L’amitié est un alliage sentimental des plus étranges. Il suffit
d’une rencontre dans une cour d’école, dans une soirée, une convention pour que
l’on se découvre des atomes crochus avec quelqu’un qui était un ou une illustre
inconnue quelques instants plus tôt. Une rencontre qui s’est formée au détour
d’une pensée qu’on a exprimée un peu plus haut qu’on l’aurait voulu — en proie
à un agacement ou, au contraire, à une profonde admiration pour un sujet
quelconque — pour que la personne nous côtoyant découvre que nous avions les
mêmes goûts qu’elle. Ou du moins des aspirations très proches. On discute, on
élabore des théories, on vilipende sur une célébrité ou un homme politique… et
tout s’enchaîne soudainement. Sans qu’on s’en rende compte, on s’échange des
sourires, des numéros de téléphone, des adresses… On se donne rendez-vous
pour tout et n’importe quoi qui sert de prétexte à se revoir l’un et
l’autre… Et, très vite, ces liens fragiles de départ — qu’on pense oublier
une fois l’évènement nous ayant rassemblés se soit achevé — deviennent
indéfectibles. D’inconnus, on se transforme en des frères et des sœurs sans qui
on ne conçoit pas de partager nos petits tracas quotidiens. Des plus plaisants
aux plus terribles. Ainsi naît l’amitié.
Qu’est-ce qui m’a rapproché de mes éternels complices, faisant de
nous des pièces d’un puzzle reliées, malgré la distance nous séparant les uns
des autres ? Je ne suis pas sûr d’avoir une réponse concrète à donner
à cette question. Peut-être qu’il n’y en a pas. Peut-être que la constitution
de notre petit groupe s’est construit par le plus grand des hasards en fait.
Nous étions tous là au même endroit, au bon moment. Il ne faut pas chercher
plus loin. 4 âmes partageant la même passion de la fête, de la musique et des
anciennes civilisations. Je pense que le secret de notre amitié réside aussi
dans le fait qu’on s’est jurés de ne jamais s’amouracher les uns des autres de
manière trop sentimentale. Nous étions deux filles et deux
garçons : on aurait pu croire que l’alchimie qui nous unissait alors
allait faire de nous des clones de Chandler, Rachel, Joey, Ross, Phoebe et
Monica. Les héros de notre série favorite à tous : Friends. Un
show basé sur une troupe d’amis tous aussi déjantés les uns que les autres, mais
incapables d’en vouloir véritablement à l’un de leurs membres, s’il arrivait
qu’il commette une erreur. Aussi importante soit-elle.
On était comme eux. Nous étions notre propre version de Friends.
Une troupe un peu plus réduite, mais s’adorant de la même manière. Mais comme
évoqué plus tôt, nous nous sommes promis de ne pas former de couples, pour que
ça ne serve pas de prétexte à déchirer notre belle unité.
Attention : je n’ai pas dit qu’il n’y a jamais eu d’histoires de sexe
entre nous, bien au contraire. Cependant, ça s’arrêtait à cette
limite : une osmose entre nos corps, sans aucuns sentiments
véritables. Des SexFriends : voilà ce que nous étions. Ça peut
sembler bizarre pour certains, mais c’était notre mode de vie et la recette de
la longévité de notre amitié. Comme — en plus —, nous vivions loin les uns des
autres, nous retrouvant à l’occasion d’évènements particuliers dans la ville de
l’un de nous, on peut dire que nous avions toutes les cartes en main pour faire
durer ces liens entre nous. Gary pouvait réserver une chambre à l’hôtel le plus
proche avec Nubia, pendant que moi-même je passais du bon temps avec Kora le
temps d’une nuit. Et le soir suivant, on s’échangeait nos partenaires sans que
ça suscite la moindre jalousie ou animosité de l’un ou de l’autre. J’ai oublié
de dire qu’il m’est aussi arrivé de finir parfois des nuits avec Gary, pendant
que les filles partaient ensemble dans leur coin. Je vous l’ai
dit : l’unité parfaite, à tous les niveaux possibles et
imaginables.
Cette bisexualité, elle n’existait pas au départ. Sauf pour Kora
et Nubia qui avaient déjà eu des expériences avant que se forme notre guilde de
bons vivants. Pour Gary et moi, ça s’est fait naturellement, sans qu’on se pose
de questions sur l’envie de se connaître mieux. On n’était même pas saouls
ce soir-là. Cela faisait trois semaines que notre groupe à part s’était
mis en place, et on venait d’assister à une conférence sur l’hédonisme dans
l'Antiquité. Une doctrine qui a été révélatrice de notre volonté de ne jamais
se prendre la tête pour des histoires de cul, ou d’opposition religieuse et
politique. Nous étions en phase avec Aristippe de Cyrène concernant ce qui nous
unifiait. Nous recherchions le plaisir, sans en ressentir les souffrances y
étant liées. Alors, ce soir-là, pour Gary et moi, goûter à cette nouvelle étape
de fusion de notre groupe, c’était une évolution logique de ce à quoi nous
aspirions pour conserver intacte notre amitié.
D’ailleurs, à chaque fois que nous nous retrouvions tous les
quatre, on multipliait les débauches sexuelles à travers les boites
d’échangismes dans lesquelles nous nous rendions. Dès le lendemain, nous
comparions nos expériences mutuelles avec nos partenaires d’une nuit. Qu’elles
aient été parfaites ou plus médiocres. On s’en amusait, n’omettant aucun détail
croustillant. Ce qui impliquait les descriptions les plus salaces qui soit, où
les attributs masculins et féminins se retrouvaient au centre des conversations.
Et dire que tout avait commencé par une simple soirée cosplay. Chacun de nous
avions choisi non pas de nous revêtir de costumes de héros de mangas ou de
films, mais des personnages de l'Antiquité. Le thème de la soirée était “les grands héros de votre enfance”. Je
crois que nous avions tous le même esprit tordu sur la signification de
l’accroche. J’étais en Ulysse ; Gary en César ; Nubia en
reine de Saba ; et Kora en Pythie. Autant vous dire qu’on jurait
clairement au milieu des Seiya, Harry Potter et Superman qui remplissaient
l’espace de la salle dans laquelle se déroulait la soirée.
C’est cette singularité — et l’amusement d’avoir chacun cette
impression d’avoir tout foiré en termes de déguisement —, qui a fait que les
échanges entre nous ont débutés aussi naturellement que ne le feraient des
gosses à une soirée d’anniversaire. Entre rires et comparatifs sur la tenue de
chacun, nous nous sommes vite aperçus que nous avions des points de vue
sur l’art de vivre très proches. Tout comme la nature de nos vrais héros,
très différents de la masse populaire présente dans ce type de festivités. Oui,
on s’est connus comme ça : parce qu’on avait la même conception
erronée du thème d’une soirée. Chacun était venu pour des raisons différentes.
Kora parce qu’elle devait se rabibocher avec sa sœur — qui n’est
finalement jamais venue ; Gary à la demande d’une amie, qui l’a snobé
toute la soirée en découvrant le costume qu’il portait ; Nubia parce
qu’elle accompagnait son frère, le DJ de la soirée ; et moi pour
faire plaisir à mon pote de chambrée, qui voulait que je m’amuse autrement
qu’en lisant mes livres d’histoire au campus. Quatre destins qui n’auraient
jamais dû se croiser en temps normal, mais dont les passions ont fait devenir
les meilleurs amis du monde. Et plus encore.
