30 mai 2024

PHAEDORIA


 

Il fut un temps où j’adorais cet endroit. Les eaux limpides ; les berges et son sable blanc, une particularité de la région ; ses bois et sa faune tout autour ; la mythologie y étant rattachée… Le lac Stymphale fait partie de ces endroits empli d’un charme qui vous envahit dès lors qu’on pose le regard dessus. Mais ça, c’était avant que je découvre son existence. Avant que j’apprenne ce dont elle était capable. Avant que je comprenne que tout ce qu’on pensait savoir sur les légendes circulant autour de ce lac étaient la pure vérité.

 

Dans l’histoire de mon pays, la Grèce, le lac Stymphale est auréolé de mystère depuis des milliers d’années. On y a recensé des dizaines de disparitions. Mais les autorités de la région des différentes époques où les drames ont eu lieu n’ont jamais retrouvé le moindre corps. Que ce soit sur les berges, les bois ou encore les eaux du lac. Celui-ci fut plusieurs fois sondé pourtant, dans le but justement d’y découvrir les restes rongés par le temps des malheureux s’y étant noyé. C’était la thèse la plus probable pour la police locale, et officiellement, nombre de personnes se rattachaient à cette explication. Même si jamais le moindre ossement n’a daigné se montrer aux enquêteurs, plus ou moins poussé à renforcer les recherches par les familles des disparus du fait de leurs liens avec des politiciens, la noyade restait le plus vraisemblable en tant que solution.

 

Mais ce n’était pas le cas de tout le monde. Pour certains, l’explication de la vase et son acidité importante, ayant pu dissoudre les corps ou s’affairer à les enfoncer profondément dans ses entrailles, selon ce qu’avançait les spécialistes en géologie et particularités des fonds aquatiques, ça n’avait pas de sens. Eux connaissaient la vérité sur le pourquoi de ces disparitions, qui n’appartenait pas à la logique du réel. Ils parlaient d’une silhouette attendant ses proies à la surface de l’eau. Une silhouette patientant jusqu’à ce que le moment propice pour s’emparer de la vie de ses futures victimes s’offre à elle. Ce serait cet être qui provoque les morts et dévorerait tout ce qui les constituait : chair, organes, et os. Rien n’échappe à sa voracité et rien ne reste après qu’elle se soit repue de sa cible.

 

On dit que cet être à l’apparence fantomatique serait une ancienne prêtresse abandonnée par les dieux, à cause de son extrême avidité. Il fut un temps où, dans l’antiquité, de nombreuses personnes venaient la solliciter pour obtenir une vision de leur avenir. La prêtresse, Phaedoria, était consciente de son lien avec les dieux et de ce que les pauvres hères venant à la porte de son temple pourraient lui apporter pour son propre confort. Elle n’hésitait pas à demander des sommes exorbitantes à ses clients, précisant que nulle autre qu’elle serait en mesure de leur donner ce qu’ils recherchaient : la perspective de connaître à l’avance leur destinée future, l’accepter, ou bien la contrer si elle s’avérait néfaste. Elle proposait même différentes solutions pour ces derniers, ce qui lui offrait la manne la plus importante de la part de ces visiteurs payants.

 

Apprenant leur destin funeste et épouvantés par la perspective de mourir, que ce soit eux ou leurs proches, ces hommes ou ces femmes étaient prêts à tous les sacrifices pour être les récipiendaires de ces solutions. Ceci pour éviter des drames à venir au sein de leurs familles. Phaedoria savait cela et se délectait de les déposséder de leurs moindres drachmes pour assouvir l’avidité qui la possédait. Les dieux, irrités de ses agissements, lui infligèrent un châtiment à la hauteur de ses actes. Son temple fut enseveli dans le sol, formant une excavation se voyant engloutie par les eaux. La prêtresse, bien qu’ayant réussie à s’extirper du temple avant qu’il disparaisse dans les profondeurs du Tartare situé loin en-dessous, ne parvint pas à échapper à la noyade, malgré ses tentatives vaines de rejoindre les berges du lac formé, car les Dieux l’éloignait au fur et à mesure de son objectif.

 

Pour éviter que l’on libère l’âme de Phaedoria, les Dieux firent des bois avoisinants, formant les contours du nouveau lac, le refuge de vils volatiles. Ceux-ci étaient chargés d’empêcher quiconque de s’approcher du centre du lac, où reposait la désormais sépulture de la prêtresse obsédée par la richesse qu’elle estimait lui être due, de par ses pouvoirs et son lien avec les cieux. C’est ainsi que naquit le mythe du Lac Stymphale et ses fameux oiseaux mangeurs de chair. Ceux-là même qui furent anéantis par Hercule, dans le cadre des 12 travaux qui lui furent imposés par Eurysthée. Avec les siècles, les dieux, dont le pouvoir résidait dans l’adoration du peuple grec envers leurs personnes, virent leur chute poindre avec le rejet de plus en plus important de la population de Grèce envers eux.

 

Le progrès, occasionné par les découvertes technologiques et agraires des Grecs, causa le glas de ces Dieux dont l’utilité n’était plus primordiale pour ceux et celles qui les vénéraient autrefois, et l’Olympe se transforma en un désert céleste. Les temples des divinités se vidaient de leurs représentants et leurs porteurs d’offrandes, pendant que les légendes et les mythes rattachés aux anciens maîtres de Grèce se tarirent et ne se résumèrent bientôt plus qu’à des histoires pour enfants relatés dans les livres. Le lac Stymphale perdura, mais désormais dépourvu de toute protection contre ce qui était englouti dans ses eaux. Au fil des années, il devint un lieu touristique prisé par les amoureux de la nature. De nombreuses cabanes furent érigées aux abords du lac, destinées à quelques privilégiés capables de donner l’argent nécessaire pour pouvoir bénéficier d’un séjour au sein d’un lieu paradisiaque, dont les sables blancs des berges faisaient partie. Une manière pour la municipalité proche de veiller à ce que le lac ne subisse pas les assauts de touristes étrangers indélicats ou de vandales incapables d’apprécier la beauté des lieux.

