30 mai 2024

PHAEDORIA


 

Il fut un temps où j’adorais cet endroit. Les eaux limpides ; les berges et son sable blanc, une particularité de la région ; ses bois et sa faune tout autour ; la mythologie y étant rattachée… Le lac Stymphale fait partie de ces endroits empli d’un charme qui vous envahit dès lors qu’on pose le regard dessus. Mais ça, c’était avant que je découvre son existence. Avant que j’apprenne ce dont elle était capable. Avant que je comprenne que tout ce qu’on pensait savoir sur les légendes circulant autour de ce lac étaient la pure vérité.

 

Dans l’histoire de mon pays, la Grèce, le lac Stymphale est auréolé de mystère depuis des milliers d’années. On y a recensé des dizaines de disparitions. Mais les autorités de la région des différentes époques où les drames ont eu lieu n’ont jamais retrouvé le moindre corps. Que ce soit sur les berges, les bois ou encore les eaux du lac. Celui-ci fut plusieurs fois sondé pourtant, dans le but justement d’y découvrir les restes rongés par le temps des malheureux s’y étant noyé. C’était la thèse la plus probable pour la police locale, et officiellement, nombre de personnes se rattachaient à cette explication. Même si jamais le moindre ossement n’a daigné se montrer aux enquêteurs, plus ou moins poussé à renforcer les recherches par les familles des disparus du fait de leurs liens avec des politiciens, la noyade restait le plus vraisemblable en tant que solution.

 

Mais ce n’était pas le cas de tout le monde. Pour certains, l’explication de la vase et son acidité importante, ayant pu dissoudre les corps ou s’affairer à les enfoncer profondément dans ses entrailles, selon ce qu’avançait les spécialistes en géologie et particularités des fonds aquatiques, ça n’avait pas de sens. Eux connaissaient la vérité sur le pourquoi de ces disparitions, qui n’appartenait pas à la logique du réel. Ils parlaient d’une silhouette attendant ses proies à la surface de l’eau. Une silhouette patientant jusqu’à ce que le moment propice pour s’emparer de la vie de ses futures victimes s’offre à elle. Ce serait cet être qui provoque les morts et dévorerait tout ce qui les constituait : chair, organes, et os. Rien n’échappe à sa voracité et rien ne reste après qu’elle se soit repue de sa cible.

 

On dit que cet être à l’apparence fantomatique serait une ancienne prêtresse abandonnée par les dieux, à cause de son extrême avidité. Il fut un temps où, dans l’antiquité, de nombreuses personnes venaient la solliciter pour obtenir une vision de leur avenir. La prêtresse, Phaedoria, était consciente de son lien avec les dieux et de ce que les pauvres hères venant à la porte de son temple pourraient lui apporter pour son propre confort. Elle n’hésitait pas à demander des sommes exorbitantes à ses clients, précisant que nulle autre qu’elle serait en mesure de leur donner ce qu’ils recherchaient : la perspective de connaître à l’avance leur destinée future, l’accepter, ou bien la contrer si elle s’avérait néfaste. Elle proposait même différentes solutions pour ces derniers, ce qui lui offrait la manne la plus importante de la part de ces visiteurs payants.

 

Apprenant leur destin funeste et épouvantés par la perspective de mourir, que ce soit eux ou leurs proches, ces hommes ou ces femmes étaient prêts à tous les sacrifices pour être les récipiendaires de ces solutions. Ceci pour éviter des drames à venir au sein de leurs familles. Phaedoria savait cela et se délectait de les déposséder de leurs moindres drachmes pour assouvir l’avidité qui la possédait. Les dieux, irrités de ses agissements, lui infligèrent un châtiment à la hauteur de ses actes. Son temple fut enseveli dans le sol, formant une excavation se voyant engloutie par les eaux. La prêtresse, bien qu’ayant réussie à s’extirper du temple avant qu’il disparaisse dans les profondeurs du Tartare situé loin en-dessous, ne parvint pas à échapper à la noyade, malgré ses tentatives vaines de rejoindre les berges du lac formé, car les Dieux l’éloignait au fur et à mesure de son objectif.

 

Pour éviter que l’on libère l’âme de Phaedoria, les Dieux firent des bois avoisinants, formant les contours du nouveau lac, le refuge de vils volatiles. Ceux-ci étaient chargés d’empêcher quiconque de s’approcher du centre du lac, où reposait la désormais sépulture de la prêtresse obsédée par la richesse qu’elle estimait lui être due, de par ses pouvoirs et son lien avec les cieux. C’est ainsi que naquit le mythe du Lac Stymphale et ses fameux oiseaux mangeurs de chair. Ceux-là même qui furent anéantis par Hercule, dans le cadre des 12 travaux qui lui furent imposés par Eurysthée. Avec les siècles, les dieux, dont le pouvoir résidait dans l’adoration du peuple grec envers leurs personnes, virent leur chute poindre avec le rejet de plus en plus important de la population de Grèce envers eux.

 

Le progrès, occasionné par les découvertes technologiques et agraires des Grecs, causa le glas de ces Dieux dont l’utilité n’était plus primordiale pour ceux et celles qui les vénéraient autrefois, et l’Olympe se transforma en un désert céleste. Les temples des divinités se vidaient de leurs représentants et leurs porteurs d’offrandes, pendant que les légendes et les mythes rattachés aux anciens maîtres de Grèce se tarirent et ne se résumèrent bientôt plus qu’à des histoires pour enfants relatés dans les livres. Le lac Stymphale perdura, mais désormais dépourvu de toute protection contre ce qui était englouti dans ses eaux. Au fil des années, il devint un lieu touristique prisé par les amoureux de la nature. De nombreuses cabanes furent érigées aux abords du lac, destinées à quelques privilégiés capables de donner l’argent nécessaire pour pouvoir bénéficier d’un séjour au sein d’un lieu paradisiaque, dont les sables blancs des berges faisaient partie. Une manière pour la municipalité proche de veiller à ce que le lac ne subisse pas les assauts de touristes étrangers indélicats ou de vandales incapables d’apprécier la beauté des lieux.

 

C’est pourquoi l’accès au lac était règlementé et était entouré de grilles sur tout son périmètre. Certaines parties spécifiques se voyaient dotés de caméras pour prévenir tout acte de saccage ou de non-respect de la propreté du site. Mes parents faisaient partie de ces riches personnes pouvant s’offrir le luxe d’un séjour au lac Stymphale. A l’époque, les nombreuses disparitions ayant quelque peu terni la réputation du lac, depuis l’instauration des structures à but lucratif, ne les inquiétèrent pas outre mesure. Les lieux étant moins demandés, les occupants des cabanes autour du lac se réduisaient à peau de chagrin, et seule notre famille profitait de ce cadre idyllique. L’entretien et la sécurité n’étant plus à l’ordre du jour, la municipalité chargée de veiller à la protection du site avait délaissé la maintenance des caméras, et plusieurs d’entre elles ne fonctionnaient plus. L’aura maudite du lac suffisait à éloigner quiconque aurait l’idée saugrenue de s’y introduire sans autorisation, dans le but d’y procéder à des actes de vandalisme ou tout autre projets punis par la loi.

 

Je n’avais que 7 ans à l’époque, et je ne me rappelle pas tous les détails. Mais ce séjour qui aurait dû être rempli de sérénité s’est transformé en drame. Bien qu’il ait évité de m’en parler cette année-là, en raison de mon jeune âge, mon père savait que ma mère était au seuil de la mort. Elle souffrait d’une maladie gangrénant ses organes peu à peu. Les médecins étaient impuissants face à ce mal insidieux dont ils ne comprenaient pas les composants et se retrouvaient donc démuni à le combattre. Mon père ne m’apprendrait ce fait que des années plus tard, lorsque l’on reviendrait au sein de ces lieux. Mais je reviendrais ultérieurement au présent. Pour reprendre le cours de mon récit, ma mère, malgré ce dont elle était atteinte, montrait un air radieux. Sans doute dans l’objectif de cacher la vérité au petit garçon que j’étais, en accord avec mon père. Ce séjour, il avait été voulu par mes parents pour permettre à ma mère de vivre des derniers instants de bonheur auprès de sa famille. Ceci dans un lieu propice à ce désir, avant que son corps ne la lâche définitivement. Cependant, c’est un autre mal qui allait nous l’arracher…

 

Ma mère aimait avoir des moments de solitude, dans le but évident de nous masquer, à mon père et moi, les douleurs qu’elle avait du mal à contenir. Il lui arrivait régulièrement de procéder à des balades nocturnes lorsque nous étions dans notre demeure familiale. Mon père ne s’en inquiétait pas, car nous vivions hors de la ville, en pleine campagne. Le voisin le plus proche habitait à plusieurs kilomètres de distance. C’est pourquoi, n’ignorant rien de la raison de ces sorties, bien que ma mère l’ai toujours nié, mon père a réagi de la même façon que chez nous quand il s’est aperçu de la place vide au sein de son lit la nuit du drame. Il s’est rendormi aussitôt, pensant que rien ici ne pourrait arriver.

 

Cependant, le lendemain, ma mère n’était pas rentrée de son escapade nocturne et mon père était en proie à une grande panique. Ce n’était pas dans les habitudes de Kinthia, le prénom de ma génitrice, de rester au-dehors une nuit entière, sans rentrer au petit matin. Il m’a empressé de m’habiller, sans être plus précis sur la raison de cette précipitation, m’indiquant juste que l’on devait rejoindre maman. Voyant qu’une barque manquait à l’appel, mon père m’a fait monter dans une autre et il a ramé comme un fou, appelant ma mère, m’enjoignant à faire de même. On a fini par retrouver la barque, échouée sur une berge, de l’autre côté du lac. Elle était vide. Il y avait plusieurs traces de sang sur le bois, ainsi quelques morceaux de tissu venant de la chemise de nuit que ma mère portait la nuit précédente. 

 

Désespéré, mon père a foncé dans les bois, m’entraînant avec lui, criant le prénom de ma mère à tue-tête. J’avais du mal à suivre le rythme effréné imposé par mon père. Celui-ci s’en aperçut. Il me prit dans ses bras, pleurant à chaudes larmes, sans que je comprisse pourquoi à ce moment. J’étais loin de m’imaginer que je ne reverrais jamais ma mère. Plus tard, on a fini par revenir à notre cabane et mon père a appelé la police, déclarant qu’il était arrivé malheur à son épouse. Environ trois quarts d’heures plus tard, une équipe arrivait au lac et s’employa à traquer tout indice pouvant indiquer la présence de ma mère quelque part. Mon père était incapable de s’occuper de moi, car trop empli d’angoisse quand au résultat des recherches. C’est une policière qui fut en charge de m’occuper et me rassurer, jouant avec moi pour me détourner du spectacle de mon père larmoyant, guère reluisant.

 

Finalement, après toute une journée, la réponse des enquêteurs fut sans appel : ma mère, qu’elle soit blessée ou sans vie, n’avait pu être retrouvée nulle part. Aucune trace d’elle. Mon père s’écroula de douleur sous mes yeux. Je ne comprenais rien de ce qui se déroulait, demandant quand ma mère allait revenir et pourquoi papa pleurait comme ça. Mon père a dû subir un suivi psychologique pendant de longs mois, avant qu’il soit reconnu capable de s’occuper à nouveau de moi. Pendant ce temps, j’avais été placé dans une famille d’accueil. Des gens très gentils qui m’ont expliqué que ma maman était partie au ciel, qu’elle y serait heureuse, et qu’il ne fallait pas que je m’inquiète pour mon papa : il serait bientôt à nouveau près de moi.

 

J’ai dû attendre 8 longs mois avant de retrouver une vie proche de ma celle d’avant ça. Mon père s’était remis de la perte de ma mère. Je sentais bien qu’il avait du mal à sourire quelquefois, mais je voyais qu’il faisait tous les efforts possibles pour que je ne sois pas en proie à la même détresse que lui. Ce n’est qu’en grandissant que j’ai fini par accepter la disparition de ma mère. A l’âge de 16 ans, mon père prit le temps de m’expliquer en détail ce qui m’avait échappé ce soir-là, en tant que petit garçon n’ayant pas compris toute la situation. A cause de ça, j’ai développé un comportement quasi-asocial : j’avais beaucoup de mal à nouer une relation avec mes camarades ou mes professeurs à l’école.

 

 Je repensais sans cesse à ce que m’avait dit mon père sur la disparition mystérieuse de ma mère, sur le sang trouvé au fond de la barque, sur l’absence de son corps s’étant ajouté aux dizaines de disparus ayant fait du lac Stymphale un symbole de mort. Au même titre que le mythe de Phaedoria, les oiseaux mangeurs de chair lui avait érigé une réputation peu flatteuse dans l’antiquité. A croire que ce lac était destiné à ne semer que mort et désolation, quel que soit la période de l’histoire. Malgré cela, pour, selon les mots de mon père, suivant en cela les conseils de son psychiatre qu’il continuait à voir régulièrement, et devant l’échec de ce que le même type de séance avait eu sur moi, il fallait résoudre le mal par le mal. Il nous était impératif d’affronter les démons nous ayant envahis en nous rendant sur les lieux-mêmes les ayant créés en nous. Bien que pour ma part, cela s’est déclenché au moment où mon père m’a révélé la vérité de cette nuit-là. Mais l’origine était identique : le lac Stymphale était la source de nos problèmes communs de sociabilité. Je ne savais pas vraiment si c’était lié et si nous faisions face à une sorte de boucle vicieuse, mais mon père m’apprit qu’il avait développé un cancer des poumons.

 

Après la disparition mystérieuse de ma mère, pour calmer sa douleur, il s’était mis à fumer plus que de raison, pouvant consommer jusqu’à 5 paquets par jour. Il a dû suivre un programme pour lui permettre de cesser cette mauvaise habitude, dès lors qu’il a su pour sa maladie. C’est là qu’il m’a expliqué qu’il avait réservé un nouveau séjour au lac. Cela devait avoir un but thérapeutique pour nous deux. Mon père serait sans tabac, sans lieu direct ou il aurait la tentation d’en acheter, en plus de calmer sa nervosité en sachant ce dont il était atteint. Pour moi, cela permettrait de relativiser mon asociabilité et un relatif désir de retrouver une sérénité perdue, après que j’ai eu connaissance de ce qui était arrivé à ma mère, dont on ignorait toujours ce qui était réellement arrivé.

 

C’était ça le plus dur en fait : ne pas savoir. Ma mère avait eu droit à des funérailles dans un cercueil vide. On ignorait ce qui était arrivé à son corps : avait-elle été victime d’un agresseur après avoir posé sa barque sur la berge où cette dernière fut retrouvée ? S’était-elle blessée elle-même, d’une manière ou une autre, et avait-elle glissée dans les eaux du lac où son corps s’était peut-être enfoncé dans la vase, au même titre que nombre de victimes avant elle ? Il y avait des dizaines de questions qui me submergeait, tout comme mon père devait avoir eu les mêmes, et aucune réponse satisfaisante pour offrir une solution d’apaisement à nos cœurs. Je n’étais pas sûr du bien fondé de cette « thérapie », en revenant au sein de ce lieu de mort et de douleur, mais j’ai fait confiance à mon père. Il était le seul à qui j’accordais ce sentiment.

