16 juil. 2025

LA CLEMENCE DU SANREI (Les Contes d'Okawari-Prequel)



    Lors de mes périples, on m’a souvent demandé comment tout a commencé pour moi. Qu’est-ce qui a fait que je suis devenu un lien vivant entre le monde des Yokaï et celui des hommes ? Les évènements qui m’ont amené à découvrir cette particularité en moi me permettant de m’approcher d’eux, de connaître les habitudes de chaque espèce, de comprendre la raison de leur présence parfois inopportune en certains lieux et nécessitant certains compromis pour éviter des conflits durables. Conflits pouvant découler à plus de peur et de haine qu’autre chose. Ce qui peut être dommageable — à plus ou moins long terme —, entre les deux parties en opposition. En bref, d’établir ce contact primordial et arriver à trouver une solution convenant à chacun des deux camps, sans que cela débouche sur une quasi-guerre ouverte. Ce qui serait regrettable et ne ferait qu’envenimer des situations déjà complexes.

 

    En règle générale, les hommes acceptent la présence des Yokaïs près d’eux. La plupart des temps des villages. Il est rare que ces créatures affectionnent les zones urbaines, à quelques exceptions près. Et, quand cela arrive, les raisons les ayant poussés à s’y installer sont presque toujours dû à une erreur humaine. Très souvent dans le cadre de travaux modifiant un écosystème ou une portion de territoire primordiale à la tranquillité et le mode de vie de Yokaïs bien particulier.  Tant que chacun des deux camps ne cherche pas à s’accaparer des territoires de l’un et de l’autre, la cohabitation se déroule sans problèmes. Mais il suffit d’un grain de sable déclenché par un chef de village voulant apporter du modernisme à la région — ou quelque chose de proche responsable des agissements d’un Yokaï qui se montrait discret jusqu’alors —, pour que tout bascule et déclenche les hostilités.

 

    C’est là que j’interviens alors, représentant le dernier recours pour changer la donne, et éviter que tout tourne au drame. Car, oui, si certains Yokaïs peuvent être passifs et accepter de devoir partir sans poser de problèmes, ce n’est pas le cas de tous. Nombre d’entre eux — ayant déjà une propension à faire des farces aux populations proches —, refusent de se voir évincés de ce qu’ils considèrent comme leur territoire, à juste titre. A partir de là, ils s’adjugent le droit de prendre possession d’un lieu régi par des familles — multipliant les farces jusque-là sporadiques auprès du village concerné—, en punition de leur expulsion de leur lieu de vie, car la jugeant injuste et inacceptable. Si certains chefs de village — ou leurs subordonnés —, parviennent en de rares fois à régler la situation eux-mêmes, en abandonnant le lieu adopté par le Yokaï —, ceci pour éviter plus de désagréments préjudiciables, d’autres se voient vite dépassés par la situation.

 

    Qui plus est, une grande majorité de ces créatures ne disposent pas d’un mode de communication classique. Entendez par là qu’ils ne peuvent parler comme vous et moi. La compréhension devant se faire par des gestes ou des attitudes pas toujours simples à mettre en place, si on ne connait pas à fond les us et coutumes de ces êtres. Il est alors nécessaire de faire appel à quelqu’un connaissant la manière de s’y prendre avec ces intrus particuliers, agissant en réponse de l’intrusion de l’homme sur leurs terres, et ayant provoqué leur fuite de leur espace naturel établi depuis des siècles. Vous savez — depuis mon précédent récit —, que j’apparais dans ces cas-là comme la solution à tous. Humains comme Yokaï. Mais l’origine de ma faculté à communiquer avec ces êtres, dont un grand nombre n’accepte pas facilement le dialogue — même si ce terme peut paraître peu approprié, au vu de l’absence de capacité de parler de nombre d’entre eux, comme précédemment évoqué—, cette origine, disais-je, peu de personnes ayant dû recourir à mes services en connaissent la teneur. Je pense qu’il est important — dans un souci de meilleure compréhension de ce qui m’a poussé à être ce que je suis —, de vous dévoiler comment tout à commencé pour moi. Le secret de ma relation avec ce monde au fonctionnement obscur pour bien des gens a débuté il y a 25 ans de cela, au cœur de mon village natal : Kuritari.

 

    Un petit aparté pour commencer, avant d’entrer dans le vif du sujet. On parle souvent du caractère implacable de certains Yokaïs, de leur propension à ne pas faire preuve de compassion dans certaines situations. Tous étant loin d’être conciliant lors de celles-ci. Mais je pense que je ne vous apprends rien. Surtout si vous-même vivez dans la campagne japonaise, et qu’un de ces êtres fait partie de l’héritage de vos ancêtres, ainsi que de l’histoire du village où vous avez vu le jour. Et ce, depuis ses fondements, loin dans le temps. Vous n’êtes pas sans ignorer que plusieurs espèces de Yokaïs se révèlent particulièrement vindicatifs envers les humains avec qui ils partagent pourtant une région en tant que mode de vie. Particulièrement quand on pénètre leurs territoires privilégiés. Là où nul homme n’est censé se rendre, et quelle que soit la raison. Justifiée ou non.

 

    Dans la majorité des cas, c’est vrai. J’ai entendu tellement d’histoires s’étant mal terminées, provoquant les larmes de veuves ou de mères à n’en plus finir. Des femmes s’en voulant de ne pas avoir été suffisamment convaincante pour dissuader leurs époux ou leurs enfants — trop impétueux —, de défier les lois immuables de ces créatures mystérieuses et souvent mortelles. Des règles d’or que nul n’est censé transgresser, car régi par le droit du premier habitant. Quand un Yokaï s’établit quelque part, de manière générale, c’est bien avant que tout être humain s’installe dans les environs proches. Ces créatures existaient bien avant que le premier homme s’établisse dans les îles du Japon : personne n’ignore ce fait. La grande majorité des Japonais respectent cette réalité, et les livres relatant l’histoire de notre pays sont là pour relater que tout village au Japon s’est construit après avoir demandé aux cieux le droit de s’y établir.

 

    Les sanctuaires disséminés un peu partout dans l’archipel sont les preuves de ces demandes. A de rares exceptions près, ils ont été mis en place bien avant que les fondations des villages ne soient érigées dans leur entièreté, et après avoir obtenu l’accord du Kami protégeant la région. Ces lieux de recueillement sont bien plus que de simples accumulations d’objets sacrés, de statues et de pots d’encens. Ils sont nécessaires pour garantir la tranquillité de populations par le bon vouloir des Kamis, mais aussi des premiers résidents de la région : les Yokaïs. Si vous voyez nombre de ces petits sanctuaires aux abords des villages, parfois disposés à l’entrée d’une forêt, au pied d’une montagne, d’une rivière ou de tout autre endroits pouvant paraître saugrenus pour tout non-résident japonais, et donc non habitués aux coutumes de notre pays, ce n’est pas dans une volonté de « faire joli ». Tel que l’indiquent parfois des commentaires de voyageurs ne comprenant pas bien ces traditions séculaires.

 

   Ces sanctuaires— aussi réduits soient certains, se réduisant souvent à une simple idole devant laquelle sont placés des récipients à encens, voire de plats à offrandes —, sont primordiaux pour assurer la pérennité des villages avoisinants. Ils sont la garantie d’un équilibre entre les forces divines et les communautés vivants à proximité de ces lieux de prières. La garantie d’un bon vivre, à la condition de ne pas négliger d’adresser régulièrement des vœux de protection en leur sein. Dans 85 % des cas — en campagne japonaise j’entends —, ces sanctuaires sont aussi des indicateurs de la présence proche d’un Yokaï. Qu’ils soient bon ou mauvais, qu’ils prennent plaisir à faire des farces aux villageois ou veillent sur eux, ces Yokaïs se doivent d’être autant respectés que les Kami à l’origine de l’établissement d’un village.

 

     Tout contrevenant au bon respect de règles établies depuis des millénaires risque non seulement d’en payer le prix de manière très désagréable, mais peut entraîner également sa famille dans le tourment. Et, plus rarement cependant, son village entier… Ce qui provoque parfois l’abandon systématique de ce dernier par ses occupants, par peur des représailles du Yokaï ayant subi un affront. Voire du Kami étant à l’origine de son établissement dans la région. Bien évidemment, le fautif responsable de cette exode massive est banni à vie : il est prié de ne plus les suivre, quel que soit les nouveaux lieux choisis pour établir la communauté. Il ne peut plus remettre les pieds dans le village, quand les habitants de ce dernier sont parvenus à expier les fautes commises auprès du Kami, à force de prières continuelles — jour et nuit—, dans l’espoir d’un pardon de sa part. Gagnant le droit de rester.

 

    Les situations ayant conduit à une exode de ce type sont cependant extrêmement rares. Quand cela arrive, cela résulte d’une offense vraiment très grave de la part du coupable. C’est pourquoi son bannissement suffit parfois à apaiser la colère du Yokaï victime de la faute, ainsi que le Kami y étant rattaché. Une exclusion définitive s’accompagnant très souvent du bannissement aussi de la famille du fautif. Si vous voyez un village abandonné dans certaines régions — près d’une forêt ou de paysages montagneux, vous pouvez être certain que cela est du à ce que je viens de vous relater. Pourtant, il arrive parfois que certains Yokaïs fassent preuve de clémence, de pitié, voir d’admiration face au courage de quelques rares élus ayant bravé l’interdit. C’est ce qui m’a valu ma première relation avec l’un de ces êtres. Une rencontre qui n’était pas de ma volonté propre au départ. Loin de là. Ce qui m’amène à mettre fin à mon aparté, et me concentrer sur ce qui m’a permis de découvrir ce qui peut s’apparenter à un don en moi. Celui qui a fait de moi l’homme que je suis aujourd’hui : Ryu Okawiri, le chasseur de Yokaï. Je suis né à Kuritari, comme déjà énoncé. Et je dois dire que mon enfance a été traversé de souffrances multiples — à la fois physiques et psychologiques —, dues aux gens de mon village.

 

    Ma naissance s’est accompagnée d’une difformité visible sur mon visage, ayant provoqué le mépris de nombre de membres de ma communauté. On s’écartait de moi quand je marchais dans la rue, on baissait les yeux pour ne pas croiser le regard du « monstre » que j’étais. De peur que tout contact visuel ou physique avec moi s’accompagne d’une malédiction. Quand ils ne me fuyaient pas, c’était pour mieux m’affliger de moqueries. Surtout les enfants. Les gens de mon village étaient très superstitieux. Pour eux, cette difformité était le signe d’un lien interdit de ma mère avec un être non-humain. Mon nez est atrophié à près de 70 %. Ma mère avait beau me dire de ne pas prêter attention à ce qu’on disait de moi, c’était difficile à vivre. D’autant qu’on médisait également sur elle. Ce qui me faisait souffrir encore plus. L’absence d’un père à mes côtés n’arrangeait rien à nos affaires.