 

C’est pourquoi l’accès au lac était règlementé et était entouré de grilles sur tout son périmètre. Certaines parties spécifiques se voyaient dotés de caméras pour prévenir tout acte de saccage ou de non-respect de la propreté du site. Mes parents faisaient partie de ces riches personnes pouvant s’offrir le luxe d’un séjour au lac Stymphale. A l’époque, les nombreuses disparitions ayant quelque peu terni la réputation du lac, depuis l’instauration des structures à but lucratif, ne les inquiétèrent pas outre mesure. Les lieux étant moins demandés, les occupants des cabanes autour du lac se réduisaient à peau de chagrin, et seule notre famille profitait de ce cadre idyllique. L’entretien et la sécurité n’étant plus à l’ordre du jour, la municipalité chargée de veiller à la protection du site avait délaissé la maintenance des caméras, et plusieurs d’entre elles ne fonctionnaient plus. L’aura maudite du lac suffisait à éloigner quiconque aurait l’idée saugrenue de s’y introduire sans autorisation, dans le but d’y procéder à des actes de vandalisme ou tout autre projets punis par la loi.

 

Je n’avais que 7 ans à l’époque, et je ne me rappelle pas tous les détails. Mais ce séjour qui aurait dû être rempli de sérénité s’est transformé en drame. Bien qu’il ait évité de m’en parler cette année-là, en raison de mon jeune âge, mon père savait que ma mère était au seuil de la mort. Elle souffrait d’une maladie gangrénant ses organes peu à peu. Les médecins étaient impuissants face à ce mal insidieux dont ils ne comprenaient pas les composants et se retrouvaient donc démuni à le combattre. Mon père ne m’apprendrait ce fait que des années plus tard, lorsque l’on reviendrait au sein de ces lieux. Mais je reviendrais ultérieurement au présent. Pour reprendre le cours de mon récit, ma mère, malgré ce dont elle était atteinte, montrait un air radieux. Sans doute dans l’objectif de cacher la vérité au petit garçon que j’étais, en accord avec mon père. Ce séjour, il avait été voulu par mes parents pour permettre à ma mère de vivre des derniers instants de bonheur auprès de sa famille. Ceci dans un lieu propice à ce désir, avant que son corps ne la lâche définitivement. Cependant, c’est un autre mal qui allait nous l’arracher…

 

Ma mère aimait avoir des moments de solitude, dans le but évident de nous masquer, à mon père et moi, les douleurs qu’elle avait du mal à contenir. Il lui arrivait régulièrement de procéder à des balades nocturnes lorsque nous étions dans notre demeure familiale. Mon père ne s’en inquiétait pas, car nous vivions hors de la ville, en pleine campagne. Le voisin le plus proche habitait à plusieurs kilomètres de distance. C’est pourquoi, n’ignorant rien de la raison de ces sorties, bien que ma mère l’ai toujours nié, mon père a réagi de la même façon que chez nous quand il s’est aperçu de la place vide au sein de son lit la nuit du drame. Il s’est rendormi aussitôt, pensant que rien ici ne pourrait arriver.

 

Cependant, le lendemain, ma mère n’était pas rentrée de son escapade nocturne et mon père était en proie à une grande panique. Ce n’était pas dans les habitudes de Kinthia, le prénom de ma génitrice, de rester au-dehors une nuit entière, sans rentrer au petit matin. Il m’a empressé de m’habiller, sans être plus précis sur la raison de cette précipitation, m’indiquant juste que l’on devait rejoindre maman. Voyant qu’une barque manquait à l’appel, mon père m’a fait monter dans une autre et il a ramé comme un fou, appelant ma mère, m’enjoignant à faire de même. On a fini par retrouver la barque, échouée sur une berge, de l’autre côté du lac. Elle était vide. Il y avait plusieurs traces de sang sur le bois, ainsi quelques morceaux de tissu venant de la chemise de nuit que ma mère portait la nuit précédente. 

 

Désespéré, mon père a foncé dans les bois, m’entraînant avec lui, criant le prénom de ma mère à tue-tête. J’avais du mal à suivre le rythme effréné imposé par mon père. Celui-ci s’en aperçut. Il me prit dans ses bras, pleurant à chaudes larmes, sans que je comprisse pourquoi à ce moment. J’étais loin de m’imaginer que je ne reverrais jamais ma mère. Plus tard, on a fini par revenir à notre cabane et mon père a appelé la police, déclarant qu’il était arrivé malheur à son épouse. Environ trois quarts d’heures plus tard, une équipe arrivait au lac et s’employa à traquer tout indice pouvant indiquer la présence de ma mère quelque part. Mon père était incapable de s’occuper de moi, car trop empli d’angoisse quand au résultat des recherches. C’est une policière qui fut en charge de m’occuper et me rassurer, jouant avec moi pour me détourner du spectacle de mon père larmoyant, guère reluisant.