 

Il s’était passé 10 ans depuis le drame de la disparition de ma mère au cœur de ce site censé être une portion de paradis, alors qu’il a plus des allures d’enfer pour quiconque y a perdu un être cher. Chaque planche de bois de la cabane, chaque tasse présente sur le rebord de l’évier de la cuisine, chaque tenture sur les fenêtres : tout se rappelait aux souvenirs de cette nuit-là. Et pour mon père, qui a compris qu’il ne reverrait jamais ma mère le soir-même de sa disparition, au contraire de moi qui ne l’apprendrait qu’une fois atteint un âge me permettant une forme de compréhension, la douleur devait être plus grande encore. Je m’efforçais de cacher mes ressentiments, tout comme lui faisait de même envers moi. Sachant ce qu’il avait en lui, ce crabe insidieux dévorant ses poumons, je multipliais les actes de dévouement pour lui éviter tout effort inutile. Il me rappelait souvent à l’ordre, m’indiquant qu’il avait un cancer, pas une jambe ou un bras en moins, et que ça ne servait à rien de le dorloter comme un enfant. Et juste après avoir dit ça, il souriait de bon cœur, s’excusant de ses mots. Il savait que je ne cherchais qu’à bien faire et on se blottissais l’un à l’autre pour se pardonner mutuellement de nos maladresses de comportement.

 

Il s’est passé 2 jours avant que je découvre une apparition singulière, au gré d’une petite balade en solitaire en barque, profitant d’une sieste de mon père. J’ai fait du mieux que je pouvais pour ne pas le réveiller. Je savais qu’il aurait refusé que je parte seul : ça lui aurait rappelé la fois où ma mère a fait de même et n’est jamais revenu. Toutefois, appelez-ça l’instinct, j’avais en moi ce désir de comprendre ce qui avait bien pu causer la disparition de ma mère. Je me disais qu’en suivant un parcours similaire à elle, je trouverais peut-être un semblant d’explication à ce qui lui était arrivé. Ce n’était pas vraiment ce à quoi je m’attendais, et je n’étais même pas sûr qu’elle fut la cause du drame survenu à ma famille à ce moment, mais j’ai effectivement trouvé quelque chose sur le lac. Au début, vu qu’on était en plein milieu de l’après-midi, j’ai cru que c’était l’effet d’un parhélie. Mais en m’approchant, j’ai très vite compris que ça n’avait rien à voir avec un simple effet d’optique dû à la lumière.

 

Elle se dressait sur la surface de l’eau, sans que je comprenne ce qui lui permettait cette aberration. Elle avait l’allure d’une figure de l’antiquité : drapée d’une sorte de toge recouvrant tout son corps, une capuche masquant sa tête et son visage, une ceinture de corde à sa taille. Ses mains étaient rentrées dans les manches qui se joignaient et je ne voyais aucune trace de jambes ou de pieds. Un effet que je pensais être dû à sa position assise. Ou peut-être que ses jambes étaient plongées dans l’eau ? Dans les deux cas, il n’y avait aucune logique à sa présence sur la surface. Je me suis frotté les yeux plusieurs fois. Je me suis même pincé pour me convaincre que je ne rêvais pas, mais elle était toujours là. Quand je vous disais qu’elle avait l’allure d’un personnage de l’antiquité, il y avait cependant une différence. Contrairement aux tenues immaculées et blanches dont j’avais vu les représentations sur les livres traitant de l’histoire de mon pays, celle arborée par cette apparition étrange était d’un noir opaque, presque irréel.

 

On avait l’impression qu’elle absorbait toute forme de lumière autour d’elle : aucune ombre ne se reflétait sur la surface. Ni son corps, ni celle des nuages, ni celle des arbres des berges les plus proches, s’étendant sur l’eau et stoppant à la lisière de la surface occupée par cet être fantomatique. Même celle de ma barque, dès lors qu’elle atteignit un certain périmètre large de plusieurs centaines de mètres autour de l’apparition. Sa présence me faisait froid dans le dos. Je ressentais une angoisse profonde à sa vue. Le fait qu’elle semblait ne pas montrer les signes d’un mouvement, quel qu’il soit, était encore plus terrifiant. Je n’arrivais pas à déterminer si elle n’était pas consciente de ma position proche d’elle, ou si, au contraire, elle semblait m’attendre. C’était vraiment la sensation que j’avais. Je serais incapable de dire si elle m’observait à proprement parler, ne pouvant voir son visage et donc les traits de celui-ci. Ce qui aurait pu m’indiquer des marques de sensation de sa part.

 

Ce n’est pas que ça m’aurait rassuré pour autant, mais au moins j’aurais pu avoir une preuve d’une éventuelle forme d’humanité. Tandis que là, rien ne transparaissait de ses intentions envers moi. Je n’osais pas m’approcher : je craignais trop ce qui pouvait arriver si je procédais à un tel acte d’impétuosité. Préférant en rester là, pour me laisser le temps de réfléchir une fois en sécurité au sein de la cabane où je séjournais avec mon père, je suis reparti dans le sens opposé. J’aurais pu détourner la silhouette et continuer plus avant, mais je craignais qu’elle choisisse de mettre fin à son immobilité et me prenne en chasse. Rien que le fait de lui tourner le dos, j’étais bien loin d’être rassuré.

 

Bien qu’elle soit dépourvue d’un visage apparent, en tout cas non visible, j’avais l’impression de ressentir son regard dans mon dos. Comme si elle suivait mon trajet sans en perdre une miette. J’ai accéléré la cadence à ce moment, afin de m’éloigner le plus possible de cette étrange ombre sur l’eau. C’est l’idée qui a germé dans mon esprit une fois revenu à l’abri de la cabane, après avoir pris soin de ne pas réveiller mon père, toujours assoupi. Une ombre flottant sur la surface. Ce qui pouvait expliquer sa capacité à ne pas subir les lois de l’attraction terrestre et le fait qu’elle semblait flotter sur l’eau. Son allure, sa tenue venant tout droit du passé de la Grèce, le fait qu’elle se trouve au centre du lac… Tout ces éléments m’ont fait repenser au mythe de Phaedoria. La prêtresse punie par les Dieux pour son avidité qui fut ensevelie et engloutie par ceux-ci, à l’origine de la création du lac Stymphale et toute la mythologie centrée sur les oiseaux mangeurs de chair tués par Hercule. Des gardiens devant veiller à ce que personne ne puisse réveiller ce qui dormait au fond du lac. 

 

Dès lors qu’Hercule a supprimé cette mesure de protection, l’esprit de Phaedoria était plus libre d’action. Elle ne pouvait quitter le lac, ou en tout cas la périphérie de celui-ci car cela faisait partie de sa punition. Ce n’était pas vraiment approfondi dans les légendes autour d’elle, mais on pouvait supposer que la perte de ses capacités et ses éventuels pouvoirs, ce qui n’était pas non plus détaillé dans les livres, était aussi lié à la punition divine l’ayant frappée. Ce n’était que pure spéculation, et ça impliquait de donner foi à la réalité d’une légende datant de l’antiquité, mais pour retrouver pleinement sa forme humaine d’antan, ainsi que ses pouvoirs, était-il possible qu’elle ait le besoin de se nourrir de corps humains ? Ceci pour récupérer la masse de chair, de sang et d’os lui étant nécessaire pour retrouver un corps capable de l’extraire de sa prison que représentait ce lac.

 

Si les dieux grecs avaient pris le soin de positionner les gardiens qu’étaient les oiseaux mangeurs de chair, ce n’était sûrement pas par pur caprice de leur part. Ils craignaient de toute évidence que l’esprit de Phaedoria, celui-ci ayant survécu grâce à l’étendue de ses pouvoirs malgré la mort de son corps physique, soit en contact avec des corps humains. Ce qui signifiait que l’absorption de ceux-ci pouvaient lui assurer de revenir à la vie, en obtenant les attributs primordiaux pour permettre cette étape. Une fois acquise une certaine quantité de corps humains, elle retrouverait l’intégralité de son corps et ses facultés, et pourrait s’enfuir de sa « cage » : le lac Stymphale. Même si ça paraissait totalement fantastique, je ne pouvais pas écarter cette possibilité. Surtout après l’expérience dont je venais d’être le témoin.

 

Il y avait quelque chose d’autre qui m’intriguait, si ce que j’avais vu était bien cette prêtresse mythiqu et en prenant en compte le fait que ma mère avait sans doute fait partie de ses victimes. Je me posais la question si les autres disparus étaient, eux aussi, porteurs d’un mal en eux. Une maladie les condamnant, sans qu’il y ait de possibilité de guérison. Un état que la prêtresse était capable de percevoir et faisant de ces morts en sursis les victimes lui étant nécessaires à sa résurrection ? Ce qui signifiait qu’elle ne pouvait pas s’en prendre à des êtres humains en parfaite santé. Seuls ceux et celles étant sur le point de mourir lui était utiles à son projet de restructuration de son corps et ses pouvoirs. C’était terrifiant, mais ça signifiait que Phaedoria avait une sorte de rôle de psychopompe, prévenant les futures victimes de morts imminentes par son apparition, et attendant le moment de leur mort pour dévorer leurs corps.

 

Les traces de sang au fond de la barque dont ma mère s’était servie ne laissait aucun doute à ce sujet : cette créature pouvait agir sur des corps humains, malgré son statut d’esprit. Cela faisait sans doute partie de ses facultés qui restaient en elle malgré sa mort, et c’était ce que craignaient les Dieux à l’époque de la légende : ils savaient qu’ils ne pouvaient pas la tuer de manière irrémédiable, que son esprit était tellement puissant qu’il survivrait à la mort. Et aussi que, suivant un processus qu’ils connaissaient, la prêtresse serait capable de revenir et menacer de s’en prendre à eux. Peut-être même qu’elle n’était pas qu’une simple humaine, mais une sorte de demi-déesse, au même titre qu’Hercule l’avait été. Une forme d’immortalité dépendant de certaines conditions d’exécution. Si je prenais en compte toutes ces suppositions, tout devenait limpide sur l’apparition et la raison des disparitions.

 

Ça expliquait pourquoi aucun corps n’avait été retrouvé : ils avaient été tous dévorés dans leur entièreté par Phaedoria. Autre chose me terrifiait : si cette entité désirant revenir parmi les vivants choisissait ses victimes par rapport à leur mort imminente, et que j’avais été en capacité de la voir, ça signifiait… ça signifiait que j’étais porteur d’un mal à même de me faire mourir dans les prochains jours et qu’elle attendait que je succombe pour me dévorer… Je sais bien que tout ceci reposait sur des spéculations issues d’histoires appartenant à la mythologie grecque, mais les coïncidences étaient troublantes. Le fait que cette apparition se dresse devant moi, l’impression que j’ai eu qu’elle m’observait, me fixait, même en lui tournant le dos… Tout ça prenait sens, et si je restais ici, au sein de ce site, je finirais par terminer dans son estomac. Mais il me fallait une preuve de que je pensais être. Un autre témoin, ou plutôt quelqu’un incapable de voir ce que je percevais.

 

Le lendemain, j’ai demandé à mon père de faire une partie de pêche au milieu du lac. Il n’a pas accepté. La disparition de ma mère étant lié à une balade en barque sur le lac, et notre « thérapie » commençant tout juste, il n’était pas encore prêt pour ce qu’il considérait comme une épreuve. Je n’ai pas insisté sur le moment, voyant son angoisse transparaître sur son visage. J’y ai même vu un étonnement de sa part de lui avoir fait cette proposition. Donc, j’ai laissé en l’état. Seulement, les jours suivants, ma peur de disparaître a grandi. Je craignais de laisser seul mon père sur ces lieux maudits, en proie à un nouveau désespoir, lui qui avait déjà tant souffert de la perte de ma mère. Et ce fut pire encore quand, lors d’une escapade dans les bois, à la recherche de fruits pour agrémenter nos repas, j’ai vu à nouveau l’apparition, sur les eaux jouxtant les berges du lac, tout près des bois où nous effectuions notre cueillette, mon père et moi…

 

Elle fixait intensément la direction où nous nous trouvions, au fur et à mesure que nous avancions. J’ai bien eu l’idée d’avoir eu la confirmation de ce que je soupçonnais en interpellant mon père, voulant lui demander s’il apercevait l’ombre sur le lac. Seulement, une chose à savoir sur mon père, c’est que quand il est occupé sur quelque chose, il s’y met à fond et déteste être détourné sur un autre sujet à ce moment. Donc, le décider à interrompre la cueillette, d’autant qu’il avait trouvé un bon « coin », ne fut pas aisé. Comble de malchance pour moi dans mon entreprise, un cerf a eu l’idée saugrenue de se montrer à nous quelques mètres plus loin. C’était un spectacle rare, et mon père, faisant mine d’ignorer mes appels à regarder vers le lac, se concentrait sur ça et m’incitant à me taire pour jouir de ce tableau champêtre des plus beaux effets.

 

Je n’eus d’autre choix que de me soumettre à ses désirs. Bien que la vue d’un cerf, aussi majestueux soit-il, m’aurait certainement enthousiasmé il y avait plusieurs jours de cela, sur le coup, je ne parvenais pas à m’y intéresser. Je fulminais intérieurement de la présence de cet importun qui m’empêchait de vérifier mes doutes par l’entremise de mon père, et espérais qu’il s’en aille le plus vite possible. Ce qui arriva au bout d’un bon quart d’heure. Aussitôt, répondant à ma demande, mon père tourna les yeux vers le lac. Cependant, mon plan tomba l’eau, si je puis dire, car l’apparition n’était plus là. Sans doute s’était-elle lassée de ne pas obtenir de curiosité de ma part, je ne saurais dire. Mon père s’est montré quelque peu circonspect sur mon insistance à regarder l’absence de tout évènement majeur sur le lac, mais ne m’en a pas tenu rigueur pour autant. Il y eut deux autres épisodes presque identiques où des éléments malheureux ne m’ont pas permis de montrer à temps l’apparition sur le lac à mon père.

 

Celui-ci a montré un peu d’impatience à comprendre ce que je trouvais de si exceptionnel au lac lors de ces moments, alors que rien ne méritant d’attention ne s’y montrait. Dans ces moments-là, je me perdais en explications floues. Ce qui ne faisait qu’interroger plus mon père. Malgré tout, ce qu’il prenait pour une obsession pour le lac de ma part finit par porter ses fruits. Un soir, il me prit de court en me proposant d’aller pêcher en nocturne sur le lac. Il m’indiquait qu’il se sentait prêt à accéder à mes demandes insistantes de répondre à mon envie de voir le lac de plus près. Je précise que je ne lui avais pas parlé de ma balade à son insu m’ayant conduit à cette rencontre sur sa surface, avec les conclusions de que cette apparition m’avait fait entrevoir. J’ai évité également de parler du mythe de Phaedoria, connaissant le peu d’intérêt que mon père portait aux légendes de tout type, étant un pur cartésien, quel que soit le sujet.

 

Néanmoins, j’accueillais cette proposition avec enthousiasme, à la grande joie de mon père qui affichait alors un grand sourire. Il ignorait la raison exacte de ma discrète euphorie. Je ne pouvais décemment pas lui dire que ce séjour en barque que j’avais demandé il y avait quelques jours, tout comme mes invitations à regarder en direction du lac lors de nos sorties, avaient toutes le même objectif : celui de vérifier s’il voyait ou non ce que je pensais être Phaedoria. On préparait rapidement le matériel avant de s’embarquer, et on ramait vers le milieu du lac.