Comme je vous l’ai déjà dit, on n’envisageait pas de faire
des sorties spéciales séparément. Tout évènement annuel — avec son lot de fête
et d’animations de toutes sortes —, se devait d’être pratiqué à 4. Aucun de
nous n’a jamais réussi à avoir une relation stable de son côté. Je pense que
nos boyfriends et girlfriends partageant nos vies — de manière très souvent
éphèmère —, appréciaient sans doute peu d’apprendre notre conception de l’amour
libre, sans attaches aucune. Le noeud même de ce qui faisait notre unité de
groupe unique. Les séparations avec nos partenaires respectifs étaient donc
régulières, et servaient de fil de conversations entre nous à chaque rupture.
Et autant vous dire qu’on ne mâchait pas nos mots sur nos ex entre nous. On se
faisait fort d’oublier ces petits inconvénients de nos vies sentimentales, en
choisissant qui allait faire quoi et avec qui dans le plus proche hôtel. Il
nous est même arrivé quelques fois de filmer nos ébats, dans le but de se les
projeter ensuite lors de soirées très privées. Très souvent chez le frère de
Nubia. Celui-ci étant fréquemment parti un peu partout — pour participer à des
raves ou de grosses soirées en tant que DJ officiel —, son appartement se
retrouvait vide la plupart du temps. Et comme il ne pouvait rien refuser à sa
petite sœur adorée, elle avait toujours l’assurance d’avoir la clé de son
domaine durant ses absences. Toujours le week-end. Ce qui arrangeait chacun de
nous.
Pour autant, on s’était imposés comme règle principale de ne
jamais se livrer à nos petites embardées sexuelles dans cet appartement. Par
respect pour Nubia, qui avait la confiance de son frère. Les lieux servaient
uniquement pour discuter, boire, fumer et mater films et séries. Que les
programmes soient à la télévision, ou bien faisant partie de nos petites
collections à part, tel que je l’ai évoqué. Bref, nous étions bien plus que des
amis : nous étions une famille. Quatre tarés constituant la plus
délurée et plus atypique des familles de cœur, aux mœurs tout aussi
particulières, pouvant faire rougir n’importe quel puriste digne de ce nom.
C’est lors d’une de ces soirées — après 20 ans passés à vivre de cette façon ,
qu’on a décidé de marquer l’évènement. Vingt ans de folies sexuelles et
d’amitié, ce n’était pas rien : il fallait absolument que l’on honore
cette longévité. On était à un mois d’Halloween. La fête par excellence pour
nous tous qui étions aussi des fans de l’horreur. Quand on sait tous les meurtres
et autres horreurs qui se sont déroulés durant l'époque antique — notre période
de l’histoire favorite —, c’était assez logique, en y repensant, de posséder
tous cette passion commune.
Tous les quatre, nous sommes tombés sur une publicité sponsorisée
sur nos fils Facebook respectifs. Une croisière. Une croisière se déroulant sur
les cinq jours précédant le jour-J d’Halloween. Soit six jours au total. Plus
deux jours de traversée pour partir du port de Bari — dans notre Italie natale
—, jusqu’au Pirée. Là où nous changions de bateau pour le voyage final,
consistant à faire le tour des Cyclades. 5 îles représentant autant
d’escales. Le trajet passait par Milos, Santorin — sur laquelle nous passerions
deux jours —, Naxos, Andros et enfin Kéa. Là où se déroulerait une fête
somptueuse pour fêter Halloween. C’était une manière d’allier notre passion de
l'Antiquité à la fête. On était un peu déçus que Mykonos ne fasse pas
partie des escales — pour les raisons que vous imaginez, étant donné nos goûts
pour la luxure et la réputation de cette île en la matière —, mais cela restait
une magnifique manière de fêter nos 20 ans d’amitié. Pour vous montrer à quel
point nos liens étaient forts, on a tous eu la même idée quand vint dans la
conversation le sujet de cet «
anniversaire » qui nous tenait tous à cœur. C’était
décidé : cette croisière nous permettrait de commémorer à la fois
Halloween et la longévité de notre groupe — tout en visitant les Cyclades, ce
qui était parfait pour des passionnés des anciennes civilisations tel que
nous.
Les semaines qui suivirent, nous restions en contact permanent
pour se tenir au courant de nos préparatifs respectifs. Dire que nous étions
impatients de nous trouver sur le bateau serait un euphémisme, tellement
l’excitation qui nous envahissait était à son comble. Pas un jour sans qu’on en
discute en visio. Quand le jour-J arriva, la pression accumulée durant tout ce
temps s’est déversée en embrassades et danses improvisées sur le port de Bari.
Le lieu du point de départ de la future grande traversée. Ces deux premiers
jours se montrèrent assez calme. Il faut dire aussi qu’ils ne représentaient
pas le cœur de la croisière, qui ne débuterait qu’au Pirée, dès le
changement pour le vrai navire devant assurer les festivités. Sur le trailer de
la publicité, il était précisé que chaque jour serait ponctué d’animations
tournant autour de l’horreur. Toutes assurées par divers artistes. Comédiens,
jongleurs, maquilleurs, conteurs… Le top du divertissement en matière
d’horreur. On s’est montrés assez sages durant ces deux premiers jours, ne
cherchant pas à ajouter de nouveaux partenaires à notre tableau de chasse. Si
vous voyez ce que je veux dire. Parmi les passagers, tous ne se rendaient pas
au Pirée avec le même objectif que le nôtre. Ce premier bateau servait à différents
tours operators, qui se partageaient l’exclusivité pour emmener leurs clients
en Grèce.
À dire vrai, on aurait adoré profiter du séjour pour visiter
quelques coins typiques de Grèce dans le même temps. Toutefois, on se disait
que ça restait une éventualité que l’on pourrait s’accorder, une fois la
croisière prévue effectuée. Après tout, on avait tous trimés comme des dingues
dans nos boulots respectifs, dans le seul objectif d’obtenir des congés
suffisants pour couvrir deux semaines. Ce qui permettrait un petit « extra » en Grèce, après notre
croisière Spécial Halloween. On a quand même pu savourer les menus de luxe
inclus dans le prix, et admirés le magnifique paysage de la mer pendant ces
deux premiers jours. Nous avons même eu la chance d’apercevoir des poissons se
déplaçant en banc, à la lisière de la surface. Un spectacle impérissable
qui resterait gravé dans nos mémoires. Une fois arrivé finalement au Pirée,
nous nous sommes dirigés à l’embarcadère sur lequel se trouvait notre nouveau
véhicule maritime. Celui destiné à nous faire vivre le véritable but de notre
voyage. Je ne cache pas que l’allure dudit bâtiment nous a fortement surpris.
