques ciblées fulgurantes, où des morts par dizaines se comptait après leur passage. Toute personne montrant des signes de résistance était tuée, pendant que, durant l’attaque, d’autres hommes de la tribu était chargé de piller les réserves du camp investi.

 

Des opérations rondement menées dont la nouvelle se répandit. On annonçait qu’un groupe de ces sorciers malveillants avait pris possession d’une tribu, imposant sa loi, et semant la terreur au sein d’autres tribus. Parfois, des enlèvements étaient pratiqués quand Ahiga repérait un « potentiel », un futur Skinwalker pouvant grossir les rangs de sa troupe, qu’il se chargeait de former. Si celui-ci ne se montrait pas obéissant et refusait de devenir un nouvel élément de sa petite armée en devenir, il était tué sans ménagement, et son corps était exposé aux abords d’autre camps, à titre d’avertissement. En grandissant, mon père a été témoin de nombre d’horreurs pratiqués par mon grand-père, et personne parmi les autres tribus n’osait montrer de résistance, ou tenter de mettre fin à son règne de terreur. Un « règne » qui dura de longues années, jusqu’à ce que mon père atteigne l’âge requis pour devenir, lui aussi, un Skinwalker, selon le désir de mon grand-père, ayant décelé en lui un « potentiel ».

 

Il avait 13 ans, et, malgré son jeune âge, était pleinement conscient du monstre, dans tous les sens du terme, qu’était son père. Entre-temps, Ahiga eut un autre fils, mon oncle, certainement promis à devenir, lui aussi, un « potentiel », et un futur Skinwalker. Mon père était très proche de son jeune frère, et s’imposa comme un protecteur envers lui, voulant le sauver de mon grand-père. C’est pour lui, pour sa mère, et pour tous les autres soumis que, sans rien laisser transparaître à Ahiga, il mit en place un plan qui permettrait de libérer la tribu du joug de ce dernier, avec la complicité d’adultes et de jeunes de son âge. Des jeunes enlevés dans d’autre camps, prévus d’être formés à leur tour dans les semaines à venir. Mon père profita de la sortie de mon grand-père avec sa « troupe », pour préparer le terrain au retour du groupe. Quand celui-ci revint, il fut étonné de trouver un camp vide. Appelant, il n’obtint aucune réponse, quand il vit soudain qu’à plusieurs endroits, des branchages caractéristiques avaient été disposés, et des signes gravés sur les Hogans. Un piège mystique. Tout le village avait été pensé pour bloquer Ahiga et son groupe. Bientôt, au signal de mon père, plusieurs projectiles enflammés fendirent l’air, s’abattant avec précision sur les endroits où avaient été placés les divers branchages, préalablement imbibés d’une substance inflammable, et créant un brasier infernal.

 

Les cris de la troupe d’élite d’Ahiga brisaient le silence des environs du camp, des cris déchirants de douleur, accentué des crépitements de la chair brûlée par les flammes, durant de longues heures. Jusqu’à ce que plus aucun son ne parvienne au petit attroupement des anciens soumis du sorcier. Cependant, quand mon père se rendit sur les cendres du camp, il ne trouva que 6 corps calcinés, correspondant aux Skinwalkers formés par Ahiga. Mais le corps de ce dernier était introuvable. Les connaissances en magie du sorcier étaient très étendues, et il était plus que probable qu’il ait trouvé une parade pour contrer le sort mis en place par mon père. Malgré tout, il devait être fortement affaibli, et surtout, il était désormais seul, sans plus aucune puissance de frappe, et il ne serait donc plus un danger pour personne.

 

Depuis ce jour, Ahiga n’a plus donné signe de vie, et on suppose qu’il a fini par mourir quelque part, dans l’anonymat le plus complet. Ma grand-mère mourut de sa belle mort un an plus tard, ayant gardé en elle des traces indélébiles des actes de son mari. Un mariage qu’elle n’avait pas choisi, imposé par Ahiga. Plus tard, mon père a rencontré ma mère, ayant trouvé un travail à Window Rock, tout comme son frère, chacun dans un domaine différent. Il travailla dur pour se payer une maison en dehors de la localité, et obtenir de quoi acheter quelques bêtes, qui constituèrent le point de départ de son élevage, tel que je le connaissais aujourd’hui. Voilà ce que m’expliqua mon frère, et qui me permettait de mieux comprendre l’appréhension de mon père envers la « magie », et tout mot y faisant référence. Je remerciais Gad de ces précieuses informations, et après ça on retourna à la fête.