 

J’étais tellement absorbé, obsédé même, par le fait de voir mes incertitudes s’effacer à l’apparition sur le lac, que je ne me suis pas aperçu du comportement inhabituel de mon père. Enfin, disons plutôt que je n’y ai pas attribué l’importance qu’il aurait dû me faire ressentir, à mon grand regret. Les essoufflements réguliers dont il faisait preuve lors de notre trajet, la sueur perlant de son front, les quintes de toux arrivant par vagues, parfois importantes… Bien sûr, je demandais à mon père s’il allait bien. Ce à quoi il me répondait par l’affirmative avec le sourire, sans doute de peur de m’inquiéter. Avec le recul, je soupçonnais qu’il avait déjà eu des prémices de ces symptômes quelques jours avant et que s’il avait accepté de faire ce tour en barque, c’était dans le but de répondre à mes attentes avant qu’il soit trop tard.

 

J’étais tellement aveuglé par la perspective de penser que j’étais la cible de Phaedoria, à cause de drames précédents étant arrivés dans notre famille concernant de jeunes enfants, que je n’ai pas pensé au mal dont souffrait mon père. Deux de mes cousins étaient décédés d’insuffisance cardiaque, et un de mes neveux a péri d’un souffle au cœur, après avoir fait preuve de trop d’efforts en aidant son grand frère à labourer le champ familial. Concrètement, le fait que cette dévoreuse de morts ai jeté son dévolu sur moi pouvait s’expliquer par le fait que j’étais moi-même atteint d’un mal similaire, sans qu’il ai pu être détecté par notre médecin de famille.  Mais je me trompais sur toute la ligne, et mon erreur d’avoir négligé l’état de mon père lors de la traversée du lac, je ne pourrais jamais me la pardonner…

 

Je scrutais le lac s’affichant devant la barque depuis le départ, me demandant si je n’avais tout simplement pas rêvé tout ça. Phaedoria n’existait peut-être pas, et mon appétit pour les mythes de mon pays, se rajoutant à mon état mélancolique lors de mon arrivée au sein de ce site, avait sans doute eu une influence sur cette prétendue apparition. Je m’étais persuadé qu’elle était réelle, mais ne la voyant toujours pas apparaître, alors que cela faisait déjà un moment que nous naviguions, je commençais à m’interroger sur ma propension à avoir imaginé cette figure fantomatique sur la surface de l’eau. C’est lorsque nous atteignions finalement le centre du lac que tout se déclencha. Arrêtant de ramer, je me tournais alors vers l’arrière, prêt à mettre de côté toute cette histoire ridicule de prêtresse immortelle désireuse de revenir dans le monde des vivants, quand je vis mon père s’affaler sur le fond de la barque. Il se tenait la poitrine, son front et son visage étaient submergés par la sueur et ses mains étaient en proie à plusieurs tremblements. 

 

J’étais en panique, secouant mon père, lui parlant pour qu’il ne s’évanouisse pas. J’étais en larmes, criant au désespoir, hurlant le ciel de m’aider. J’ai bien eu une réponse, mais pas celle que j’aurais aimé obtenir. Mon père ne bougeait plus. Les tremblements s’étaient arrêtés. Au même moment, sortant de l’eau, l’apparition, l’ombre du lac, se jeta et se jeta sur la barque. Je pus alors mieux voir les mains fines mais remplies de veines ressortant de la peau de la créature. Ses pieds nus, m’étant apparus lors de son envol, juste avant de se poser brutalement à l’intérieur de la barque, était du même ordre. L’horrible vision se dressa sur le pont, relevant sa capuche et laissa apparaître ce qui se cachait dessous. C’était une femme d’une grande beauté, mais au faciès presque démoniaque. Des meurtrissures étaient visibles sur tout son visage. Le résultat sans doute de son échappée lors de l’anéantissement de son temple par les Dieux de l’Olympe, et qui lui avaient laissé des traces indélébiles. Ses yeux semblaient luire tellement ils étaient resplendissants. Ils étaient emplis d’une aura meurtrière, me fixant sournoisement. J’avais la nette impression que Phaedoria me remerciait de lui avoir apporté ce qu’elle désirait ardemment. Car, oui, j’étais maintenant certain que son mythe était réel, au vu des bijoux qu’elle portait aux poignets et au cou. Des ornements caractéristiques des prêtresses de la Grèce antique.

 

Elle me regardait un court moment et elle ouvrait alors sa bouche. Ou devrais-je plutôt dire sa gueule, tellement elle n’avait rien d’humain, montrant une dentition impressionnante semblant sortir tout droit du pire des cauchemars. Je pensais encore à cet instant que j’allais devenir sa cible. J’étais tellement en proie à la terreur que j’en avais presque oublié l’état d’inconscience de mon père aux pieds de la prêtresse. La fixité de son corps n’était pas du fait d’un évanouissement consécutif à ses douleurs manifestées auparavant. Il était mort. J’ai alors vu Phaedoria fondre sur le corps de mon père et planter ses crocs, je ne peux pas dire autrement au vu de leur forme, dans la chair de celui-ci, déchirer cette dernière avant de la mâcher frénétiquement. A chaque fois qu’elle relevait le visage pour avaler les morceaux de sa pitance, elle montrait un air de plaisir et ses yeux semblaient luire plus encore.

 

A plusieurs reprises, elle replongea sa gueule dans le corps de mon père, arrachant des morceaux entiers de ses bras, brisant les os avant d’engloutir le tout, défigurant son visage, croquant ses yeux puis les organes sortis préalablement à l’aide de ses mains, dont les ongles s’étaient transformés en véritables lames déchiquetant tout ce qu’elles touchaient. Le bruit de ses mastications et des glapissements de plaisir qu’elle proférait à chaque bouchée étaient assourdissant. De mon côté, j’étais incapable du moindre mouvement : j’étais bien trop terrorisé par l’horrible spectacle qui s’offrait à mes yeux ébahis pour penser, ne serait-ce qu’un instant, à bouger le moindre de mes muscles. J’ignore combien de temps cette vision épouvantable a duré. J’avais l’impression d’avoir été plongé dans un abîme de souffrance dont l’issue m’était inaccessible. Un gouffre sans fond parsemé de bruits de craquelures, d’arrachements et de sons de dents tranchantes mordant avec délectation la chair d’une proie offerte à son prédateur.

 

Quand il ne resta plus rien d’autre de mon père que des filets de sang parsemant le pont, et quelques morceaux de tissu épars, cette monstruosité adressa un dernier regard vers moi pendant que sa bouche reprenait une forme plus humaine, et ses yeux de même, bien qu’il émanât toujours d’eux une luminosité défiant toute logique anatomique. Elle se léchait le coin des lèvres afin d’absorber les traces de sang s’y étant accolées, utilisant ses doigts pour recueillir les monceaux de chair sur ses joues et son front et les placer, eux aussi, dans sa bouche ensanglantée.  Elle s’approcha de moi après ça et je pensais que j’allais y passer à mon tour. Au lieu de ça, elle se baissa à mon niveau et plongea son regard dans le mien. L’espace d’un instant, j’ai cru y voir un univers fait de lumières diverses et de corps torturés dévorés sauvagement, et de créatures monstrueuses affairées à découper des victimes dispersées sur les trottoirs de villes inconnues. C’était comme si Phaedoria avait voulu me montrer l’avenir de mon monde une fois qu’elle serait revenue en pleine possession de sa puissance. Une fois qu’elle aurait pris l’ascendant sur les dieux qui l’avaient emprisonnée ici, au sein de ce site devenu sa geôle personnalisée.

 

Elle a apposé sa main droite sur une de mes joues. Ses ongles étaient revenus à une taille plus réduite. Ce qui ne m’a pas empêché de ressentir leur griffure entaillant ma chair de manière délicate. Je n’ai pas eu une impression d’agression, bien au contraire. J’ai eu le sentiment d’une attention de la part de Phaedoria, une sorte de preuve qu’elle ne me voulait aucun mal. A nouveau, j’ai eu la nette impression qu’elle me remerciait pour mon « offrande ». Juste après, elle a déposé un baiser sur mon front. J’ai honte de moi, mais à ce moment, même sachant qu’elle venait de se repaître du corps de mon père et que je savais qu’elle avait sûrement fait de même avec ma mère, j’ai ressenti une douceur insondable me traversant tout le corps. Un désir, une attirance que je ne pouvais pas réfréner. C’était quelque chose que je ne pouvais pas contrôler.

 

Quand elle a fait de même sur mes lèvres, je me suis senti envahi par milles sensations que je ne saurais vous définir. C’était comme si elle déversait en moi une partie de son être, comme si elle m’avait choisi pour faire partie de son cercle d’adeptes futurs. Ceux et celles qui seraient amenés à servir son futur règne. Semblant satisfaite de son contact avec moi, me souriant, elle s’est alors relevée puis a dirigé sa main vers le ciel. Immédiatement, des effluves luminescents ont frappé ce que je devinais être un mur invisible. J’ai vu les fissures de celui-ci se former sous mes yeux avant de se briser en plusieurs parties, retombant dans les flots du lac tout autour de la barque. Phaedoria est alors ressortie de la barque, glissant sur les eaux, et s’est dirigée vers les berges avoisinantes, me laissant seul avec mes questionnements.

 

Je ne sais pas pourquoi elle a choisie de m’épargner. De ce que j’ai vu, en dévorant le corps de mon père, elle venait d’obtenir la part qui lui manquait pour retrouver sa puissance perdue lui permettant de quitter le piège dans lequel elle était enfermée depuis des millénaires. Rien ne la retenait plus ici et j’aurais pu être considéré comme un témoin gênant pour elle. J’aurais pu prévenir de son existence, de ce qu’elle avait fait par le passé et la menace qu’elle représentait pour notre monde, maintenant qu’elle n’était plus dans l’obligation d’obéir aux Dieux l’ayant forgée. Ce qu’ils ont regrettés par la suite, conscient qu’ils avaient commis une erreur en accordant autant de pouvoir à quelqu’un d’aussi vil et assoiffé de richesse. Ceux-ci ayant disparu, plus rien ne pouvait empêcher Phaedoria d’assouvir ses projets de grandeur bien plus importants qu’un simple temple dont elle avait la charge comme par le passé.

 

De ce qu’elle m’a fait entrevoir à travers ses yeux, je sais qu’elle a des desseins bien plus vastes et destructeurs, et elle compte vraisemblablement sur le fait que je me joigne à elle une fois établi les bases de son futur royaume. Voilà où j’en suis désormais : j’ai découvert qui avait tué ma mère ; j’ai été témoin de sa monstruosité en la voyant massacrer et engloutir mon père ; et j’ai été épargné par cette même engeance pour que je fasse sans doute partie du futur qu’elle envisage. Ai-je bien fait de vouloir découvrir la vérité ? Etait-ce le mieux à faire que de revenir ici, dans le but de soigner nos blessures, mon père et moi ? Je n’ai pas la réponse. Ces questions n’ont plus vraiment d’importance à présent. Ce que je sais, c’est qu’à cause des choix de mon père, à cause des miens, une créature antique a été libéré de sa prison. Je sais que je suis incapable d’arrêter Phaedoria et que probablement personne en ce monde n’en a le pouvoir.

 

Il est inutile de me morfondre sur l’erreur que j’ai faite : il est trop tard à présent. Il ne me reste plus qu’à attendre la suite des évènements, observer à travers les journaux les premiers actes de Phaedoria, la constitution de son futur monde dont elle sera la déesse ultime. Les églises seront réduites en cendres, les opposants seront jetés en pâture à des créatures sorties de je ne sais quelle dimension infernale. Voilà ce que j’ai vu dans les yeux de ce monstre à l’apparence féminine. C’est le destin qui nous est promis. Qu’importe mes regrets : seul compte le fait de savoir comment satisfaire Phaedoria, et rester en vie. Plus jamais je ne reviendrais ici en tout cas : le lac Stymphale représente désormais bien trop de souffrance et de symbole de mort pour y revenir une nouvelle fois. Je vais partir d’ici et attendre d’être recontacté par celle à qui je devrais obéissance, car je sais qu’elle le fera. Je vais attendre de voir quel rôle elle me réserve, quel sort attend le monde entre ses mains. Je ne pourrais expier mes fautes qu’après ma mort. En attendant ce jour, je ne serais qu’un esclave en devenir, patientant jusqu’à ce que mes yeux se ferment. Si tant est que Phaedoria n’en décide autrement, en faisant de moi son égal et me reléguant à un être éternel rempli de souffrances et de regrets pendant toute son existence…

 

Publié par Fabs

19 mai 2024

YORLOTH (Partie 1)

 


 CHAPITRE 1 : CIARAN

 

J’ai toujours connu l’excentricité latente qui caractérisait la personnalité de Ciaran, mon ami de longue date. Je dirais même que ça faisait partie de son charme discret, celui qui faisait se pâmer nombre de jeunes demoiselles croisant son chemin qu’il faisait mine d’ignorer délicatement. Non sans arborer un petit sourire en coin à mon intention à chacune de ces manifestations d’admiration de sa personne. Pas qu’il se moquait de l’aura perceptible qu’il pouvait dégager auprès de ces cœurs esseulés, bien au contraire. Il en ressentait une certaine fierté, même s’il lui était impossible de pouvoir offrir une once d’espoir d’une relation future à toutes ces beautés, au gré de nos balades dans le parc où nous avions l’habitude de discuter de nos journées. Entendez par là qu’il n’était pas attiré par l’élégance et la grâce féminine, mais lui préférait celle plus virile d’une certaine forme de masculinité.

 

Je n’entrais pas en compte dans ses préférences sentimentales. De son propre aveu, il me respectait trop pour me réduire à m’ajouter à l’une de ses conquêtes cachées. Il arrivait bien qu’il se fasse voir en compagnie d’une jouvencelle richement parée, ce qui ajoutait à sa réputation de séducteur au goût certain. Mais ce n’était qu’apparat savamment étudié, car jamais au grand jamais, il ne lui serait venu à l’idée de partager la couche de ce qu’il ne considérait qu’un subterfuge pour masquer ce qui faisait vraiment frétiller son corps en privé. Et bien qu’il n’ait jamais donné suite à ces fausses aventures avec la gent féminine, cela n’a en rien entaché la ferveur dans les yeux des femmes qui le dévorait des yeux. L’honneur des éconduites étant en jeu, il ne serait jamais venu à l’idée de celles-ci d’indiquer que leur relation avec Ciaran n’avait pas été plus loin qu’un baiser chaste sur le coin des lèvres au détour d’un chemin, à l’abri des regards indiscrets. Ou bien sur le parvis du domicile de ladite jeune fille ayant eu l’honneur de faire partie des choix de compagnie de celui qui était la coqueluche d’une grande partie de la bourgeoisie de Providence.

 

Quand il ne jouait pas les jolis cœur, Ciaran avait une passion : il aimait étudier les légendes et mythes parsemant le quotidien de petites villes et de petits villages, alimentant les récits d’écrivains chevronnés ou de parfaits inconnus. Il possédait dans sa bibliothèque des ouvrages dont je serais incapable de vous révéler le nombre, tellement sa collection est impressionnante. Bien qu’il se targuât de lire aussi des classiques de la littérature, propre à lui assurer une richesse de culture dont il était très fier, la majeure partie de ses possessions littéraires se composait de titres plus…. Disons… étonnant. Si l’on s’en tenait aux habitudes des personnes de son rang concernant ce type de loisirs. Là où nombre de ses pairs aimaient s’abreuver des vers de poètes tels qu'Emily Dickinson ou Walt Whitman, Ciaran avait une prédilection pour des romans au contenu plus “fantaisiste”. Que ce soit le “Frankenstein” de Mary Shelley, le “Dracula” de Bram Stoker ou les nouvelles d’Edgar Allan Poe à connotation fantastique. Il vouait notamment un quasi-culte à “La chute de la maison Usher”, et pouvait passer des heures à m’en parler, en disséquant chaque séquence de cette histoire.