 

    Malgré tout, ma mère et moi pouvions compter sur la bienveillance de nos voisins — Kagami et Hirata Sukeyo —, qui nous entourait de leur amitié fort appréciée. Ceux-ci se chargeaient de faire nos courses — ce qui évitait à ma mère d’affronter le regard médisant des commerçants.  Ils s’employaient — du mieux qu’ils le pouvaient, en regard de leur âge avancé—, à nous aider pour de menus travaux au sein de notre foyer. Je les aimais beaucoup. Je les considérais un peu comme mes grands-parents. Je ne compte plus le nombre de fois où ils m’ont défendu en pleine rue, alors que je subissais de nouvelles railleries de mes camarades du village. Ma mère se chargeait de mon éducation à la maison, aidé de Mme Sukeyo. Comme elle était l’ancienne institutrice du village, elle se montrait ravie de dispenser de nouveau sa profession qu’elle avait du abandonner, contrainte et forcée. Devant laisser la place à une autre — Nanako Shibata —, plus jeune, célibataire, et hautement appréciée par la plupart des hommes du village. Ce qui attisait la jalousie des épouses, voyant d’un mauvais œil les regards libidineux de leurs maris envers celle qu’elles qualifiaient de « courtisane moderne ».

 

    On disait qu’elle se faisait rétribuer en secret pour de menus « services », dispensés après les cours, auprès des pères de ses élèves. Sous le couvert de discussions concernant leurs enfants, suite à de prétendues difficultés de compréhension en classe de ces derniers. Ce qui pouvait expliquer son très aisé mode de vie, composé de toilettes luxueuses et d’objets très coûteux, qu’elle achetait auprès de marchands ambulants venant chaque semaine au village. Mais bref, je ne pense pas que les « faveurs » attribuées par Nanako puisse vous intéresser, et — surtout—, cette partie de l’histoire me semble hors-sujet. Pour en revenir à mes propos précédents, seuls nos voisins faisaient preuve de complaisance à notre sujet, et se moquaient bien de qui j’étais le fils. Encore plus de l’identité mystérieuse de mon père. Sujet sur lequel je reviendrais ultérieurement dans mon récit, et qui a son importance sur mon statut actuel de « chasseur de Yokaï » définissant ma vie de nos jours.

 

    Ma vie se ponctuait donc de regards méprisants de la plupart des villageois, m’obligeant à trouver le réconfort dans la forêt avoisinante, non loin de la montagne Ushiken. Là où on disait que vivait un Yokaï particulier — le Sanrei —, nommé aussi « Le Spectre de la Montagne ». Avec le recul, je me demande aujourd’hui si ce dernier n’a d’ailleurs pas eu connaissance de mon existence et de ma personnalité, du fait de mes excursions récurrentes dans cette forêt. Mais j’anticipe. Comme déjà dit, les habitants de mon village étaient superstitieux, et accordaient une grande importance aux lois des Yokaïs. Ce qui fait qu’il était rigoureusement interdit à quiconque de s’approcher trop près du territoire du Sanrei. Sous peine d’attirer le malheur sur le village, si l’on en croyait les affirmations du chef du village. L’ancien bonze d’un temple situé au sein d’une localité éloignée de plusieurs kilomètres de notre village. Ce qui fait qu’il avait à cœur de faire respecter les questions religieuses de tout ordre. Et particulièrement tout ce qui avait trait aux Yokaïs.

 

    Personne ne savait quelle apparence exacte avait le Sanrei, ce qui contribuait un peu plus à la crainte de celui-ci. Et puis, aucun villageois n’aurait voulu subir les foudres de notre chef — Tokiharu Harima —, si d’aventure l’un d’entre nous s’avisait de transgresser les règles ancestrales dont il était le gardien. Tel qu’il se désignait fréquemment. Malgré la proximité de ce danger représenté par la montagne, j’aimais me ressourcer dans ce petit coin de forêt, au bord de la rivière Moroyori. L’une des ressources principales de notre village, et régulièrement « bénie » par Tokiharu lors de processions mensuelles, devant être suivies par tout les habitants. A l’exception des enfants, jugés trop jeunes pour comprendre les subtilités de la cérémonie.

 

    Comme vous voyez, je vivais au sein d’un environnement empreint de religion. Ce qui a également participé à mon rejet général, du fait de la difformité dont j’étais affublé. En grande partie à cause de Tokiharu, qui voyait en moi une aberration, qu’il tolérait uniquement en regard de l’ancienne amitié liant sa famille à celle de ma mère. Etant donné que tout parole proférée par notre chef valait son pesant d’or, si celui-ci indiquait que je n’étais pas normal, et qu’il ne valait mieux pas m’approcher, personne ne trouvait à en redire. L’ancien statut religieux de Tokiharu n’étant — bien évidemment —, pas étranger à cette volonté de me considérer comme une anormalité n’appartenant pas au genre humain.

 

    Ma solitude ressentie au village se calmait au sein de mon petit coin de sérénité, loin des regards méprisants de mes pairs. Cela me permettait aussi de ne pas voir le regard triste de ma mère, à chaque fois qu’elle était témoin des réactions de chacun me concernant. Elle ne le montrait pas, mais je sais qu’elle souffrait autant que moi de la situation. Et comme elle refusait systématiquement indiquer qui m’avait engendré, cela renforçait les rumeurs sur la nature non-humaine de mon père inconnu. Me retrouver dans cette forêt était une source non-négligeable pour oublier tout ça, et je pouvais goûter à un semblant de vraie vie en ces lieux. Bien plus que tout autre endroit au village. Même chez moi.


    Toutefois, je ne pouvais m’empêcher de ressentir parfois cette solitude comme un poids immense. C’est pourquoi je ne me suis pas méfié quand Ikari et sa bande sont venus me voir dans mon havre de paix. Au début, je pensais que me tourmenter au village ne leur suffisait plus, et qu’ils désiraient faire de même loin des regards de ma mère et surtout de Mme Sekuyo. Elle qui leur avait régulièrement fait part de ce qu’elle pensait de leur attitude envers moi. Bizarrement, Ikari a montré un air penaud en ma présence, imité par ses deux fidèles « lieutenants » — Junichi et Tokikazu. Je restais méfiant, restant sur le qui-vive, car pensant que le trio venait dans le seul but de me tourmenter davantage.

 

    Je fus d’autant plus surpris quand ils se sont mis à genoux sur le sol, la tête baissée, et m’adressant des excuses qui me parurent sincères sur le moment. Je me sentais un peu gêné de leur attitude, à dire la vérité. Je leur ai alors demandé de se relever, en indiquant que j’acceptais leur repentir. Montrant des larmes elles aussi à priori dénuées de toute fausseté, ils se sont alors employés à me demander si je voulais bien intégrer leur petit groupe. Pour eux, c’était le moyen de se faire pardonner de toutes les méchancetés qu’ils m’avaient fait subir, durant plusieurs années. Je gardais malgré tout un certain degré de réserve les concernant, mais j’acceptais d’écouter le plaidoyer dont il me faisait don.

 

    J’ai fini par accepter de croire leurs paroles pleines d’apitoiement et de regrets, ainsi que leur demande de faire partie de leur petit groupe que je pensais réfractaire à l’introduction de tout nouveau membre. Quand nous sommes revenus de la forêt presque main dans la main, aux yeux de tous, cela a surpris nombre de villageois. Mais au fil des jours, à force de jeux et de gentillesse envers moi et ma mère —proposant même leurs services pour effectuer diverses tâches, pour permettre à Mr. Sukeyo de se reposer —, mes doutes se sont dissipés entièrement. Je pensais leur sincérité solide et sans arrières- pensées. Il en était de même pour ma mère et nos voisins, ravis de voir que mes anciens bourreaux m’offraient une amitié salvatrice — bien que se demandant qui avait bien pu les inciter à se montrer plus humains envers moi. J’étais fou de joie, le sourire était revenu sur mon visage, à la grande joie de ma mère, qui désespérait que je puisse afficher un jour de telles émotions au sein du village. Tout était pour le mieux, et je ne me suis pas méfié quand Ikari et ses disciples m’ont fait part d’un défi à effectuer quelque peu risqué. Un défi qui incluait de me rendre au sein de la montagne interdite d’Ushiken. Là où vivait le Sanrei, le « Spectre de la montagne ».

 

    Ikari et les autres pensaient que mon aspect me permettrait d’approcher ce Yokaï craint par tous dans la région. Pas uniquement notre village, mais aussi les 2 autres proches, situés à proximité d’autres versants de la montagne Ushiken. Ils étaient persuadés que je serais reconnu par le « Spectre » comme appartenant à sa caste en quelque sorte. Et que cela me permettrait de ne plus être méprisé par les villageois, car reconnaissant ma valeur en étant protégé par le Sanrei. Mais pour prouver ce fait, je devais ramener un morceau d’étoffe de l’Umanori de ce dernier— une sorte de pantalon traditionnel plissé, et faisant partie des rares signes distinctifs connus du Yokaï —, offert par ses soins. Craignant de perdre ma place auprès d’eux si je refusais, et confiant dans leurs affirmations que cet exploit — si je le réussissais —, m’offrirait gloire et respect auprès des gens du village, j’ai accepté de me rendre là-bas, pendant que mes amis attendraient mon retour victorieux au pied de la montagne.

 

    Notre petit groupe s’est donc dirigé vers le petit pont situé plus en amont du lieu où ils étaient venus se repentir auprès de moi. Un vieux pont de pierre dont personne ne connaissait l’âge exact. On supposait qu’il était encore plus vieux que le village, et avait été érigé par Izanagi — le Kami protecteur de la région. La vétusté des rambardes du pont ne me rassurait guère. Au contraire du reste de la structure, elles étaient constituées de bois, et accusaient — en plusieurs endroits —, diverses fêlures. Signe qu’il valait mieux ne pas s’appuyer dessus, sans prendre le risque de basculer dans la rivière. Il n’y avait pas vraiment d’inquiétude à avoir en tant que possibilité de noyade, le lit du ruisseau étant de faible densité à cet endroit précis. Cependant, il comportait plusieurs pierres pointues qui auraient vite fait de me briser le crâne, si d’aventure je tombais dessus à vive allure.

 

    Malgré cette première angoisse de ma part — partagée par mes camarades qui jugèrent bon également de ne pas faire confiance aux rambardes menaçant de s’écrouler si on posait les mains dessus —, notre petit groupe parvint de l’autre côté de la rivière. Nous nous retrouvions ainsi devant un grand escalier faisant se diriger vers les territoires du Sanrei, surmonté d’un premier Torii. A ses côtés figurait un Kaminada. Au contraire du pont, celui-ci montrait être régulièrement entretenu, et contenait des offrandes composées de fruits sur les petits plats déposés au pied de la représentation d’Izanami. Une idole en bronze, qui n’avait pas souffert des affres du temps. Un autre signe que le Kaminada était préservé par une main humaine avec soin. Les tiges d’encens étaient encore enveloppées d’une fumée, ce qui indiquait qu’ils avaient été allumés il y avait peu. Sans doute la veille, par le chef Tokiharu.

 

    Respectant la procédure d’adresser des prières respectueuses devant le Kaminada, nous avons ensuite commencé à gravir la longue lignée de marches. Plus de 150, constituées de pierre, dans un état proche du sol du pont. Elles étaient étonnamment en bon état, malgré leur grand âge. Je doutais que ce soit là l’œuvre de Tokiharu. Ce qui représenterait un travail bien trop colossal. Même pour l’ancien bonze qu’il était, pourvu d’un sens du respect hautement distinctif. C’était comme si la nature n’avait pas daigné abîmer ces marches, ou qu’une force empreint d’une magie puissante empêchait toute agression naturelle de les entamer. Au bout d’une demi-heure de marche, nous sommes parvenus au Torii désignant l’entrée du sanctuaire, et symbolisant le franchissement de la frontière du monde spirituel.