 

Finalement, après toute une journée, la réponse des enquêteurs fut sans appel : ma mère, qu’elle soit blessée ou sans vie, n’avait pu être retrouvée nulle part. Aucune trace d’elle. Mon père s’écroula de douleur sous mes yeux. Je ne comprenais rien de ce qui se déroulait, demandant quand ma mère allait revenir et pourquoi papa pleurait comme ça. Mon père a dû subir un suivi psychologique pendant de longs mois, avant qu’il soit reconnu capable de s’occuper à nouveau de moi. Pendant ce temps, j’avais été placé dans une famille d’accueil. Des gens très gentils qui m’ont expliqué que ma maman était partie au ciel, qu’elle y serait heureuse, et qu’il ne fallait pas que je m’inquiète pour mon papa : il serait bientôt à nouveau près de moi.

 

J’ai dû attendre 8 longs mois avant de retrouver une vie proche de ma celle d’avant ça. Mon père s’était remis de la perte de ma mère. Je sentais bien qu’il avait du mal à sourire quelquefois, mais je voyais qu’il faisait tous les efforts possibles pour que je ne sois pas en proie à la même détresse que lui. Ce n’est qu’en grandissant que j’ai fini par accepter la disparition de ma mère. A l’âge de 16 ans, mon père prit le temps de m’expliquer en détail ce qui m’avait échappé ce soir-là, en tant que petit garçon n’ayant pas compris toute la situation. A cause de ça, j’ai développé un comportement quasi-asocial : j’avais beaucoup de mal à nouer une relation avec mes camarades ou mes professeurs à l’école.

 

 Je repensais sans cesse à ce que m’avait dit mon père sur la disparition mystérieuse de ma mère, sur le sang trouvé au fond de la barque, sur l’absence de son corps s’étant ajouté aux dizaines de disparus ayant fait du lac Stymphale un symbole de mort. Au même titre que le mythe de Phaedoria, les oiseaux mangeurs de chair lui avait érigé une réputation peu flatteuse dans l’antiquité. A croire que ce lac était destiné à ne semer que mort et désolation, quel que soit la période de l’histoire. Malgré cela, pour, selon les mots de mon père, suivant en cela les conseils de son psychiatre qu’il continuait à voir régulièrement, et devant l’échec de ce que le même type de séance avait eu sur moi, il fallait résoudre le mal par le mal. Il nous était impératif d’affronter les démons nous ayant envahis en nous rendant sur les lieux-mêmes les ayant créés en nous. Bien que pour ma part, cela s’est déclenché au moment où mon père m’a révélé la vérité de cette nuit-là. Mais l’origine était identique : le lac Stymphale était la source de nos problèmes communs de sociabilité. Je ne savais pas vraiment si c’était lié et si nous faisions face à une sorte de boucle vicieuse, mais mon père m’apprit qu’il avait développé un cancer des poumons.

 

Après la disparition mystérieuse de ma mère, pour calmer sa douleur, il s’était mis à fumer plus que de raison, pouvant consommer jusqu’à 5 paquets par jour. Il a dû suivre un programme pour lui permettre de cesser cette mauvaise habitude, dès lors qu’il a su pour sa maladie. C’est là qu’il m’a expliqué qu’il avait réservé un nouveau séjour au lac. Cela devait avoir un but thérapeutique pour nous deux. Mon père serait sans tabac, sans lieu direct ou il aurait la tentation d’en acheter, en plus de calmer sa nervosité en sachant ce dont il était atteint. Pour moi, cela permettrait de relativiser mon asociabilité et un relatif désir de retrouver une sérénité perdue, après que j’ai eu connaissance de ce qui était arrivé à ma mère, dont on ignorait toujours ce qui était réellement arrivé.

 

C’était ça le plus dur en fait : ne pas savoir. Ma mère avait eu droit à des funérailles dans un cercueil vide. On ignorait ce qui était arrivé à son corps : avait-elle été victime d’un agresseur après avoir posé sa barque sur la berge où cette dernière fut retrouvée ? S’était-elle blessée elle-même, d’une manière ou une autre, et avait-elle glissée dans les eaux du lac où son corps s’était peut-être enfoncé dans la vase, au même titre que nombre de victimes avant elle ? Il y avait des dizaines de questions qui me submergeait, tout comme mon père devait avoir eu les mêmes, et aucune réponse satisfaisante pour offrir une solution d’apaisement à nos cœurs. Je n’étais pas sûr du bien fondé de cette « thérapie », en revenant au sein de ce lieu de mort et de douleur, mais j’ai fait confiance à mon père. Il était le seul à qui j’accordais ce sentiment.

 

Il s’était passé 10 ans depuis le drame de la disparition de ma mère au cœur de ce site censé être une portion de paradis, alors qu’il a plus des allures d’enfer pour quiconque y a perdu un être cher. Chaque planche de bois de la cabane, chaque tasse présente sur le rebord de l’évier de la cuisine, chaque tenture sur les fenêtres : tout se rappelait aux souvenirs de cette nuit-là. Et pour mon père, qui a compris qu’il ne reverrait jamais ma mère le soir-même de sa disparition, au contraire de moi qui ne l’apprendrait qu’une fois atteint un âge me permettant une forme de compréhension, la douleur devait être plus grande encore. Je m’efforçais de cacher mes ressentiments, tout comme lui faisait de même envers moi. Sachant ce qu’il avait en lui, ce crabe insidieux dévorant ses poumons, je multipliais les actes de dévouement pour lui éviter tout effort inutile. Il me rappelait souvent à l’ordre, m’indiquant qu’il avait un cancer, pas une jambe ou un bras en moins, et que ça ne servait à rien de le dorloter comme un enfant. Et juste après avoir dit ça, il souriait de bon cœur, s’excusant de ses mots. Il savait que je ne cherchais qu’à bien faire et on se blottissais l’un à l’autre pour se pardonner mutuellement de nos maladresses de comportement.