 

À force de lire tout ce qui avait trait au surnaturel, ce qui incluait également des essais sur ce domaine, qu’ils soient d’ordre scientifique ou bien issu de noms plus sujets à controverse, il a fini par développer l’idée d’écrire son propre livre. Mais il ne voulait pas traiter d’histoires trop connues du grand public, préférant s’attarder sur des cas à même de rassasier sa faim culturelle dans le domaine ésotérique et paranormal. Etant aussi féru de voyages, il lui arrivait fréquemment de quitter notre bonne ville de Providence pour explorer des communes proches ou lointaines du pays. Ceci afin de se renseigner sur les mythes locaux propres à alimenter son futur ouvrage. À chacun de ses retours, il faisait de moi le confident privilégié de ce qu’il avait découvert, en me relatant le moindre détail des secrets appris de la bouche des habitants des lieux où il s’était rendu.

 

Il avait toujours un enthousiasme contagieux lors de ces moments, me partageant ses impressions autour d’une tasse de Ceylan et de quelques biscuits lui ayant été offert par une de ses admiratrices. Celles-ci espérant, par ces présents, être l’une des prochaines à bénéficier de la fierté de se promener à ses côtés en place publique. Jamais il n’a montré une quelconque réticence à me confier le contenu de ces déplacements au sein de localités où était censé sévir diverses créatures, sorcières ou lieux maudits. Pourtant, ce soir du 21 septembre 1935, alors que j’eus l’outrecuidance de ne pas attendre son invitation pour me rendre à sa demeure, trop impatient d’entendre ce qu’il avait appris comme nouvelle légende insoupçonnée, mais aussi inquiet de son silence depuis deux jours car ne m’ayant pas appelé pour me signifier quand je pourrais venir écouter son récit, c’est un Ciaran renfermé sur lui-même que j’ai retrouvé au sein de son salon.

 

Il était affalé dans son fauteuil préféré, le regard vide et fuyant, le teint blafard, fixant le dehors par la fenêtre grande ouverte. Le vent cinglant envoyait à l’intérieur des monceaux de feuilles desséchées, sans que cela soulève la moindre réaction du maître des lieux. Même un cadavre aurait eu meilleure allure que le spectacle qui s’offrait à moi. J’avais beau l’apostropher, osant secouer son corps presque immobile, si ce n’était l’émission d’un soupir de temps à autre, suivi de gémissements, il agissait comme s’il ne se rendait même pas compte de ma présence. J’étais décontenancé par son attitude inhabituelle. Il n’existait plus en lui de traces de sa jovialité habituelle. Ni même de sa capacité à faire se déclencher chez moi une forme aiguë d’allégresse par la fraicheur de son sourire ô combien communicatif. C’était une loque, une coquille vide, sans la moindre expression.

 

Il donnait l’impression de ne plus prendre goût à la vie, semblant attendre que la mort veuille bien lui rendre visite afin de mettre fin aux tourments l’assaillant, sans que je sache la raison de cet état. Je remarquais son journal de voyage posé sur la petite commode près de la fenêtre qui continuait de laisser se déverser feuilles et branchages sur le sol de la pièce. Prestement, je m’approchais de cette dernière et la fermais vivement, mettant fin à ce flot de déchets végétaux. Posant un dernier regard vers Ciaran, espérant y déceler le signe d’un changement notoire sur son visage, je me dirigeais vers l’endroit où se trouvait le journal. Il en possédait plusieurs, ayant l’habitude de réserver un exemplaire pour chacune de ses excursions hors de la ville. Il y consignait toutes les informations recueillies sur les lieux de ses pérégrinations, le détail des paroles échangées avec les autochtones, les constatations effectuées sur des objets, des reliques, des lieux... Tout ce qui pouvait lui être utile pour retranscrire avec exactitude ce qui se rapportait à la légende découverte pour son futur ouvrage. Une fois revenu chez lui, il stockait ces journaux dans un tiroir de cette même commode où figurait le document ayant attiré mon attention. C’était la première fois que je voyais un de ces journaux exposé aux yeux de tous. Je lui avais demandé à maintes reprises s’il pouvait me laisser lire l’un d’eux, mais sa réponse avait toujours été la même :

 

– Ne m’en veux pas, mais je tiens à conserver quelques passages inédits pour le jour où je publierais l’ensemble de mes notes. Même à toi, je ne révèle jamais tout de ce que j’ai pu trouver au sein des villes où je me suis rendu…

 

Je comprenais cette volonté de garder une part de mystère, bien que la frustration de ne pas tout savoir m’envahissait à chaque fois qu’il m’assénait cette phrase devenue presque un rituel entre nous. Une sorte de petit jeu amical, pendant lequel j’espérais obtenir satisfaction un jour à force d’insistance, bien que connaissant à l’avance la réponse immuable. Cela faisait partie de ces petits moments qui renforçait notre amitié. Ciaran m’avait confié que j’étais le seul bénéficiaire de l’exclusivité de ce qu’il appelait ses “rapports de voyage”. Ses compagnons éphémères, partageant son lit de temps à autre, étaient exclus de cette récompense. Nous nous considérions bien plus que de simples amis. Plus comme des frères, même si nous ne partagions pas le même sang. J’avais toujours respecté ce désir de ne pas communiquer l’intégralité de ses récits jusqu’à présent. Mais là, c’était différent.

 

Je voulais savoir ce qui avait pu mettre mon ami de toujours dans un état proche de la catatonie. La seule manière d’avoir des réponses était de transgresser les règles dont nous avions convenu, consistant à limiter ma soif de connaissance aux seuls récits verbaux dont Ciaran me faisait part à chacun de ses retours d’expédition. La raison ayant transformé mon presque frère à un être végétatif, sans la moindre réaction sur ce qui se passait autour de lui, était annoté à l’intérieur de ces lignes. C’était une évidence. Si je voulais comprendre ce qui avait pu lui arriver, je n’avais d’autre choix que de trahir sa confiance, et lire ce journal. Je me suis alors avancé, me retrouvant devant l’objet de ma convoitise, restant prostré plusieurs minutes avant de le prendre en main. Une fois obtenu ce que je convoitais en consultant ce journal, je serais plus à même de trouver une solution adéquate pour sortir mon camarade de la catalepsie dans laquelle il se trouvait. Il me pardonnerait d’avoir dérogé à ce que nous avions convenu, concernant le droit de lecture de ces notes. J’en étais certain.

 

Je m’installais dans le fauteuil qui m’était assigné toutes les fois où je me rendais ici, non sans avoir bourré et allumé une pipe au préalable dans le but de faciliter ma concentration. C’était quelque chose qui amusait beaucoup mon ami. Il me comparait à Sherlock Holmes dans ces moments, me demandant si je voulais me faire une petite injection de cocaïne à 7 %, comme le pratiquait le héros de Sir Arthur Conan Doyle, pour accentuer mon attention à ses récits. C’était une petite blague sans en être une. Je n’ignorais pas que Ciaran était adepte de la prise de stupéfiant, et la cocaïne faisait partie de ses péchés mignons. Il en usait lorsque ses amants venaient en secret chez lui. C’était un petit secret dont j’étais un des rares à être dépositaire. Il me disait qu’il ne pouvait pas être au top de sa forme sans ce petit “complément” indispensable pour donner du plaisir à ses compagnons d’un soir. Je ne cautionnais pas cette mauvaise habitude, l’ayant mis en garde contre le risque de dépendance de ce psychotrope. Il me rassurait, voyant mon inquiétude sur ce fait, en m’indiquant n’en prendre que de petites doses et uniquement lors de moments charnels.

 

Je dois vous avouer que j’ai d’abord cru, en le voyant engoncé dans son fauteuil, le regard absent, qu’il avait voulu forcer la dose pour augmenter le degré de plaisir avec l’un de ses partenaires sexuels. Mais je n’avais trouvé nulle trace de sa seringue au sol, ni son flacon. S’il s’était agi d’une surdose de cocaïne, il n’aurait jamais eu le temps de ranger son matériel avant de se repositionner dans le fauteuil. Il se serait écroulé sur le sol en tentant de cacher sa faute, sans pouvoir se relever. De plus, les yeux qu’il affichait n’étaient pas ceux de quelqu’un ayant subi ce type de désagrément dû une drogue. C’étaient ceux d’une personne ayant été en proie à une terreur extrême. Je n’avais aucun doute là-dessus. Je ne vous l’ai pas dit jusqu’à présent, mais je travaille au sein d’un institut hospitalier chargé, entre autres cas,  de traiter les cas de démence à divers stades d’évolution.

 

C’est d’ailleurs de cette manière que j’ai rencontré Ciaran. Son oncle était soigné au sein de l’établissement dans lequel j’officie de manière quotidienne. Il tenait beaucoup à lui, et sa peine, sa peur de perdre un être qui lui était cher, c’était quelque chose qui m’avait fortement touché. À chacune de ses visites, je discutais avec lui, le rassurant sur l’état de son cher oncle, lui disant de garder espoir sur une éventuelle évolution de son mal. Ciaran n’était pas dupe : il savait bien que son parent était condamné et qu’il ne serait pas en mesure de revenir dans son foyer. Celui dont il hériterait par la suite, après que son oncle passerait finalement de vie à trépas. Néanmoins, il appréciait que je fasse l’effort de le maintenir dans la perspective d’un rétablissement salutaire. J’étais présent lors des funérailles de son oncle, et c’est à partir de là que notre amitié s’est développée, jour après jour, semaine après semaine, mois après mois, année après année.

 

De sorties en discussion autour d’une terrasse de café, nous avons fini par nous confier mutuellement nos secrets les plus intimes. Il m’a avoué son homosexualité lors d’une de mes visites impromptues à son domicile. Il était 20 heures : l’un de ses amants, peu vêtu, avait ouvert la porte, alors que Ciaran prenait une douche. J’ai discuté un moment avec le jeune éphèbe. Me voyant étonné de sa présence et sa tenue quelque peu inconvenante, ce à quoi il s’était empressé de se revêtir d’un peignoir, il m’a alors expliqué qu’il avait l’habitude de se rendre chez notre connaissance commune, en ayant vérifié que personne ne l’avait vu pénétrer dans la demeure. Après cette révélation, Ciaran est arrivé dans la pièce, et s’est confondu en excuse de ne pas avoir été franc avec moi sur ce sujet. S’il s’était tu, c’était surtout par crainte que cela provoque un frein à notre amitié, et que je prenne peur de ce qu’il était. Voire qu’il cherche à me faire rejoindre sa liste de conquête, alors qu’il ne voyait en moi qu’un ami sincère avec qui il aimait se trouver. Jamais il ne tenterait de me débaucher en m’invitant plus ou moins à rejoindre sa chambre. Cela n’avait jamais été son intention.

 

Nous avons longuement discuté ce soir-là. Lui, moi et Thomas, le jeune homme m’ayant appris les habitudes sentimentales de Ciaran. Nous nous sommes jurés de ne plus avoir le moindre secret l’un pour l’autre, tout comme je l’assurais de ne pas le voir comme une aberration à cause de ses préférences sexuelles. Il était soulagé que je prenne bien le fait d’être au courant de ce qu’il pratiquait certaines nuits, et n’appartenant pas à la bienséance en vigueur chez les bourgeois. Il connaissait mes origines modestes, très éloigné de sa caste sociale, mais ça n’avait jamais été un problème pour lui. Au contraire, il préférait nettement ma compagnie à ses pairs, qui l’ennuyaient profondément. A l’exception de l’un d’entre eux : Ethan. Le fils d’un haut dignitaire de la ville. Notre amitié s’est construite de cette manière. Intense, véritable et durable. Ce petit aparté sur ce qui nous liait, Ciaran et moi, c’était pour mieux vous faire comprendre à quel point j’ai été marqué en découvrant celui que je considérais comme mon frère, réduit à un état presque cadavérique sur ce fauteuil. Cet élément de son décor intérieur d’où il m’adressait ses sourires et son bonheur de parler avec moi lorsque je me rendais au sein de sa luxueuse demeure, se transformant parfois en temple de la débauche.

 

Nous avions pris pour habitude de nous informer quand il avait des invités “spéciaux” certains soirs. Le sachant, je m’abstenais de venir ces jours-là. Si j’avais fait exception en ce jour, c’était parce que l’absence de tout appel de sa part m’avait paru anormal. Il n’était pas dans ses habitudes de ne pas me tenir informé d’un quelconque changement dans son emploi du temps. Je prenais le risque de débarquer au beau milieu d’une cession de plaisir charnel en compagnie d’un de ses amants, quitte à soulever un moment de gêne du participant choisi, mais c’était une nécessité pour moi de m’assurer qu’il n’était pas arrivé malheur à Ciaran. Je l’avais vu un jour avec des blessures sur le visage. Le résultat d’une altercation avec le frère d’un de ses “invités” particuliers. Ce dernier était très protecteur envers son parent et avait suivi le jeunot jusqu’au domicile de mon ami, après avoir vu les deux se tenir discrètement la main dans un parc public. Ce qui lui avait soulevé des doutes sur la relation entretenue entre les deux compagnons.

 

Il avait déboulé au moment même où les deux amants en étaient venu à la phase déshabillage, enfonçant la porte d’entrée et surprenant les attouchements de l’un et l’autre. Après avoir poussé au sol le parent fautif, il s’était acharné sur Ciaran de longues minutes, avant d’exiger à son frère de se rhabiller et de le suivre. Pour autant, le scandale auprès de la bourgeoisie qui aurait pu découler de cet affrontement n’a pas eu lieu. Le protecteur excessif avait sans doute jugé prudent de ne pas étaler que sa famille abritait un dépravé en son sein, pouvant ternir leur nom, et avait préféré ne rien dire sur ce dont il était au courant. Quand je n’ai pas eu de nouvelles de mon ami, je craignais qu’il ait eu affaire à un autre membre de famille d’un de ses amants, appréciant peu de voir un frère ou autre s’adonner à une nuit de perversion à ses yeux. Raison pour laquelle j’avais pris le risque de venir, sans avoir prévenu au préalable Ciaran de ma venue, pensant devoir jouer les négociateurs pour éviter qu’il ne se retrouve à nouveau avec le visage tuméfié, et à moitié mort sur le sol.