 

    Nous nous sommes ensuite employés à nous purifier les mains et la bouche, en utilisant l’eau se trouvant dans un petit bassin à cet effet, situé sur la droite du Torii. Une étape nécessaire pour ne pas irriter Izinagi. Nous nous sommes ensuite inclinés avant de passer sous le Torii, en prenant garde de ne pas marcher au centre de celui-ci. Ce qui serait un grave sacrilège. Le chemin central est réservé aux divinités, et ne doit en aucun cas être emprunté par un simple mortel. Un Torii se doit d’être franchi en suivant le côté droit des marches, sous peine de provoquer la colère du Kami à qui le sanctuaire est dédié. Toujours pour respecter les règles de circonstance, inhérentes aux traditions, et sommes arrivés au cœur du sanctuaire Kizumo. C’était là que mes camarades m’attendraient, après que j’ai rencontré le Sanrei, et obtenu de sa part qu’il me reconnaisse comme un des siens en m’offrant un morceau de son Umanari.

 

    Le deuxième Torii se trouvant à la sortie du sanctuaire représentait l’ultime frontière séparant le territoire du Sanrei de celui des hommes. Le franchir était déjà en soi un affront porté au Yokaï, et me faisant pénétrer sur des terres normalement interdites. Une nouvelle suite de marches se montrait à moi. Je remarquais qu’à la différence de la structure précédente, les Hashira, le Kasagi et le Nuki — les piliers et linteaux horizontaux constituant le Torii —, étaient d’un éclat étincelant. Ils semblaient entourés d’une aura surnaturelle, comme nimbés d’une aura à la fois sombre et teinté d’un bleu luminescent en son cœur. Je ressentais un trouble intérieur, manquant de rebrousser chemin, car conscient qu’une fois franchi, il serait trop tard : je serais déjà coupable du non-respect des règles du village, et pouvait provoquer le courroux du Sanrei à tout moment.

 

    J’ai jeté un œil furtif en arrière, voyant Ikari au loin semblant m’encourager par leurs gestes à avancer. Je ne voulais pas décevoir mes nouveaux amis. Je me suis retourné, fermé les yeux un instant en libérant mon esprit de toute idée pouvant être ressentie comme un irrespect supplémentaire, puis les aie rouverts avec la détermination de continuer. Après tout, je n’étais pas allé aussi loin pour reculer maintenant. La peur au ventre, j’ai agi de même que pour le franchissement du Torii précédant — en mettant plus de ferveur aux étapes de purification et de salut respectueux —, et gravissait les nouvelles marches devant me conduire au lieu de vie principal du Sanrei. L’ascension fut longue, et comme la nuit commençait à tomber — condition indispensable pour croiser le Sanrei —, je n’étais vraiment pas rassuré.

 

    Mais j’ai tenu bon : j’ai surmonté ma peur pour montrer que j’étais digne de la confiance de mes amis pour réussir mon défi. Je voulais obtenir le statut promis auprès de mon village grâce à cette épreuve. Le froid s’intensifiait au fur et à mesure que je montais toujours plus haut. Mon angoisse s’accentuait, mais je me sentais malgré tout protégé par la présence des marches. Je sais, c’est idiot. Mais j’avais vraiment l’impression de bénéficier d’une sorte de protection en plus par leur présence. Tout à changé quand celles-ci se sont brusquement arrêtées, après avoir constaté que leur qualité s’effritait au fur et à mesure de mon avancée. Comme si la force les protégeant jusqu’alors n’avait plus le désir de les entourer de sa bienveillance, et préférait se concentrer sur la nature environnante.

 

    J’entendais des sons aussi divers qu’effrayants à plusieurs niveaux. Des sons aux caractéristiques animales qui ont mis mon courage à rude épreuve bien des fois. A plusieurs reprises, j’ai dû échapper à des chutes de fruits venant des arbres, s’écrasant en libérant des vapeurs semblant venir des enfers. J’ai eu tout juste le temps de relever le col de ma veste pour ne pas être victime d’intoxication, et mettre ainsi fin à mon périple. J’ai glissé sur des mousses paraissant apparaître d’un coup sous mes pieds, évité le vol de créatures furtives, dont je ne parvenais pas à apercevoir ne serait-ce que la silhouette. C’était comme si elles se montraient invisibles pour un être humain tel que je l’étais. Par moments, j’avais également l’impression de tâtonnements de mains sorties de terre. Ce qui me provoquait des cris de terreur intenses. L’instant d’après, j’avais beau observer le sol, je ne voyais rien qui puisse expliquer ce que je venais de subir comme prémices d’agression.

 

    C’était fortement déstabilisant. Mon cœur se serrait tellement par moments que j’ai bien cru qu’il allait lâcher à plusieurs reprises. J’en arrivais à regarder tout autour de moi à chaque pas, dans l’espoir de prévenir d’autres attaques destinées à me faire fuir. Je ne sais pas si c’était un désir inconscient, une force impalpable qui m’enveloppait durant tout mon périple, mais j’ai tenu bon. C’était comme si mon cerveau refusait d’entendre les suppliques de mon corps de tout abandonner, et retourner en sécurité, au sanctuaire. Là où se trouvaient mes amis. Il bloquait leurs appréhensions physiques, leur insufflait une dynamique propre à me persuader de ne pas lâcher prise, et les faisaient avancer à contre cœur.

 

    A force de persévérance, ponctuée par la peur de faillir et revenir à mon ancien statut de paria si je revenais bredouille de mon épopée, je suis finalement arrivé au sommet de la petite montagne. Il y eut un léger bruissement que je crus appartenir à la végétation autour de moi. Mais je compris vite qu’il n’en était rien. Il s’est soudain montré à moi, devant moi. Il était là — à quelques mètres de ma position —, me fixant intensément et semblant m’attendre : le Sanrei. A dire la vérité, j’avais espéré quelque peu tricher dans mon entreprise : je pensais pouvoir surprendre le Yokaï, bien qu’ignorant de quelle manière m’y prendre. Pouvait-ton seulement parvenir à prendre au dépourvu un être aussi puissant par ses sens qu’était ce type de créature ? Au vu de la présence du but de mon voyage, il devenait évident que la réponse était négative. On ne pouvait pas tromper un Yokaï. Aussi doué en dissimulation pouvait-on être.

 

     Le Sanrei est resté longtemps immobile, semblant juger de ce dont je pouvais me rendre capable face à lui. Il paraissait attendre que je me dresse devant lui, franchissant la distance nous séparant. Ou bien — au contraire —, que je fuis comme un couard. C’était une sorte de duel à distance, implacable, pouvant signer le glas de la moindre erreur d’inattention du plus faible. Et, en l’occurrence, le plus faible ne pouvait être que moi. J’étais conscient qu’une confrontation directe ne pourrait jamais être favorable à un simple être humain comme moi. En cet instant, j’avais presque accepté mon sort, accepté que je finisse ma vie ici, sur cette montagne. Je pensais à ma pauvre mère, aux pleurs qui la submergerait en apprenant la stupidité qui m’avait envahi en ayant voulu croire que je pouvais accomplir sans encombre cette équipée.

 

    Le but du défi était de me faire accepter par le Sanrei comme l’un de ses semblables. Si tant est qu’il puisse se montrer capable d’une telle possibilité hautement improbable.  Mais je pense qu’intérieurement, je me savais incapable d’un tel exploit. J’ai inconsciemment du penser qu’il serait sans doute plus prudent d’arracher un morceau de l’étoffe devant prouver la réussite de ma prouesse, en trompant la vigilance du Yokaï, une fois arrivé sur le centre de son territoire. Là où j’aurais le plus de chance de le trouver. Ce qui impliquait de parvenir à masquer ma présence. Fait plus que dérisoire face à un être surnaturel comme celui qui me faisait face maintenant. Signe de l’échec de ce que j’avais sans doute envisagé, au plus profond de mon inconscient dénué de toute lucidité.

 

    A présent qu’il m’avait vu, je pensais ma dernière heure venue, en punition de mon hardiesse inconsidérée. Ma surprise fut d’autant plus grande quand le Yokaï s’approcha de moi et me félicita pour mon courage. Moi qui avais osé arriver jusqu’à lui, malgré les obstacles qu’il avait dressé sur ma route. Je me rappelais alors ces chutes de pierre sur mon parcours, ces rires persistants dans l’ombre, ces choses invisibles me frôlant et m’ayant blessé plusieurs fois. Ainsi que moult autres dangers et moments propices à une peur intense ayant caractérisé mon parcours. Tout ça avait donc été un test ? Le Sanrei se mit à me sourire, dissipant les brumes de ténèbres dont il s’était entouré jusque-là, et m’ayant empêché de le discerner distinctement. Il m’affirma qu’il avait été impressionné par ma détermination exemplaire face à toutes les petites farces qu’il avait mises en place, juste pour juger de ma valeur. Il continua en m’indiquant que je serais toujours le bienvenu chez lui, sur la montagne, au sein des territoires que j’avais osé fouler de mes pieds d’humain.  Ce dont il me pardonnait, après que je me sois montré capable de le distraire à satiété. Il s’est ensuite muré dans un silence oppressant, avant de dresser sa main devant lui. Je ne sais pas très bien ce qu’il m’est advenu à ce moment précis, si ce n’est que j’ai cru percevoir une sorte de nuage m’aspirant d’un coup en son sein.

 

    L’instant d’après, je me suis au sanctuaire situé plus bas. En une fraction de secondes. En tout cas, c’est l’impression que j’ai eue. J’ai alors remarqué que je possédais entre mes doigts un morceau de l’Umanori du Sanrei, et but de ma présence sur cette montagne interdite. Je supposais qu’il avait profité de son petit tour de passe-passe l’instant d’avant pour me le glisser discrètement dans la paume des mains. Un cadeau pour récompenser mon courage et ma témérité, tel qu’il en avait fait allusion. J’étais alors tout heureux d’avoir marqué du sceau du triomphe une mission que je pensais aboutir à plus de désillusion qu’autre chose. Pour ne pas dire une mort certaine. Mais j’ai alors fortement déchanté, en découvrant le spectacle horrible se montrant à moi.

 

     Mes 3 amis avaient été suspendus au Torii de l’entrée du sanctuaire, un peu plus bas.  Chacun d’entre eux avait la peau écorchée et les entrailles vidées. Leurs yeux avaient laissé la place à des orbites vides, d’où suintait un liquide noir se mêlant à leur sang. Un spectacle d’horreur. Je ne parvenais même pas à crier tellement j’étais sous le choc. Le Sanrei est alors réapparu, et m’a expliqué que c’était leur punition. Ils m’avaient envoyé vers lui dans le seul but de se moquer de moi, espérant bien que je reviendrais terrorisé, sans être allé au bout du défi qu’ils m’avaient forcé à accomplir. Ils avaient eu — dès le départ — la ferme intention de déclamer ma couardise au village, une fois constaté l’échec de mon équipée. S’ils m’avaient invité à rejoindre leur groupe, cela avait toujours été dans cet objectif. En se montrant coupable d’une telle traîtrise, ils ont subi son courroux, pour avoir été à l’origine du brisement des règles propres au village, et concernant l’interdiction de franchir le deuxième Torii. Celui menant au sein de ses terres tabous A ce titre, je bénéficiais de sa clémence pour n’avoir été que le jouet de cette odieuse machination de la part de ces 3 irrespectueux de la loi des Yokaï.