Contrairement au navire qui nous avait emmenés jusqu’ici, ce
second bateau montrait des dimensions nettement plus réduites. Nous qui
pensions être en nombre équivalent aux passagers ayant représenté nos premiers
camarades de traversée, la surprise fut grande. Dans les faits — en dehors de
nous —, seuls 45 passagers se retrouvaient à attendre que les barrières fermant
l’accès au bateau s’ouvrent. En comparaison des 350 de l’autre navire, cela
représentait une différence énorme. Cependant, on se persuadait que la
convivialité serait sans doute plus en adéquation avec la fête. Il y aurait
moins de risques de lourdauds coupables de gâcher les festivités, comme nous en
avions été témoins lors des deux jours précédents. Sans parler des gosses
courants partout et manquant régulièrement de nous faire tomber, poursuivis par
leurs parents en sueur, et harangués par des matelots demandant à ne pas
prendre le pont pour un lunapark. On serait uniquement entre adultes. Ce qui
n'était peut-être pas plus mal, vu que les images présentes dans le trailer
promo de la traversée annonçait du assez lourd, d’un point de vue effets
sanguinolents. Mais bon, ça restait un trailer : on se doutait
bien que la réalité ne serait pas aussi réaliste que ces images aguichantes
nous ayant décidé à embarquer.
Le bateau montrait une allure assez sinistre à l’extérieur.
Cependant, l'effet était sans doute voulu, au vu des festivités prévues pour
nous mettre dans l’ambiance horrifique attendue. Malgré tout, les taches brunes
séchées sur les bastingages — tout en apportant un ton des plus significatifs —
nous mirent mal à l’aise tous les quatre. On se demandait si ce n’était pas un
peu exagéré d’afficher d’emblée ce type de «
décorations ». Certes, le thème de la croisière était axée sur l’horreur,
mais quand même. D’autant qu’on apercevait aussi — rejetés par les turbines du
bateau vers l’arrière — des trainées rouges parsemées de ce qui ressemblait à
des morceaux de chair. Le moins qu’on puisse dire, c’était que la société
organisatrice n’y allait pas à moitié niveau ambiance. Et ce, avant même qu’on
embarque. Je passerais sur divers autres aspects guère rassurants.
À l’image de ce qui paraissait être des traces de coups assez profonds sur
la tôle extérieure se trouvant juste en dessous du poste de Capitainerie. C’était
comme si on avait balancé des masses importantes de là-haut, ayant cognées les
cloisons avant d’atterrir plus bas sur le pont.
Une impression qui se confirma sur ce dernier, porteur de marques
significatives. Comme des morceaux de bois semblant avoir été frappés par un
objet pointu, ou des trainées de mains ensanglantées sur les portes d’accès
menant aux cabines. Shoggotha — le nom de la firme organisatrice —, avait
mis le paquet pour foutre la trouille aux passagers. Nous avions beau être
habitués à tout ce qui a trait à l’horreur, d’autres éléments troublants se
montrèrent assez dérangeants. Notamment, des effluves sortant de quelques
bouches d’aération à l’intérieur, aux senteurs assez nauséabondes. Ou encore
des morceaux de chairs criantes de vérités, trouvées au sein des fibres de la
brosse servant au nettoyage des toilettes. Un sentiment de mal à l’aise partagé
par d’autres passagers, avec qui nous avions fait connaissance à l’issue de
notre premier repas du midi, au sein de la salle à manger du navire. Eux aussi
avaient remarqué des détails un peu trop poussés dans le réalisme, découverts à
l’intérieur de leur cabine. Tel qu’un morceau de ce qui ressemblait à un os
plastifié — en tout cas à première vue —, coincé dans la grille d’un
radiateur. Ou encore des touffes de cheveux présents dans l’armoire à linge,
étonnament humides.
Le soin pris par le personnel de l’Eldritch VII pour semer l’angoisse
parmi les passagers était déstabilisante. On ne s’attendait pas — et
visiblement les autres voyageurs pensaient comme nous — à une démonstration
aussi poussée dans l’horreur manifeste. C’était tellement bien fait qu’on
s’est plus d’une fois posé la question : était-ce du factice ou de
vrais morceaux de chair, d’os et de sang ? Nubia a même retrouvé un passeport
dans un tiroir. Ses pages étaient parsemées de sang. Gary, de son côté, a
découvert une dent sous son lit. Vraiment, le voyage promettait d’avoir son lot
d’éléments propres à terroriser n’importe quel esprit fragile. Et les
expressions faciales du personnel n’étaient pas en reste. C’est
simple : si je n’avais pas vérifié par moi-même qu’ils étaient des
êtres vivants — en tâtant leur pouls à l’occasion d’une feinte de chute dans un
couloir —, on aurait pu jurer qu’il s’agissait de véritables zombies
dénués de toute émotion. Et nous n’étions que le premier jour.
Quant au contenu du premier repas, je préfère ne pas m’avancer,
mais la viande ne ressemblait à rien de ce que je connaissais. En observant
attentivement les têtes affichées par mes compagnons — ainsi que d’autres
passagers —, je n’étais pas le seul à m’interroger sur la nature des morceaux
dans nos assiettes. C’était annoncé être du mouton. Mais, franchement, ce
mouton-là avait dû souffrir du voyage pour arriver jusqu’aux cuisines du
bateau, vu son goût… particulier. Certains des matelots étaient grimés de
manière parfois maladroite. Ce n’était cependant pas le cas de tous. Pour
d’autres, le maquillage semblait nettement plus « naturel », si je peux le désigner ainsi. L’un d’eux montrait ce
qui apparaissait être des branchies sur les côtés de son cou. Elles bougeaient
comme si le marin respirait véritablement grâce à elles. La décoration de la
salle — et d’autres endroits du navire destinés à nous divertir —, je préfère
ne pas préciser tout ce que j’ai ressenti en m'y rendant. La liste des détails
troublants serait trop longue. Le reste de la traversée allait nous
procurer d’autres sources de stress, et pas des moindres.
La première nuit, Nubia est venue cogner à la porte de ma cabine.
Elle était terrorisée. Quand je lui ai demandé ce qui se passait, elle a tout
juste réussi à me préciser qu’elle avait entendu des souffles rauques venant de
son armoire. Chaque fois qu’elle allumait, les sons disparaissaient, mais
revenaient quand elle éteignait. Elle n’arrivait pas à trouver le sommeil à
cause de ça, et me demandait si elle pouvait dormir avec moi. Sans autre
intention. Je connaissais trop bien Nubia pour savoir qu’elle n’aurait jamais
inventé une telle histoire, juste pour passer une nuit de sexe en ma compagnie.
Qui plus est, son regard était équivoque : elle était dans un état de
terreur non feint. Toute la nuit, elle a grelottée. Même en étant blottie dans
mes bras. Elle me disait qu’elle voulait sentir quelque chose de rassurant sur
sa peau. Je ne l’avais jamais vue dans un tel état. Si elle a fini par
s’endormir, je m’en suis montré incapable.
Le lendemain, alors que nous fûmes réveillés à 7 heures par une
fausse mélodie — qui ressemblait plus à des cris stridents de quelqu’un qu’on
égorgeait qu’à une musique “creepy”
—, Gary me fit part qu’il avait — lui aussi —, joué les « doudous » anti-stress avec Kora.