 

C’est en se remémorant tous ces moments de mon passé avec celui qui était devenu mon meilleur ami, alternant bons et mauvais côtés, que je m’apprêtais à lire le journal pouvant m’apprendre la raison de son état. Alors que celui-ci était toujours plongé dans le silence, en dehors de quelques menus plaintes par moments, m’obligeant à me lever pour vérifier s’il ne succombait pas au mal l’ayant envahi et dont j’ignorais toujours ce qui en était la cause. M’étant assuré de la stabilité de sa respiration, tentant à nouveau de le faire réagir, en vain, je revenais à mon fauteuil respectif, rallumais ma pipe s’étant éteinte suite à mon déplacement intempestif, et ouvrais le fameux journal…

 

CHAPITRE 2 : RIDGWELL

 

“10 juillet : 

Connaissant ma passion pour les faits étranges, mon cousin Ethan est venu me voir pour me conter le récit d’un homme qui avait sollicité l’aide de son père. L’inconnu a débarqué un soir au beau milieu d’une réunion familiale, arguant du fait que personne ne voulait chercher ne serait-ce qu’écouter plus avant ses propos parmi les personnalités de la ville, dès lors qu’il évoquait les faits étranges se déroulant à Burdlow, la petite ville d’où il venait. Lewis Thornton, le père d’Ethan, a d’abord très mal pris qu’un étranger à la ville vienne interrompre de manière indélicate une soirée fort appréciée. D’autant que Mr. Thornton écoutait avec fierté la prestation de sa fille Ilona au piano. Elle venait d’être acceptée au sein d’une prestigieuse école de musique, et ses professeurs ne tarissaient pas d’éloges sur elle et son avenir. Cette interruption avait eu le don de l’irriter profondément. Malgré tout, fidèle au flegme qui avait fait sa renommée dans les milieux bourgeois, il accepta de recevoir l’être hirsute qui se trouvait sur le parvis de la maisonnée.

 

Il s’excusa durant un court instant auprès de sa fille et son épouse, indiquant qu’il allait s’entretenir un bref moment avec leur visiteur au tempérament rustre. Ce à quoi les deux femmes lui pardonnèrent, sans toutefois pouvoir cacher leur inquiétude de savoir Lewis seul avec un homme montrant une tenue négligée, dont l’attitude et la présence effrayait un brin les autres membres présents. L’inconnu, qui se présentait sous le nom de Ridgwell, remercia humblement Mr. Thornton, tout en montrant son embarras d’avoir brusqué leurs festivités de façon aussi désinvolte. Chacun hocha la tête en signe de pardon, laissant l’homme prendre le pas de son hôte. Ce dernier lui ayant convié de le suivre jusque dans son bureau. Dans un souci de sécurité compréhensible, il demanda également à Ethan de les accompagner. Mr. Thornton n’ignorait pas le talent de son fils dans les sports nobles de combat, tel que le pugilat. Il savait qu’il serait d’un grand secours dans le cas où le dénommé Ridgwell en viendrait à s’emporter, s’il n’obtenait pas l’écoute désirée de son histoire de la part de son hôte d’un soir.

 

Ethan s’exécuta et les trois hommes s’engouffrèrent dans le bureau, pendant que la petite fête reprenait sur les recommandations de la maîtresse de maison, enjoignant chaque convive à oublier ce regrettable incident imprévu, et enjoignant Ilona à continuer de charmer l’assistance de sa musique. Une fois installé sur le fauteuil de son bureau et invitant Ridgwell à s’asseoir sur une chaise amenée par Ethan, celui-ci restant debout à proximité et prêt à intervenir si la situation s’envenimait, Mr. Thornton demanda à l’homme de dévoiler ce qui l’amenait.

 

– Encore une fois, je vous demande pardon d’avoir gâché votre petite fête. Mais je ne savais plus à qui m’adresser. J’ai essuyé refus sur refus à mes demandes de m’écouter. Dès que j’employais le mot “monstre”, tous ceux à qui j’ai rendu visite dans le but de m’aider m’ont courtoisement invité à repartir d’où je venais. Ceci sans prendre la peine d’en savoir davantage. J’ai ouï dire de votre gentillesse et votre facilité de compréhension auprès des pauvres gens comme moi. Une réputation qui n’est plus à faire, tellement elle fait la fierté de la ville, de ce que j’ai pu comprendre. Je ne voyais plus que vous pour m’entendre jusqu’au bout.

 

Impassible, Ethan a voulu intervenir. Mais son père a fait un geste de la main, anticipant ses paroles, avant de s’adresser au pauvre bougre devant lui. L’homme arborait une barbe mal taillée, parsemé de boue. Ce qui pouvait être le fait d’un jet de flaques au passage d’une calèche avant sa venue ici, ou quelque chose de similaire. Sa tenue froissée, montrant des auréoles d’un liquide résultant sans doute d’une absorption d’un quelconque alcool, ses mains calleuses, sa chevelure négligée… Tout indiquait l’appartenance de Ridgwell à une caste sociale moindre et un voyage dépourvu de tout confort, pouvant faire supposer que l’homme avait fait son trajet jusqu’à Providence en usant seulement de ses chaussurres. Ne pouvant probablement pas s’acquitter de l’argent nécessaire pour se servir de moyens de transport plus adéquat à un tel voyage.

 

Mr. Thornton connaissait la distance séparant Burdlow, forte de plusieurs dizaines de kilomètres de distance, pour s’y être rendu par le passé. C’était sans doute la raison pour laquelle il ne s’est pas offusqué de l’apparence peu ragoûtante de son interlocuteur. Il rassurait son invité :

 

– Trève de bavardages, Mr. Ridgwell, si tel est bien le nom que vous m’avez précisé tantôt. Qu’importe. Je ne suis pas là pour vous juger. Comme vous l’avez si bien dit, j’ai en effet cette faculté de ne pas rabaisser les petites gens. Vous et moi sommes des êtres humains après tout. Contrairement à mes semblables, je ne vois pas l’intérêt de négliger la parole d’un homme, sous le prétexte qu’il n’appartient pas au même monde que le mien. Vous pouvez me relater votre récit sans crainte de moqueries ou de signes de dédain de ma part. J’espère seulement que cela vaudra la peine d’avoir dérangé une fête familiale qui m’est chère.

 

Ethan, suivant les propos de son père, bien qu’étant encore quelque peu circonspect, confirmait :

 

– Mon père est un homme de parole. Cela fait partie également de sa popularité auprès de la populace de cette ville. Que ce soit de la part des hauts dignitaires, des commerçants ou bien des gens issus des bas-fonds. Tous lui accordent le même crédit de confiance. Quel que puisse être le contenu de votre histoire, il ne se permettra pas de vous juger. Si tant est que cela reste dans une certaine forme de réalisme, et n’appartenant pas à une fable sortie d’une bouteille.

 

Ridgwell se tourna alors vers Ethan :

 

– Je vous assure monseigneur, que tout ce que je vais dire n’a rien d’une pochade de comptoir. J’ai vu de mes yeux les évènements que je m’apprête à vous révéler.

 

Mr. Thornton s’interposait :

 

– Le monseignneur est de trop. Je ne suis pas d’un niveau assez élevé pour mériter un tel titre. Soit. Je suis tout disposé à vous croire, Mr. Ridgwell. Mais cessons ces préambules de courtoisie et venez-en au fait. Mon temps est précieux, et à l’heure qu’il est, je ne vous cache pas que je préfèrerai me trouver dans l’autre pièce. Ceci afin de ravir mes oreilles de la musique produite par ma chère fille. Et je pense que mon fils ici présent sera du même avis.

 

Ethan approuva les propos de son père :

 

– Tout à fait. D’autant que l’entrée à l’académie musicale qui sera désormais le foyer de ma soeur dans les mois à venir nous privera de sa présence et de son talent durant un long moment. Aussi bien mon père que moi avons déjà été assez indulgent d’accepter de nous priver du plaisir de son art pour vous entendre. Faites en sorte que nous n’ayons pas à regretter d’avoir concédé ce sacrifice.

 

Baissant les yeux un instant, Ridgwell se confondait en excuses, tout en réitérant l’exactitude de ses propos :

 

– Croyez bien que je suis désolé de vous priver de la prestation de votre fille, Mr. Thornton, à vous et votre fils.  Si j’avais pu éviter de venir vous déranger à cette heure et vous enlever à votre soirée, je n’aurais pas hésité une seconde à le faire. Mais comme déjà dit précédemment, je ne voyais que vous pour me croire et faire en sorte que quelqu’un sauve les gens de Burdlow de la créature qui y vit…

 

Interrogatifs à cette dernière phrase, Lewis et Ethan ne dirent mot, montrant du regard une certaine impatience. Ce que Ridgwell perçut immédiatement et il s’engagea alors à détailler son aventure.

 

CHAPITRE 3 : L'ECOLE MAUDITE

 

“ Comme je vous l’ai déjà précisé, je me nomme Ridgwell. Ridgwell Furlord. J’officie en tant que modeste employé affecté au ménage et d’autres tâches au sein de l’Église de Burdlow. Le père Thorin a eu l’amabilité extrême de m’offrir le gîte et le couvert au sein de son lieu de vie, accolé à la Nef. Je venais de perdre mon commerce, par suite d’un incendie qui m’a réduit à une vie misérable. Je n’avais pas les moyens de faire reconstruire, et mes créanciers, peu soucieux de mon malheur, n’ont fait que me précipiter vers le fond d’un abîme social dont je ne voyais pas l’issue. Le père Thorin, qui me connaissait depuis mon arrivée au sein de la bourgade, a eu pitié de ma condition. Il s’est affairé à négocier avec ceux qui me réclamaient de leur rembourser les sommes avancées pour des produits que je n’avais pu leur fournir, et pour cause.

 

Il s’est engagé à ce que je les dédommage, par le biais du salaire qu’il me fournirait pour un travail en tant qu’homme à tout faire. Ce qu’ils acceptèrent. Le travail était dur et peu glorieux, mais n’ayant pas d’épouse ni d’enfants à charge, je me félicitais déjà d’être le seul à pâtir de ma condition de vie guère avenante. Je sentais bien le regard médisant des ouailles venant à la messe le dimanche, ou encore celle des enfants passant à proximité de l’Église, en me voyant affairé à mes pénibles travaux. Ils me surnommaient “le crasseux” à cause de ça, n’ayant pas toujours le luxe de me laver aussi souvent que je le désirais. Le père Thorin restreignant l’usage de sa salle de bains à certains jours. Je n’étais pas dupe : malgré sa relative gentillesse, j’étais conscient que s’il m’avait proposé ce travail pour éponger mes dettes, c’était parce qu’il y voyait son avantage.

 

J’étais un domestique servile, dont le salaire était entièrement reversé à mes débiteurs. Pour la plupart d’entre eux, c’étaient des clients lésés par la destruction de mon magasin, ce qui leur avait occasionné des pertes considérables de leur côté. Car ayant dû avoir recours à des rabais pour ne pas perdre leur propre clientèle, mécontente du retard des marchandises commandées, du fait de ma mésaventure. Le Père Thorin m’avait fait don de son hospitalité par intérêt, et je voyais bien le dégoût que je lui inspirais parfois. Pendant que lui mangeait de la viande saignante et juteuse à souhait, moi je devais me contenter de plats bien plus modestes. Je n’avais pas droit aux fruits et autres desserts, qu’il se réservait. Même quand des ferventes paroissiennes apportaient des tartes ou des pâtisseries pour lui et moi, car ayant pitié de ce que je devais endurer comme labeur chaque jour, ma bouche n’en goûtais jamais un gramme.

 

Je ne me plaignais pas pour autant, car je restais reconnaissant de la piété du Père Thorin. Bien que celle-ci ne soit pas totalement emplie d’une franchise certaine. L’Église se trouvait non loin de l’ancienne école de Burdlow, fermée depuis près de 20 ans. Je n’étais pas au fait de toutes les raisons ayant conduit à l’abandon de celle-ci. Tout juste avais-je entendu des racontars parlant du lynchage des enseignants en poste à l’époque de son activité par les habitants de la ville. Une action qui fit suite à la colère des parents dont les enfants suivaient les cours à ladite école. Les bambins revenaient exténués de leurs journées, leurs visages blêmes, perdant l’appétit. Le médecin officiant à cette période ne comprenait pas l’origine de ces déflagrations de l’état du corps des jeunes enfants. Mis à part une singulière marque à la base de leur cou.

 

Cependant, les parents avaient leur idée sur la question. Ils étaient persuadés que les enseignants recouraient à des expériences sur eux, et s’en servaient comme cobayes pour des objectifs allant à l’encontre de l’Église. Burdlow ayant toujours eu une population très croyante depuis sa fondation, on pointait du doigt les professeurs jugés coupables de s’adonner à des processions d’ordre satanique. Ce qui pouvait expliquer l’état dans lequel les enfants étaient réduits. Pour les parents comme le reste des habitants, ces derniers étant solidaires du désespoir affiché par leurs voisins et amis, il devenait évident que quelque chose se déroulait au sein de l’école. Quand plusieurs décès d’enfants endeuillèrent des familles, la coupe fut pleine.

 

Un cortège se rendit à l’école. Les enseignants furent pris à partie par la population, entraînés au dehors par une population en furie. Pour sauver leurs enfants, il était impératif pour ces hommes et ces femmes de mettre un terme de manière définitive aux agissements de ceux qu’ils désignaient comme des adorateurs de Satan, se servant de leur progéniture à des desseins monstrueux. Bien que la mairie et le prêtre en place cette année-là tentèrent de modérer la colère légitime des habitants, rien n’y fit. Plusieurs cordes furent installées aux arbres jouxtant l’école, et les quatre enseignants furent pendus. Cependant, l’un d’entre eux manquait à l’appel : le directeur de l’établissement. Toute l’école fut fouillée, vandalisée, à la recherche de celui qu’on soupçonnait avoir fui, car ayant eu vent de la révolte de la population de Burdlow les visant, lui et les professeurs sous ses ordres. Il ne fut pas retrouvé. Ni dans l’école, ni ailleurs dans les alentours. Et ce, malgré une traque de plusieurs jours opérée dans les jours suivant le lynchage collectif.

 

Par la suite, pensant l’endroit maudit par les actes des supposés adeptes d’un culte voué à l’adoration de Satan, pour lequel on offrait l’énergie vitale des enfants présents, il fut décidé qu’il ne servirait plus jamais à une quelconque fonction. L’absence d’appareillages scientifiques ou similaires n’ayant pu être découverts au sein de l’école, cela avait dû accentuer encore plus la conviction de tous que seules des pratiques sataniques, perpétués par les dirigeants de l’établissement, pouvait expliquer ce qui était arrivé aux enfants. Étant souillé, les lieux ne pouvaient plus servir à enseigner, ou quoi que ce soit d’autre comme activité. Les portes furent barricadées, afin que plus personne ne puisse accéder à l’intérieur de la bâtisse.

 

Je n’ai jamais véritablement cru à la véracité de cette histoire. Étant arrivé à Burdlow 5 ans après les faits supposés pour y établir mon commerce, j’ai pensé à une sorte de légende locale pour justifier l’abandon de l’école. Celui-ci était plus vraisemblablement dû à des difficultés financières devenues compliquées à mon sens, entraînant la fermeture. Quant aux maladies dont les enfants étaient atteintes, si tant est que cet épisode avait véritablement eu lieu, il était possible qu’il fût causé par l’absorption de plantes toxiques par les élèves, sans que ces derniers n’en ait fait mention à leurs parents. Sans doute par peur de se faire réprimander s’ils avaient avoué leur faute. Concernant le lynchage, difficile de connaître la vérité à ce sujet. Vu que les arbres qui jalonnaient autrefois le périmètre de l’école ont tous été coupés et les troncs et racines enduits de substances à base de chaux, dans le but manifeste d’empêcher toute repousse. 