 

J’avais la tête pleine de questions. De ce que je savais, Ahiga n’était pas mort, et avait juste disparu sans que personne ne sache ce qu’il était devenu, et mon père avait hérité des facultés de ce dernier, bien que j’aie bien compris qu’il ne voulait plus s’en servir. Il l’a fait une seule fois, pour libérer sa tribu et les autres soumis à la volonté de son père. Et il y avait un petit détail dont je n’avais pas encore parlé à mon frère, concernant mes « dons ». A chaque fois que je voulais m’atteler à quelque chose que je ne connaissais pas, mais qui m’intéressais, j’avais comme des « flashs ». Des sortes de « mode d’emploi » me disant comment faire, dans quel ordre précis, suivant un processus particulier pour maîtriser la technique. Et… Il y avait toujours le visage d’un coyote dans ces songes éveillés. Au vu de ce que j’avais appris aujourd’hui sur le passé de mon père, sur mon grand-père, sur la transmission de ces pouvoirs, était-il envisageable que ces dons ne soient en fait que les gênes familiales dont j’avais hérité ?

 

Mais en ce cas, est-ce que Gad les avait aussi ? Je ne pense pas, sinon il serait devenu une star de la musique. Sans compter qu’il me l’aurait dit s’il avait vécu les mêmes types de songes que moi. Certes, je ne lui en avais pas parlé, mais ça ne changeait rien. Je sais très bien qu’avec tout ce qu’il m’avait appris, prenant le risque de m’en parler, sans que nos parents, et surtout mon père, soient au courant, s’il avait lui aussi un « héritage » d’Ahiga, il était évident qu’il me l’aurait également confié. Néanmoins, je ne sais pas si c’est le fait de savoir, mais mes « songes » en plein jour se multiplièrent les jours suivants, dès lors que je touchais un objet ou quoi que ce soit d’autres qui attisait ma curiosité. Une sorte d’apprentissage accéléré. Ça m’intriguait et ça m’inquiétait en même temps. Il y avait toujours ce coyote, mais il semblait différent. Il avait des traits plus humains.

 

A partir de là, je me demandais si ce coyote ce n’était pas Ahiga, mon grand-père. Son corps n’a jamais été retrouvé. On n’a fait que supposer qu’il soit mort, quelque part dans la Réserve ou au-dehors, mais il n’y avait aucune certitude. A chaque nouveau songe, les traits humains se précisaient, le coyote laissait la place à l’homme, jusqu’à ce qu’un jour, il n’y eut plus que l’homme. Je n’avais jamais vu une photo, un dessin ou je ne sais quoi d’autre le représentant, donc j’ignorais de quoi il avait l’air avant ça. Mais, au fond de moi, je savais qu’il s’agissait de mon grand-père. Il devait passer par ces songes pour prendre contact avec moi. Il avait dû sentir que j’étais un « potentiel » moi aussi, malgré la distance. Mais peut-être n’était-il pas si éloigné que ça, et qu’il m’observait, ne manquant rien de la progression de mes « dons », suivant ses conseils chevronnés qu’il m’envoyait psychiquement. Les jours passaient, et un jour, ça ne se limitait plus à un visage, mais aussi à une voix, s’adressant directement à moi :

 

 -  Adriel… Je sais que tu sais… Tu sais qui je suis…

 

Ne voulant pas alerter mes parents ou même mon frère, je parlais à voix basse, comme pour répondre à la voix que j’entendais dans ma tête. 

 

 -  Ahiga ? Enfin, je veux dire Grand-Père ? 