 

    En persévérant malgré ma peur, je m’étais montré digne de l’admiration du Sanrei, qui me pardonnait ma relative naïveté m’ayant valu de risquer ma vie, pour un motif qui — à ses yeux — était bien futile. Il vivait seul depuis bien des siècles, et cela ne l’avait jamais véritablement dérangé. Même s’il n’aurait pas dit non à une compagnie, dès lors que celle-ci se serait montré digne d’obtenir son respect. J’étais le premier à m’être montré être possesseur de telles valeurs. C’était pour toutes ces raisons qu’il m’avait laissé gravir la montagne aussi loin, curieux de voir si je parviendrais à lui. Alors qu’habituellement toute personne osant ne serait-ce que poser le pied de la limitation séparant ses territoires de ceux des humains était passible de mort immédiate. La sanction qu’il avait réservée à mes camarades pour leurs manigances malveillantes.

 

    Bien que ceux-ci n’avaient pas franchi ses terres, ils s’étaient montrés coupables, à ses yeux, de la pire des lâchetés en m’envoyant à ce qu’ils pensaient conduire à une mort certaine dans le pire des cas. Ou — au mieux —, du fait de ma difformité, pensaient-ils que j’éviterais une sanction trop grave de sa part, car me reconnaissant comme un de ses semblables. Le Sanrei me confia qu’il n’en était rien. S’il m’avait épargné — au contraire de mes stupides et vils compagnons —, c’était uniquement à cause de ma ténacité et mon aptitude à dépasser mes craintes. Il se moquait complètement que je puisse posséder un aspect pouvant faire croire aux humains que je n’appartenais pas à leur monde, mais à celui des Yokaï.


    Cependant, dans son infini bonté — tel qu’il le désigna —, il me laissa la possibilité d’un choix qu’il n’avait encore jamais accordé à nul humain. En grande partie parce qu’aucun d’entre eux n’avait montré les mêmes qualités que moi. Je pouvais repartir vers mon village — avec la crainte de subir encore plus de rejet de la part des habitants —, ou bien vivre avec lui, au sein de la montagne. Là où je serais accepté pour ce que j’étais. Je ressentais une forme de fierté pour avoir fait l’objet d’autant d’intérêt pour le Sanrei. Mais je ne pouvais pas accepter sa proposition de vivre auprès de lui. Malgré leurs défauts, les villageois restaient mon peuple. Qui plus est, mon absence ferait mourir de tristesse ma mère. Et ça, je ne pouvais même pas l’envisager. Le Yokaï comprit mon choix, et parut même être très satisfait de ma réponse.

 

    Je pense que c’était celle qu’il attendait. Comme une sorte de nouveau test en fait. Il m’assura qu’il veillerait toujours à ce que je ne subisse plus de moqueries de la part des hommes, et il me toucha alors le visage. Comme pour se livrer à une sorte de pacte entre lui et moi. Je n’ai pas compris sur l’instant. Je me suis contenté de le voir disparaître devant mes yeux. Puis je me suis précipité au village, pour expliquer ce qui s’était passé, dans les détails, puis en montrant le morceau d’étoffe prouvant mes dires. Ce bout de tissu devint un artefact siégeant au cœur d’une statue érigé au beau milieu du village, et représentant — en se basant sur ma description du Yokaï —, le Sanrei. Ce qui attribue une valeur sacrée à cette sculpture. Le morceau d’Umanari est visible, car placée dans une sorte de niche transparente en verre, disposée à l’emplacement du cœur de l’idole. Quant à Ikari et ses amis, leurs funérailles déclenchèrent une aura de tristesse profonde parmi les habitants, bien sûr. Mais aucun de ces derniers ne m’en a voulu pour ce qui était arrivé. Ils comprenaient que mes camarades avaient fauté de la pire des manières, pour avoir osé défier un Yokaï. Ceci en m’envoyant à lui, juste pour une blague de très mauvais goût.

 

    Il y avait autre chose qui a eu un impact non négligeable sur ma nouvelle position auprès des villageois. Ma mère fut la première à me le faire remarquer, le lendemain de mon retour au village. Mon nez. Mon nez était devenu tout à fait normal. Il n’était plus atrophié. Un cadeau du Sanrei, sans nul doute. C’était pour cela qu’il avait apposé sa main sur mon visage. Pour me faire don de ce présent, en récompense de ma franchise et de tout ce que j’avais accompli. A partir de ce jour, les habitants m’ont considéré comme un des leurs à part entière, louant mon courage incroyable pour avoir affronté les dangers envoyé par le Yokaï au cœur de ses terres. Le chef m’a pardonné d’avoir bravé les règles, car conscient que je n’avais été qu’une simple marionnette, agissant selon le bon vouloir d’Ikari et ses amis.

 

    Aussi bien Yokiharu que le reste du village, personne ne fit même plus mention des 3 enfants tués par le Sanrei par la suite. Tout juste s’il y a une commémoration de leur mort qui fut établi chaque année. Pas pour célébrer leur mort. Mais pour remémorer à tous qu’il ne faut pas défier la loi des Yokaïs, et encore moins faire preuve de traitrise envers ses proches, comme j’en avais été la victime. Leurs parents ont bien montré quelques réticences au début, demandant même à ce que je sois puni, car me considérant responsable de la morte de leurs enfants.  Bien que les faits établis fussent prouvés par diverses preuves. Le morceau d’Umanari en tête. Ils n’acceptaient pas leur mort, refusant d’admettre leur culpabilité évidente. Yokiharu a été intransigeant envers eux, et a refusé que je subisse de quelconques contrecoups de leur part en représailles. Si tel cas arrivait, ils seraient immédiatement bannis du village.

 

    Bon gré, mal gré, les parents des enfants punis et tués pour leurs actes par le « Spectre de la Montagne » finirent par se résigner à la décision du chef Yokiharu. Toutefois, ils quittèrent d’eux- même le village, ne supportant plus le souvenir de la mort de leurs rejetons machiavéliques. Ce qui arrangea pas mal de monde en fait, y compris ma mère et les Sukeyo qui subissaient régulièrement les regards réprobateurs des trois familles endeuillées, n’ayant jamais véritablement accepté toute la vérité. En dehors de cela, j’étais heureux de mon nouveau statut. Mais je regrettais qu’il eût fallu la mort de mes anciens camarades pour arriver à cette position. Qui plus est, bien qu’ils affirmaient le contraire, je voyais bien chaque jour le regard affiché par les villageois en me croisant. Bien sûr, il y avait de l’admiration de leur part à mon encontre. C’était indéniable. J’étais celui qui avait défié le Sanrei, et qui en était sorti vivant. Mais j’apercevais également dans leurs attitudes un soupçon de peur, comme avant. Une peur différente cependant. Il n’y avait pas de dégoût à l’intérieur. Juste la crainte de m’adresser une parole ou un geste malheureux, pouvant irriter le Sanrei qu’ils savaient veiller sur moi.

 

    Ils savaient qu’il existait désormais un lien entre ce dernier et moi, et il était hors de question pour eux de prendre le risque de s’attirer les foudres du Yokaï. D’autant qu’ils n’ignoraient pas qu’il m’arrivait régulièrement de me rendre sur la montagne. C’est difficile à expliquer, mais je recevais parfois comme des messages dans ma tête. Je devinais qu’il s’agissait d’appels du Sanrei, désirant que je vienne le voir. J’étais devenu bien plus qu’un simple petit humain ayant réussi à sortir vainqueur de ses épreuves, à ses yeux. J’étais devenu l’équivalent d’un ami. Un ami qu’il respectait. Le seul humain qu’il acceptait à ses côtés. C’est à partir de là que j’ai su que j’étais encore bien plus différent des autres.

 

    Mon lien avec le Sanrei, ça montrait mon aptitude à nouer des liens avec les Yokaï. J’en ferais l’expérience plus tard, en rencontrant le roi de ces êtres, en étant plus ou moins invité à me rendre sur le pic où résidait le couple royal de ces créatures. Une rencontre déterminante, qui ferait de moi une célébrité à travers tout le japon. Une rencontre que je vous relaterais en détail lors d’un de mes autres récits à venir, et que je dois à mon ami de la montagne. J’étais devenu celui qu’on vient voir pour régler des conflits entre Yokaïs et Humains. Celui qui savait parler à ces créatures craintes et respectées, envers qui il ne valait mieux pas se frotter sans prendre de précautions. J’étais cet homme. J’étais ce cas à part parmi eux. J’avais obtenu le respect du roi des Yokaï et son épouse, et ce sont d’ailleurs ces derniers qui m’ont fait valoir mon statut de négociateur entre leur monde et le mien.


     Les humains m’ont alors attribué le patronyme officiel de chasseur de Yokaï. Un titre montrant bien le fossé qui existe entre les deux mondes. Là où les créatures ayant forgé nombre de mythes du Japon me voient comme quelqu’un pouvant discerner les problèmes les concernant — quelqu’un avec qui discuter pour trouver un compromis —, les humains ne me perçoivent que comme un simple chasseur se faisant payer pour ses services. Au départ, si je demandais des oboles, c’était juste pour assurer ma subsistance. Après ça, mon rapport avec l’argent a évolué : je me faisais payer afin de répondre à quelques menus détails administratifs, et pour que je sois en conformité avec les lois japonaises. Bien que mon rôle reste honorifique, plus que véritablement reconnu comme un métier à part entière. Mais disons que je bénéficie désormais de certains privilèges propres à ne pas semer le doute sur mes intentions, lorsque je m’acquitte d’une mission.

 

    Je me nomme Ryu Okawari. C’est ainsi que tout a commencé. Mon lien avec les Yokaï, mes pérégrinations à travers le japon pour trouver des solutions — parfois épineuses —, à des problèmes mettant en opposition le monde caché et le nôtre. Ma mère m’a dit par le passé que j’étais sans doute prédestiné à ce rôle. Je subodore qu’elle m’a toujours caché quelque chose. Je n’ai jamais connu mon père, comme dit plus tôt dans ce récit. Quand j’ai abordé ce sujet au roi des Yokaï — espérant qu’il pourrait peut-être m’apporter des réponses à mes interrogations —, lui aussi a préféré contourner la conversation. Je suis à peu près certain que ma mère a eu une relation avec un Yokaï, sans que je puisse être en mesure de déterminer à quelle espèce précise il appartient. Ce qui expliquerait mes prédispositions de relations avec ces créatures. Je peux comprendre que ma mère ait voulu se taire concernant ce sujet tabou pour elle. Une volonté de sa part de ne pas avoir voulu en rajouter sur mon rejet des habitants de mon village depuis ma naissance. Avant que tout change grâce à ma rencontre avec le Sanrei de la montagne. C’est compréhensif de sa part. Quelle mère ne ferais pas tout pour protéger son enfant, dès lors que la vérité peut le blesser encore plus qu’il ne le subit déjà ?

 

    Néanmoins, le silence du roi et de la reine des Yokaï est plus troublant. Je n’ai pas voulu insister sur ce qui semble être du domaine du sensible auprès du couple royal. Mais cela m’interroge encore plus sur mon père, dont je ne connais même pas le nom ou la nature. Est-il un Yokaï particulier, ou lui-même un être à part comme je le suis ? Un hybride ou je ne sais quoi, dont l’évocation provoque des visages fixant le sol, dès lors que j’exprime le besoin d’en savoir plus sur lui ? Mon statut de « chasseur de Yokaï », j’espère qu’il me permettra un jour de répondre à toutes ces questions qui envahissent mon esprit. Qu’un jour prochain, je découvrirais le secret de ma naissance, et — qui sait ? —, trouver l’endroit où se terre mon géniteur inconnu. Celui qui fait trembler à la fois Yokaïs et humains.

 

    Je suis persuadé qu’un jour prochain, je saurais qui il est, mais ce n’est pas encore à l’ordre du jour. Pour l’instant, je préfère me concentrer sur mon rôle, acceptant les requêtes émanant de villages sur les diverses îles du japon, afin de faire de mon mieux pour harmoniser l’entente entre yokaïs et humains. Car c’est bien ce que je suis aujourd’hui : celui qui démêle l’impossible. Celui qui offre de nouveaux avenirs, de nouvelles paix entre les deux mondes dont je suis l’intermédiaire officiel. Je ne rejette pas mon appartenance aux hommes, mais je dois dire qu’au fur et à mesure de mes missions, j’en suis devenu à me demander si je ne préfèrerais pas être un Yokaï à part entière, tant je me sens plus proche de ce monde là que celui qui est officiellement le mien.

 

    Mais est-ce vraiment le cas ? Suis-je véritablement un être humain, ou autre chose ? J’ai eu l’impression que le chef de mon village — lui aussi —, était au courant de certaines choses me concernant. Des éléments de ma vie qu’il lui était impossible de me révéler. Je l’ai compris à son air dépité à certaines de mes questions posées, lorsque j’étais enfant, après que je sois revenu en odeur de sainteté auprès du village, du fait de mon exploit reconnu. Je n’ai pas insisté, pour que ça ne cause pas des soucis supplémentaires à ma mère, alors que nous pouvions enfin vivre sans avoir de larmes au bord des yeux, à toute heure de la journée. Mais le regard absent du chef était identique à ceux arborés par le couple royal des Yokaï, lorsque j’ai voulu en savoir plus sur mon père. C’est un mystère qui ne cessera de me hanter, et me fera me demander à quel monde j’appartiens vraiment ? Celui des Yokaï ou celui des humains ? Cette interrogation me taraude régulièrement lors de mes nuits, mais je sais aussi que je ne dois pas forcer le destin.

 

    Le jour où je serais amené à croiser la route de celui qui est mon père, quelque chose en moi me dit qu’il n’est plus si loin. Je serais patient. En attendant, je me dois de ne pas faillir à mon rôle de négociateur. Car — déjà —, je dois me rendre sur l’ile de Kyushu. Là où m’attends ma prochaine intervention. Peut-être y trouverais-je des indices à même de me guider vers mon espoir secret de savoir qui je suis vraiment ? Si je devais avoir l’occasion — un jour —, de rencontrer un Yokaï à même de m’exaucer un vœu, ce serait celui-là qui passerait en priorité. Il ne me reste qu’à croire en ma destinée, afin que je puisse croiser un tel être. Un être capable de m’offrir les réponses que je cherche depuis si longtemps…



Publié par Fabs

8 juil. 2025

JAMAIS PLUS-Partie 3 (Hommage à Edgar Allan Poe)


    Durant mes visites suivantes au Manoir Usher, je gardais en moi l’angoisse inhérente à ma première venue. L’aura quelque peu stressante des lieux en était la cause principale. Le regard persistant émanant des portraits de la lignée des Usher – exposés à l’étage – étaient également en cause. Ma chambre, affrétée par Magda – la femme de chambre – sous la supervision d’Edgar – suivant en cela les prérogatives de son maître - se trouvait dans l’aile opposée aux appartements de Madeline et son frère. Sans doute une autre volonté de mon hôte de protéger la tranquillité de sa sœur, et m’éviter d’être témoin du mal dont elle était atteinte. Tel qu’il m’en avait fait la concession lors de ma première visite. J'ignore si Roderick avait deviné mon attirance envers Madeline. C’était un personnage difficile à cerner. Une attirance qui envahissait mes rêves chaque nuit après que Madeline me soit apparue au sein de ce fumoir. C’était presque une obsession, mais ce n’était pas la seule raison de mes venues régulières au Manoir. À dire vrai, il y avait autre chose qui avait provoqué cette insistance à profiter de l’hospitalité de Roderick Usher au sein de sa demeure. La première nuit passée, j’avais un grand mal à dormir. En partie du fait d’une chaleur étouffante dans ma chambre.

 

    Pourtant, l’âtre de la cheminée se trouvant dans celle-ci était dépourvu du moindre bois pouvant expliquer ce phénomène. Aucune bûche ou même un restant de braises cachées sous les cendres – pouvant avoir été attisées par un quelconque frottement de l’air m’ayant échappé – n’étaient présentes, et pouvant être à l’origine du départ discret d’un léger feu. Cette chaleur, suffocante par moments, ne trouvait pas d’explication naturelle. J’ai donc ouvert la fenêtre, afin de faire pénétrer un peu d’air dans la pièce et retrouver de la fraîcheur. Je me suis appliqué à ne pas faire de bruit en opérant à l’ouverture, dans l’objectif de ne pas perturber le sommeil de mes hôtes. Bien qu’il fût peu probable qu’ils puissent entendre le moindre son de leur côté, car se trouvant à plusieurs dizaines de mètres de là où ma chambre se situait, dans l’aile opposée. Néanmoins, ces précautions étaient un réflexe dû à mon éducation britannique. J’ai jeté un coup d’œil à l’extérieur subrepticement, dirigeant instinctivement mon regard vers le cimetière familial. Je me souvenais de mon impression de déplacements de la veille. Je crois aussi que mon instinct me demandait de scruter les tombes, obéissant à une curiosité malsaine de ma part. En dehors de cette brume incessante entourant l’intégralité de la propriété – et participant ainsi à son aura de mystère et d’effroi – rien de suspect ou d’étrange ne m’est pourtant apparu.

 

    Mon visage ayant été revigoré par le froid de la nuit, je décidais de retenter de m’endormir quand un évènement insolite se montra à moi. Un évènement se présentant sous la forme d’un animal au pelage d’un noir saisissant, se posant sur le rebord de la fenêtre. Un corbeau. Il avait fière allure, je devais dire, et semblait me fixer intensément. Jusqu’à me troubler. Néanmoins – bien que ne prêtant pas foi aux diverses superstitions qu’on accordait généralement à cet animal – sa présence me faisait froid dans le dos. Je me suis alors approché de l’oiseau, après m’être muni d’un tisonnier, près de la cheminée. J’espérais ainsi le faire se diriger en un autre lieu que mon espace de vie d’une nuit. Mon cœur s’est mis à battre à tout rompre en entendant la bête noire s’exclamer tel un humain, proférant une phrase unique qui hante toujours mes songes quelquefois aujourd’hui. 


– Jamais plus…


    J’en ai lâché le tisonnier au sol, dont le choc fut heureusement étouffé par l’épaisseur du tapis se trouvant à mes pieds. Ma surprise était totale. Comment un simple corbeau pouvait-il être possesseur d’un tel miracle ? Si tant est qu’on puisse désigner ce don de ce terme, tellement il me faisait ressentir une peur montante en moi. Je connaissais la disposition de certains oiseaux à imiter la voix humaine. Comme un nombre restreint de perroquets ou les mainates. Mais un corbeau… Jamais je n’avais entendu parler de telles dispositions aussi hallucinantes que glaçantes concernant cette espèce.


- Jamais plus …


    L’animal venait de me relancer à la figure son message semblant sortir d’outre-tombe. L’intonation délivrée par la gorge de cette bestiole – sortie de je ne savais où – avait de quoi m’interroger sur les raisons de sa présence. Pourquoi s’adressait-il à moi de la sorte ? Étais-je vraiment le récipiendaire de sa missive orale, ou bien cela était dû à l’ouverture inopinée de ma fenêtre ? Quoi qu’il en soit, je tentais d’ouvrir le dialogue avec l’animal – aussi saugrenue que pouvait se présenter cette situation – mais ce fut vain. Le corbeau se limitait à cette seule et unique phrase dont je ne comprenais pas le but. C’était une énigme. Qui plus est – à deux reprises – j’ai tenté de toucher l’animal. Une façon pour moi de me persuader que je n’étais pas plongé malgré moi dans un rêve plus réel qu’à l’accoutumée. Les deux fois, l’animal a poussé un croassement guttural et menaçant, me faisant comprendre que je devais rester à ma place. Au bout de plusieurs de ces messages – au nombre de 4, pour être précis – l’animal a finalement pris son envol et quitté le rebord de la fenêtre. Il a disparu dans les ténèbres de la nuit, me laissant seul à mes interrogations le concernant.

 

    J’étais perturbé par cette visite nocturne surprenante autant que fantastique. Il m’a fallu un peu de temps avant que mon corps daigne mettre de côté cette rencontre m’ayant embrouillé l’esprit. Je me préparais à retourner au sein de mon lit quand j’ai aperçu au bas de la porte de ma chambre ce qui s’apparentait à une lettre. Une lettre vraisemblablement déposée lorsque j’étais affairé à écouter le message de mon visiteur ailé. Avant même de savoir ce que contenait cette lettre, je me suis précipité dans le couloir. Je voulais savoir qui était le porteur de cette missive délivrée de manière étonnante. J’ai tout juste eu le temps d’apercevoir la silhouette de Madeline se hâtant en direction de l’aile ouest du manoir. J’ai voulu alors l’interpeller, mais je n’ai eu comme toute réponse qu’un bref détournement de son visage en ma direction, montrant un air apeuré, avant qu’elle reprenne prestement son chemin, sans se retourner de nouveau. Comme si elle craignait que son échappée nocturne puisse lui valoir une remontrance du maître de maison. À savoir son frère Roderick. Je n’ai pas insisté, bien que restant quelques minutes sur le devant de ma porte, cherchant à comprendre le pourquoi de sa venue.

 

    De retour dans ma chambre, je ramassais le papier qu’elle avait laissé tantôt, refermais la porte, et m’installais sur l’écritoire se trouvant sur le côté droit de la pièce, non loin du lit. Je m’affairais à la lecture de la lettre, et quel ne fut pas mon étonnement de la peur qui émanait de son contenu. L’écriture était tremblante, et il m’a semblé – sans certitude – percevoir par endroits des humidifications sur le papier, propre à des larmes ayant coulées. Certaines lettres avaient d’ailleurs subi un détrempement, dû sans nul doute à cette invasion lacrymale. Toutefois, le message restait parfaitement lisible, et je m’employais à en découvrir sa teneur.


“ Monsieur,

Je ne peux pas vous expliquer le pourquoi ni le comment, mais je vous conjure de me venir en aide. Mon frère. Mon frère est envahi par la folie. C’est la malédiction des Usher qui est en cause. La même qui se développe en moi jour après jour, et a fait de moi sa chose. Il profite de mon état de faiblesse, car étant moins propice que lui à supporter les affres de ce mal qui doit être quotidiennement combattu.

C’est à cause de la maison. Elle exerce sa volonté sur lui, l’oblige à agir de la sorte sur moi, prononce en profondeur sa folie qui était déjà présente en lui depuis son plus jeune âge. Je ne peux pas m’attarder sur l’histoire nous liant, cela prendrait bien plus de place qu’une simple lettre. Tout ce que je demande, c’est que vous m’enleviez à lui. Il finira par me tuer, j’en suis sûre… Tôt ou tard, son affection inappropriée envers moi me détruira, et il n’y a pas que ça.