 

Toutefois, j’ai entendu certains racontars de la part de mes clients, parmi ceux vivant à Burdlow et ne constituant qu’un faible ratio de mon commerce, parlant d’une silhouette aperçue parfois la nuit, tout près de l’école abandonnée. Une ombre furtive qui profitait du brouillard enveloppant la plaine pour dissimuler ses sorties. Je mettais ça au même niveau que l’histoire de l’établissement lui-même. Un désir de forger des histoires effrayantes pour dissuader quiconque de s’approcher du lieu maudit. J’ai changé d’avis quand j’ai moi-même été témoin des pérégrinations de cette silhouette, une nuit où le sommeil refusait de m’envahir. Le Père Thorin dormait dans sa chambre, et je préférais ne pas prendre le risque de le réveiller. J’avais commis cette erreur une fois, et j’ai encore les traces de ses foudres sur le dos.

 

Car oui, entre autres exactions de mon bailleur et employeur, il m’arrivait fréquemment d’être soumis à des punitions d’ordre physique lorsque je commettais des erreurs. Un retard dans l’exécution d’une tâche imposée ; la chute d’un panier de courses dans la cuisine, ayant rendu impropre à la consommation les fruits appréciés par mon geôlier ; ou encore le fait de m’accorder une pause à l'ombre par temps de grosse chaleur. Chacun de ces faits conduisait à des coups de cravache sur mon dos, à l’abri des regards bien évidemment. Le Père Thorin ne voulant pas que l’on puisse s’interroger sur sa prétendue bonté. Bonté qu’il réservait plus particulièrement à toute femme célibataire désireuse de s’imprégner de "l’esprit de Dieu” par le biais de son corps. Je pense que vous avez compris de quoi je parle, sans que j’aie la nécessité de vous détailler ces moments couverts par l’excuse d’aller confesser des pécheresses à leur domicile. 

 

Bon, je ne vais pas vous indiquer plus en profondeur tous les travers cachés de ce “bon” Père Thorin. Ce n’est pas important, et je les ai déjà suffisamment décrits. Quoi qu’il en soit, le réveiller en pleine nuit, pendant qu’il cuvait le vin de messe abondamment ingurgité lors du repas du soir de la veille, ça faisait partie des erreurs à ne pas commettre, si je ne voulais pas recevoir à nouveau l’obligation de me faire “pardonner” à coups de cravache de sa part. C’est donc en prenant moult précautions, pour ne pas perturber le sommeil du Père Thorin, que je me suis rendu dehors. Après avoir revêtu des habits décents, je comptais sur la fraîcheur de la nuit pour me revigorer l’esprit, en effectuant quelques pas. Après une longue balade, j’espérais que la fatigue encourue me permettrait de retomber dans les bras de Morphée. Pour ne pas prendre le risque d’être dénoncé par un éventuel passant de mon échappée nocturne auprès du Père Thorin, je suis sorti par la petite porte arrière. Celle donnant sur l’horizon dans lequel était plongée la fameuse école que je vous ai évoquée auparavant.

 

Cette nuit-là, il y avait une mince couche de brouillard, comme cela arrivait souvent à cette période de l’année. En cause : les vastes étendues d’eau du lac situé à proximité de l’école, près du petit bois. Ce qui fait que la silhouette était facilement visible. De là où j’étais, il m’était difficile de percevoir les détails de la personne. Tout ce que je voyais, c’était sa grande taille apparente. Mais ce pouvait être dû à la capuche qui semblait orner sa tête. J’étais sûr de ça, car il y avait aussi une petite brise ayant fait basculer celle-ci à plusieurs reprises, et la silhouette a dû la remettre en place à chaque fois. J’ai nettement vu le mouvement de ses mains se diriger vers le sommet du crâne pour effectuer ce geste. Elle paraissait se déplacer en direction de la ville. Par mesure de précaution, j’ai préféré rester immobile. Ceci en restant caché derrière un pilier du bâtiment de l’Eglise, pour ne pas me faire remarquer.

 

Le brouillard s’est peu à peu épaissi, et j’ai perdu sa trace. Mais plus encore que sa direction et son allure mystérieuse, ce qui m’a étonné fut de constater qu’elle semblait être sortie de l’intérieur de l’école abandonnée. C’était très surprenant, sachant que de mémoire, personne ne s’approchait de cet endroit, pour les raisons dont je vous ai déjà parlé. Pris de curiosité, je m’interrogeais sur l’identité de la figure vue dans le brouillard, et son apparente indifférence au statut maudit de l’établissement scolaire d’où elle paraissait venir. J’aurais dû m’envelopper de plus de prudence et m’abstenir de la moindre investigation plus avant. Mais c’était plus fort que moi. Cette silhouette et son éventuel lieu de vie m’intriguait au plus haut point. Je désirais ardemment découvrir ce qui pouvait se cacher au sein de cette école, objet de toutes les craintes de la plupart des habitants de Burdlow de ce que j’en savais depuis plusieurs années où je m’y étais établi. Je voulais comprendre pourquoi ce lieu suscitait autant de peur dès lors qu’on l’évoquait.

 

Les rares personnes parmi mes connaissances ayant pris le risque de m’en parler, dont mes clients, s’étaient entourés d’une discrétion inhabituelle pour me divulguer avec menus détails l’aura de mystère tournant autour de ce lieu au passé sinistre. Prenant soin de vérifier que personne d’autre que la silhouette perdue de vue pouvait se trouver dans les alentours, je me remplissais de hardiesse et de témérité pour me diriger vers l’école, espérant y trouver de quoi répondre à mes interrogations. À la fois sur la véracité des rumeurs entourant les lieux, mais aussi pour comprendre la raison de la présence de ce promeneur nocturne, dont la mission qu’il semblait s’être adjugée, si je prenais en compte son pas alerte en direction de la ville, restait obscure et hautement étrange. Pourquoi s’auréoler d’autant de précautions pour ne pas être vu, en profitant du brouillard inhérent à cette région ? Est-ce que cela pouvait être si préjudiciable que quelqu’un de la ville sache qu’une personne puisse vivre au sein de cet endroit maudit ?

 

En cours de chemin, je repensais à un détail : le directeur de l’école, faisant partie intégrante de ce que je considérais autrefois comme une fable, celui ayant échappé à la pendaison et la vindicte populaire, n’avait jamais été retrouvé par personne. Et pourtant, de ce que j’avais pu comprendre, toute l’école avait été fouille de fond en comble. En ce cas, par quel miracle avait-il pu échapper aux groupes de recherches le traquant sans relâche ? Se pouvait-il que le bâtiment puisse jouir d’une ouverture dérobée, connue de lui seul, et qui lui avait sauvé la mise ? Autre chose était troublant : Les faits ayant conduit à l’exécution sauvage des 4 enseignants dataient de 20 ans déjà. Et lors des révélations confiées par des confidents discrets, il m’a été indiqué que le directeur accusait le vénérable âge de 57 ans à l’époque. Ce qui voulait dire qu’il aurait aujourd’hui 77 ans.

 

De ce que j’avais pu me rendre compte tout à l’heure, la vitesse de déplacement de la silhouette ne correspondait pas vraiment à quelqu’un ayant un âge si avancé. Je ne me prétendais pas expert en la matière bien sûr, n’ayant pas fait de hautes études sur le sujet. Mais de ma propre expérience, me basant sur des personnes que je connaissais, dépositaires de la même ancienneté d’existence, je n’ai jamais été témoin d’un vieillard capable d’une telle dextérité dans ses mouvements, aussi leste soit-il. C’était un mystère supplémentaire. Ce qui commençait à faire beaucoup et m’enjoignait à m’enhardir encore plus à me glisser au cœur du bâtiment du lieu frappé de malédiction que représentait cette école. Ni une, ni deux, je continuais de m’enfoncer dans les épaisses volutes de vapeur émanant du sol, et parvenais devant l’objet de ma quête.

 

Bien qu’en partie masqué par une forte bruine, je devinais la vétusté des pierres constituant la bâtisse. Je manquais de m’étaler au sol à plusieurs reprises, après avoir buté contre des pierres ou des morceaux de toiture. Je ne devais qu’à mes réflexes, aussi vif que l’éclair, de ne pas rencontrer de trop près le plancher des vaches, où se trouvait peut-être d’autres vestiges enfuis de leur emplacement originel, et pouvant me blesser gravement si mon visage s’y était cogné prestement. De nombreuses fenêtres étaient parées de longues planches de bois sommairement positionnés en travers des vitres, empêchant tout accès. Néanmoins, malgré le peu de visibilité, je pouvais facilement deviner que le temps ayant fait son ouvrage, leur fragilité ne devait pas se montrer être un réel obstacle à quiconque voudrait pénétrer en ces lieux. Les portes qui se montraient à moi étaient également surmontées des mêmes structures boisées, cloutés dans l’encadrure les composant.

 

À première vue, je ne constatais pas d’ouverture pouvant permettre l’accès à l’intérieur. Mais je ne me laissais pas abattre par la déception et inspectait le reste du bâtiment. Je trouvais ainsi ce que je recherchais : une ouverture suffisamment large pour permettre le passage du corps d’un homme. C’était très peu perceptible, et la personne l’ayant pratiqué avait pris grand soin à ce qu’elle ne soit pas visible de manière trop évidente. Je profitais de cette brèche pour m’engouffrer dans ce qui allait se révéler le théâtre d’un cauchemar sans nom, et raison de ma présence auprès de vous, Mr. Thornton…

 

La pénombre qui régnait à l’intérieur était tellement dense que j’avais bien du mal à me diriger. Étrangement, il y avait pourtant quelques endroits pourvus d’une légère clarté venant du sol, filtrant à travers les lames du plancher craquant sous mes pas. Ce qui n’était d’ailleurs pas pour me rassurer, car ne m’entourant pas de l’effacement relatif dont j’aurais voulu faire preuve pour explorer cet environnement loin d’être rassurant, aussi loin que mon regard pouvait porter. Ces filets de lumière venaient du sous-sol. Peut-être que c’était l’antre servant de résidence au mystérieux inconnu encapuchonné. Il avait apparemment une telle assurance de ne pouvoir être surpris ici, qu’il n’avait pas pris la peine d’éteindre après son passage. Ou probablement était-ce volontaire pour justement se mouvoir plus facilement. Ceci en suivant les traits lumineux du plancher comme je le fis à ce moment de mon excursion teinté d’angoisse.

 

Sans doute n’avait-il pas prévu de rester au-dehors pour une longue période. J’ignorais le pourquoi de son escapade hors d’ici, mais sans cela et mon insomnie imprévue, je n’aurais jamais pu avoir la confirmation de son existence, et encore moins que cet endroit était son refuge. Continuant à suivre le chemin tracé par les rais de lumière du sol, tout en observant le décor lugubre se présentant autour de moi, dont le délabrement faisait froid dans le dos, j’apercevais ce qui ressemblait à une vieille lampe à huile, posée sur un petit meuble baigné dans les toiles d’araignées qui en avait fait leur territoire. J’avais toujours sur moi un briquet que j’utilisais habituellement pour allumer le bougeoir me servant de système d’éclairage au sein de ma chambre. Le Père Thorin ne jugeant pas indispensable de me faire bénéficier d’une source de lumière décente, comme il y en avait dans le reste des modestes appartements nous servant d’habitation commune. Ceci dans un souci d’économie, tel qu’il le concevait.

 

Si cette lampe possédait encore un volume de liquide suffisant pour encore fonctionner, je me retrouverais ainsi avec un élément propre à mieux dissiper les ténèbres dans lesquelles j’étais plongé depuis mon entrée en ces lieux. Je prenais la lampe en main, soulevait le globe de verre, tournait la petite mollette servant à réguler le flux du réservoir d’huile, et approchais mon briquet préalablement allumé. Je fus soulagé en constatant que la lampe, malgré son grand âge, était toujours en état de marche. Ce qui m’apporterait une aide substantielle dans mon parcours et hautement appréciée. Je déambulais avec plus de sérénité, maintenant que j’avais en ma possession de quoi calmer quelque peu ma peur consécutive à cet endroit, dont chaque partie semblait plus effrayante que la précédente.

 

Le papier peint décrépi ; le plancher vermoulu qui me faisait craindre de me retrouver en bas plus vite que je ne l’aurais souhaité ; les ombres projetées par l’effet de la lumière de ma lampe sur des objets ou des meubles pourtant anodins, les transformant en source d’effroi ; tout ceci contribuait à augmenter ma terreur au fur et à mesure de mon chemin. Je trouvais des portes ouvertes, où je jetais parfois un œil furtif. Il y avait des classes parsemées de fournitures scolaires et autres documents étalés au sol, signe sans doute de la lutte ayant opposé les habitants de Burdlow aux professeurs qui enseignaient ici. J’en avais la confirmation en apercevant ici et là des taches brunes sur le sol ou les pupitres destinés aux élèves ayant étudié ici. Je reconnaissais en elles le résultat de projections de sang. La lutte entre les parents et les enseignants avait dû être musclée et sans retenue. D’autres pièces se révélaient être des remises où s’entreposait pêle-mêle du matériel de nettoyage, dont j’étais familier pour en utiliser moi-même fréquemment, des boites à archive que je devinais contenir des documents administratifs propres au fonctionnement de l’établissement, ou d’autres objets plus incongrus.

 

Parmi eux des chapelets bien différents par leur aspect de ceux qu’on a l’habitude de voir au sein d’églises, ou encore des boites en bois sculptées, et contenant diverses lames. Comme des dagues ou des couteaux de la même teneur. Le dessus et les contours de ces boites étaient parsemés d’une étrange écriture que je n’avais jamais vue. Cela ressemblait à un langage très ancien. Ce n’était pas du latin, ayant l’habitude de lire ce dernier. Ni du grec, bien qu’il comportât des similitudes. N’étant pas familier des langues anciennes, je serais bien incapable de préciser l’origine de ces signes. D’autres objets étaient plus inquiétants encore et semblaient promptes à confirmer la thèse de pratiques occultes au sein de cette école : des étoles noires où étaient dessinées des pentagrammes autour desquels se trouvait cette même écriture mystérieuse ; des calices gravés de ce qui ressemblait à des représentations de démons ailés ou diverses autres créatures monstrueuses, aux aspects défiant l’imagination ; et plusieurs bougies de couleur noires, elles aussi disposées dans des écrins là encore munis de ces curieux signes. C’était très perturbant, et je n’étais pas au bout de mes surprises. 

 

 CHAPITRE 4 : YORLOTH


Suivant toujours la lumière émanant du plancher, et cherchant une issue pouvant me mener au sous-sol, je parvins finalement à découvrir une porte. Je tournais le loquet, et l’ouvrais. Je percevais nettement une lumière plus diffuse provenant du bas de l’escalier situé derrière la porte. Dire que je ne ressentais pas une certaine appréhension de ce qui pouvait se trouver en bas serait mentir, au vu des bizarreries trouvées précédemment. Malgré cela, je prenais mon courage à deux mains, et descendais l’escalier. Il y avait une odeur indéfinissable qui emplissait l’atmosphère, très désagréable, qui agressait mes narines. Cela ressemblait à de l’encens, mais en bien plus fort. Ce n’était pas de la sauge non plus. Je pouvais identifier cette plante sans hésiter, et ce que je sentais était tout autre. Plus je descendais, plus l’odeur était forte, et je dus apposer une des manches de ma tenue pour ne pas suffoquer.