 

 -  C’est bien moi. Tu connais mon histoire, inutile donc de te la redire. Si ce n’est que beaucoup de mensonges t’ont été dit. Ton père, mon fils, il n’a pas compris ce que j’essayais de mettre en place, petit à petit, la société que j’ai tenté d’ériger. Mais j’ai eu le temps de reformer un groupe depuis toutes ces années, et je suis prêt à reprendre le chemin du but, de l’objectif qui a été interrompu…

 

 - Mon frère m’a dit que vous enleviez des enfants, voliez des camps, forçant les gens à devenir comme vous, grand-père… Ce sont des mensonges ? 

 

 -  J’ai effectivement fait toutes ces choses, mais elles ont été mal comprises. Ce que je veux, c’est redonner la puissance à notre peuple, montrer aux non-amérindiens que nous ne sommes pas des sous-hommes tout juste bons à être relégués dans une réserve…

 

 -  Les choses ont changé depuis ton époque grand-père. Window Rock accueille toutes sortes de nationalités, notre peuple bénéficie de contrats avec le gouvernement américain pour l’exploitation du pétrole et du gaz présent sur nos territoires, ce qui apporte des revenus conséquents. Sans oublier le commerce du bétail, les souvenirs, les visites guidées…

 

 -  Ce ne sont que des preuves de plus que nous continuons d’être opprimés ! Nous sommes toujours dans des réserves. Le pétrole, le gaz, nous devrions être les seuls à l’exploiter et récolter tout ce qui en résulte. Quand au tourisme, cela montre bien à quel point nous ne sommes considérés que comme des animaux dans un zoo qu’on vient voir…

 

 -  Je n’avais jamais vu la situation comme ça…

 

 -  Et dis-moi, trouve-tu normal que certains d’entre nous n’ont toujours pas accès à l’eau potable et l’électricité, malgré tout le « modernisme » qu’on est censé avoir, grâce aux miettes offertes par les exploitants des puits ? 

 

 -  Je… Je ne sais pas quoi répondre à ça. Je ne sais pas tout…Papa saurait répondre mieux que moi…

 

 -  Ton père s’est mis des œillères depuis des années. Il refuse de voir l’évidence. Je peux changer tout ça. Toi aussi, si tu me rejoins. Si tu rejoins mon armée. 

 

 -  Ton… Ton armée ? Tu… Tu veux dire qu’il y en a d’autres comme toi ? 

 

 -  C’est tout à fait ça. J’ai juste modifié ma manière de faire pour « recruter » ceux constituant mon groupe, et j’ai dû trouver un lieu où personne ne se douterait ce qu’on y prépare. Je ne pratique plus d’enlèvements. Je dois avouer que c’était peut-être un peu radical et trop brutal à l’époque…

 

-   Ils sont consentants ? C’est ça que tu essaie de me dire ? 

 

 -  Tout à fait. Mes pouvoirs ne me permettent pas seulement de prendre la « peau » d’un animal. Je peux aussi, à l’occasion, glisser mon esprit dans le corps d’un être humain. Il me prête son corps, en toute connaissance de cause. A chaque fois, j’emprunte le corps humain d’un membre de mon groupe, et j’approche en plusieurs étapes ceux amené à être des potentiels. Je leur explique ce qu’ils sont, je leur montre des preuves, et ils finissent toujours par me suivre…

 

 -  Et tu voudrais que moi aussi je te suive, c’est ça grand-père ?

 

 -  Tu as tout compris. Je sais que tu es plus intelligent que ton père. Tu sais au fond de toi que ce que je fais est juste. J’agis au nom du futur de tous les amérindiens. Si tu es d’accord pour que ce pays change par notre action, rejoins-moi. Tu as juste à me dire que tu veux me suivre, et je t’indiquerais le chemin pour te rallier à notre groupe. Nous sommes déjà plus d’une centaine de nouveaux Skinwalkers, prêt à fondre sur Window Rock. La première étape du futur changement de l’Amérique. Et pour accentuer les symboles, nous fonderons sur la ville le jour d’Halloween. Traditionnellement, il s’agit du jour, pour les non-amérindiens, où les frontières des mondes se réduisent. Ce sera parfait. Ce jour-là, la frontière entre nous et eux vas se briser également…

 