Les jeux qu’il me contraint à subir… Je ne les supporte plus. Ses rituels, les blessures qu’il m'inflige – aussi bien physiques que mentales – je sais que je ne les supporterai pas davantage. Il niera être en quoi que ce soit responsable de ce dont je l’accuse, soyez en sûr. Je vous implore de ne pas lui en parler. Je veux juste que vous parveniez à me faire partir du manoir. Je vous serais dévoué à jamais. Je serais prête à devenir votre épouse si cela me permet d’être délivré de mon frère. 

Je vous en supplie. Je ne suis pas folle. Pas encore. Même si Roderick cherchera à vous persuader du contraire. Sauvez-moi de son emprise avant qu’il soit trop tard…

Madeline ”

 

    Je ne savais que penser de ce véritable appel à l’aide, renforcé par cette écriture discourtoise. Sans doute à cause de la probable frayeur de son auteure, lorsqu’elle a consigné cette lettre. J’étais circonspect quant à la possibilité que Roderick n’était pas ce qu’il semblait être, que sa sœur était sous la menace d’un danger propre au désir de son frère. Que devais-je faire ? Même si les faits paraissaient étrangers l’un à l’autre, je n’ai pu m’empêcher de penser à la visite du corbeau, coïncidant au dépôt de la lettre sous l’encablure de ma porte de chambre. Comme s’il avait servi à me distraire pour que je ne m’aperçoive pas de la présence de la missive, et que je ne parvienne donc pas à rattraper Madeline. Il y avait aussi les paroles du corvidé. “Jamais Plus”. Cela s’apparentait à une mise en garde des souffrances subies par Madeline, et inscrites sur la lettre. Comme un élément supplémentaire de ce que cette dernière décrivait au travers des lignes qu’elle venait de m’adresser. J’ignorais si le lien était réel, mais la similitude des tons du message vocal du corbeau avec l’angoisse des mots de la lettre était un tant soit peu troublante. Je ne pouvais mettre de côté la probabilité qu’il y avait une connexion entre les deux faits.

 

    Je ne vous cache pas que le reste de ma nuit n’a pas été sereine. Je pensais sans cesse à la frayeur émanant de cette lettre. Et ce, jusqu’au matin. Quand je suis descendu dans le salon pour le petit déjeuner – après qu’Edgar soit venu frapper à ma porte pour m’en signifier ma participation attendue – je conservais les questions qui m’avaient assailli, depuis la lecture de ce document sous forme de demande de secours écrit. Roderick s’est aperçu de mon « absence ». Je répondais vaguement à ses questions, comme si j’étais ailleurs. Ce qui était le cas. Me rendant compte que je risquais de trahir la confiance que Madeline avait eue en moi - en me confiant ce dont elle souffrait - je me suis vite ressaisi. J’ai prétexté d’un manque de sommeil, sans doute dû au fait que je n’étais pas habitué à dormir au sein d’un tel luxe. Je ne suis pas certain que Roderick a vraiment cru à mes déclarations hésitantes, mais il a néanmoins montré une compréhension propre à son statut d’hôte accueillant. 

 

- Vous vous y ferez, mon ami. Si vous me faites l’honneur d’autres visites au sein de l’antre de mes ancêtres que représente le manoir Usher, je suis certain que vous finirez par ne plus ressentir cette gêne. Croyez-moi. 

 

    Je hochais de la tête, comme pour donner mon approbation à ses affirmations, et surtout offrir le change à mon attitude que je devinais distante. Attitude qui risquait de trahir l’évènement m’étant arrivé cette nuit. Je ne voulais pas qu'on sache pour la lettre, pour la sortie de Madeline cette nuit. Voire même le rôle du corbeau. Concernant ce dernier, je me voyais de toute façon mal à l’aise à l’idée de concéder que j’avais entamé une conversation avec un simple corvidé. Je craignais d’être pris pour un dérangé aux yeux de Roderick. Bien que – si j’en croyais les mots de Madeline – la folie était plus ancré en lui que dans mon corps. D’ailleurs, l’absence de Madeline s’éclaira soudain à ma vue. J’étais tellement absorbé par ma nuit mouvementée – et les interrogations du regard de mon hôte – que j’avais complètement manqué d’attention quant au fait qu’elle n’était pas parmi nous. Semblant deviner cette constatation, Roderick s’empressa de répondre à mon interrogation.

 

– Madeline était un peu souffrante ce matin. Elle a eu une nuit agitée. Des cauchemars notamment. J’ai passé une partie de la nuit à la veiller. D’ailleurs, je voulais m’assurer d’une chose. Elle n’est pas en cause dans votre impossibilité de dormir, rassurez-moi ? Si tel était le cas…

 

    Je ne l’ai pas laissé finir ses mots, qui ressemblaient presque à un couperet pouvant s’abattre sur Madeline si je manquais de discernement quant à mes paroles. Je devais convaincre Roderick que Madeline ne s’était pas rendue devant ma porte de chambre, afin qu’elle ne subisse pas de punition propre à châtier sa révolte silencieuse et nocturne. Ceci pour me faire part de sa détresse.

 

- Non… Quelle idée ? Pourquoi montrerait-elle l’envie de venir me rendre visite en pleine nuit ? Je ne la connais que depuis peu, mais je doute qu’elle ait l’habitude de tels actes indécents...

 

    Roderick affichait un petit sourire en coin. Comme s’il s’amusait de ma répartie. Ou peut-être montrait-il une certaine satisfaction à ce que sa marionnette n’ait pas enfreint ses règles. C’était difficile de savoir ce qu’il avait en tête. Toutefois, sa réponse me rassurait sur les conséquences qu’il aurait pu y avoir s’il avait discerné du mensonge dans mes paroles.

 

– J’en suis fort aise en tout cas. Madeline… Disons qu’elle peut parfois se prêter à des insomnies impromptues, dont je ne me rends pas toujours compte. Je ne voudrais pas qu’elle ait perturbé votre nuit. Cela est dû à son mal, je le crains. Un signe d’avancement de la malédiction des Usher. Mais, je vous parlerai de cette particularité plus en détail lors d’une prochaine visite. Pour l’heure, je m’en voudrais de vous retenir davantage. Je vous laisse aux soins d’Edgar et de mon cocher. Ce dernier va vous raccompagner jusqu’à votre cabinet.

 

    Je devinais surtout que ma présence pouvait se montrer quelque peu perturbante si elle s’éternisait ce matin-là. Pour éviter de faire naître plus de doutes dans l’esprit de Roderick, je ne m’opposais pas à la volonté de mon hôte de me prier de vaquer de nouveau à mes occupations pour le reste de la journée. En attendant que je montre un certain intérêt à séjourner de nouveau au manoir bien sûr. Je remerciais Roderick, et rejoignais Edgar qui m’attendait à l’entrée de la pièce. Non sans demander d’adresser mes hommages à Madeline dès qu’elle se sentirait mieux. Ce que Roderick m’assurait, le visage faussement radieux. Le voyage du retour se montra nettement moins perturbant. Je remarquais même l’absence de l’odeur qui m’avait tant incommodé à l’aller. Il n’y avait plus de traces de sang sur la banquette devant moi. Ce qui me mettait plus mal à l’aise que ça ne l’aurait dû. Comme si on s’était rendu compte de cette erreur de « parcours » et qu’on s’était employé à me faire croire à un quelconque songe éveillé. Cela en prévision du cas où il me viendrait l’idée d’en parler dans mon entourage, une fois revenu à Arlington. Une précaution inutile à mon sens. Jamais je ne prendrai le risque de perdre l’avantage de mon lien avec la puissante et fortunée famille Usher, simplement à cause de confessions maladroites pouvant porter du tort à mon bienfaiteur financier.

 

    Une fois le cocher m’ayant ramené à bon port reparti, je me suis accroché à éloigner de mes pensées tout ce que j’avais eu connaissance au manoir Usher. Je m’efforçais de traiter mes affaires en priorité. Celles-ci se révélant légèrement plus florissantes depuis que la nouvelle de mon contrat avec les Usher s’était répandue en ville. Ce qui était plutôt contradictoire quand on savait la méfiance envers cette famille qu’il y avait à Arlington. Cependant, cela arrangeait mes affaires, et je ne voulais pas rajouter d'interrogations supplémentaires à ce qui envahissait déjà fortement mon esprit. Des questions que je tentais tant bien que mal de ranger de côté pour le moment. Le soir venu, j’ai relu plusieurs fois la lettre de Madeline. Je repensais à sa fuite dans le couloir, au corbeau, l’attitude méfiante de Roderick du matin… Tant de questions sans réponses. Madeline était-elle vraiment en danger ? Et, si c’était le cas, comment l’aider sans que cela nuise à mes affaires avec son frère ? C’était un problème épineux. Pour ne pas dire à priori insoluble. Pour autant – si les faits reprochés à Roderick par sa sœur étaient avérés - je ne pouvais pas décemment rester à ne rien faire. Je devais trouver un moyen de sortir Madeline des griffes de son frère. Cela en mettant en évidence les travers de ce dernier – dus à ce qu’il appelait la malédiction des Usher - et le plongeant peut-être progressivement dans une folie dévastatrice. Une folie dont Madeline était la victime…

 

À suivre…



Publié par Fabs

5 juil. 2025

YOKAI STORIES : LA LANTERNE



    C’était l’été 1903, en pleine ère Meiji. Je revenais d’une réunion présidée par le Conseil de mon village de Kendawa, se trouvant situé au pied du Mont Mimiki. Moi et mes voisins y avions discuté de mesures à prendre concernant d’étranges marques découvertes sur les arbres aux abords de la rivière Fukuda. Ça ressemblait à des griffes d’un animal suffisamment puissant pour atteindre la sève. Il y avait aussi les mêmes marques présentes dans la réserve. Celle érigée l’an dernier à la sortie Est du village - en remplacement de l’ancienne, devenue trop vétuste. Plusieurs sacs de riz avaient été éventrés, faisant la joie des souris ayant pénétré dans la bâtisse. Cela grâce à une profonde ouverture dans un mur. Ouverture probablement due à l’étrange animal coupable de tout ça.  

 

    La réunion s’était conclue par la mise en place de rondes régulières la nuit. De manière à prévenir d’autres faits du même genre. Quatre gardes seraient désormais chargés de veiller au grain – une expression de circonstance- jour et nuit. Une relève serait assurée toutes les 6 heures.  La peur se ressentait sur nombre de villageois. Moi-même, je devais avouer que je n’étais guère rassuré. Au vu de l’ambiance de peur enveloppant mes voisins et amis, j’ai préféré ne pas indiquer que d’autres traces de ces griffes figuraient sur les murs du temple proche. Celui étant implanté près de la forêt Nanowa. Les bonzes y vivant m’ont révélé avoir été réveillés il y avait deux nuits de cela par un grand fracas.

 

    Le grand prêtre et deux de ses disciples n’avaient pu que constater l’étendue des dégâts. En plus d’une partie du mur semblant avoir été cisaillé - laissant une ouverture pouvant faire passer 6 hommes - nombre d’aliments destinés aux offrandes pour les divinités du temple furent portés manquants. Sans doute emportés par le curieux visiteur. J’ai cru comprendre que le Grand Prêtre avait ordonné que toute alimentation - qu’elle soit prévue pour les repas frugaux des bonzes ou pour les offrandes - serait désormais transférée dans la cambuse située à l’ouest du temple. Là où se trouvaient plusieurs lampions qui étaient éclairés dès la tombée du jour. Une précaution pour parer à de nouvelles visites de ce que les bonzes pensaient être un démon animal.

 

    C’était aussi la conclusion avancée par le chef du Conseil de notre communauté, lors de la réunion précitée : seule une créature surnaturelle pouvait être responsable de tels dégâts. Il était probable qu’elle avait été attirée par l’odeur de la nourriture, car ne trouvant plus de proies capables d’apaiser sa faim dans la forêt à jouxtant le village. Certains villageois indiquèrent que, trois mois plus tôt, ils ont aperçu une lumière se déplaçant dans les mêmes bois. Pensant qu’il s’agissait de voisins, ils ne s’en sont pas alarmé, ni n’en ont fait mention au chef du Conseil. Car jugeant ce fait sans importance. 


    Mais maintenant, avec ces marques trouvées en plusieurs endroits, ils n’étaient plus si sûrs qu’il s’agissait d’humains se baladant en pleine nuit dans la forêt, pour des raisons inconnues. Le chef du Conseil prévoyait d’interroger chaque villageois dans les jours à venir, afin de savoir si d’autres ont été témoins de ces lumières étranges. Cela pourrait être lié aux marques et à l’intrusion dans la réserve. Tout le monde est sorti de la réunion guère rassuré, croyez-moi. Toutefois, ce n’était rien en comparaison de ce que j’allais découvrir peu après en me rendant chez moi.

 

    Ma maison se trouvait un peu à l’écart du village, au nord de celui-ci. Pas très loin du temple d’ailleurs. Raison pour laquelle j’ai eu connaissance des faits curieux s’y étant déroulés avant de me rendre à la réunion. Je connaissais bien le Grand Prêtre, et il n’était pas rare qu’il me rendît visite. Ceci à l’occasion de la préparation de cérémonies devant se dérouler à l’extérieur du temple. C’était un moment de détente pour ce grand homme aux lourdes responsabilités. Ces instants lui permettaient de s’éloigner un peu de ses charges, et de discuter d’autre chose que de questions religieuses avec moi. Il me considérait comme le frère qu’il n’avait jamais eu en fait.

 

    Il m’a raconté qu’il aurait du avoir un frère jumeau, mais celui-ci était mort à la naissance. Il lui arrivait parfois de ressentir une forme de culpabilité à cause de ça. Culpabilité qui l’envahissait depuis très jeune. Cela après avoir eu connaissance de la mort prématurée de celui qui aurait du être son ainé, car étant sorti du ventre de sa mère trois minutes avant lui. La tombe de son frère se trouvait dans la propriété de ses parents - comme il est d’usage pour les riches familles dont il était issu - dans une région voisine. Tomoka – le Grand Prêtre - n’avait jamais accepté cette mort en grandissant. Il avait alors choisi la voie religieuse, qui s’était présenté comme une forme d’expiation à ses yeux.


    Il devait bien être minuit passé. La fatigue, mélangée à mes interrogations et le fait qu’il n’y avait pas de lune ce soir-là pour me diriger correctement, m’ont fait dévier de mon chemin habituel pour me rendre vers ma demeure. Je ne pensais pas que la réunion se terminerait si tard, et j’avais omis emmener une lanterne avec moi pour mon retour. A force de déambulations, je me suis retrouvé dans la forêt. Je pensais bien ne pas parvenir à reprendre le cours de mon trajet, quand j’ai aperçu une lumière loin devant moi. J’ai immédiatement songé à ce qui s’était dit lors de la réunion, et - bien qu’ayant la peur au ventre - c’était l’occasion idéale pour savoir qui était l’auteur de ces lueurs nocturnes.

 

    La lumière se déplaçait vers le cœur de la forêt. A  ce moment, j’avais mis de côté l’histoire des marques étranges trouvées un peu partout - dans et autour du village - pour ne me concentrer que sur la question de qui pouvait bien se balader en forêt à cette heure de la nuit. Peu de chance qu’il s’agissait d’un étourdi tel que moi. Je me suis donc dirigé vers la lumière, en m’efforçant de faire le moins de bruit possible. Ce qui était une sinécure dans une forêt, où chaque pas sur le sol peut déclencher la brisure d’une brindille. Quand il ne s’agit pas du froissement de feuilles d’une branche. Voire d’un buisson bien touffu. Malgré tout, je suis parvenu à réduire la distance entre la lumière et moi.

 

    Quelle ne fut pas ma surprise en découvrant qu’il s’agissait d’une lanterne paraissant être portée par une silhouette d’allure féminine. Je dis ça à cause de la robe blanche éclairée par la lumière de sa lanterne, me faisant comprendre clairement que son porteur se révélait être une femme. Je ne voyais pas très bien les détails de là où j’étais - avançant avec prudence pour ne pas me faire repérer - mais la robe s’apparentait plus à une tenue utilisée pour des cérémonies religieuses qu’à un simple apparat féminin destiné à la coquetterie. Les longs cheveux noirs tombant jusqu’au milieu du dos étaient également surprenant. Je connaissais bien chaque femme du village, et aucune d’entre elle n’avait une telle chevelure.

 

    En plus de ça, l’extrémité des cheveux paraissaient être comme soulevés par une fine brise en permanence. Or, je ne percevais aucun vent là où j’étais. Il était impossible qu’il y en ait plus loin - au sein d’une zone délimitée - sans que je puisse le ressentir de là où je me trouvais. Pour autant, la singularité de cette silhouette me faisait poser mille questions : je me devais de connaître le fin mot de l’histoire. A savoir l’identité de cette femme. D’où venait-elle, et pourquoi se baladait-elle en pleine nuit ? C’est seulement à ce moment que j’ai repensé aux marques. Ainsi qu’à la discussion que j’avais eu avec mes voisins et le Conseil du Village, concernant la probabilité de l’action d’un démon affamé ayant une forme animale de grande taille. Si on se basait sur la taille des griffures découvertes ça-et-là.

 

    Était-il possible que cette femme pouvait se révéler contrôler cette même bête de quelque manière que ce soit ? J’avais du mal à imaginer que cela soit possible de se faire obéir d’un démon - aussi docile soit-il - et acceptant la présence d’un humain à ses côtés. Je ne voyais aucune trace d’un éventuel animal autour de la femme pourtant. A moins que celui-ci se soit tapi dans l’ombre quelque part dans la forêt - prêt à fondre sur moi - car sa maîtresse avait perçu mes pas ? Et ce, malgré mes précautions. Cette éventualité m’a fait ressentir des frissons dans tout le corps, m’occasionnant le réflexe de regarder autour de moi. Mais comment prévenir d’une attaque, au vu de la pénombre extrême qui m’entourait ?

 

    Je me félicitais de ne pas avoir moi-même de lanterne : cela aurait immédiatement averti l’étrange femme devant moi, et mon aventure n’aurait jamais pu être connue. Dans le même temps, c’était justement mon oubli d’avoir apporté de quoi m’éclairer qui m’avait conduit à me retrouver sur le chemin de cette étrange silhouette dans la nuit. A un moment, la femme sembla marquer un temps d’arrêt. Immédiatement, ses cheveux s’abaissèrent dans son dos. Comme si le vent invisible et surnaturel leur donnant des mouvements ne pouvait plus agir. A moins qu’il puisse s’agir de la volonté de leur propriétaire ? C’est la question qui m’est venu en tête en cet instant.

 

    Quoi qu’il en soit, j’ai paniqué.  Je craignais de voir la femme appeler son animal-démon, puis l’envoyer sur la cible que je représentais. J’ai stoppé net mon avancée et redoublait mes coups d’œil autour de moi. Ce qui me fit guetter instinctivement tout son inhabituel s’approchant vers moi. Il n’en fut rien, et la femme repris sa marche aussi soudainement qu’elle s’était arrêtée. Ses cheveux furent à nouveau balayés à leur extrémité par ce vent sorti de nulle part. Je ne sais pas combien de temps a duré cette partie de cache-cache nocturne, tellement la notion de temps s’était évanouie dans mon esprit. Puis, nous sommes sortis de la forêt, avant de nous diriger vers une maison située à ses abords.

 

    Je reconnaissais celle-ci : c’était la mienne ! Impossible de me tromper. La barrière l’entourant, le jardin, le puits… Il s’agissait bel et bien de ma demeure. A cet instant, ma peur a redoublé. J’avais la nette impression que la femme avait bien repérée ma présence. Pour une raison obscure, elle s’était employée à me mener à mon objectif premier. C’est-à-dire mon cher foyer. Je ne savais plus si je devais continuer à avancer - au mépris de la présence de cette femme mystérieuse - ou si je devais plutôt chercher à rejoindre le temple proche. Là où je savais que je trouverais une protection conséquente. Même si - pour cela - je devais marcher à quatre pattes pour parvenir à m’y diriger, en espérant échapper au champ de vision de cette étrange femme.

 

    J’ai choisi de jouer les téméraires et me suis dirigé vers mon logis. Tout à coup, je ne vis plus la lumière. Comme si la femme avait disparue soudainement, en profitant d’un manque de vigilance de ma part. Ce qui eut pour effet de me faire effectuer des pas plus sûr, car non entourés d’une peur propre à me faire trembler. Je passais la barrière protégeant ma propriété, soulagé de ne plus savoir mon guide singulier dans les parages. Cependant, ma joie fut de courte durée.  Je me trouvais à la moitié de la distance me séparant de l’entrée de ma maison, quand j’ai à nouveau vu la lumière. Elle émanait du fond du jardin, près du vieil arbre qui s’y trouvait. Je me suis alors immobilisé pour mieux juger de la situation. La femme était là, semblant adossée à l’arbre. En tout cas, du peu que je voyais à partir de ma position. Peut-être aurais-je du me précipiter vers ma maison à ce moment-là… Cependant - poussé par une curiosité imbécile et incontrôlée - j’ai voulu savoir pourquoi cette femme m’avait aidé à retrouver mon chemin.


    Au fur et à mesure de ma progression vers elle, je me rendis compte que quelque chose n’allait pas. C’était comme si mon sens de la vue s’altérait.  Je ressentais une curieuse impression : celle m’incitant à croire que le paysage devant moi était différent de d’habitude. Surtout, la lumière de la lanterne porté par la femme mystérieuse semblait se trouver plus en hauteur. Je me demandais comment l’inconnue avait bien pu placer cette lanterne si haut, et pourquoi ? Plus je me rapprochais, plus l’angoisse me serrait l’âme et le corps. Je compris bientôt le pourquoi de l’emplacement incongru de la lanterne. En fait, elle était bien toujours à hauteur du visage de la femme, comme auparavant. C’était la taille du corps de mon invitée surprise qui était autre.

 

    Cette dernière souriait à mon arrivée. Ce qui me tétanisa de terreur. Je m’aperçus que son visage était situé à la cime de l’arbre, un cerisier abîmé par le temps. Certes, j’avais fait étêté celui-ci depuis des mois déjà. Ceci pour éviter la chute de branches mortes, et pouvant représenter un danger pour moi ou d’éventuels visiteurs de mes connaissances. Ce qui réduisait sa taille totale à la moitié d’un arbre de ce type. Ça n’en restait pas moins qu’il se dressait à près de 3 mètres de hauteur. Que le visage de cette femme se trouve aussi haut était impossible ! Je m’approchais encore un peu, sortant de ma torpeur, toujours envahi par mon besoin de savoir et obscurcissant tout le reste. A quelques pas de ma destination, je pus établir toute l’horreur de la situation.

 

    La femme se trouvait derrière l’arbre. Mais c’était comme si son visage parvenait à faire fi des lois de la physique, et avait acquis la faculté de traverser les branches. Comme si celles-ci se retrouvaient soudainement dépourvues de matière, laissant passer le visage de cette femme à la taille démesurée. Je voyais mieux ses mains aussi, éclairées par la lanterne qu’elle portait : elles étaient pourvues de longues griffes à la place des ongles. Il en était de même de ses pieds, aux allures de pattes plus que de pieds humains. Je comprenais que c’était elle le démon-animal responsable des dégâts causés au temple et à notre réserve. C’était elle qui avait laissé ces marques sur les arbres près de la rivière Fukuda et sur les murs des lieux de ses méfaits.

 

    De nouveau, je me montrais incapable de bouger. J’étais comme soumis à une volonté que je ne maîtrisais pas, les yeux rivés vers ce que je compris être un Chômen’Yôjo. C’est un Yokaï particulier : il prend plaisir à aider les égarés, mais c’est pour mieux les effrayer ensuite, en montrant sa véritable nature. Ceci en augmentant considérablement sa taille. Je pleurais de désespoir en comprenant que j’étais devenu comme une marionnette pour elle. Il devenait évident qu’elle m’avait repéré dans la forêt, s’employant à m’aider à retrouver le chemin de ma maison. Je me demandais ce qu’il allait advenir de moi : on ne savait pas très bien les us et coutumes de ce Yokaï. Les rares personnes ayant pu le distinguer n’avaient pas été aussi loin que moi en matière d’approche, de ce que je savais. Toutes celles et ceux ayant été aidé puis terrorisé par cet être ont tous fuis sans demander leur reste, dès qu’ils eurent constaté ce qu’il était. De même, je supposais qu’il avait du y avoir des faits similaires à ce qui était arrivé à notre village ailleurs, là où un Chômen’Yôjo avait été aperçu. Des pillages peu discrets, des marques disséminés sur des lieux ayant servi à stocker de la nourriture… 


    Seulement, ces faits ne furent jamais dévoilés au-delà des lieux ayant subis ces évènements. Soit parce que les victimes n’ont pas fait le rapprochement, car n’ayant pas vu le Yokaï aussi près que moi j’en avais eu le privilège ; soit parce qu’elles ont cachées volontairement ces éléments, de peur de passer pour un fou. Ou tout simplement pour ne pas risquer de provoquer la colère de la créature en indiquant les particularités du Chômen’Yôjo. Celles-là même n’étant pas décrits dans les livres ou les légendes contées oralement, comme c’est souvent la tradition. A partir de là, j’ignorais si le fait d’en savoir plus que les autres ferait de moi un jouet destiné à être « cassé ». Physiquement ou psychologiquement. Cela parce que j’en connaissais trop la concernant, et que cela n’était peut-être pas de son goût. Mon témoignage pouvait risquer qu’elle ne puisse plus s’amuser, comme les êtres de son espèce le pratiquaient jusqu’à maintenant.

 

    Des centaines d’idées me venaient en tête quant à mon probable sort funeste. Pourtant, la conclusion de cette histoire fut très différente de ce à quoi je m’attendais. Le Yokaï se mit à rire à gorge déployée en voyant mon air dépité et effrayé. Un rire dont les ondes parvinrent jusqu’à moi, manquant de faire exploser mes tympans à cause de leur intensité. Puis, la femme géante me regarda d’un air complaisant, presque tendre. Elle approchait l’une de ses mains immenses et disproportionnés de mon visage, puis s’adressa  à moi :


    - Merci de m’avoir divertie, Tokichiro. Ne m’en veux pas, mais ce fut très amusant de te voir pétri de peur. Je ne me lasserais jamais de ce moment. Même si je dois avouer que tu es le premier à avoir eu le courage de me voir de si près.

 

    Elle passa alors sa main griffue sur ma joue droite, occasionnant une légère éraflure peu profonde sur cette dernière. Ce n’était pas un geste de méchanceté, bien au contraire. Elle paraissait triste de m’avoir causé cette plaie involontairement.


    - Excuse-moi Tokichiro. Je ne voulais pas t’infliger de blessures. J’étais juste curieuse de connaître la texture d’une peau humaine. Je n’avais jamais eu l’occasion de le faire avant toi. Tous tes prédécesseurs ont fui, avant même que je puisse les remercier comme je l’ai fait avec toi…

 

    Parvenant à surmonter ma peur, je me demandais comment le Yokaï connaissait mon prénom. Je pris le courage de lui poser la question, pendant qu’il ramenait petit à petit sa main vers lui. 


    - Co… Comment savez-vous mon prénom ? Pour la joue, ce n’est rien… Vraiment… Vous ne pouviez pas savoir. Et puis, la blessure guérira vite. Ne culpabilisez pas pour si peu.

 

    Je me surprenais moi-même de la facilité avec laquelle je pouvais converser avec un être qui aurait causé une crise cardiaque à n’importe qui, du fait de ce simple geste envers moi. La femme Yokaï sourit à nouveau. Mais cette fois, ce n’était pas un sourire moqueur, comme précédemment.


    Je sais beaucoup de choses Tokichiro. Sur toi et les autres habitants du village. Tout comme ceux du temple. Mais je n’ai pas le droit de t’indiquer comment je le sais… ça fait partie des règles de mon monde. Je vais devoir te laisser maintenant. Je retourne là où je vis depuis quelques mois. Je te demanderais une seule chose : ne dis pas ce que tu as vu ce soir. C’est important. Je serais traquée sans relâche, et je ne pourrais plus aider les égarés comme toi à l’avenir. Car cela m’obligerait à partir loin de cette région que j’aime tant. J’aimerais aussi que tu rassures tes amis : je tâcherais de ne plus m’en prendre à leur nourriture. J’ai bien compris que cela les avait inquiétés, et je m’excuse pour ça. Telle n’était pas mon intention…

 

    Retrouvant une certaine forme de sérénité, je rassurais le Chômen’Yôjo :

     

    - Très… Très bien. Je pense savoir comment satisfaire tout le monde. Vous compris. Je ferais croire aux villageois que j’ai vu un animal que j’ai pensé responsable de ces attaques. Je préciserais que je suis parvenu à le tuer et qu’il s’est alors transformé en poussière sous mes yeux… Ainsi, plus personne ne cherchera à chasser l’auteur des faits de ces derniers jours. Je peux vous l’assurer.

 

    Le Chômen’Yôjo plissa les yeux quelques secondes - comme pour montrer sa reconnaissance - puis reprit :

 

    - Tu es vraiment quelqu’un de particulier, Tokichiro. Merci de ta compréhension et de ton aide à mon égard. Je me contenterais des animaux de la forêt pour mes repas à l’avenir. Pour ma défense, j’avais été tellement attiré par la bonne odeur de vos victuailles, que j’en ai oublié toute forme de prudence et de bienséance. Je te laisse Tokichiro. Si un jour tu te perds à nouveau, nous nous reverrons peut-être dans de meilleures conditions… Qui sait ?

 

    Là-dessus, le Yokaï reprit une taille humaine et commençait à repartir en direction de la forêt, quand je l’interpellais une dernière fois :

 

    - Dites-moi… Au cas où nous nous reverrions… Je peux vous demander si vous avez un prénom ?

 

    La femme se retournait. Tout en continuant de sourire, elle dit simplement :

 

    - Je me nomme Kuniko. Tâche de ne pas l’oublier…

 

    Après ça, elle est partie. Je l’ai observée longuement pendant qu’elle s’éloignait dans l’obscurité de la nuit. Jusqu’à ce que je ne voie plus d’elle qu’un soupçon de lumière pénétrant dans les bois, puis plus rien. Elle avait disparue, retournée dans son chez soi. J’ai tenu ma promesse : j’ai affirmé avoir tué la bête ayant causé les dégâts subi par notre village et au temple auprès des miens. Le conseil et les autres m’ont cru sans chercher à en savoir trop, louant mon courage et le service que je venais de rendre à tout le village.

 

    Seul Tomoka semble avoir des réserves sur mes dires. Je pense qu’il sait que j’ai menti pour protéger l’auteur des faits, mais qu’il ne veut pas connaître mes raisons. C’est ce qui fait que nous nous entendons si bien, lui et moi. Chacun de nous deux ne cherche pas à s’incruster dans les habitudes de l’autre. A l’exception des petites visites au sein de mon domicile, et nos conversations autour d’une tasse de thé tant appréciées. Il dit que je fais le meilleur thé de la région. Je ne sais pas si c’est vrai ou s’il dit ça uniquement pour me faire plaisir, mais cela fait partie de ce lien qui conforte notre amitié.

 

    Quant à Yukino, je ne l’ai jamais revu. Je sais qu’elle est encore là, quelque part dans ces bois. J’ai entendu plusieurs fois des récits au village parlant d’un homme s’étant perdu dans les bois, avant de retrouver le chemin de sa maison. Cela en suivant une étrange lumière. Ils n’en disent pas plus, mais je devine à la sueur qui perle de leur front - lors de leurs explications - qu’ils ont vu Yukino. Ils doivent juste penser qu’ils ont rêvé, ou craignent qu’elle se mette en colère s’ils parlent d’elle. Qu’importe après tout. Comme elle l’a promis, notre village n’a plus subi aucune attaque après notre rencontre.

 

    Contrairement à ce que je lui avais affirmé, ma blessure à la joue n’a pas guéri. Il m’en reste donc une cicatrice m’indiquant que je n’ai pas rêvé tout ce qui m’est arrivé. Je n’ai pas rêvé Yukino et tout ce qu’elle m’a dit la concernant. Disons que c’est un petit souvenir que je conserve d’elle. Il y a en moi quelque chose qui me dit qu’elle sait que sa griffure est toujours présente sur ma peau, et qu’elle s’en veut peut-être à cause de ça. J’ai tenté de simuler de me « perdre » à deux reprises. Mais Yukino n’est pas apparue au loin avec sa lanterne pour me faire retrouver mon chemin. Je me fais sans doute des idées. Ou alors, elle a deviné à chaque fois que mon égarement n’était pas réel.


    Je ne connais pas très bien les lois régissant le monde des Yokaïs. Sans doute que mes tentatives de la revoir ne peuvent pas se faire, car cela n’est pas naturel comme la première fois. Ça me peine un peu, mais je comprends qu’on ne peut pas modifier le destin. En tout cas, même si j’avoue que notre rencontre a provoqué en moi la plus grande frayeur de ma vie, le reste est gravé dans ma mémoire comme une des plus belles choses qui me soit arrivé. Je n’oublierais jamais Yukino. Les Yokaïs ne sont pas toujours ce qu’on croit. Certains - à qui on prête des mauvaises intentions - sont bien autre chose que des êtres néfastes, ne pensant qu’à faire le mal et faire plonger dans la terreur celles et ceux ayant eu le malheur de les trouver sur leur chemin. Quel que soit la situation.

 

    Certains de ces êtres - même s’ils ont une façon particulière de s’amuser, en effrayant les simples humains dont je fais partie - ne pensent pas à mal. Ils sont comme nous : ils aiment rire et profiter de leur vie. Parfois à nos dépens. Mais rarement avec le désir de faire souffrir. Même s’il est avéré que certains peuvent montrer des penchants naturels à torturer, voire tuer, cela reste une minorité. C’est la leçon que j’ai appris de ma rencontre avec Yukino. Un Chômen’Yôjo bien différent de ce que les mythes en disent, et faisant de ce Yokaï un être incompris quant à ses actions… 


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