 

Curieusement, à force de la respirer, et bien que mes yeux eussent également souffert des teneurs toxiques propres à cette odeur tout juste supportable, je m’habituais peu à peu. Sans pour autant ne plus ressentir de gêne, je n’avais plus cette envie de vomir qui avait envahi ma gorge auparavant, lorsque j’avais poussé la porte menant à cet escalier. Après plusieurs mètres me faisant penser à une véritable descente aux enfers, je parvenais à une grande salle où figuraient plusieurs bibliothèques. La clarté ambiante étant abondante, j’éteignais ma lampe qui ne m’était plus d’utilité pour l’instant. Les livres figurant sur les étagères ne manquaient pas de me surprendre. Si, au départ, leur présence au sein d’un établissement scolaire me parut plutôt naturel, en voyant les titres des ouvrages, je comprenais que ce qui se passait autrefois au sein de cette école n’avait véritablement que peu de rapport avec tout ce qui se rapportait avec l’éducation de jeunes enfants.

 

“Traité de la sorcellerie à travers les âges”, “Les astres lointains et leurs occupants”, “La dimension d’Holvarth”, “Les mondes oubliés”, “Invocations et sortilèges”, “Comment nourrir un dieu du cosmos”, “Envoûtements”… Des d’œuvres venant d’auteurs inconnus aux sujets qui me firent frissonner. Quelle pouvait bien être l’utilité de telles lectures pour des enseignants ? Sur les murs figurait à nouveau cette écriture qui m’avait tant interrogé. Des textes entiers recouvrant la quasi-totalité de la surface des parois. Ainsi que des dessins de bêtes horribles, positionnées sur des astres au sein d’un ciel étoilé qui n’était pas le nôtre. Je suis féru d’astronomie depuis mon plus jeune âge, et je peux affirmer que rien de ce qui se trouvait présent sur ces murs ne ressemblait à notre ciel et l’univers connu. 

 

Parmi les nombreuses écritures, il y avait aussi des passages comportant un système d’écriture plus habituel, mais non moins incompréhensible. Aucun humain n’était capable de prononcer un tel langage. En tout cas, de ce que j’en savais. Cela ressemblait plus à une suite de lettres placées au hasard, sans sens logique, séparées parfois de traits et d’apostrophes semblant marquer une forme de ponctuation. Du moins, c’était ce qui me venait à l’esprit. Néanmoins, certains mots sortaient du lot. Si on peut appeler ainsi cet ensemble qui paraissait être une retranscription de babillages exprimés par un bébé. “Yorloth” ; “Nyargh” ; “Tyaverth”, “Gilth” “Tyrauth” étaient ceux qui apparaissaient le plus souvent. Sur un autre mur, au milieu d’autres inscriptions adoptant le même principe d’écriture, je pouvais lire d’autres noms à la phonétique proche et plus conforme à une certaine compréhension de langage de ma part : “Cthulhu”, “Azathot”, “Yog-Sothot”, “Cthugha”, “Shub-Niggurath”.

 

De par leur mode, et au vu des livres positionnés sur les étagères des bibliothèques présentes dans cette salle aux titres évocateurs, je supposais qu’il devait s'agir de sortes de divinités cosmiques, des entités vivant au-delà de notre univers, faisant vraisemblablement l’objet d’un culte. Je me posais la question si les enseignants ayant officiés ici s’étaient trouvé être les membres d’une congrégation sectaire, vouée à adorer ces créatures aux noms étranges. Je remarquais que plusieurs livres gisaient au sol. Certains comportaient des pages déchirées, et des couvertures montraient des signes de brûlures ou de piétinements. Les habitants de Burdlow en colère ayant investi les lieux avaient dû découvrir cette salle, les livres, ainsi que les inscriptions sur les murs. Ils en ont vraisemblablement déduit que leurs soupçons de satanisme étaient fondés. Mais ils se trompaient.

 

De ce que je voyais et comprenais, ça ne ressemblait pas à une secte ordinaire dédiée à des démons classiques, telle que ceux listés par Collin de Clancy en 1818. Bien qu’il y ait plusieurs ouvrages dédiés à la sorcellerie, dont une édition originale du Pseudomonarchia Daemonum, il m’apparaissait que ce n’était qu’une forme d’outil pour satisfaire aux besoins des divinités évoqués à travers le langage des écrits figurant sur les parois de la pièce. Tout à ma surprise de ce qui se trouvait ici, et répondant à certaines de mes questions, ma gorge se serra quand j’entendis le son de pas descendant l’escalier qui m’avait permis d’atterri ici… Le personnage mystérieux semblait avoir fini sa quête et revenait à la maison. J’étais en proie à la panique la plus totale : j’avais perdu la notion du temps et je me retrouvais coincé. Si le maître des lieux me trouvait au sein de son refuge, je ne donnais pas cher de ma peau. Je ne pouvais pas jurer qu’il puisse être à même de commettre un meurtre pour faire perdurer le secret de son existence, mais je pouvais être assuré qu’il ne me laisserait pas repartir, au vu du risque que je représenterais pour lui si je ressortais de cette école.

 

J’avais beau observer tout autour, je ne voyais rien qui pouvait prétendre à me cacher, et le son des pas se faisaient plus perceptibles. Ce qui était le signe que l’homme régissant les lieux, quel qu’il soit, se rapprochait. Je remarquais alors que les espaces entre les bibliothèques pouvaient permettre de m’y glisser. La profondeur étant assez vaste, il me serait aisé de s’y cacher, sans que je puisse être vu au passage de l’inconnu s’apprêtant à revenir ici. Je ne voyais aucun lit ou nécessaire à vivre décemment. Ni cuisine, ni mobilier ou quoi que ce soit d’autre pouvant apporter le confort d’une vie de reclus. Il était plus que probable qu’il dormait ailleurs et se servait des pièces inhérentes aux repas, lorsque l’école était active, pour faire cuire sa nourriture. Du moins, c’était ce que je supposais. Je me trompais.

 

Me plaquant dans ma cachette inconfortable mais salutaire, je vis passer l’homme mystérieux. Son visage étant enfoncé profondément dans les replis de la capuche qu’il arborait et faisant partie d’une tenue en tout point conforme à celle d’un moine des temps anciens. Ce qui ne me permit pas de voir ses traits. J’ignorais donc toujours de quoi pouvait bien avoir l’air l’occupant des lieux. Je n’y avais pas prêté attention, mais tout au fond de la salle, accolé sur les parois de pierre taillées, figuraient des statues sur lesquelles trônaient des lampes. L’homme fit basculer la tête de l’une d’elles sur le côté gauche et une paroi coulissa, donnant l’accès à ce que je percevais comme une autre salle. Une fois qu’il eut franchi l’ouverture, je m’attendais à ce que le passage soit refermé par ses soins, mais il n’en fut rien. Ce qui faisait que je ne pouvais pas fuir sans risquer d’être vu par l’inconnu. Je n’avais d’autre choix que d’attendre qu’il daigne bien remettre le pan de mur en place, ou repartir je ne savais où.

 

De là où j’étais, je ne voyais pas grand-chose, mais j’entendais des incantations proférées par l’homme. Sa manière de parler me faisait penser à ce qui composait cet étrange langage vu à de nombreuses reprises. Que ce soit dans cette salle ou à l’étage composant l’essentiel de l’école. Cela donnait l’impression de déglutissements et de suffocations. J’étais impressionné par sa facilité de s’accommoder à reproduire vocalement ces écrits mystérieux, mais l’heure n’était pas à admirer celui qui pouvait vite devenir un ennemi capable d’attenter à ma vie, s’il découvrait ma présence. Cependant, tant que l’ouverture du mur n’était pas refermée, j’étais piégé dans ma cachette. Lors de son passage, il avait le regard fixé devant lui. Ce qui fait qu’il n’avait pas pu se rendre compte où j’étais. Un élément sur quoi je comptais en adoptant cette cachette spartiate. Mais quand il reprendrait le chemin inverse, il n’était pas certain que je puisse obtenir la même chance, et je serais à sa merci.

 

Il faut croire que j’étais béni, car quand l’homme ressortit de l’autre pièce, semblant avoir fini ce qu’il était venu y accomplir, il se contenta de refermer le passage, puis, de la même manière qu’il était venu, avança droit devant lui, sans même se tourner vers les bibliothèques dans lesquelles je me dissimulais. J’attendais de ne plus entendre le son de ses pas montant l’escalier avant de daigner souffler et sortir de mon repaire provisoire. Dès que ce fut le cas, je retrouvais le plein usage de mes mouvements et me préparais à remonter en haut à mon tour. C’est là que je commis une énorme bourde. Poussé par ma curiosité maladive, j’exprimais alors le désir de savoir ce qui pouvait bien se cacher au sein de cette pièce secrète. Il m’apparaissait évident que c’était à cet endroit qu’il s’était dissimulé lors des recherches effectuées par les habitants le traquant dans l’enceinte de l’école. Ce qui expliquait pourquoi ils ne l’avaient pas retrouvé, n’ayant pas eu l’idée de manipuler les statues cachant le mécanisme d’ouverture du passage. Ils avaient dû être bien trop occupés à déverser leur rage sur une partie des livres se trouvant dans la salle, avant de se remettre à continuer leur poursuite dans le reste de l’établissement et au-dehors.

 

J’ai tenté de résister à l’envie d’ouvrir ce passage et savoir ce qui s’y tramait, ainsi que la raison pour laquelle l’inconnu s’était mis à psalmodier ces cantiques étranges. Cependant, c’était plus fort que moi. Ignorant toute prudence, je me suis rapproché de l’endroit où figuraient les statues et j’ai procédé au même rituel observé depuis ma cachette, inclinant la tête de la statue de droite. Celle ouvrant le passage. Une fois ouvert, je pénétrais dans l’autre salle. Devant moi se trouvait une immense fosse recouvrant la quasi-totalité de la pièce. Là non plus, je ne voyais aucun lit, ni d’installations propres à assurer un mode de survie. Tout au plus se trouvait sur le côté droit une autre bibliothèque, plus réduite celle-ci. Accolé à elle une petite table où figurait une bassine, des bougies noires et un pentagramme dessiné sur le mur surplombant le tout. À proximité de la fosse, se trouvait un lutrin sur lequel figurait un livre ouvert. Ce devait être celui comportant les étranges invocations proférées par l’inconnu l’instant d’avant. Voulant assouvir ma curiosité pleinement, je me suis dirigé vers l’endroit où se trouvait l’ensemble.

 

L’intérieur du livre était composé de la même écriture vue auparavant, écrite avec une encre rouge. Les textes entouraient d’autres dessins de ces créatures figurant sur les murs de l’autre salle. Sur chacun d’entre eux, je retrouvais les noms lus au travers des passages des paragraphes inscrits sur les parois de la pièce adjacente. “Azathoth”, “Shub-Niggurath”, “Nyargh”, “Gilth”… Ainsi que d’autres : “Dagon”, “Nyarlathotep”, “Lasgurth”, “Pilthoth”. Je m’attardais sur l’un d’entre eux. Je ne savais pas pourquoi, mais ce nom m’attirait plus que les autres. Je comprendrais plus tard que j’avais sans doute ressenti les pensées psychiques de ce qui se trouvait dans la fosse. Une forme de transmission de pensée m’incitant à réciter une des incantations présentes dans le livre, prévue pour éveiller la chose dans la fosse. Celle-ci était endormie, c’est ce que j’ai compris par la suite, mais son esprit traversant le temps et l’espace parvenait à se défaire de son état léthargique, pour s’immiscer dans mon cerveau, conscient que je pouvais être celui qui la sortirait de son sommeil.

 

J’étais pris dans une sorte de transe sans m’en rendre compte, et je me suis mis à lire ce qui se trouvait sur le page dédiée à Yorloth. Le nom de la chose présente dans la fosse. Je ne sais pas comment, mais j’ai soudainement eu la faculté de lire parfaitement ce curieux langage.

 

“Ly’Hk-Tyth Rogh’Na R’lykh Yorloth Dugt’Kla !

Im’Nar Vlakh Tnar-Slok Fragh’ Krol’Ta Nriy !

Sdi’Gh Kyui-Lakh Vrut’Rtlu Krigh’Orth Zufr !

O’Lgy N’yalh A’Ptag F’Ngyah Lok’Fag Yorloth !

 

À peine avais-je fini de réciter l’invocation ou quoi que ce soit que ce puisse être, un grondement sourd ébranla l’intérieur de la fosse. J’étais incapable de bouger, figé comme un bloc de pierre qu’on aurait fixé au sol. J’ai alors vu une masse informe émerger, munie de deux yeux immenses sur le dessus de ce qui semblait être son crâne, d’où sortait de gigantesques tentacules. Des dizaines de gueules béantes recouvraient le reste de son corps s’élevant vers le plafond, côtoyant d’autres paires d'yeux. Plusieurs tentacules sortaient de son dos et ses flancs, et remuant dans tous les sens. Nombre d’entre eux se dirigèrent vers moi, palpant mon cou, enserrant mes bras et mes jambes. J’aurais sans doute fini dans le même état que les enfants de ce que je pensais être des rumeurs auparavant, si l’homme mystérieux n’était pas revenu à ce moment, découvrant la faute que je venais de commettre.

 

– Pauvre fou ! Qu’as-tu fait, malheureux ! Yorloth ! Tu as réveillé Yorloth !

 

Je l’ai alors entendu réciter à son tour des phrases de la même teneur que celle que je venais de proférer, sans savoir comment j’avais fait pour les prononcer :

 

“Ly’kth Fr’Ak Ia Yorloth !  Ign’Im Yol-Nrukh Om’Na !

It’Ngh Im-Tuk Fryk’Nya ! Or’Dret’Zo Yorloth !

 

La créature répondant au nom de Yorloth sembla alors réagir avec colère aux paroles, montrant sa fureur. Elle libéra mon corps, mais c’était pour mieux projeter ses tentacules sur les murs et le sol, avant de briser la petite bibliothèque en hurlant. Comme s’il s’agissait d’un enfant à qui on vient d’ordonner de lâcher son jouet. C’est vraiment l’impression que j’ai eue. L’homme me prit alors par le bras, me sortant de ma torpeur.

 

– Sors d’ici ! Vite ! Je vais tenter de calmer Yorloth. Je vais essayer de le ramener à la raison pendant que tu fuiras. Il n’aurait jamais dû être réveillé ! Toutes ces années de labeur anéanties par ta faute… Le cauchemar va recommencer et c’est toute la ville qui va en pâtir. Yorloth voudra encore plus de nourriture désormais…

 

Je me remettais à peine de la transe subie, et j’eus du mal à croire ce que je voyais devant moi. Le Père Thorin ! Le mystérieux personnage dans la brume, c’était lui ! Je… Je croyais qu’il dormait dans sa chambre… Qu’est-ce que ça voulait dire ? Je n’eus pas le temps de lui demander. Pendant que le monstre semblait montrer moins de vigueur à abattre ses tentacules dans la pièce, le Père Thorin me cria presque dessus :

 

 

– Vas t’en ! Fuis la ville le plus vite possible ! S’il sait que tu es dans les parages, il voudra te retrouver ! Faire de toi son esclave ! Ou te vider de ton énergie vitale comme il l’a fait autrefois avec les enfants qui étaient ici… Je sais comment le satisfaire, mais toi, tu dois partir… Pars ! Tout de suite !