 

Il s’est passé 2 jours avant que je découvre une apparition singulière, au gré d’une petite balade en solitaire en barque, profitant d’une sieste de mon père. J’ai fait du mieux que je pouvais pour ne pas le réveiller. Je savais qu’il aurait refusé que je parte seul : ça lui aurait rappelé la fois où ma mère a fait de même et n’est jamais revenu. Toutefois, appelez-ça l’instinct, j’avais en moi ce désir de comprendre ce qui avait bien pu causer la disparition de ma mère. Je me disais qu’en suivant un parcours similaire à elle, je trouverais peut-être un semblant d’explication à ce qui lui était arrivé. Ce n’était pas vraiment ce à quoi je m’attendais, et je n’étais même pas sûr qu’elle fut la cause du drame survenu à ma famille à ce moment, mais j’ai effectivement trouvé quelque chose sur le lac. Au début, vu qu’on était en plein milieu de l’après-midi, j’ai cru que c’était l’effet d’un parhélie. Mais en m’approchant, j’ai très vite compris que ça n’avait rien à voir avec un simple effet d’optique dû à la lumière.

 

Elle se dressait sur la surface de l’eau, sans que je comprenne ce qui lui permettait cette aberration. Elle avait l’allure d’une figure de l’antiquité : drapée d’une sorte de toge recouvrant tout son corps, une capuche masquant sa tête et son visage, une ceinture de corde à sa taille. Ses mains étaient rentrées dans les manches qui se joignaient et je ne voyais aucune trace de jambes ou de pieds. Un effet que je pensais être dû à sa position assise. Ou peut-être que ses jambes étaient plongées dans l’eau ? Dans les deux cas, il n’y avait aucune logique à sa présence sur la surface. Je me suis frotté les yeux plusieurs fois. Je me suis même pincé pour me convaincre que je ne rêvais pas, mais elle était toujours là. Quand je vous disais qu’elle avait l’allure d’un personnage de l’antiquité, il y avait cependant une différence. Contrairement aux tenues immaculées et blanches dont j’avais vu les représentations sur les livres traitant de l’histoire de mon pays, celle arborée par cette apparition étrange était d’un noir opaque, presque irréel.

 

On avait l’impression qu’elle absorbait toute forme de lumière autour d’elle : aucune ombre ne se reflétait sur la surface. Ni son corps, ni celle des nuages, ni celle des arbres des berges les plus proches, s’étendant sur l’eau et stoppant à la lisière de la surface occupée par cet être fantomatique. Même celle de ma barque, dès lors qu’elle atteignit un certain périmètre large de plusieurs centaines de mètres autour de l’apparition. Sa présence me faisait froid dans le dos. Je ressentais une angoisse profonde à sa vue. Le fait qu’elle semblait ne pas montrer les signes d’un mouvement, quel qu’il soit, était encore plus terrifiant. Je n’arrivais pas à déterminer si elle n’était pas consciente de ma position proche d’elle, ou si, au contraire, elle semblait m’attendre. C’était vraiment la sensation que j’avais. Je serais incapable de dire si elle m’observait à proprement parler, ne pouvant voir son visage et donc les traits de celui-ci. Ce qui aurait pu m’indiquer des marques de sensation de sa part.

 

Ce n’est pas que ça m’aurait rassuré pour autant, mais au moins j’aurais pu avoir une preuve d’une éventuelle forme d’humanité. Tandis que là, rien ne transparaissait de ses intentions envers moi. Je n’osais pas m’approcher : je craignais trop ce qui pouvait arriver si je procédais à un tel acte d’impétuosité. Préférant en rester là, pour me laisser le temps de réfléchir une fois en sécurité au sein de la cabane où je séjournais avec mon père, je suis reparti dans le sens opposé. J’aurais pu détourner la silhouette et continuer plus avant, mais je craignais qu’elle choisisse de mettre fin à son immobilité et me prenne en chasse. Rien que le fait de lui tourner le dos, j’étais bien loin d’être rassuré.

 

Bien qu’elle soit dépourvue d’un visage apparent, en tout cas non visible, j’avais l’impression de ressentir son regard dans mon dos. Comme si elle suivait mon trajet sans en perdre une miette. J’ai accéléré la cadence à ce moment, afin de m’éloigner le plus possible de cette étrange ombre sur l’eau. C’est l’idée qui a germé dans mon esprit une fois revenu à l’abri de la cabane, après avoir pris soin de ne pas réveiller mon père, toujours assoupi. Une ombre flottant sur la surface. Ce qui pouvait expliquer sa capacité à ne pas subir les lois de l’attraction terrestre et le fait qu’elle semblait flotter sur l’eau. Son allure, sa tenue venant tout droit du passé de la Grèce, le fait qu’elle se trouve au centre du lac… Tout ces éléments m’ont fait repenser au mythe de Phaedoria. La prêtresse punie par les Dieux pour son avidité qui fut ensevelie et engloutie par ceux-ci, à l’origine de la création du lac Stymphale et toute la mythologie centrée sur les oiseaux mangeurs de chair tués par Hercule. Des gardiens devant veiller à ce que personne ne puisse réveiller ce qui dormait au fond du lac. 