Cette dernière avait également entendue des sons similaires. Mais venant
des tuyaux de la salle de bains pour sa part. Pour éviter d’autres crises de
panique, il fut décidé que les filles resteraient avec nous tout le temps de la
croisière, afin de leur éviter d’autres désagréments nocturnes du même ordre. La matinée fut ponctuée par notre première escale, à Milos. Nous y
restâmes de 10 heures du matin à 16 heures de l’après-midi. Heure à laquelle le
bateau repartait pour la suite du voyage. Une étape qui nous a permis de nous
remettre des émotions de la veille. Un séjour passionnant. Cela faisait bizarre
de se dire que c’était de cette île que venait la fameuse Venus exposée au
Louvre, en France. Nous nous y étions rendus une fois, à l’occasion de nos
congés d’été, il y avait un peu plus de 10 ans de ça. Nous avons pu voir de
loin le site de fouilles de Phylakopi, la baie et les vergers de l’île, ainsi
que la mine désaffectée de souffre, sur la côte est. Nous étions détendus, et
avons retrouvé le sourire. Nubia et Kora semblaient avoir oubliées la nuit détestable
leur ayant fait fuir leur cabine. Quand nous sommes revenus au bateau,
nous en étions à nous demander ce qui nous arriverait dans les heures à venir.
Si on nous on avait dit que nous arriverions à paniquer à la simple idée de
revenir sur un bateau, jamais on n’aurait pris cela au sérieux. Et pourtant,
l’angoisse qui nous avait quitté le reste de la journée revint immédiatement
après avoir reposé le pied sur le pont.
À l’heure du repas, nous eûmes droit à d’autres plats étranges,
mais nous faisions mine d’apprécier, histoire de ne pas vexer le chef cuisinier
présent dans la salle. Il questionnait chaque attablée pour demander si tout
leur convenait. Lui aussi était bizarre. Sa démarche… On aurait dit celle
d’un crabe. Je sais : c’est idiot. Pourtant, je vous assure que c’est
l’impression qu’on a tous eu, moi et mes camarades. Le chef n’avançait qu’en
marchant sur le côté, faisant des pas croisés. Jamais on ne l’a vu avancer
droit devant lui. Ni même reculer quand quelqu’un l’appelait, dans le but de
demander des précisions sur la constitution d’un nouveau plat venant d’être
servi. Il effectuait des déplacements propres à n’utiliser que sa marche de
côté pour se rendre vers le passager l’ayant appelé. C’était vraiment malaisant
cette manière de bouger. Le plus curieux, ce fut quand Gary me fit remarquer un
détail encore plus troublant. Il y avait moins de passagers dans la salle. La
veille — mis à part 4 personnes qui n’avaient pas assisté au repas, prétextant
d’une grande fatigue à des membres du personnel du bateau — tous les passagers
étaient présents.
Tandis que là, près de 12 personnes manquaient. Et cette fois,
nous n’avions pas entendu parler de personnes ayant préféré rester dans leurs
cabines. Il y avait 12 absents. La musique entraînante de l’orchestre qui
jouait des thèmes de films horrifiques célèbres devint soudainement moins
attrayante. Parmi les personnes n’étant plus là, figurait un couple avec
qui nous avions discutés la veille. Ils nous avaient d’ailleurs fait part d’un
autre élément bizarre. Ayant eu l’occasion de discuter avec nombre de passagers,
ils avaient remarqué que tous ici avions eu connaissance de la croisière par
une publicité s’étant affichée sur notre fil Facebook. 49 personnes. Il aurait
dû y en avoir 50, mais personne ne savait ce qu’il était advenu du passager
manquant au départ. Plus étonnant encore : le couple avait fait part de leur
voyage à plusieurs amis. Ceci en les appelant par téléphone. Aucun d’eux
n’avait vu cette publicité nous ayant tous rassemblés ici — au sein de ce
bateau —, pour profiter de cette croisière spéciale Halloween. Aucunes de leurs
connaissances n’avaient entendues parler de la société organisatrice,
Shoggotha, et du bateau servant à la croisière : l’Eldritch VII.
D’ailleurs, pourquoi VII ? Les précédents navires de la firme
avaient-ils tous sombrés, pour une raison ou pour une autre ? Ou bien
était-ce juste une lubie de la société ?
Toujours est-il que ce soir-là, après avoir fait part au chef de
notre satisfaction de ses plats — bien que nous pensions tous le contraire —,
nous sommes revenus à nos cabines. La nuit fut de nouveau agitée. Il
devait être environ 3 heures du matin quand nous avons entendu des cris venant
d’une des autres cabines. C’était assez sourd. Cela devait venir du pont
inférieur. Nubia ne voulait pas sortir. Son expérience de la veille l’ayant
profondément choquée, elle préférait éviter de repasser devant sa cabine, qui
lui rappelait trop de frayeur. Je suis donc sorti seul à la pêche aux
renseignements. Ce fut assez court à vrai dire, car je fus arrêté dans mon élan
par le capitaine. Qu’est-ce qu’il faisait dans le couloir à cette
heure-là ? Il m’a précisé de repartir me coucher. Que lui et son
personnel avaient les choses en main. Quand j’ai demandé de quoi il retournait,
il s’est contenté de dire que des passagers avaient été en proie à des
cauchemars. Rien de grave. Voyant que, de toute façon, le capitaine ne me
laisserait pas aller plus loin, j’ai obéi. à contrecœur. Je me suis recouché
non sans mal. Nubia dormait déjà. Je remarquais un tube d’anxiolytique sur la
petite table près du hublot, avec un verre d’eau vide. Je ne pouvais pas en
vouloir à mon amie. Avec ce qu’on avait traversé jusqu’à maintenant, difficile
de tenir le coup sans recourir à des aides chimiques. J’ai d’ailleurs moi-même
pris un cachet. Sans ça, je pense que j’allais droit vers une deuxième nuit
blanche. Ce qui n’aurait pas été du meilleur effet pour la suite de la
croisière.
Le lendemain matin, nous étions arrivés à Santorin. L’île que
beaucoup supposaient avoir inspiré Platon pour son récit traitant de la
mythique Atlantide. Bien cette supposition se soit avérée ne reposer sur
rien de concret, et même contradictoire à certains détails exposés par l’un des
pères de la philosophie. Nous devions rester deux jours sur place. Ce
qui permettait au personnel de faire des vérifications d’usage, ainsi que
du ravitaillement pour le reste du voyage. Le nombre de passagers avait encore
baissé. Après avoir effectué un comptage discret, je constatais que nous
n’étions plus que 32. Cinq de moins que la veille. Je n’en ai rien dit à mes
compagnons, pour éviter une panique de leur part. Malgré cette précaution, les
journées suivantes ont eu vite fait de leur faire rendre compte de cette
réalité : des passagers disparaissaient. Sans que ça inquiète le
moins du monde le capitaine et les matelots sous ses ordres…
Santorin étant bien plus peuplée que Milos — et pourvu de
plusieurs lieux où dormir —, on s’est entendus pour ne revenir au bateau
qu’à l’issue de la fin du deuxième jour d’escale. Cela permettait à chacun de
se sentir plus serein, et nous donnait l’occasion de visiter tranquillement les
hauts lieux archéologiques de l’île, bien connue des passionnés de vieilles
pierres. Comme nous. Deux jours où — pour la première fois — on a vraiment
profité de notre séjour. Sans angoisse, sans interrogation sur le contenu des
repas et bien d’autres étrangetés. Et surtout, sans penser à autre chose
que le plaisir de s’amuser et explorer les alentours. Quand il fallut revenir
au bateau, à l'issue de ces deux jours presque paradisiaques — comparé aux
jours précédents — j’ai vu la mine anxieuse de mes amis dans la salle à manger,
à l’heure du repas. Le nombre de passagers avait encore baissé. Je ne pouvais
plus cacher ce fait. 7 autres personnes avaient disparues. J’interrogeais
méthodiquement un des matelots — l’un de ceux ressemblant le moins à un hybride
entre le poisson et l’humain par son maquillage bien trop réaliste —, mais ça
ne m’apporta pas grand-chose. Celui-ci se contentant de dire qu’il ne voyait
pas de quoi je parlais, et que tous les passagers étaient présents. Il y avait
juste quelques-uns qui ne se sentaient pas bien et étaient restés dans leurs
cabines. Tout simplement.
Un mensonge. Un mensonge éhonté même. Nous savions tous que parmi
les passagers manquants figurait le fameux couple dont je vous ai parlé tantôt.
Gary s’était rendu à leur cabine. Personne n’avait répondu. Il n’avait perçu
aucun son de l’intérieur, après avoir plaqué son oreille contre la porte.
Toutes celles du bateau se révélaient assez fines, et nous avions eu l’occasion
de constater à quel point il était aisé d’entendre des galipettes et autres
joyeusetés de la part de passagers. Ce qui nous avait fait sourire, car nous
demandant si nous-mêmes serions entendus de la même façon. Bien que jusqu’à
présent, la seule fois où nous avons cédé à nos envies de sexe, ce fut lors de
notre escale à Santorin. Nubia et Kora ont goûté à la « marchandise » locale masculine, pendant que Gary et moi
avions fait de même pour découvrir si les beautés grecques du coin étaient
aussi douées au lit que leurs yeux mutins le faisait supposer. En revanche, ce
bateau coupait court à toute forme de libido exacerbée, tellement la peur nous
dissuadait de nous adonner à ce type de loisirs.
Les escales à Naxos et Andros furent autant de disparitions
supplémentaires, agrémentées de nouveaux mystères survenant surtout la nuit.
Des pas dans le couloir s’ajoutant à des chuchotements ; des odeurs
de brûlé sortant des grilles de ventilation ; ou encore des bruits
sourds semblant provenir de la coque du bateau. Et quand nous demandions ce qui
en était à un marin, la réponse était quasiment toujours la même : “je ne vois pas de quoi vous parlez. La nuit
a été calme. Vous avez dû rêver”. C’était comme une récitation que le
personnel du bateau paraissait avoir appris par cœur. Ce qui augmentait encore
plus notre peur de nous trouver dans ce navire, avec la crainte que nous soyons
les prochains à disparaître. Et impossible d’appeler qui que ce soit : nos
portables ne recevaient aucun réseau à bord. Quand nous avions une escale
— ne parlant pas la langue et les dialectes locaux —, nous nous révélions
incapables de nous faire comprendre, pour espérer nous faire rapatrier par une
autre compagnie. Les portables ne fonctionnaient pas mieux sur les îles. Tout
au plus parvenions-nous à obtenir un appel tellement brouillé qu’aucune
conversation n’aboutissait.
Avant que nous n’arrivions à Kéa, le nombre de passagers —
nous compris — était tombé à 14. On ne posait même plus de questions à qui que
ce soit. Même les autres voyageurs semblaient douter de tout et n’importe qui.
Peut-être même qu’ils pensaient que nous étions dans la manigance, car restant
parmi ceux restants encore à bord. À dire la vérité, on se posait la même
question les concernant. Ce qui n’arrangeait en rien notre peur croissant de
plus en plus, au fur et à mesure qu’on s’approchait de Kéa. C’était l’ultime
étape de la croisière. Après tout ce que nous avions constatés durant le voyage
jusqu’ici , qu’est-ce qui pouvait bien nous attendre là-bas, en guise
d’apothéose ? Nous avions espéré vivre un voyage mémorable pour fêter
Halloween : nos souhaits ont été exaucés au-delà de tout ce qu’on
pouvait imaginer. On ressentait de plus en plus l’impression de se trouver dans
la peau d’un troupeau de bétail dans un abattoir, attendant le moment où
notre tour arriverait. Ce qui se montra à Kéa, jamais je n’aurais pu le
concevoir, tellement cela appartenait à l’invraisemblable et remettant en
question tout ce que je savais de toute forme de cosmogonie. Quelle qu’elle
soit dans le monde, à travers toutes les strates de l’histoire…
Nous étions donc le dernier jour. Les animations promises
dans le trailer vantant les mérites de la croisière n’étaient pas celles que
nous attendions. Il y a bien eu des soirées rythmés par des numéros de
funambules, des jongleurs utilisant des sortes de citrouilles en bois
enflammées… Ou bien encore des concours de cosplay et de maquillages
depuis le départ. Mais sur des périodes assez courtes, et pas vraiment
entraînantes. Les véritables « animations
» étaient autres, consistant à se servir des passagers comme matière
première pour on ne savait quelle raison. Dans les faits, ces derniers
n’avaient pas réellement disparus. Le personnel s’était simplement employé à
les mettre de côté, pour l’apothéose qui s’annonçait. Les festivités
finales étaient prévues le soir. Le capitaine nous avait servi un long speech
dans l’après-midi, remerciant tous les passagers de leur coopération pour que
cette dernière journée se termine en beauté. C’était assez ironique de
dire ça, car — à ce moment-là —, on n’était plus que 12 bédouins, tremblant
tous autant les uns que les autres en tentant de le cacher le plus possible.
Chacun de nous pensant sans doute en secret au moyen d’échapper à ce qui nous
attendait, maintenant que tout le monde s’était rendu compte des disparitions
régulières ayant marquées le voyage.
Le capitaine nous ayant prié d’attendre dans nos cabines — en
attendant qu’on vienne nous chercher pour le grand final —, on n’a eu d’autre
choix que de suivre ses recommandations. De toute façon, n’importe quelle
évasion — là où on se trouvait — était vouée à l’échec. Il était 23 heures
quand des marins sont venus cogner à nos portes de cabine, et autant vous dire
que ce fut assez musclé. On n’a pas eu le temps de réagir : les
marins nous ont empoignés l’un après l’autre, avant de nous menotter les
poignets, tout en nous demandant de nous la fermer. Pour reprendre leurs mots
exacts. Nous avons été emmenés sur le pont, puis descendus sur l’île. Il y
avait quelque chose de bizarre. Les autres îles sur lesquelles nous avions
accostés durant le voyage étaient toutes habitées. Elles montraient des
structures humaines dès qu’on s’en approchait. Nous avions vu Kéa de loin, plus
tôt dans la journée. Juste avant le speech du capitaine. L’île qui se
présentait devant nous, ce n’était pas Kéa.
Il n’y avait aucune forme d’architecture faisant penser à une
présence humaine. Mis à part une sorte de temple se trouvant sur une colline.
L’île était dépourvue de toute végétation, aussi loin qu’on pouvait
l’observer. Cette colline et son temple représentaient les seuls attraits des
lieux, qui brillaient plus par leur absence de vie qu’autre chose. Le plus effrayant, ce fut quand nous avons constaté la
présence d’une foule de personnes sur la plage — le seul élément non pierreux
de l’ile — qui nous faisait face. Comme il n’y avait pas de quoi
accoster pour le bateau, nous avons été emmenés en chaloupe. Trois voyages
furent nécessaires pour déposer les 12 passagers que nous représentions. Mes
amis et moi-même avons été conduits en dernier. Une fois sur la plage, nous
avons eu un aperçu de l’horreur qui nous attendait. Bien que nous étions encore
loin d’imaginer toute son étendue à ce moment précis.
Tous les passagers disparus étaient là. Comment avaient-ils
pu être dissimulés à l’intérieur du bateau ? Se pouvait-il qu’ils
s’étaient révélés être bien présents dans leur cabine, mais
drogués ? De manière à ne pas pouvoir émettre de cris, ou s’agiter
suffisamment pour montrer leur présence ? Ou bien — ce qui était plus
vraisemblable — placés dans les cales du bateau ? Peut-être y
avait-il une pièce attenante à la salle des machines — impossible à connaître
pour de simples passagers comme nous —, dans laquelle les marins avaient
parqués les « disparus » ? Quel
que soit le moyen employé, toujours était-il qu’ils étaient tous là, sur cette
plage. Ils avaient été disposés autour d’un immense glyphe tracé dans le
sable, attachés sur des poteaux ressemblant à des monolithes. Tous d’un noir
opaque. 38 structures de pierre — taillées à la main de toute évidence , et
portant des écritures cunéiformes en divers endroits de leur surface. On avait
bâillonnés et enchaînés les pauvres ères aux monolithes. Comme on le faisait
pour les visages pâles dans les westerns. Sauf que là, ce n’était pas du
cinéma. Ce n'étaient pas des Indiens. C’était… autre chose. Ce que je
prenais pour des apparats incroyablement réalistes ne montrait que la réalité
des choses constituant le personnel. L’un après l’autre, tous retirèrent leurs
masques de peau humaine et leurs uniformes. Un déshabillage macabre révélant
des épidermes flasques et ruisselants, parsemés d’une sorte de lichen marin de
couleur verte, phosphorescente par endroits. Leurs visages… Leurs vrais
visages… On aurait dit des clones de l’étrange créature du lac noir. Leurs
mains et leurs pieds se palmaient, à la suite d’une phase de transformation se
déroulant sous nos yeux ébahis. Je supposais que ces êtres avaient la faculté
de modeler leurs corps pour qu'on ne se doute pas de leur vraie nature.
Seuls certains d’entre eux se révélaient moins doués à dissimuler ce qu’ils
étaient sous leur forme “humaine”. Ce
qui expliquait les branchies apparentes que j’avais prises pour des systèmes
ultra-sophistiqués de maquillage.
Pendant que nous devions nous mettre à genoux — afin d’assister à
la suite des opérations —, celui qui avait été le capitaine se plaça au centre
du glyphe géant et se mit à déclamer une invocation — ou un truc du genre. Dans
le même temps, plusieurs matelots se placèrent près des passagers enlevés,
semblant attendre le signal de leur chef. Après un temps qui me parut
interminable, le capitaine se tut et se contenta de hocher la tête en
direction d’un des marins. Ce dernier égorgea immédiatement l’homme se trouvant
devant lui, à l’aide des griffes constituant l'une de ses mains palmées. Une
véritable arme organique, aussi tranchante qu’une poignée de rasoirs collés
ensemble. Juste après, tous les matelots postés près d’autres passagers
exécutèrent le même geste. Dès que l’un avait égorgé sa cible désignée, il se
déplaçait pour se diriger vers un autre et effectuer le même rituel. Ce fut un
spectacle horrible. Malgré l’obscurité, nous apercevions le sang gicler à un
rythme régulier, faisant glisser les corps sans vie le long de leur monolithe
respectif. Une ronde macabre où le fluide vital de tous ces hommes, toutes ces
femmes, se déversèrent sur les rainures du glyphe tracé devant eux dans le
sable.
En fait, il n’y avait pas que du sable. En tout cas, je le
supposais, vu que les filets de sang résultant des sacrifices coulaient en
suivant le cheminement des rigoles au sol. Celles formées par les nombreuses
aspérités du glyphe géant. Jusqu’à ce que l’ensemble de la forme picturale soit
remplie entièrement, et se pare d’un rouge vif éclairé par la
lune, scintillant à la lumière de cette dernière. Après ça, le
capitaine fit signe aux autres créatures de se diriger vers le temple. Dans le
même temps, les matelots qui nous retenaient à genoux nous forcèrent à nous
relever. Ils nous firent comprendre de prendre la suite des autres, vers le
temple. Nous passions à côté des cadavres de celles et ceux qui avaient été nos
compagnons de voyage. Je me posais la question : pourquoi ne
faisions-nous pas partie de ce groupe ? Qu’est-ce qui était si
spécial chez nous pour que l’on nous offre un traitement de faveur ? Aujourd’hui, je n’ai toujours pas la réponse. Mais
j’anticipe. Une fois arrivé au temple, on nous détacha. Nous fûmes installés
sur des sortes de sièges en pierre, garnis de cette même écriture qui
garnissait les monolithes de la plage.
Le capitaine se mit à réciter une autre invocation, toujours dans
une langue que je ne parvenais pas à définir. Ce n’était ni du latin ou du grec
ancien. Je n’étais pas un linguiste chevronné, mais j’avais tout de même
entendu des discours exprimés dans ces langues. Les prononciations ne
semblaient pas appartenir à une logique humaine, utilisant des sons qui me
semblaient impossibles à produire par une gorge de notre espèce. Cette langue ne
pouvait pas venir de notre monde, c’était une évidence. En même temps, vu la
nature des êtres ayant fait de nous de la chair à sacrifice, était-ce vraiment
une surprise ? Le pire vint au bout de quelques minutes. Le capitaine
arrêta de psalmodier sa langue étrange et incompréhensible à bien des égards,
et dirigea alors ses yeux vers l’océan. Il paraissait attendre quelque chose.
Je portais mon regard dans la même direction, désireux de comprendre la suite
des évènements.
Très vite, j’aperçus un immense bouillonnement parsemer les flots
de l’océan, qui était d’un calme rare l’instant d’avant. En quelques secondes,
le bouillonnement fit place à un véritable déferlement d’eau projeté dans les
airs, où se mêlaient écume, algues et d’autres éléments difficilement
identifiables de là où j’étais. D’autant plus que moi et mes compagnons nous
trouvions plongés dans une certaine pénombre, tout juste éclairée par des
lampes disposées par les “marins” ,
dès notre arrivée au temple. Quand le phénomène aquatique s’acheva, je crus
être en proie à un cauchemar. Une créature gigantesque sortait des eaux, créant
une véritable onde de vagues s’échouant sur la plage, et se mêlant aux
sacrifiés se trouvant sur celle-ci. L’être devait mesurer la hauteur d’un
immeuble d’au moins 40 étages. Un colosse pourvu de multiples tentacules
parsemant tout son corps, et baigné par la lumière de la lune. Je percevais des centaines de types de mollusques accrochés à ses
jambes et ses bras ; des algues paraissaient sortir de ses épaules,
des nervures de ses mains palmées et de sa gueule. Ses yeux étaient de forme
ovoïdale de taille disproportionnée, ses pupilles remplies d’un noir opaque et
comportant quelques légers reflets verts. Son torse était un amalgame de
roches, de limons et d’espèces de poissons encastrés dans sa chair. Ils
n’étaient cependant pas de simples morceaux morts, mais bougeaient en cadence
avec le reste de la créature. Il était évident que ces parties organiques se
révélaient être vivantes, formant un tout avec l’immense créature digne de la
plus abominable des visions.
L’être s’avançait sur la plage, prenant soin d’éviter de marcher
méticuleusement sur le lieu où se trouvaient les monolithes et leurs victimes
attachées. Il visait le temple : c’était certain. Il ne lui fallut
que quelques secondes pour l’atteindre. Nubia et Kora hurlaient de toute leur
âme. Gary, lui, s’était évanoui. L’émotion, mixée à la terreur, avaient eu
raison de sa résistance. Les autres restaient stoïques, ne sachant pas comment
réagir. Le capitaine s’écarta, ainsi que la plupart des humanoïdes amphibiens.
Seuls deux d’entre eux s’appliqueaient à veiller à ce que personne ne
cherche à s’échapper. En dehors de ces deux-là, l’ensemble des créatures se mit
à chantonner une mélopée, d’où je retenais un seul mot compréhensible. Un nom
que je devinais être celui de la créature qui s’approchait : Dagon.
Ce nom résonnait en boucle dans ma tête et mes oreilles, à force de l’entendre.
Comme une ritournelle dont on ne parvient pas à se défaire. La créature était
maintenant à hauteur du temple, et stoppa son avancée. Elle semblait hésiter,
regardant dans notre direction. Comme un enfant à qui on a demandé de choisir
quel jouet il désirait.
Sauf qu’à ses yeux — comme j’allais très vite m’en apercevoir —,
nous n’étions pas des jouets, mais des friandises. Tout ce cirque, tout ce
stratagème mis en place par cette société — celle créée probablement par
d’autres créatures du même ordre que l’équipage de l’Eldritch VII —, se
révélait être destiné à cette finalité. De la nourriture pour cet être de
cauchemar. Des offrandes destinées à s’assurer la bienveillance de ce monstre
envers leur peuple. Peut-être qu’il était une sorte de dieu pour eux, ou qu’il
était celui qui les a fait naître. D’où cette forme de reconnaissance de leur
part. Un peu comme on offre un cadeau à ses ainés, lors d’un anniversaire ou
une autre occasion importante aux yeux d’un enfant. Car il semblait évident que
ces êtres amphibiens étaient de cet ordre : des enfants. Des enfants
désireux de donner un présent digne de ce nom à leur géniteur.
Dagon souleva tour à tour les différentes personnes que ses
enfants avaient forcées à se placer sur ces sièges de pierre. Des trônes que
j’apparentais à des bougies qu’on souffle sur un gâteau. Mon image
d’anniversaire prenait ainsi tout son sens. J’ai entendu les cris de mes
compagnons d’infortune, les craquements de leur os, leur chair se résumer au
déchirement d’un morceau de viande qu’on avale goulûment ensuite. L’un après
l’autre, ils étaient croqués, leurs corps déchiquetés, avalés, mâchés. J’ai
même cru apercevoir un semblant de rictus de plaisir et de contentement de la
part de cette monstruosité. Dagon en arrivait à notre groupe, qui fermait la « cérémonie ». Gary ne s’est pas rendu
compte de ce qui lui arrivait. Il était inconscient. Du coup, il n’a pas dû
souffrir véritablement, étant mort avant même que son cerveau ait pu concevoir
la moindre souffrance. Alors que ce monstre surgi des eaux venait de se saisir de cette
pauvre Kora, hurlant encore plus fort qu’auparavant — ce qui sembla amuser
cette bête qui ridiculiserait celle de l’apocalypse —, je vis que les
deux amphibiens à mes côtés faisaient comme leurs confrères, relâchant
leur surveillance envers moi et Nubia. Voyant la chance qui nous était offerte
— je rappelle que nous n’étions pas attachés —, j’ai tenté de prévenir mon
amie survivante de me suivre. Mais elle était complètement tétanisée par la vision
de sa sœur de cœur se faire croquer par Dagon, hurlant de plus belle.
Elle avait complètement perdu de vue que j’étais là, à ses côtés.
J’ai alors été forcé de prendre la plus dure des décisions
que j’ai jamais eu à faire dans ma vie. J’ai abandonné Nubia. Je savais
que je n’arriverais jamais à la faire sortir de l’état de choc dans lequel elle
se trouvait. Elle était déjà perdue, avant même que la main de Dagon la
saisisse. Les deux gardiens amphibiens censés me surveiller avaient toujours la
tête baissée, les yeux tournés vers le sol, continuant de dire en boucle le nom
de leur dieu au milieu d’autres paroles de ce langage venu d’un autre âge. Ou
d’une autre planète, qui sait ? Je me suis levé, j’ai contourné le
siège sur lequel je me trouvais l’instant d’avant, puis j’ai descendu l’un des
escaliers de pierre permettant l’accès au temple. Celui de devant était
inaccessible — à cause de présence de ce dieu des mers —, et celui de gauche
m’aurait forcé à passer à côté des autres créatures toujours employées à
chanter leur mantra interminable. Il ne me restait donc que celui de droite. Le
seul qui me ferait passer inaperçu.
Je n’ai pas hésité : j’ai couru le plus vite
possible devant moi, avant que Dagon ne s'aperçoive qu’il manquait un “sucre d’orge” à son gâteau
d’anniversaire. Je me suis enfoncé dans le dédale de rochers composant le
paysage de l’île, espérant y trouver une anfractuosité à même de m’y cacher, et
j’ai attendu. Au bout d’un instant, j’ai perçu un long râle provenant de
cette créature titanesque : elle avait dû se rendre compte qu’il lui
manquait une friandise, alertant du même coup ses enfants. Je ne sais pas trop
ce qui s’est passé ensuite, mais j’ai entendu d’autres craquements d’os et
d’arrachage de chair. Je ne percevais pas le même plaisir dans les sons
proférés par la créature, mais j’entendais très bien en revanche des cris de
terreur émanant des « enfants » de
Dagon. Il semblait certain que « papa » n’avait
pas apprécié que son cadeau ne soit pas complet, et l’avait fait savoir à ses
gosses. Leur punition a été de servir de remplacement au biscuit s’étant fait
la malle. C’est à dire moi.
Dagon semblait s’acharner sur tout ce qui se trouvait à sa portée.
J’ai entendu des multitudes d’autres corps déchiquetés. Des sons horribles qui
me hantent encore aujourd’hui. Au moins autant que la vision de mes amis se
faisant dévorer les uns après les autres. J’entendais aussi des sifflements
fouetter l’air, des bruits de pierres s’effondrant. Il y avait fort à parier
que la colère de « papa » Dagon
s’était porté sur le temple. Les sifflements entendus étant vraisemblablement
dus aux nombreux tentacules couvrant son corps de part et d’autres. Le festival
colérique s’est assagi assez rapidement, et j’ai reconnu les pas lourds du
monstre se dirigeant de nouveau vers la plage. J’ai attendu, attendu, attendu.
Jusqu’à ce que je sois sûr de ne plus percevoir le moindre son, désignant ainsi
le départ définitif de Dagon. Quant à ses enfants, je supposais qu’ils avaient
tous payés lourdement de ne pas avoir satisfait pleinement leur Dieu et père.
Les corps sur la plage… Ils étaient morts. Dagon ne devait pas s’y être intéressé
à cause de ça.
Quand je suis sorti de ma cachette pour me diriger à mon tour vers
la plage, ils étaient encore là. Seuls les corps vivants trouvaient grâce à
l’appétit de ce monstre des eaux. En repassant par le temple, j’ai vu que
celui-ci avait été entièrement détruit. Les ruines étaient parsemées d’un sang
d’un vert très clair. La preuve du massacre des êtres hybrides amphibiens. Le
bateau n’était plus là non plus. Dagon l’avait de toute évidence entraîné au
fond de l’océan. Je me retrouvais seul sur une île constituée essentiellement
de rochers, sans possibilité de survie. J’ai malgré tout réussi à rester
vivant, en mangeant des crabes et divers mollusques ayant le malheur de tomber
entre mes mains. Des repas crus, à défaut de pouvoir faire du feu.
Je me suis servi des vêtements des cadavres sur la plage comme
couvertures. Ce qui m’a permis de ne pas mourir de froid. Concernant l’eau, à
force de parcourir l’île, j’ai pu trouver un petit ruisseau sur le versant
ouest. J’ai bien pensé à me nourrir de la chair des sacrifiés de la plage, mais
je n’ai jamais pu m’y résoudre. Quand ceux-ci ont fini par pourrir au soleil,
de toute façon, cette solution n’était plus envisageable. Ce qui me
rassurait : au moins, je n’avais pas perdu mon humanité en me
rabaissant à cette extrémité. J’ai tenu un mois de cette manière, jusqu’à ce
que j'aperçoive un hors-bord trainant derrière lui un adepte du kitesurf. C’est
ce dernier qui m’a vu sur la plage, agitant les bras pour attirer son
attention, après avoir entendu le moteur du bateau. J’ai ainsi pu
retrouver la vie civilisée, mais je n’ai jamais plus été le même. Pour ne pas
passer pour un fou, j’ai expliqué aux autorités grecques un scénario plus
plausible à accepter que la vérité. J’ai indiqué que le bateau de
croisière dans lequel je me trouvais avec mes amis avait percuté un
écueil — ou quelque chose de similaire —, en pleine nuit. Le bateau a
coulé avec tout le monde à bord. J’ignorais comment, mais je me suis retrouvé
sur la plage de cette île inhabitée.
Les restes des sacrifiés, je les ai jetés à la mer, afin de rendre crédible mon scénario. Les vagues issues des marées se sont chargées de faire disparaitre le glyphe et le sang. Vous imaginez bien qui si j'avais parlé de créatures
amphibiennes pouvant prendre l’apparence d’humains — ayant mis au point le
stratagème d’une croisière, pour disposer d’un nombre conséquent de sacrifiés en l'honneur de leur père, un dieu des mers —, j’étais bon pour
l’asile pour le restant de mes jours. Alors, oui, je me suis tu. Qu’aurais-je
pu faire d’autre ? Personne ne m’aurait cru. Tout ça était
tellement… incroyable et terrifiant. J’ai perdu mes amis. Notre groupe a
fini sa vie de la pire des manières. Bien sûr, nous avions chacun envisagé
que nous ne serions pas éternels. Un jour ou l'autre, l’un de nous serait parti dans la tombe, ne nous laissant que des larmes et des souvenirs plein
la tête. Mais mourir comme tout s’est déroulé, de manière aussi
horrible… Jamais on n’aurait pu se préparer à une telle éventualité. Et
moi encore moins que les autres. Je repense à cette publicité. J'ignore comment
les enfants de Dagon choisissent leurs cibles. Comment ils parviennent à ce que
seuls ces dernières réceptionnent le trailer qui nous a tous réunis.
Cela suppose des moyens techniques colossaux, ainsi que des infiltrations dans
diverses sociétés reliées aux réseaux sociaux.
Il est probable que la publicité à l’origine de tout est visible
ailleurs, sur d’autres réseaux. Mais comment nous
sélectionnent-il ? C’est un détail qui m’échappe. Je ne comprends
pas. Quel est le critère les décidant à choisir l’un plutôt que l’autre parmi
les humains visés ? Et pourquoi moi et mes amis — ainsi que les huit
autres ayant fait partie du « dîner » de
Dagon —, étions les friandises les plus adéquates à satisfaire le palais
du père de ces créatures ? Un père bien peu reconnaissant, qui n’a pas hésité à
dévorer ses enfants. Simplement parce qu’ils ont échoués à lui garantir un
repas parfait, et surtout complet. Je me torture sans doute trop
l’esprit. Je ne connaîtrais jamais le fin mot de l'histoire dans tout ça, et
c’est sans doute mieux ainsi. Tout ce que je dois retenir de mon aventure,
c’est qu’il existe des créatures qui dépassent tout entendement humain. Elles
sont tapies dans les océans et considèrent les humains comme des
biscuits, tout juste aptes à combler leur estomac. Nous ne sommes probablement pas
les seuls à servir les desseins d’autres de ces créatures. Des êtres vivant
probablement dans les profondeurs la plupart du temps, dans leur milieu
naturel. Des profonds : je trouve que ça leur va bien comme
appellation. Des profonds aux ordres d’un Dieu et père qui serait capable de
mettre fin à l'humanité tout entière, d’un claquement de ses doigts
palmés.
Il ne le fera sans doute jamais, à moins d’y être obligé. Mais en
ce cas, il perdrait l’occasion de voir son anniversaire fêté dignement, avec
les petites douceurs qu’il affectionne tant en point d’orgue : nous,
les humains. Je songeais aussi au nom du bateau : Eldritch VII. Ce
dernier n’existe plus désormais, mais il y en a donc six autres.
Ou peut-être que les précédents ont également subi la colère de « papa » Dagon, après une autre
erreur de la part de ses enfants ? Ce qui veut dire qu’il y aura
forcément un Eldritch VIII — un jour —, qui apparaitra quelque part
sur Terre. Avec d’autres appâts, pour attirer des humains destinés à devenir
des friandises pour un Dieu aquatique. Je préfère ne pas savoir. Même si je
reçois à nouveau ce type de publicité sur mes réseaux, je n'en tiendrais pas
compte. Les profonds devront me trouver un remplaçant. Je ne leur ferai pas le
plaisir de rattraper leur faute auprès de Dagon…