 

Je ne comprenais pas tout, mais ce qui fut certain, c'était que cette monstruosité semblait s’intéresser fortement à moi. J’avais l’impression soudaine d’être considéré comme un casse-croûte savoureux aux yeux de cette créature infernale. Sans chercher à en savoir plus sur ce qui en était, j’ai couru droit devant moi pendant que j’entendais le Père Thorin réciter à nouveau d’autres phrases. Ceci dans le but de calmer le fameux Yorloth. Je me souvenais avoir vu son nom sur les parois de la grande salle aux côtés d’autres. Exactement comme dans le livre. Je me souvenais des ouvrages aux titres étranges. Yorloth devait être une de ces divinités venant d’un autre univers que le nôtre. J’ignorais ce qui l’avait amené ici, dans quelles circonstances, mais sur l’instant présent, c’était le cadet de mes soucis. Seul m’importait de m’éloigner le plus possible de cette fosse, de cette école, de cette ville. Conformément aux ordres lancés par le Père Thorin.

 

Alors, j’ai fui. J’ai couru à perdre haleine, remontant les escaliers sans même prendre le temps de m’emparer de ma lampe. J’ai dû trébucher et me cogner mille fois durant ma course à travers les couloirs de l’école, avant de retrouver la pièce qui m’avait permis de pénétrer dans ces lieux où régnait cette bête immonde. Une fois dehors, j’ai couru de plus belle sans regarder derrière moi, sans même prendre le temps de m’arrêter à l’Église pour y récupérer des affaires. Dans la panique, je suis tombé à nouveau de nombreuses fois. Sans doute à cause de la peur, de l’adrénaline qui me submergeait, je ne ressentais même pas la douleur. Je me relevais, traversait la ville endormie, sans trop savoir où j’allais. Une seule fois, j’ai regardé en arrière, en direction de l’école se trouvant au loin. Je me suis senti rassuré en constatant qu’elle n’avait pas été ravagée par la sortie de cet être de cauchemar venue du cosmos. Le Père Thorin devait être parvenu à la contrôler, ne serait-ce que momentanément.

 

Je repensais aux paroles de ce dernier. Il avait dit que le cauchemar allait recommencer, que c’était ma faute, que je n’aurais pas dû le réveiller. Je supposais que les incantations qu’il avait récitées lorsque j’étais dans ma cachette avait pour but de veiller à ce que Yorloth reste endormi. J’avais tout gâché à cause de ma foutue curiosité. Fuyant la ville, j’ai pu me trouver un abri sur le chemin au sein d’une vieille grange abandonnée depuis des lustres, faisant partie d’une ancienne ferme. Le lendemain matin, j’ai continué à marcher. J’ai bien tenté de trouver quelqu’un de suffisamment serviable et épris de compassion pour m’emmener vers la ville la plus proche. Mais vu mon aspect, mes habits déchirés et remplis de boue à cause de mes innombrables chutes, je n’inspirais que le dégoût et la crainte de la part de celles et ceux croisant ma route. Lorsque j’ai fini par atteindre une première ville, j’ai voulu m’adresser à des notables pour leur expliquer ma mésaventure. Je leur ai dit que Burdlow risquait de subir ce qu’elle avait déjà vécue par le passé. A cause de moi. J’expliquais qu’il fallait venir en aide au Père Thorin s’il en avait la nécessité.

 

Je pensais que si des personnes avec de hautes relations savaient ce qui en était, elles seraient à même de rencontrer le Père Thorin et s’entretenir avec lui pour savoir comment contrer Yorloth. L’aider à le rendormir ou faire cesser sa menace à jamais. Si tant est qu’il soit possible d’anéantir ce monstre, ce dont je doute fortement. Quelle arme actuelle serait capable de mettre fin aux agissements d’une telle créature ? D’autant que j’ignore de quoi le Père Thorin est le détenteur. Je sais maintenant qu’il est le directeur qui était en place il y avait 20 ans de ça. J’ignore comment, mais son visage a changé, il a été modifié. Raison pour laquelle personne n’a fait de lien entre lui et l’affaire de l’école. Je suppose que c’est Yorloth qui est la cause de son changement d’apparence. Personne ne m’a cru. On me prenait pour un fou échappé de l’asile. Certains ont même tenté de faire appel à la police pour qu’elle m’enferme. Ils pensaient que j’étais un danger pour la population et pour moi-même à divulguer de telles histoires sans queue ni tête.

 

J’ai continué à voyager de ville en ville, jusqu’à arriver à Providence, où je n’ai pas eu un meilleur accueil de la part de la haute bourgeoisie et des personnes influentes. C’est alors qu’on m’a parlé de vous, Mr. Thornton. Des personnes des bas-fonds de la ville m’ont vanté vos actions. Des personnes qui, elles, croient aux monstres, mais sans pouvoir m’aider. Cela à cause de leur position sociale et leur réputation déplorable. En désespoir de cause, je suis donc venu à vous ce soir, en espérant que vous, vous serez plus à même de me croire.”

 

 CHAPITRE 5 : RENCONTRE

 

Ethan et son père se sont murés dans un long mutisme, ne sachant que penser de cette histoire abracadabrante, s’interrogeant du regard l’un et l’autre. Ridgwell s’en aperçut.

 

– Vous ne me croyez pas vous non plus, n’est-ce-pas ? Alors personne ne me croira. Je ne peux pas vous blâmer remarquez. Moi-même, je me demande parfois si je n’ai pas rêvé. Mais mes cauchemars, les blessures sur mon corps me rappellent que ce n’est pas le cas.

 

Mr. Thornton brisa alors le silence dans lequel il s’était installé.

 

– Mr. Fuldorn. Ridgwell. Croyez bien que j’aimerais vous croire, sincèrement. J’ai été témoin jadis de certains faits incroyables et dépassants l’entendement humain. Soyez en certain. Cependant, mettez-vous à ma place : si je racontais mot pour mot ce dont vous venez de me faire part, je serais perçu comme un illuminé, au même titre que vous l’avez été. Je ne dis pas que tout ce que vous avez vécu n’a pas une part de réalité, mais pour faire intervenir des hautes instances capables d’agir à Burdlow, j’ai besoin de preuves concrètes. Êtes-vous en mesure de me fournir de telles preuves ? Vous avez indiqué avoir vu certains objets avec des inscriptions étranges. Cela pourrait apporter de l’eau au moulin, si je  puis dire.

 

Ridgwell baissait la tête.

 

– Malheureusement, j’étais tellement en panique à ce moment, je craignais tellement pour ma vie, que je n’ai pas pensé à ramener quoi que ce soit qui puisse confirmer un tant soit peu ce que j’ai vu là-bas…

 

Ethan intervint à son tour.

 

– C’est bien tout le problème. Pour que mon père puisse obtenir l’appui de ses relations, elles-mêmes ayant des contacts avec des personnes compétentes en la matière, ce qui n’est pas simple au vu du sujet, vous en conviendrez, il faut des preuves. Sans cela, nous ne pourrons rien faire. Parler de votre aventure en l’état ne ferait que porter le discrédit sur le nom de notre famille. On nous pointerait du doigt en indiquant que nous croyons aux fables d’alcooliques ou de déments.

 

– Je n’ai jamais bu de ma vie, Mr. Thornton. Pas une seule goutte.

 

– C’est tout à votre honneur. Mais votre tenue, l’odeur qui émane de vous indique tout le contraire.

 

– C’est à cause des gens chez qui j’ai été hébergé. A l’inverse de moi, ils tentent d’oublier leur condition dans le vin et d’autres substances. Et il est arrivé que l’un d’eux renverse le contenu de son verre sur mes vêtements. Mais je vous assure que je ne je n'aiai jamais touché à la moindre bouteille d’alcool.

 

Le père d’Ethan reprit :

 

– Mr. Fuldorn. Je pourrais vous attribuer des circonstances atténuantes sur ce fait. Mais les personnes que je connais ne seront pas aussi magnanimes que moi. Comme l’a si bien dit mon fils, je ne peux pas prendre le risque de voir ma réputation entachée par une histoire de monstre sévissant à Burdlow. Le scandale et les moqueries seraient un désastre pour ma position. Sans compter que la carrière future de ma fille, promise à un grand avenir musical, j’en suis certain, serait compromise.

 

Comprenant qu’il avait échoué à se faire entendre une nouvelle fois, Ridgwell se préparait à se relever et à repartir, la tête basse, quand Ethan fit une proposition.

 

– Attendez, Mr. Fuldorn. J’ai peut-être une solution à vous proposer, qui ne sera pas préjudiciable au nom de notre famille, et qui devrait vous satisfaire.

 

Se rasseyant, le regard fixé sur Ethan, Ridgwell écouta avec attention ce qu’Ethan avait à lui dire.

 

– Voyez-vous, j’ai parmi mes amis quelqu’un qui pourrait se révéler très intéressé par votre cas. Je sais qu’il parcourt le pays à la recherche de divers témoignages comme le vôtre. Il a une passion pour les enquêtes, disons… un peu spéciales. Tout ce qui a trait aux légendes, aux fables et aux monstres, ça fait partie intégrante de ses sujets de prédilection. J’ai cru comprendre qu’il consigne tout ce qu’il a vu et entendu lors de ses voyages dans des carnets. Cela dans le but de rédiger un livre qui relatera l’ensemble des cas sur lesquels il s’est attardé. Je suis persuadé qu’il serait ravi de s’occuper du vôtre.

 

Mr. Thornton, voyant à quoi son fils voulait en venir, renchérit :

 

– Je connais bien ton ami, Ethan. C’est une personne censée qui est souvent venu dîner chez nous. J’ai toujours eu grand plaisir à entendre ses récits. Je dirais même que c’est lui qui est parvenu à me démontrer l’existence de phénomènes fabuleux. J’ai toute confiance en lui. S’il enquête à Burdlow et qu’il en ramène des éléments indiscutables révélant la véracité de vos propos, Mr. Fuldorn, je suis prêt à reconsidérer la question et demander à mes relations d’approfondir les investigations de cette personne, que je sais hautement qualifiée dans le domaine.

 

– Je me porte également complètement garant de lui. Il a une très bonne réputation dans la bourgeoisie, et même si les cas sur lesquels il a enquêté prêtait à suspicion, il a toujours su démontrer leur crédibilité. Il y a même certaines instances scientifiques qui l’ont maintes fois désigné comme un homme de parole sur lequel on peut compter et qui ne raconte pas de fariboles dignes des tripots les plus mal famés.

 

Ridgwell voyait son sourire revenir.

 

– Si vraiment votre ami peut m’écouter comme il se doit et révéler la menace se trouvant à Burdlow, je suis prêt à le rencontrer toute séance tenante !

 

Mr. Thornton, ravi de la tournure des choses, rajouta :

 

– J’en suis fort aise, Mr. Fulborn. Bien. Je pense que mon fils ne verra pas d’opposition à ce que je le désigne comme parlementaire auprès de son ami afin de lui exposer cette affaire. Nous lui transmettrons votre adresse, ou du moins un lieu où vous pourrez vous rencontrer. Ce qui permettra de parler de tout ceci en détail, y compris certains que vous auriez omis de nous évoquer, et il vous indiquera de quelle manière il compte prendre en charge votre affaire. Cela vous convient-il Mr. Fulborn ?

 

Ridgwell affichait un grand sourire.

 

– Tout à fait, Mr. Thornton. Vous n’imaginez pas à quel point je suis rassuré. La menace vivant à Burdlow est réelle. Et si votre ami peut contribuer à ce que de hauts dignitaires autres que vous puissent parvenir à éteindre le danger dans l’œuf, ce sera avec joie que je m’entretiendrai avec lui.

 

Ethan souriait à son tour, tout en s’adressant à nouveau à Ridgwell.

 

– Parfait. Cirian, c’est le prénom de mon ami, peut parfois se montrer un peu exubérant, et être souvent un peu trop familier avec les hommes. Ce qui lui a, de temps à autre, causé quelques légers soucis avec certaines familles. Toutefois, c’est un homme sérieux et très professionnel dans tout ce qu’il entreprend. En particulier quand cela concerne tout ce qui touche au surnaturel. Vous devriez bien vous entendre. Je me charge de lui faire part de votre requête dans les prochains jours, et il vous recontactera par mon intermédiaire dans un premier temps.

 

– Très bien. Merci beaucoup, Mr. Thornton. Dieu puisse vous bénir de votre bonté !

 

Le père d’Ethan ricana légèrement.

 

– Je crains bien que le seigneur ne m’ait pas vraiment en odeur de sainteté, ni mon fils. La religion ne fait pas tout à fait partie de nos priorités. Sans vouloir vous offusquer le moins du monde, Mr. Fulborn

 

– Non, je vous en prie. Je respecte votre position, ne vous en faites pas.

 

Voyant que l’affaire était conclue, Mr. Thornton se leva de son fauteuil, et s’approcha de son invité.

 

– Bien. Ceci étant dit, que diriez-vous de passer la nuit dans notre demeure ? J’insiste : cela vous permettra de vous débarrasser de vos haillons, de retrouver une odeur faisant de vous un homme plus digne, et même de profiter du talent de pianiste de ma fille. Ethan : dis au majordome de préparer une chambre pour Mr. Fulborn et de lui fournir des habits neufs, ainsi qu’une tenue de nuit.

 

Ridgwell montrait un air gêné.

 

– C’est trop d’honneur, Mr. Thornton. Je ne sais pas si je peux accepter…

 

Ethan l’interrompit.

 

– Mr. Fulborn, quand mon père a une idée en tête, je peux vous assurer que rien ne le fera changer d’avis. Contentez-vous d’accepter d’être notre hôte privilégié pour cette nuit, et ne vous inquiétez de rien d’autre.

 

Ainsi, Ridgwell accèda à la demande de Mr. Thornton et son fils. Quelques jours plus tard, j’eus la bonne surprise de voir Ethan me rendre visite en ce jour du 10 juillet pour m’exposer ce dont je viens de retranscrire fidèlement.

 

22 juillet.

J’ai pu enfin rencontrer Mr. Fulborn. Nous avons eu une discussion passionnante. Il m’a appris que le père d’Ethan venait de l’engager en qualité de jardinier, le poste étant vacant depuis quelques jours, suite au départ de ce bon vieux Mr. Tilton. Avec ses 75 printemps, il avait bien du mal à poursuivre ses activités. L’arrivée de Ridgwell et ses connaissances appréciées en botanique, ce dont ce dernier s’est confié lors de conversations avec Mr. Thornton, est tombé à point nommé. Ridgwell m’a rapporté quelques détails supplémentaires sur le Père Thorin, les habitants les plus emblématiques de Burdlow, ainsi que les meilleures adresses où il me sera aisé de louer une chambre afin de séjourner sur place. Après avoir pris congé de mon invité, je me suis empressé de réserver un billet de train pour me rendre à Burdlow la semaine suivante. N’ayant pas entendu parler de fin du monde ayant débuté au sein de cette ville, et que donc la menace avait peut-être été freinée par le Père Thorin dont Ridgwell m’a détaillé les travers et habitudes, j’en ai conclu qu’il me restait du temps. J’en ai profité pour décommander certains rendez-vous galants, et rassembler de quoi contribuer à enquêter en toute quiétude à Burdlow. J’ai fait part de mon départ prochain, sans préciser quoi que ce soit sur le but de mon voyage, à ce cher Milton. Je sais qu’il piaffe d’impatience d’entendre le récit qui découlera de cette aventure, et je dois avouer que, moi-même, j'ai grande hâte de percer les secrets de Burdlow et le monstre qui y sévit…

 

À suivre...

 

Publié par Fabs