 

Dès lors qu’Hercule a supprimé cette mesure de protection, l’esprit de Phaedoria était plus libre d’action. Elle ne pouvait quitter le lac, ou en tout cas la périphérie de celui-ci car cela faisait partie de sa punition. Ce n’était pas vraiment approfondi dans les légendes autour d’elle, mais on pouvait supposer que la perte de ses capacités et ses éventuels pouvoirs, ce qui n’était pas non plus détaillé dans les livres, était aussi lié à la punition divine l’ayant frappée. Ce n’était que pure spéculation, et ça impliquait de donner foi à la réalité d’une légende datant de l’antiquité, mais pour retrouver pleinement sa forme humaine d’antan, ainsi que ses pouvoirs, était-il possible qu’elle ait le besoin de se nourrir de corps humains ? Ceci pour récupérer la masse de chair, de sang et d’os lui étant nécessaire pour retrouver un corps capable de l’extraire de sa prison que représentait ce lac.

 

Si les dieux grecs avaient pris le soin de positionner les gardiens qu’étaient les oiseaux mangeurs de chair, ce n’était sûrement pas par pur caprice de leur part. Ils craignaient de toute évidence que l’esprit de Phaedoria, celui-ci ayant survécu grâce à l’étendue de ses pouvoirs malgré la mort de son corps physique, soit en contact avec des corps humains. Ce qui signifiait que l’absorption de ceux-ci pouvaient lui assurer de revenir à la vie, en obtenant les attributs primordiaux pour permettre cette étape. Une fois acquise une certaine quantité de corps humains, elle retrouverait l’intégralité de son corps et ses facultés, et pourrait s’enfuir de sa « cage » : le lac Stymphale. Même si ça paraissait totalement fantastique, je ne pouvais pas écarter cette possibilité. Surtout après l’expérience dont je venais d’être le témoin.

 

Il y avait quelque chose d’autre qui m’intriguait, si ce que j’avais vu était bien cette prêtresse mythiqu et en prenant en compte le fait que ma mère avait sans doute fait partie de ses victimes. Je me posais la question si les autres disparus étaient, eux aussi, porteurs d’un mal en eux. Une maladie les condamnant, sans qu’il y ait de possibilité de guérison. Un état que la prêtresse était capable de percevoir et faisant de ces morts en sursis les victimes lui étant nécessaires à sa résurrection ? Ce qui signifiait qu’elle ne pouvait pas s’en prendre à des êtres humains en parfaite santé. Seuls ceux et celles étant sur le point de mourir lui était utiles à son projet de restructuration de son corps et ses pouvoirs. C’était terrifiant, mais ça signifiait que Phaedoria avait une sorte de rôle de psychopompe, prévenant les futures victimes de morts imminentes par son apparition, et attendant le moment de leur mort pour dévorer leurs corps.

 

Les traces de sang au fond de la barque dont ma mère s’était servie ne laissait aucun doute à ce sujet : cette créature pouvait agir sur des corps humains, malgré son statut d’esprit. Cela faisait sans doute partie de ses facultés qui restaient en elle malgré sa mort, et c’était ce que craignaient les Dieux à l’époque de la légende : ils savaient qu’ils ne pouvaient pas la tuer de manière irrémédiable, que son esprit était tellement puissant qu’il survivrait à la mort. Et aussi que, suivant un processus qu’ils connaissaient, la prêtresse serait capable de revenir et menacer de s’en prendre à eux. Peut-être même qu’elle n’était pas qu’une simple humaine, mais une sorte de demi-déesse, au même titre qu’Hercule l’avait été. Une forme d’immortalité dépendant de certaines conditions d’exécution. Si je prenais en compte toutes ces suppositions, tout devenait limpide sur l’apparition et la raison des disparitions.

 

Ça expliquait pourquoi aucun corps n’avait été retrouvé : ils avaient été tous dévorés dans leur entièreté par Phaedoria. Autre chose me terrifiait : si cette entité désirant revenir parmi les vivants choisissait ses victimes par rapport à leur mort imminente, et que j’avais été en capacité de la voir, ça signifiait… ça signifiait que j’étais porteur d’un mal à même de me faire mourir dans les prochains jours et qu’elle attendait que je succombe pour me dévorer… Je sais bien que tout ceci reposait sur des spéculations issues d’histoires appartenant à la mythologie grecque, mais les coïncidences étaient troublantes. Le fait que cette apparition se dresse devant moi, l’impression que j’ai eu qu’elle m’observait, me fixait, même en lui tournant le dos… Tout ça prenait sens, et si je restais ici, au sein de ce site, je finirais par terminer dans son estomac. Mais il me fallait une preuve de que je pensais être. Un autre témoin, ou plutôt quelqu’un incapable de voir ce que je percevais.

 

Le lendemain, j’ai demandé à mon père de faire une partie de pêche au milieu du lac. Il n’a pas accepté. La disparition de ma mère étant lié à une balade en barque sur le lac, et notre « thérapie » commençant tout juste, il n’était pas encore prêt pour ce qu’il considérait comme une épreuve. Je n’ai pas insisté sur le moment, voyant son angoisse transparaître sur son visage. J’y ai même vu un étonnement de sa part de lui avoir fait cette proposition. Donc, j’ai laissé en l’état. Seulement, les jours suivants, ma peur de disparaître a grandi. Je craignais de laisser seul mon père sur ces lieux maudits, en proie à un nouveau désespoir, lui qui avait déjà tant souffert de la perte de ma mère. Et ce fut pire encore quand, lors d’une escapade dans les bois, à la recherche de fruits pour agrémenter nos repas, j’ai vu à nouveau l’apparition, sur les eaux jouxtant les berges du lac, tout près des bois où nous effectuions notre cueillette, mon père et moi…

 

Elle fixait intensément la direction où nous nous trouvions, au fur et à mesure que nous avancions. J’ai bien eu l’idée d’avoir eu la confirmation de ce que je soupçonnais en interpellant mon père, voulant lui demander s’il apercevait l’ombre sur le lac. Seulement, une chose à savoir sur mon père, c’est que quand il est occupé sur quelque chose, il s’y met à fond et déteste être détourné sur un autre sujet à ce moment. Donc, le décider à interrompre la cueillette, d’autant qu’il avait trouvé un bon « coin », ne fut pas aisé. Comble de malchance pour moi dans mon entreprise, un cerf a eu l’idée saugrenue de se montrer à nous quelques mètres plus loin. C’était un spectacle rare, et mon père, faisant mine d’ignorer mes appels à regarder vers le lac, se concentrait sur ça et m’incitant à me taire pour jouir de ce tableau champêtre des plus beaux effets.

 

Je n’eus d’autre choix que de me soumettre à ses désirs. Bien que la vue d’un cerf, aussi majestueux soit-il, m’aurait certainement enthousiasmé il y avait plusieurs jours de cela, sur le coup, je ne parvenais pas à m’y intéresser. Je fulminais intérieurement de la présence de cet importun qui m’empêchait de vérifier mes doutes par l’entremise de mon père, et espérais qu’il s’en aille le plus vite possible. Ce qui arriva au bout d’un bon quart d’heure. Aussitôt, répondant à ma demande, mon père tourna les yeux vers le lac. Cependant, mon plan tomba l’eau, si je puis dire, car l’apparition n’était plus là. Sans doute s’était-elle lassée de ne pas obtenir de curiosité de ma part, je ne saurais dire. Mon père s’est montré quelque peu circonspect sur mon insistance à regarder l’absence de tout évènement majeur sur le lac, mais ne m’en a pas tenu rigueur pour autant. Il y eut deux autres épisodes presque identiques où des éléments malheureux ne m’ont pas permis de montrer à temps l’apparition sur le lac à mon père.

 

Celui-ci a montré un peu d’impatience à comprendre ce que je trouvais de si exceptionnel au lac lors de ces moments, alors que rien ne méritant d’attention ne s’y montrait. Dans ces moments-là, je me perdais en explications floues. Ce qui ne faisait qu’interroger plus mon père. Malgré tout, ce qu’il prenait pour une obsession pour le lac de ma part finit par porter ses fruits. Un soir, il me prit de court en me proposant d’aller pêcher en nocturne sur le lac. Il m’indiquait qu’il se sentait prêt à accéder à mes demandes insistantes de répondre à mon envie de voir le lac de plus près. Je précise que je ne lui avais pas parlé de ma balade à son insu m’ayant conduit à cette rencontre sur sa surface, avec les conclusions de que cette apparition m’avait fait entrevoir. J’ai évité également de parler du mythe de Phaedoria, connaissant le peu d’intérêt que mon père portait aux légendes de tout type, étant un pur cartésien, quel que soit le sujet.

 

Néanmoins, j’accueillais cette proposition avec enthousiasme, à la grande joie de mon père qui affichait alors un grand sourire. Il ignorait la raison exacte de ma discrète euphorie. Je ne pouvais décemment pas lui dire que ce séjour en barque que j’avais demandé il y avait quelques jours, tout comme mes invitations à regarder en direction du lac lors de nos sorties, avaient toutes le même objectif : celui de vérifier s’il voyait ou non ce que je pensais être Phaedoria. On préparait rapidement le matériel avant de s’embarquer, et on ramait vers le milieu du lac.

 

J’étais tellement absorbé, obsédé même, par le fait de voir mes incertitudes s’effacer à l’apparition sur le lac, que je ne me suis pas aperçu du comportement inhabituel de mon père. Enfin, disons plutôt que je n’y ai pas attribué l’importance qu’il aurait dû me faire ressentir, à mon grand regret. Les essoufflements réguliers dont il faisait preuve lors de notre trajet, la sueur perlant de son front, les quintes de toux arrivant par vagues, parfois importantes… Bien sûr, je demandais à mon père s’il allait bien. Ce à quoi il me répondait par l’affirmative avec le sourire, sans doute de peur de m’inquiéter. Avec le recul, je soupçonnais qu’il avait déjà eu des prémices de ces symptômes quelques jours avant et que s’il avait accepté de faire ce tour en barque, c’était dans le but de répondre à mes attentes avant qu’il soit trop tard.

 

J’étais tellement aveuglé par la perspective de penser que j’étais la cible de Phaedoria, à cause de drames précédents étant arrivés dans notre famille concernant de jeunes enfants, que je n’ai pas pensé au mal dont souffrait mon père. Deux de mes cousins étaient décédés d’insuffisance cardiaque, et un de mes neveux a péri d’un souffle au cœur, après avoir fait preuve de trop d’efforts en aidant son grand frère à labourer le champ familial. Concrètement, le fait que cette dévoreuse de morts ai jeté son dévolu sur moi pouvait s’expliquer par le fait que j’étais moi-même atteint d’un mal similaire, sans qu’il ai pu être détecté par notre médecin de famille.  Mais je me trompais sur toute la ligne, et mon erreur d’avoir négligé l’état de mon père lors de la traversée du lac, je ne pourrais jamais me la pardonner…

 

Je scrutais le lac s’affichant devant la barque depuis le départ, me demandant si je n’avais tout simplement pas rêvé tout ça. Phaedoria n’existait peut-être pas, et mon appétit pour les mythes de mon pays, se rajoutant à mon état mélancolique lors de mon arrivée au sein de ce site, avait sans doute eu une influence sur cette prétendue apparition. Je m’étais persuadé qu’elle était réelle, mais ne la voyant toujours pas apparaître, alors que cela faisait déjà un moment que nous naviguions, je commençais à m’interroger sur ma propension à avoir imaginé cette figure fantomatique sur la surface de l’eau. C’est lorsque nous atteignions finalement le centre du lac que tout se déclencha. Arrêtant de ramer, je me tournais alors vers l’arrière, prêt à mettre de côté toute cette histoire ridicule de prêtresse immortelle désireuse de revenir dans le monde des vivants, quand je vis mon père s’affaler sur le fond de la barque. Il se tenait la poitrine, son front et son visage étaient submergés par la sueur et ses mains étaient en proie à plusieurs tremblements. 

 

J’étais en panique, secouant mon père, lui parlant pour qu’il ne s’évanouisse pas. J’étais en larmes, criant au désespoir, hurlant le ciel de m’aider. J’ai bien eu une réponse, mais pas celle que j’aurais aimé obtenir. Mon père ne bougeait plus. Les tremblements s’étaient arrêtés. Au même moment, sortant de l’eau, l’apparition, l’ombre du lac, se jeta et se jeta sur la barque. Je pus alors mieux voir les mains fines mais remplies de veines ressortant de la peau de la créature. Ses pieds nus, m’étant apparus lors de son envol, juste avant de se poser brutalement à l’intérieur de la barque, était du même ordre. L’horrible vision se dressa sur le pont, relevant sa capuche et laissa apparaître ce qui se cachait dessous. C’était une femme d’une grande beauté, mais au faciès presque démoniaque. Des meurtrissures étaient visibles sur tout son visage. Le résultat sans doute de son échappée lors de l’anéantissement de son temple par les Dieux de l’Olympe, et qui lui avaient laissé des traces indélébiles. Ses yeux semblaient luire tellement ils étaient resplendissants. Ils étaient emplis d’une aura meurtrière, me fixant sournoisement. J’avais la nette impression que Phaedoria me remerciait de lui avoir apporté ce qu’elle désirait ardemment. Car, oui, j’étais maintenant certain que son mythe était réel, au vu des bijoux qu’elle portait aux poignets et au cou. Des ornements caractéristiques des prêtresses de la Grèce antique.

 

Elle me regardait un court moment et elle ouvrait alors sa bouche. Ou devrais-je plutôt dire sa gueule, tellement elle n’avait rien d’humain, montrant une dentition impressionnante semblant sortir tout droit du pire des cauchemars. Je pensais encore à cet instant que j’allais devenir sa cible. J’étais tellement en proie à la terreur que j’en avais presque oublié l’état d’inconscience de mon père aux pieds de la prêtresse. La fixité de son corps n’était pas du fait d’un évanouissement consécutif à ses douleurs manifestées auparavant. Il était mort. J’ai alors vu Phaedoria fondre sur le corps de mon père et planter ses crocs, je ne peux pas dire autrement au vu de leur forme, dans la chair de celui-ci, déchirer cette dernière avant de la mâcher frénétiquement. A chaque fois qu’elle relevait le visage pour avaler les morceaux de sa pitance, elle montrait un air de plaisir et ses yeux semblaient luire plus encore.

 

A plusieurs reprises, elle replongea sa gueule dans le corps de mon père, arrachant des morceaux entiers de ses bras, brisant les os avant d’engloutir le tout, défigurant son visage, croquant ses yeux puis les organes sortis préalablement à l’aide de ses mains, dont les ongles s’étaient transformés en véritables lames déchiquetant tout ce qu’elles touchaient. Le bruit de ses mastications et des glapissements de plaisir qu’elle proférait à chaque bouchée étaient assourdissant. De mon côté, j’étais incapable du moindre mouvement : j’étais bien trop terrorisé par l’horrible spectacle qui s’offrait à mes yeux ébahis pour penser, ne serait-ce qu’un instant, à bouger le moindre de mes muscles. J’ignore combien de temps cette vision épouvantable a duré. J’avais l’impression d’avoir été plongé dans un abîme de souffrance dont l’issue m’était inaccessible. Un gouffre sans fond parsemé de bruits de craquelures, d’arrachements et de sons de dents tranchantes mordant avec délectation la chair d’une proie offerte à son prédateur.

 

Quand il ne resta plus rien d’autre de mon père que des filets de sang parsemant le pont, et quelques morceaux de tissu épars, cette monstruosité adressa un dernier regard vers moi pendant que sa bouche reprenait une forme plus humaine, et ses yeux de même, bien qu’il émanât toujours d’eux une luminosité défiant toute logique anatomique. Elle se léchait le coin des lèvres afin d’absorber les traces de sang s’y étant accolées, utilisant ses doigts pour recueillir les monceaux de chair sur ses joues et son front et les placer, eux aussi, dans sa bouche ensanglantée.  Elle s’approcha de moi après ça et je pensais que j’allais y passer à mon tour. Au lieu de ça, elle se baissa à mon niveau et plongea son regard dans le mien. L’espace d’un instant, j’ai cru y voir un univers fait de lumières diverses et de corps torturés dévorés sauvagement, et de créatures monstrueuses affairées à découper des victimes dispersées sur les trottoirs de villes inconnues. C’était comme si Phaedoria avait voulu me montrer l’avenir de mon monde une fois qu’elle serait revenue en pleine possession de sa puissance. Une fois qu’elle aurait pris l’ascendant sur les dieux qui l’avaient emprisonnée ici, au sein de ce site devenu sa geôle personnalisée.

 

Elle a apposé sa main droite sur une de mes joues. Ses ongles étaient revenus à une taille plus réduite. Ce qui ne m’a pas empêché de ressentir leur griffure entaillant ma chair de manière délicate. Je n’ai pas eu une impression d’agression, bien au contraire. J’ai eu le sentiment d’une attention de la part de Phaedoria, une sorte de preuve qu’elle ne me voulait aucun mal. A nouveau, j’ai eu la nette impression qu’elle me remerciait pour mon « offrande ». Juste après, elle a déposé un baiser sur mon front. J’ai honte de moi, mais à ce moment, même sachant qu’elle venait de se repaître du corps de mon père et que je savais qu’elle avait sûrement fait de même avec ma mère, j’ai ressenti une douceur insondable me traversant tout le corps. Un désir, une attirance que je ne pouvais pas réfréner. C’était quelque chose que je ne pouvais pas contrôler.

 

Quand elle a fait de même sur mes lèvres, je me suis senti envahi par milles sensations que je ne saurais vous définir. C’était comme si elle déversait en moi une partie de son être, comme si elle m’avait choisi pour faire partie de son cercle d’adeptes futurs. Ceux et celles qui seraient amenés à servir son futur règne. Semblant satisfaite de son contact avec moi, me souriant, elle s’est alors relevée puis a dirigé sa main vers le ciel. Immédiatement, des effluves luminescents ont frappé ce que je devinais être un mur invisible. J’ai vu les fissures de celui-ci se former sous mes yeux avant de se briser en plusieurs parties, retombant dans les flots du lac tout autour de la barque. Phaedoria est alors ressortie de la barque, glissant sur les eaux, et s’est dirigée vers les berges avoisinantes, me laissant seul avec mes questionnements.

 

Je ne sais pas pourquoi elle a choisie de m’épargner. De ce que j’ai vu, en dévorant le corps de mon père, elle venait d’obtenir la part qui lui manquait pour retrouver sa puissance perdue lui permettant de quitter le piège dans lequel elle était enfermée depuis des millénaires. Rien ne la retenait plus ici et j’aurais pu être considéré comme un témoin gênant pour elle. J’aurais pu prévenir de son existence, de ce qu’elle avait fait par le passé et la menace qu’elle représentait pour notre monde, maintenant qu’elle n’était plus dans l’obligation d’obéir aux Dieux l’ayant forgée. Ce qu’ils ont regrettés par la suite, conscient qu’ils avaient commis une erreur en accordant autant de pouvoir à quelqu’un d’aussi vil et assoiffé de richesse. Ceux-ci ayant disparu, plus rien ne pouvait empêcher Phaedoria d’assouvir ses projets de grandeur bien plus importants qu’un simple temple dont elle avait la charge comme par le passé.

 

De ce qu’elle m’a fait entrevoir à travers ses yeux, je sais qu’elle a des desseins bien plus vastes et destructeurs, et elle compte vraisemblablement sur le fait que je me joigne à elle une fois établi les bases de son futur royaume. Voilà où j’en suis désormais : j’ai découvert qui avait tué ma mère ; j’ai été témoin de sa monstruosité en la voyant massacrer et engloutir mon père ; et j’ai été épargné par cette même engeance pour que je fasse sans doute partie du futur qu’elle envisage. Ai-je bien fait de vouloir découvrir la vérité ? Etait-ce le mieux à faire que de revenir ici, dans le but de soigner nos blessures, mon père et moi ? Je n’ai pas la réponse. Ces questions n’ont plus vraiment d’importance à présent. Ce que je sais, c’est qu’à cause des choix de mon père, à cause des miens, une créature antique a été libéré de sa prison. Je sais que je suis incapable d’arrêter Phaedoria et que probablement personne en ce monde n’en a le pouvoir.

 

Il est inutile de me morfondre sur l’erreur que j’ai faite : il est trop tard à présent. Il ne me reste plus qu’à attendre la suite des évènements, observer à travers les journaux les premiers actes de Phaedoria, la constitution de son futur monde dont elle sera la déesse ultime. Les églises seront réduites en cendres, les opposants seront jetés en pâture à des créatures sorties de je ne sais quelle dimension infernale. Voilà ce que j’ai vu dans les yeux de ce monstre à l’apparence féminine. C’est le destin qui nous est promis. Qu’importe mes regrets : seul compte le fait de savoir comment satisfaire Phaedoria, et rester en vie. Plus jamais je ne reviendrais ici en tout cas : le lac Stymphale représente désormais bien trop de souffrance et de symbole de mort pour y revenir une nouvelle fois. Je vais partir d’ici et attendre d’être recontacté par celle à qui je devrais obéissance, car je sais qu’elle le fera. Je vais attendre de voir quel rôle elle me réserve, quel sort attend le monde entre ses mains. Je ne pourrais expier mes fautes qu’après ma mort. En attendant ce jour, je ne serais qu’un esclave en devenir, patientant jusqu’à ce que mes yeux se ferment. Si tant est que Phaedoria n’en décide autrement, en faisant de moi son égal et me reléguant à un être éternel rempli de souffrances et de regrets pendant toute son existence…

 

Publié par Fabs

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