Nous discutions encore un long moment. Lui dans ma tête, moi à voix basse. Il m’exposait son programme de « remise à niveau » de la société américaine, qui passait par une prise de contrôle des « pantins » de Window Rock, qui acceptaient tous les compromis du gouvernement américain sans sourciller. Ce qu’il n’acceptait pas. J’avoue qu’au début, j’étais sceptique, mais plus notre conversation avançait, plus je comprenais et adoptais son point de vue. Je n’étais pas dupe : je savais que son plan consistait en une sorte de gigantesque insurrection le jour d’Halloween. Tout un symbole ce jour, comme il me l’avait indiqué. Mais j’avais vu la misère que ma famille vivait au quotidien, parvenant tout juste à vivre de l’élevage de nos moutons. Et nous étions plutôt bien lotis. D’autres vivaient bien plus misérablement, sans que ça alarme plus que ça le gouvernement. Quel que soit le président, aucun ne s’est vraiment penché sur le sort des amérindiens, relégués à l’histoire, malgré toute l’aide que nous apportons chaque jour au fonctionnement du pays dans divers domaines.

 

Si Grand-Père pouvait changer les choses, même si ça passait par une action violente au départ, ce serait un mal pour un bien s’il pouvait vraiment apporter de vraies solutions. Alors, j’ai fini par accepter sa proposition, après avoir pesé le pour et le contre. Contrairement à papa, je voyais ce que grand-père pouvait apporter comme renouveau aux conditions de vie des amérindiens. Et c’était plus que louable. Il m’a indiqué où se situait son petit groupe, et dès le lendemain, j’ai trouvé le prétexte de me rendre à Window Rock pour un entretien d’embauche pour partir de la maison. J’ai feint me rendre en ville, et je me suis rendu à l’extérieur, suivant les instructions de mon grand-père. Un homme m’attendait. Il m’a emmené vers la cachette des Skinwalkers, quelques kilomètres plus loin. J’ai pu discuter plus en profondeur avec Ahiga, et il a commencé à me former.

 

Il a été très étonné de ma rapidité d’adaptation, encore plus rapide que ça ne l’avait été pour lui -même. Pour ne pas alerter mes parents, je revenais chaque soir à la maison, leur racontant une fausse journée de travail. J’ai joué à ce petit jeu pendant une semaine, sans qu’ils aient de soupçons, et puis, j’ai dit que j’avais trouvé autre chose en dehors de la réserve, un emploi plus stable et mieux rémunéré. Ils étaient ravis de cette nouvelle. Ce nouveau mensonge me permettait d’avoir une formation plus intensive. Mon grand-père avait tenu à assurer celle-ci personnellement. J’ai très vite progressé, apprenant à maîtriser mes facultés innées de Skinwalker, pouvant changer de forme. Pour l’instant, je ne peux que prendre l’apparence d’un loup, mais c’est déjà beaucoup. Grand-père peut prendre 5 apparences différentes, en plus de pouvoir incruster son esprit dans le corps d’un homme. J’espère pouvoir arriver un jour à ce niveau. En dehors de grand-père, seuls 12 Skinwalkers sont capables des mêmes capacités. Sur les 124 du groupe.

 

Il a fallu 1 mois intensif, mais je suis désormais opérationnel en tant que soldat de l’armée de Grand-Père, grâce à mon extrême adaptabilité, ayant fortement impressionnés nombre de membres du groupe, grand-père compris, et on s’est déjà mis en route vers Window Rock. Pour aller plus vite, on a tous revêtu nos formes animales. Entre-temps, d’autres ont subi des formations, d’autres ont rejoints le mouvement. Ils ne sont pas tous prêt, une partie est restée à la planque. Mais nous sommes tout de même fort de 147 Skinwalkers, de quoi prendre possession de la capitale Navajo sans la moindre difficulté. Pour commencer... A l’heure où vous entendrez ce message, Window Rock sera sûrement tombée, et une nouvelle ère va débuter. Désormais, Halloween sera la date où tout a changé. Pas seulement pour les Navajos, les Diné. Mais pour tous les peuples amérindiens…

 

Publié par Fabs

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire