25 août 2025

ISO ONNA-La Femme du Rivage (Yokaï Stories)




    Nous étions en 1972, et mes parents m’avaient envoyé en villégiature sur l’île de Kyushu auprès de mon oncle, pour m’apprendre le métier de pêcheur. J’exprimais depuis bien des années mon intérêt sur ce métier, en corrélation avec ma passion pour la mer. La faute en incombait justement à mon oncle. Une fois l’an, il venait à Horokumo — à Hokkaido, là où je vivais —, pour une semaine. L’occasion pour lui de me raconter chaque soir ses récits de marin qui me fascinaient. Avec le temps, son âge avancé ne lui permettait plus de se déplacer. C’est pourquoi mes parents ont eu l’idée de me faire procéder à l’inverse. Un « cadeau » qui avait un double but : mon oncle savait qu’il ne lui restait plus beaucoup de temps à vivre. Tout au plus un ou deux ans. Il désirait employer ce délai à me transmettre son savoir — et faire ainsi de moi l’héritier officiel de son bateau —, afin que je vive de la pêche. Comme lui l’avait été durant des années. Une période difficile pour moi. J’étais bien enthousiasmé à chaque sortie en mer avec mon oncle, m’employant à suivre ses recommandations pour mon apprentissage. Mais je savais aussi que le délai nous séparant tous les deux s’approchait à grand pas.

 

    Aussi, quand ce jour arriva, la peine emplit tout mon cœur. Néanmoins, je voulais faire honneur à la confiance qu’il m’avait accordé pour lui succéder. Fort de l’expérience acquise — grâce à lui —, je suis vite devenu l’égal de mes collègues pêcheurs, avec qui j’entretenais d’excellentes relations. J’avais cependant remarqué quelque chose de curieux. Alors que de coutume — dans d’autres ports j’entends —, les marins s’employaient à dormir dans leurs bateaux avant une grande journée de pêche en mer, aucun de ceux de Nagahara — là où je séjournais —, ne le faisait. J’en découvrais la raison : Iso Onna. Une vieille légende tournant autour d’une femme à la beauté saisissante, au visage et à la poitrine humaines, mais au reste du corps semblable à celui d’un fantôme : invisible pour tout être humain.


    Elle grimpait sur les bateaux amarrés la nuit, afin de sucer le sang de ses occupants, disait-on, par l’extrémité de ses cheveux. Quiconque avait le malheur de se plonger dans son regard connaissait irrémédiablement ce sort funeste. Je m’étonnais que des pêcheurs aguerris puissent prêter foi à de telles sottises. Malgré tout, je suivais leurs recommandations. Car voyant leur air apeuré pour moi, dès que j’évoquais le fait de dormir à bord de mon bateau, la veille d’une grande journée de pêche. Puis vint une période dite de disette. Les poissons se faisaient rare, et il fallait aller toujours plus loin pour espérer ramener quelque chose de substantiel dans nos filets.  Alors un soir, j’ai enfreint la « règle » pour partir très tôt le lendemain matin, afin de couvrir plus de distance.

 

    J’ai attendu que chaque marin rentre chez soi, et — après 22 heures —, je me suis rendu sur mon bateau afin d’y dormir. Ceci afin de ne pas perdre de temps le jour suivant. Il devait être environ deux heures du matin quand j’ai senti le bateau tanguer anormalement. Comme si l’amarre au port devait supporter un poids inhabituel tirant ainsi sa poupe. Je me suis levé pour savoir ce qui en était — parcourant le navire —, me rendant jusque dans l’habitacle où se trouvait les instruments de navigation et le gouvernail, et je l’ai vu surgir derrière moi. Iso Onna. Ce n’était pas une légende. Tout comme sa beauté indéfinissable. Son corps nu jusqu’au bas de son tronc eurent tôt fait d’éveiller un désir en moi que je ne pouvais contrôler. Elle ne parlait pas, mais n’en avait pas besoin. Son regard… Son regard bloquait tous mes membres. J’étais hypnotisé, à son entière merci, sans que je puisse m’en libérer.

 

    Je savais déjà ce qu’il m’en coûterait si je ne parvenais pas à me libérer de son emprise. Son visage changeait. La belle jeune femme d’avant fit place à une créature au faciès monstrueux, garni de dents tranchantes et luisantes à la lumière de la lune qui enveloppait le bateau. Ses cheveux étaient pareils à des milliers de serpents dansant sur sa tête, bougeant dans tous les sens. Leur extrémités montraient chacun une sorte de pointe acérée, mais pourtant pourvue d’un orifice vide. Comme si son usage se destinait à aspirer un liquide nécessaire pour ce monstre me faisant face. Du sang. Du sang humain. Voilà ce à quoi servait cette chevelure digne du pire des cauchemars. Un important filet de bave coulait de sa gueule devenue béante. On aurait dit qu’elle s’agrandissait de manière exponentielle, afin de se préparer à engloutir tout mon corps, une fois que ses cheveux m’auraient vidé de mon fluide vital. Ou peut-être n’était-ce qu’une manière pour elle de conserver l’avantage sur moi — en me tétanisant de peur —, pour que je reste en son pouvoir pendant qu’elle s’approchait, inexorablement. La terminaison de son corps n’était même pas visible. On aurait dit une estampe inachevée — par manque d’encre —, qui aurait dû être l’œuvre phare d’un dessinateur maudit, ayant lié un pacte avec un Oni ou je ne sais quelle créature infernale.

 

    Les traits s’effaçaient graduellement à partir de sa taille. Je me demandais même comment elle pouvait digérer le sang de ses victimes —et peut-être plus —, en étant formée d’une telle façon. Mais je supposais que c’était une volonté de la part de cet horrible Yokai — pour encore plus m’effrayer —, de ne pas me montrer le reste de son corps. Comme elle avait dû le faire avec chacun des autres marins m’ayant précédé, et s’étant montré aussi stupides et intrépides que moi. Car n’ayant pas cru les dires des autres pêcheurs du port. Ces anciens qui m’avaient pourtant fait promettre de ne jamais dormir sur mon bateau, sans prendre le risque de voir Iso Onna se hisser à bord. Cela en empruntant l’amarre du bateau qu’elle avait choisi. Celui où un marin aurait eu l’idiotie de dormir, bien que n’ignorant pas le danger que représentait ce Yokai comme nul autre. Iso Onna était désormais tout près de moi, et je sentais déjà des centaines de piqûres à la base de mon cou, sur mes bras, mes jambes… Tout mon corps. Je sentais la vie s’enfuir peu à peu de mon être, pendant que mon regard ne pouvait s’empêcher de fixer le regard de cette bête monstrueuse, se délectant de chaque goutte de sang qu’elle absorbait via ces aiguilles transperçant chaque partie de mon enveloppe charnelle. 


    Elle poussa le vice à me faire don de la léchée de mon visage avec sa langue. Une langue aussi cauchemardesque que le reste de l’apparence de ce monstre, dont je n'avais pas voulu croire à l’existence avant ce moment. La salive de cet organe prévu pour le goût montrait ici son usage habituel. C’était exactement ce que faisait Iso Onna : elle savourait ma peau perlée de sueur, à force de tenter de me dégager du piège animal dans lequel je me trouvais. Elle se complaisait de ma peur, de la moindre pore de terreur émanant de mon épiderme. Sa langue râpeuse et sinueuse laissait partout sur mon visage l’âpreté d’un poisson ayant fermenté depuis des semaines dans un baril fermé. Une odeur abominable agressait mes narines, se rajoutant à l’horreur de la situation. Iso Onna souriait entre chaque lampée, m’arrachant des morceaux de peau au passage dont elle enfournait la chair une fois arrivé dans sa gorge. Tel un enfant engloutissant avec gourmandise le dessert dont il raffolait, à la fin de chaque repas familial.

 

    Cette idée saugrenue me fit me rappeler de mes parents, de mon oncle, de mes amis pêcheurs : chacun des repas hautement plaisant à leurs côtés — emplis de joie et de chants —, qui représentaient tant de moments de pur bonheur de ma vie d’autrefois. Car je comprenais que ma vie parvenait au bout de son fil désormais. Je ne le voyais pas directement, mais je devinais mon teint se parer d’une pigmentation blême. Signe de la disparition imminente de toute trace de vitalité en moi, car n’ayant plus cette sève rouge et fluide dans mon corps. Celle nécessaire à tout être humain pour bouger, rire, parler, s’allonger... Tout ces petits gestes qu’on pense anodins tant qu’on peut les sentir. Mais moi, je ne sentais presque plus rien de ça au fur et à mesure qu’Iso Onna aspirait tout ce qui faisait de moi un homme.

 

    Je m’étais résigné à disparaître corps et bien. Je savais qu’après mon sang, ce Yokai dévorerait sans doute mon corps. Avec pour objectif de ne rien laisser de moi au sein de mon bateau. Quand ce que je pourrais désigner comme un miracle survint. Iso Onna cria, hurlant de douleur, desserrant l’étreinte des aiguilles qu’étaient ses cheveux sur ma chair. Je ne sentais plus son emprise envers ma personne, et je tombais au sol comme un fruit sec trop mûr, s’étant libéré de la branche d’un arbre pour n’avoir pas été cueilli à temps. C’était vraiment l’image que j’avais de moi en ce moment. Ma vue était trouble. Je n’étais même pas sûr de ce que je voyais devant moi. Toutefois, j’ai cru percevoir la silhouette d’Iso Onna revenir à sa forme première. Celle qui était apparue à mes yeux sous des traits plus ou moins humains, ne m’ayant pas laissé le temps de comprendre qui elle était avant son attaque.

 

    Je parvenais à m’agenouiller péniblement, en faisant preuve d’une résistance que je ne pensais pas pouvoir accomplir, au vu de ma faiblesse plus qu’apparente. Je me suis aidé des meubles m’entourant pour arriver à retrouver une position plus à même de comprendre ce qui en était. De comprendre la raison pourquoi Iso Onna avait décidée de renoncer à son repas. De ce que je voyais faiblement, le port s’éloignait. Il me semblait distinguer des silhouettes d’hommes portant des torches sur le quai, bien que je n’en fusse pas certain. Iso Onna poussait des cris tellement aigus et puissants — montrant ainsi un désespoir flagrant —, que j’ai bien cru que mes tympans allaient exploser. Et puis, elle s’est calmée. Elle s’est retournée un instant, affichant une haine manifeste envers la loque que je représentais — tout juste capable d’être parvenu à m’asseoir au prix d’efforts éreintants. Ce monstre se pourlécha les lèvres une dernière fois, puis dirigea ses cheveux vers sa bouche. Ceci afin de récupérer les dernières gouttes de mon sang encore présentes sur ses extrémités capillaires. Juste après avoir achevé sa dégustation, elle émit un dernier cri assourdissant à mon intention. Ça ressemblait à un avertissement, une mise en garde. Vous savez, comme dans ces films où l’ennemi du héros à la fin dit « je me vengerais. On se reverra toi et moi, et cette fois je l’emporterais… ». Sauf que je n’étais pas un héros.

 

    Iso Onna — qui avait repris ses traits de femme à la beauté envoûtante —, me fit part alors d’un spectacle que peu de japonais ont du avoir la primeur. Le reste de son corps m’apparut. Telle une apparition divine survenant à un mourant — en récompense de ses actions sur terre —, juste avant d’emprunter la voie des cieux lui étant promis. Je n’irais pas jusqu’à dire qu’elle avait soudainement décidé d’abandonner sa nature de créature née de je ne sais quel enfer maritime. Cela en revêtant l’apparence d’un de ces anges que j’avais vu dans certains livres occidentaux. Néanmoins, en m’accordant le droit de contempler le reste de son corps — aussi sculptural que ne l’était déjà la partie haute de celui-ci, ce qui m’apparaissait comme un véritable présent divin attribué à de rares élus —, j’ai eu la nette impression que ce cadeau de sa part n’était que le calme avant la tempête. Une forme d’ultime offrande servant de prémices à un futur hallali pour une prochaine rencontre, si je m’aventurais encore à dormir dans mon bateau.

 

    Après ça, Iso Onna s’est retourné, a marché lentement vers le pont extérieur, puis a plongé dans la mer environnante. Quelques temps plus tard — une fois recouvré une partie de mes forces —, je suis parvenu sans trop savoir comment à me hisser à la barre, espérant démarrer mon bateau et rebrousser chemin pour rejoindre le port. Ma vue était encore faible, incapable de discerner tout ce que je voyais devant moi. Même en ayant allumé les phares de mon véhicule marin. Je pense que j’ai du tenir cinq ou six minutes — pas plus — avant que je retombe violement sur le plancher et me cogne violemment la tête. Par la suite, je ne me souviens de quasiment rien, si ce n’est des sons de sirènes lointaines. Après ça, tout autour s’est obscurci et je suis tombé dans l’inconscience.

 

    Je me suis réveillé dans la chambre de la maison de mon défunt oncle. Celle que j’occupe depuis que je suis arrivé à Kyushu, pour mon apprentissage de pêcheur. J’étais entouré de quelques visages familiers. Je remarquais alors que j’étais serti de plusieurs perfusions aux bras. Une femme se tenait sur le côté, m’épongeant le front à intervalles réguliers. J’apprendrais par la suite qu’il s’agissait d’une infirmière que les pêcheurs avaient contactés pour venir au port de toute urgence. Avec pour seule consigne de faire revenir à lui un homme d’une vingtaine d’années, ayant perdu une grande quantité de sang et possédant plusieurs blessures au visage. Des premiers soins pour me permettre d’être transporté 24 heures plus tard à l’hôpital le plus proche. Un établissement qui serait pourvu d’un matériel plus adéquat pour me « remettre en état ». Pour reprendre les mots de Hiro. Celui à qui je devais d’être encore en vie. Moribond, mais vivant.

 

    C’est lui qui s’était aperçu de mouvements anormaux sur mon bateau en pleine nuit. Il était familier d’insomnies, et la nuit dernière ne s’était pas dérogé aux règles de ce qui était devenu un quotidien pour lui depuis des années. Il est alors sorti sur le quai, puis a braqué une lampe torche vers l’intérieur de l’habitacle de mon navire. C’est là qu’il a vu Iso Onna de dos, comprenant que je me trouvais sans doute — moi aussi —, à l’intérieur. J’avais bien remarqué à un moment, le bref retournement de tête du Yokai — qui était de l’ordre de quelques secondes. Mais j’étais sous l’emprise d’Iso Onna dans le même temps, et je n’ai pas vraiment pris conscience de la présence d’une lumière venant de l’extérieur. Voyant que le Yokai s’était retourné, Hiro a éteint immédiatement sa torche pour ne pas être repéré, avant de s’enfuir aussi discrètement que possible. Loin du quai. Il semblerait qu’Iso Onna n’a pas jugé utile de chercher à savoir l’origine de cette lumière, puisqu’elle s’est employée à s’occuper de moi en toute tranquillité. Tel que je vous l’ai décrit auparavant.

 

     Pendant ce temps, Hiro s’en est allé prévenir d’autres pêcheurs pour les avertir et leur demander quoi faire. Parmi eux, il y avait le vieux Teiji Matsumara. Une figure importante du port que je n’avais vu que de rares fois. Son âge avancé ne lui permettait plus d’aller en mer, mais il connaissait tout et n’importe quoi concernant l’océan. Y compris les moyens de se débarrasser des Yokai Marins tels qu’Iso Onna. A défaut de pouvoir se déplacer avec les autres — la faute à ses jambes trop en mauvais état pour marcher —, il a donné les consignes à adopter pour que je survive, après qu’Hiro lui ait exposé les faits. Un petit groupe s’est donc rendu sur le quai — près de mon bateau, en silence —, pour s’apercevoir qu’Iso Onna était déjà passée à la phase ultime me concernant. Il devenait urgent de s’employer à faire comme le vieux Matsumara l’avait préconisé. L’escouade improvisée avait aussi pris soin de se munir de torches. Au cas où le Yokai s’en prendrait à eux, car ayant détecté leur présence. Sans toutefois les allumer. Ça ne devait être qu’une mesure de défense ultime contre Iso Onna, celle-ci craignant le feu. Même si elle était en partie un esprit — du moins la partie basse de son corps —, le haut, lui, était sensible aux attaques physiques.

 

    Selon le vieux Matsumara, Iso Onna était — à l’origine —, l’enfant d’un marin, Toshiro Ishijou. Un homme vif, connu pour avoir un tempérament violent et guère tendre avec les femmes. Son épouse, Sumiko, avait été forcée de l’épouser — plusieurs années auparavant —, selon la volonté de leurs parents respectifs. Ceci à une époque où Toshiro avait une bien meilleure situation — loin d’ici, à Osaka, sur l’île de Honshû —, et représentait donc un bon parti pour la famille de Sumiko. Mais les affaires de Toshiro ont tourné mal au fil des années, et il a fait faillite. Par honte envers ses parents refusant de se montrer à eux pour leur adresser ses excuses, pour ne pas avoir honoré les espoirs qu’ils attendaient de lui —, Toshiro a décidé de s’exiler à Kyushu, dans notre petit port de Nagaraha.

 

    Sumiko n’aimait pas cette vie trop éloignée de celle remplie de luxe à laquelle Toshiro l’avait habituée, lui faisant oublier l’absence d’amour à son encontre. Le temps aidant, son mari devenait plus irascible que par le passé. Il refusait d’admettre que — lui aussi —, ne parvenait pas à accepter cette vie misérable. Surtout par rapport à ce qu’il avait connu. Une vie qu’il jugeait intérieurement — sans l’avouer publiquement autour de lui —, indigne d’un homme appartenant à une famille de haute lignée comme la sienne. Le fait que Sumiko n’a jamais pu lui offrir le fils qu’il espérait n’a pas arrangé les choses. Toshiro comptait sur ce fils à venir. Il comptait s’en servir comme forme d’apaisement à la colère de ses parents — qu’il imaginait importante depuis sa fuite d’Osaka. Une sorte d’enfant-pansement à ses yeux, indispensable pour qu’il puisse retrouver sa place d’honneur auprès de ses parents, et leur faire oublier sa faute de n’avoir pas su sauver l’entreprise familiale confié par son père.

 

    Il avait fini par ne plus croire en la venue de ce fils attendu. Et il insistait bien sur le fait que ce soit un fils. Une fille ne lui serait d’aucune utilité. Dans sa famille — suivant un héritage discutable de patriarcat —, seuls les fils étaient capables de grandes choses. Les filles n’étant tout juste bonnes qu’à être mariées et s’occuper de tâches ingrates. Quand il apprit la nouvelle l’informant que Sumiko était finalement tombé enceinte, il a d’abord été fou de joie. Jusqu’à ce qu’il apprenne que son enfant était une fille. Une énorme déception pour lui. Mais surtout, il a découvert que le début de la grossesse de Sumiko avait démarré à une période où il était en mer, durant de longues semaines. Il était donc impossible qu’il soit le père. Ce qui a accentué la distance entre Sumiko et Toshiro. Il a bien cherché à faire avouer qui parmi les résidents de Nagahara avait eu l’audace de le faire cocu, il ne parvint pas à avoir de réponses de la part de son épouse, qui se fermait sur elle, telle une coquille d’huitre en proie au danger. Ce fut pire encore, dès la naissance de l’enfant : Chizuka.

 

    Toshiro a compris alors qui était le père, en voyant que le bas du corps du bébé n’était pas visible pour un être humain. Chizuka était humaine jusqu’à la taille, mais le reste semblait avoir été conçu par un esprit. Sumiko n’a alors au d’autre choix que d’avouer la vérité. Une nuit, elle avait reçu la visite d’un Yokai, dont l’obscurité ambiante ne lui a pas permis de voir le visage. Il s’est proposé d’offrir à Sumiko ce qu’elle-même ne parvenait pas à accomplir, malgré de nombreux essais avec son mari : un enfant. Le Yokai a indiqué avoir été sensible à la détresse de la jeune femme à ce sujet, l’ayant entendu pleurer plusieurs fois, après chaque échec constaté durant ses périodes d’ovulation. Pour que les choses se déroulent le mieux possible — et ne pas perturber Sumiko si elle voyait en détail son visage —, l’esprit a revêtu l’apparence de Toshiro. Sumiko ne l’a jamais revu par la suite. Elle espérait garder le secret et était persuadée qu’elle convaincrait son mari sur le fait que cet enfant était bien de son sang. Mais la fatalité ne lui a pas permis de voir ses vœux se réaliser.

 

    Fou de rage en apprenant la vérité, Toshiro a égorgé sa femme, à l’aide d’un harpon qui lui servait pour la pêche. Il avait aussi l’intention de tuer la fillette, mais il n’a pu le faire. Le regard de Chizuka semblait avoir un effet hypnotique sur lui. Toshiro — obéissant à des voix intérieures —, s’est rendu en pleine mer, où il s’est jeté dans les flots avec le bébé dans ses bras. Une offrande aux Dieux de la Mer. Le corps de Toshiro a été retrouvé — dérivant sur les flots —, quelques jours plus tard. Le bébé, lui, n’a jamais été retrouvé. Cependant — des mois plus tard —, plusieurs pêcheurs affirmèrent avoir vu la silhouette d’une femme dont le bas du corps n’était pas visible. Elle avait été aperçu près de bateaux dans lesquels on avait retrouvé des traces de sang, de chair, et d’habits déchirés sur le plancher, sans aucune trace de ses propriétaires.

 

    L’aspect décrit ressemblait en tout point à ce qui avait été précisé par la femme ayant aidé Sumiko à accoucher. Cette dernière n’ayant pas pu se rendre à temps dans un hôpital pour la naissance de son bébé. Il devenait évident pour tous que Chizuka et cette femme semi-humaine étaient la même personne. Chaque habitant de Nagahara considérait sa présence comme une malédiction. Une malédiction contre les pêcheurs qui s’étaient montrés incapables de prévoir l’acte meurtrier de Toshiro envers son épouse. Un drame horrible commis avant qu’il mette fin à sa vie en mer, entraînant avec lui son bébé qui n’avait que quelques jours d’âge. Au début — alors que les disparitions s’accumulaient —, on ne comprenait pas de quelle manière opérait celle qu’on a fini par appeler Iso Onna, la femme du rivage. Un terme du à son appartenance à la terre des hommes, malgré son statut de Yokai avéré. C’était un hybride humain-esprit qui — comme l’était le rivage — se trouvait à mi-chemin entre deux mondes : la terre et l’eau.

 

    Iso Onna ne s’en prenait pas aux marins en mer : uniquement ceux qui étaient amarrés au port. Ceux dormant dans leurs bateaux pour être prêts à appareiller tôt le lendemain matin, suivant une habitude tenace chez les pêcheurs de Nagahara ou d’ailleurs. Des observations ont eu lieu, à l’aide de marins s’étant portés volontaires pour servir d’appât. Il fut clairement constaté qu’Iso Onna ne s’introduisait que dans les bateaux amarrés au quai — durant la nuit —, et jamais en journée. Décision fut prise de renoncer à dormir dans les bateaux depuis ce jour — pour ne pas attirer Iso Onna —, et éviter ainsi d’autres disparitions. Seul un marin — un peu plus impétueux que les autres et voulant s’attirer les faveurs de son père, illustre marin de Nagahara —, a défié la mort, car ne croyant pas à l’existence du Yokai. Des circonstances proches de ce que j’avais moi-même vécu.

 

    Durant la nuit, il a reçu la visite d’Iso Onna en son bateau. Cependant — contrairement à moi —, ce marin a fait preuve de plus de réflexes bien utiles, ainsi que d’une force mentale à même de résister au pouvoir psychique du Yokai. Il a réussi à ressortir du bateau, échappant ainsi à cette prédatrice. Arrivé sur le quai — sans trop savoir pourquoi —, il a eu l’idée de couper l’amarre reliant le bateau au port. Sans doute dans l’idée première de ralentir l’esprit, et lui permettre de disposer d’un temps nécessaire pour retourner chez lui, à l’abri. Il a alors entendu Iso Onna lancer un cri perçant — inhumain —, avant qu’elle se montre sur le pont du navire et fixant le marin d’un regard de haine. Juste après, la créature a plongée dans l’océan.

 

    Le lendemain matin, le marin s’est fait longuement disputer par son père pour avoir délibérément laissé dériver son navire au large. Pour le récupérer, le père a dû demander l’aide d’autres marins pour partir récupérer le bateau en mer. De peur et de honte, le jeune marin n’a pas osé indiquer qu’il avait fait ça pour fuir Iso Onna. Durant les semaines qui suivirent, le jeune homme craignait chaque nuit recevoir la visite du Yokai venu se venger. Il n’en fut rien. La créature semblait ne pas pouvoir entrer dans les maisons. Ce n’était qu’une supposition, mais il était possible que cela était du à la paille utilisée pour les toits. La composition de cette paille — tressée selon des rites anciens —, provoquait une sorte de barrière mystique pour tout Yokai.

 

    Depuis — même pour des bâtiments récents —, on avait pris l’habitude de placer quelques brins de cette même paille — respectant son mode de fabrication rituel —, au sein même du ciment servant à édifier les demeures du port. Une tradition perdurant toujours aujourd’hui. Par habitude, plus que par croyance véritable. Les années suivantes, d’autres morts impliquant des marins ne voulant pas croire à Iso Onna disparurent. Comme tant d’autres avant eux. Les intrépides — mêmes jeunes —, finirent par devenir disparates. Car ne sachant pas comment faire pour empêcher le Yokai — alias Chisoka —, d’accomplir ses actes de mort. De son côté, le jeune marin — devenu vieux —, ne précisa jamais le secret qu’il avait gardé en lui. Toujours par crainte qu’on ne le croit pas.

 

    Ce jeune marin, vous l’aurez compris, c’était Matsumara. Il s’était toujours tu, ayant presque oublié toute cette histoire — vu que les morts dues à Iso Onna n’avaient plus lieu depuis plus de 10 ans. Mais quand Hiro et les autres sont venus le consulter, sa mémoire un peu datée s’est soudainement ravivée à l’énonciation du Yokai. Ce qui permit au groupe de marins de suivre les directives ayant mené à mon sauvetage inespéré. Si Chizuka — puisque tel est son véritable patronyme —, semble se montrer désemparée dès qu’une amarre du bateau où elle se trouve est coupée ou détachée, c’est à cause de sa partie humaine. Celle-ci l’obligeant — en quelque sorte — à ne pas lui autoriser le droit de se séparer durablement de la terre qui l’a vu naître. Tant qu’un bateau est amarré, elle reste reliée au territoire des hommes. Elle peut se mouvoir dans l’eau malgré tout. Ceci en raison de sa nature de Yokai marin. Mais elle ne peut supporter de ne pas voir la berge accessible sur une courte distance. Quelque chose dans son être la force à réagir — telle qu’elle l’a fait pour moi —, afin qu’elle rejoigne la terre des hommes. C’est comme une règle interne auquel il lui est impossible de se soustraire. Ce qui explique l’état de rage dans laquelle elle se trouve, dès lors qu’elle constate que ce secret a été mis à jour, et la faisant donc fuir. Sans doute par peur de subir des dommages importants pour ce qu’elle est, si elle se trouve trop loin du rivage.

 

    Ça pouvait expliquer aussi pourquoi elle m’avait montré l’intégralité de son corps nu. Ce n’était pas vraiment de sa volonté — comme je l’ai cru sur l’instant —, mais une conséquence de l’éloignement des berges. A terme, il était possible que si elle se retrouvait trop au large, elle perdrait ses pouvoirs de Yokai. Car devenant trop humaine pour faire quoi que ce soit. Cela la mettrait dans un état de faiblesse insurmontable pour elle, pouvant même lui occasionner des dommages durables. D’où ce besoin nécessaire — dès lors ne ressent plus la présence proche de la terre —, de devoir absolument rejoindre cette dernière. Cela faisait de Chizoka un Yokai vraiment particulier : aussi terrifiant que distillant de l’empathie, dès lors qu’on connaissait cette faille chez elle.

 

    Elle n’appartenait ni au monde des hommes, ni à celui des esprits — celui des Yokai. En ce sens, elle devait souffrir intérieurement de la pire des manières. Boire le sang des humains, les dévorer jusqu’à ce qu’il ne reste presque plus rien d’eux… C’était peut-être sa manière à elle d’apaiser cette souffrance qui l’habitait. Une solution pour que — lors de ces actes —, elle puisse enfin appartenir à l’un des deux mondes de façon durable. Je pense aussi qu’elle garde en elle une rancune vis-à-vis des humains. Cela à cause des actes sanglants de son père, qui a tué sa mère devant elle. A ce moment de sa vie, elle devait déjà être consciente que la mer la sauverait, tout en se vengeant de celui qui avait osé la priver de l’amour de sa mère. Comment le bébé qu’elle était a pu retrouver le rivage ? ça reste un mystère que seul le monde des Yokai pourrait répondre. Les dieux de la mer existent sans doute réellement aussi.  Ce devait être eux qui l’ont aidé à rejoindre la berge, car conscients qu’elle appartenait en partie à leur monde. Ils ne pouvaient donc se résoudre à la regarder se noyer.

 

    Ça fera sûrement sourire certains d’entre eux, mais je vois Chizuka comme un personnage du manga One Piece. Ceux détenteurs des pouvoirs de Fruits du Démon. Des pouvoirs fabuleux, mais qui ont une faille : celle d’être sans moyens de défense, une fois plongés dans l’eau. Ceci parce qu’ils ne peuvent pas nager et sont donc destinés à périr immergé, si personne ne leur vient en aide à ce moment. Chizuka est un peu comme ça, même s’il y a quelques différences entre elles et les possesseurs de fruits du démon. Ses pouvoirs de Yokai semblent n’être actifs qu’à condition d’être le plus près possible de la terre. Au large, pour éviter de se retrouver dans un état mental qui l’empêcherait de réfléchir — car étant en état de choc —, elle n’a d’autre choix que de revenir là où elle se sent le mieux psychologiquement : le territoire des hommes. C’est paradoxal en fait : elle se doit de vivre sur une terre qu’elle déteste à cause de ce qu’elle y a vécu. Et là où serait sa place — en mer, auprès d’autres Yokai marins — elle ne pourrait sans doute pas y survivre. C’est toute la complexité de cette créature qui est finalement plus à plaindre qu’autre chose. Elle subit continuellement une malédiction. Au même titre que sa mère l’a vécu avant elle, par son mariage forcé et son impossibilité de donner la vie naturellement. Ce qui l’a obligée à accepter la proposition d’un représentant du monde des Yokai, afin de donner à son mari ce qu’il attendait et espérer retrouver sa vie d’avant. Une vie luxueuse qui lui faisait oublier son manque d’amour.

 

    Sumiko et Chizuka sont liées — en ce sens — par leur impossibilité de vivre tel qu’elles l’auraient désirés. Si Sumiko a pu voir ses souffrances s’arrêter, ce n’est pas le cas de Chizuka — condamnée à supporter son mal-être pour l’éternité. Tant que quelqu’un n’y mettra pas fin. Ceci en l’obligeant à se diriger là où elle ne peut se rendre : au large. Là où elle finirait fatalement par mourir noyée, car incapable d’avoir la conscience d’agir en tant qu’humaine. Un rêve inaccessible, car les dieux de la mer viendraient inévitablement à son secours, comme ils l’ont fait étant bébé. Probablement par le fait de son vrai père. C’était un Yokai, lui aussi. Et vu les aptitudes marines de Chizuka, il ne pouvait être qu’un Yokai marin. Il est plus que certain que c’est lui qui veille à ce qu’elle ne reste pas sur un territoire qui la destinerait à la mort. Mais en faisant cela, n’est-il-pas conscient qu’il la voue à une vie sans but véritable, sans émotions aucune, sans plaisir et sans idéal d’existence ?

 

    Il appartient pleinement à un seul monde : il ne peut pas comprendre ce qu’elle vit, elle qui est entre deux mondes. Je n’aimerais pas être à sa place. Je l’imagine observer les êtres humains, envieuse de leur quotidien, de leurs amours, des liens d’amitié forgeant plusieurs d’entre eux. C’est ce que j’ai eu en tête, chaque fois que j’ai repris la mer. Malgré mon aventure. Oui, contrairement à ce que vous pourriez penser, mon expérience malheureuse ne m’a pas dégoûté de l’océan. Je fais juste comme tout le monde : je ne dors plus sur mon bateau la nuit. J’avais beau éprouver de la pitié pour Chizuka, je savais qu’elle ne pourrait jamais ressentir la même chose. Elle ne vivait que dans la haine depuis des années. Haine de sa condition, haine de ne pouvoir appartenir définitivement à l’un ou l’autre des mondes dont elle est la jonction, haine d’être elle… tout simplement.

 

    De prime abord, il me semblait logique de ne surtout pas la rencontrer à nouveau. Je n’aurais pas toujours la chance d’avoir des sauveurs derrière moi, parvenant à me sortir de ses griffes à temps. Il s’en était déjà fallu de peu la dernière fois. Et je savais qu’elle serait sur ses gardes si je commettais la bêtise de renouveler mon erreur. Elle ferait en sorte d’éliminer les gêneurs pouvant contrecarrer ses plans, déranger son repas prévu. D’autant que — excusez-moi du jeu de mots — elle avait dorénavant une dent contre moi. Plusieurs mêmes. Une rangée entière prêtes à mordre ma chair, à la déchirer. Rien que pour se venger de lui avoir échappé une première fois. Sans compter l’humiliation ressentie pour avoir dû se montrer — intégralement — sous sa forme humaine.

 

    Ça c’était mon sentiment des premiers jours ayant suivi mon sauvetage. Juste après être sorti de l’hôpital où j’étais resté une semaine en convalescence. Après ça, mon ressenti a changé. Je conservais en moi le souvenir de la vision de ce Yokai dans son plus simple appareil, qui était loin d’être désagréable. C’était même tout le contraire. Ça peut vous paraître bizarre de dire ça — moi qui ait failli mourir de ses mains, en étant vidé de mon sang —, mais j’ai apprécié ce moment. Je suis le seul être vivant à avoir eu la chance de profiter de la totalité de son corps de déesse. Je ne peux pas le décrire autrement. J’ai rarement vu autant de perfection chez une femme. Et je me suis surpris de nombreuses fois à désirer retrouver ce moment d’extase. Bien que sachant ce que cela entendait de souffrances, avant de parvenir à cet instant. Je savais pertinemment que cette vision de bonheur — pour le simple humain que j’étais —, serait la dernière à laquelle j’aurais droit en ce monde. Juste avant de passer de l’autre côté.

 

    Un temps, je me résignais à me contenter de mes rêves. Revoyant en boucle cette scène où Chizuka a montré toute sa part humaine — et presque rien que celle-là —, même pour un court moment. Oui, je rêvais d’elle, et je n’en avais pas honte. J’évitais de le dire à mes amis pêcheurs, évidemment. Ils ne pourraient pas comprendre cette obsession qui prenait forme lors de mes nuits. De plus en plus. Ils ne comprendraient pas que — malgré le danger et la mort qu’elle représentait —, je voulais la revoir. Puis la situation évoluait, me faisant glisser vers une pente dangereuse d’une passion impossible à maîtriser. J’avais envie de lui donner mon corps. Pour qu’elle s’en nourrisse. Pour que je vive à jamais en elle. Je nourrissais le secret espoir qu’il se trouvait en elle quelque chose qui lui ferait ressentir un sentiment similaire. Un désir. Un désir profond de renouer avec moi. Pas pour me dévorer — au sens littéral du terme — mais pour qu’elle obtienne une petite part du paradis qu’elle n’aura jamais. A cause de sa nature de Yokai dont elle n’a jamais voulu.

 

    Je résistais chaque jour à cette envie insensée de me sacrifier à elle, car j’étais conscient que ma mort ferait souffrir mes parents à leur tour. Il m’était inconcevable de leur infliger ça. Je pouvais encore accepter que mes amis pêcheurs me pleurent, car cela ne durerait qu’un temps. Pas mes parents. Alors j’attendais. J’attendais le jour où je n’aurais plus de frein pour me donner à elle. J’attendais le jour où mes parents ne seraient plus de ce monde, morts d’une belle fin faisant honneur à la plénitude de leur âme. Et quand ce moment viendrait — et que je n’aurais donc plus de chaîne pour m’en empêcher —, je m’emploierais à réaliser ce fantasme délirant de me donner à celle qu’on appelle Iso Onna. Volontairement. De toute façon, sans mes parents, je me disais que je n’aurais plus de raison valable de rester en ce monde. 


Depuis que j’avais rencontré Chizuka — la vraie forme de Chizuka, sa part humaine complète — je n’ai jamais pu m’attacher à une autre femme. J’ai eu des aventures, mais ça n’a jamais duré bien longtemps. Parce que je revoyais toujours ma Yokai chérie à travers elles, énonçant même parfois son prénom lors de mes ébats sexuels. Evidemment, ça n’a pas été très appréciée par mes partenaires, comme vous l’imaginez. Elles ne savaient pas qui était la femme que je confondais avec leur visage. Elles ne savaient pas que c’était une Yokai que je ne parvenais plus à oublier. Elles ne savaient pas que je désirais ma mort par l’appel indirect que je lui faisais. A travers toutes ces femmes. Voilà mon histoire, sous forme de quasi-testament. Aujourd’hui, je n’aspire plus qu’à rejoindre celle qui ne quitte plus mes pensées. Et plus encore quand je me trouve dans mon bateau, observant l’endroit où elle s’est montrée à nu — sous sa désignation véritable et charnelle —, ravissant mes yeux, émoustillant chacun de mes sens. Au point de devenir une obsession qui ronge mon esprit chaque nuit depuis lors.

 

    Je me dis que ça fait partie de sa vengeance de ne pas avoir pu me dévorer cette nuit-là. Une sorte de virus psychique qu’elle m’a assénée à mon insu — juste avant d’enlever les aiguilles aspirant mon sang —, dès lors qu’elle a senti qu’on l’avait piégée. Ses yeux de haine — observé dans mes rêves me semblant à chaque fois plus réalistes —, me confortent dans cette idée. Pour autant, j’ai envie de croire que notre prochaine rencontre se passera différemment. J’ai envie de croire que je saurais lui montrer qu’il y a autre chose que la haine. Qu’elle n’est pas uniquement une créature entre deux mondes, mais se révèle bien plus humaine qu’elle ne le conçoit. Et qu’à ce titre, elle mérite de recevoir les sentiments que toute jeune fille de son état se doit de découvrir un jour dans son existence. J’espère vraiment la convaincre de ça, et qu’un jour prochain nos deux corps se colleront l’un à l’autre. Autrement que par des crocs et des organes de destruction issus de sa chevelure. 


    Il m’arrive de scruter les abords du port, pensant voir sa tête émerger des flots. Là où elle doit se cacher la plupart du temps, sans qu’on s’en doute. Mais je ne vois rien. Elle se dérobe continuellement à mon regard, refusant peut-être de me laisser l’admirer une nouvelle fois. Je sais que mes collègues de pêche s’inquiètent pour moi. Je le vois dans leurs regards. Des regards de tristesse souvent. Je me rends de plus en plus rarement à leurs petites fêtes de fin de saison. Et quand je m’y rends, je donne l’impression de ne pas m’y amuser. Ce qui est vrai. Chizuka a fait de moi un homme qui ne parvient plus à apprécier les choses simples de la vie. Je n’ai que l’envie de la revoir qui me ronge chaque jour qui passe. Je deviens presque asocial, sortant peu de chez moi. Si ce n’est pour me rendre chez mes parents. Une fois par mois. Même auprès d’eux, je garde une distance qui ne leur a pas échappé. Ma mère m’a demandé une fois si quelque chose me tourmentait. Que je devais lui en parler. Mais je répondais toujours par un sourire en disant :

 

    Non maman. Ne t’inquiète pas : je vais très bien.

 

    Mais en fait non. Je ne vais pas bien. Je ne vais plus bien. Je n’ai plus de goût à grand-chose en fait. La pêche est devenue un poids. Une contrainte obligée pour que je subvienne à mes besoins. Rien de plus. Je ne prends plus plaisir à regarder les vieux films de samouraïs qui me passionnaient tant autrefois. Je n’ai plus d’émerveillement à découvrir les nouveaux tomes des mangas que j’attendais avec impatience avant. Une manière de me changer de mes longues journées de travail en mer. Je vois celle-ci autrement. J’ai envie de m’y plonger pour la rejoindre. Chizuka. Peut-être qu’un jour, ma folie pour elle me fera trahir les scénarios envisagés avant qu’elle m’obsède. Je ne sais pas si je parviendrais à attendre que mes parents s’éteignent paisiblement. J’ai tellement envie de la revoir.

 

    C’est curieux, non ? Il y a tant de gens dans le monde qui n’aspirent qu’à vivre le plus longtemps, qui s’accrochent à la vie. Moi, je ne fais qu’attendre qu’une des personnifications de la Mort m’offre le baiser funeste qui me fera partir ailleurs. Dans un monde où la mer ne serait plus qu’un univers abstrait m’entourant. Moi et celle qui hante mes nuits. Un monde où il n’y aurait plus de monde des hommes. Plus de monde des Yokais. Plus de barrières. Plus de frontières. Plus rien que nous deux flottant vers la lumière qui nous appelle, Chizuka et moi. Plus j’y repense, plus je me dis que ce jour approche. Je la laisserais plonger ses cheveux suceurs de sang partout dans mon corps. Et — cette fois —, j’y trouverais du plaisir. Pas de la douleur. Je la laisserais poser ses lèvres sur les miennes, les arrachant d’un geste, couvrant son visage de mon sang, qu’elle me laisserait lécher à son tour.

 

    Et puis, tout s’éteindra autour de moi. A nouveau. Pour toujours. Désolé, papa. Désolé, Maman. Je ne crois pas que je tiendrais ma promesse de vivre jusqu’à votre départ. Elle m’appelle. Elle m’enjoint à la rejoindre le plus vite possible. Chizuka, que m’as-tu fait ? Quel est ce poison que tu as laissé couler dans mon corps, pour me faire plonger dans la folie d’une telle façon ? Je n’en peux plus. Je dois la rejoindre. C’est décidé. Je sais quand agir. Dans deux jours, Hiro doit partir chez ses cousins. Il m’en a parlé. L’un d’eux se marie, et il a été choisi comme témoin. Il sera parti pour plusieurs jours. Il n’y aura donc pas de témoin pouvant faire échouer mon entreprise. La nuit suivant son départ, je dormirais dans mon bateau. Je m’appliquerais à vérifier que personne d’autre aux alentours puisse me priver de ce à quoi j’aspire depuis trop longtemps. Depuis que Chizuka m’a transmis son mal, son fluide, son virus obsessionnel.

 

    Et j’attendrais. J’attendrais de sentir les mouvements du bateau vibrant sous le poids de son corps, annonçant sa venue. J’attendrais qu’elle se montre à moi. Au préalable, j’aurais pris soin de suivre le son de ses pas. Pour pouvoir mieux la surprendre et la contourner dès lors qu’elle aura pénétré en direction de ma cabine. Car ne me voyant pas près du gouvernail. Comme la dernière fois. Un temps nécessaire pour la distraire, afin que je libère l’amarre. Ensuite je la rejoindrais dans la cabine. Je fermerais la porte pour qu’elle ne fuit pas. Discrètement. Il ne faudra pas qu’elle sente trop vite que je l’ai piégée. Ensuite, je la laisserais faire ce qu’elle veut de moi, tout en m’arrangeant de m’accrocher à elle. Quand elle se rendra compte que la terre s’éloigne — et qu’elle cherchera à partir, me maudissant pour mon stratagème —, je profiterais de mon regain d’énergie pour m’accrocher encore plus à son corps.

 

    Elle deviendra humaine à ce moment. Elle sera affolée. Mais je tiendrais bon. Jusqu’à ce que le bateau soit suffisamment loin pour qu’elle perde tous ses repères. Elle sera faible. Elle criera. Elle me griffera peut-être. Mais elle finira par se lasser. Le large nous entourant l’aura privé de ses forces, de ses pouvoirs. Alors je sortirais l’aiguille cachée sous mon lit. Je la planterais dans ma jambe. Cela me redonnera vigueur et force. Je prendrais Chizuka dans mes bras. Puis je la monterais sur le pont. Et là, nous plongerons, après que j’aurais noué ses bras aux miens avec des cordes pris sur le bastingage. Ainsi, son père biologique aura bien du mal pour la libérer, avant que son cœur — redevenu humain —, ne suffoque. Cela à cause de l’air se raréfiant. Nous mourrons ensemble. Dans l’océan. Pour toujours.

 

    C’est un plan fou, et je ne suis pas sûr que toutes les étapes fonctionneront comme je l’ai prévu. Je garde l’espoir que tout marchera comme je l’ai imaginé. Dans le pire des cas — au moins —, je mourrais de sa main, parce que je l’aurais voulu. Auprès d’elle. A l’intérieur d’elle. Je serais elle. Aux marins qui liront les lignes de ce témoignage de ma souffrance — celle que je ne supportais plus —, par l’ampleur de l’emprise qu’a eu Chizuka pour moi : ne soyez pas tristes. J’ai choisi cette fin. Même si une grande partie de ma décision est due au poison qu’Iso Onna m’a administrée, lors de notre précédente « étreinte ». Au moment où elle a absorbé une large part de mon sang. Une sorte d’échange inconditionnel du à sa nature et faisant partie de sa malédiction, je suppose.

 

    Non, ne pleurez pas. Ni toi maman. Ni toi Papa. Vous qui serez tenus au courant par la suite. Encore une fois, pardon d’être parti avant vous. C’est ma volonté de finir dans les bras de celle qui a fait de mes nuits une série de visions aussi belles qu’attendues. Et ce, malgré leur aura mortelle. Si mon plan réussit, vous n’entendrez plus parler d’elle. Car nous serons partis dans les profondeurs de l’océan. Ensemble. Vous n’aurez plus à craindre de reprendre des habitudes que vous aviez abandonnés. Vous ne subirez plus la peur. Cela à cause des actes  d’antan de Yoshiro sur son épouse, déclenchant la naissance d’un nouveau Yokai qui vous a privé de vos frères, de vos oncles, de vos cousins et de tant d’autres. Non. Tout ça sera fini grâce à moi. Je vous promets de faire en sorte que Iso Onna ne soit plus un nom symbole de terreur, mais appartenant au passé.

 

    Je vous quitte, mais mon âme sera toujours auprès de vous, dans l’océan. Dans le corps de Chizuka. Prenez soin de vous. Profitez à nouveau des nuits au port, au gré du ballottement des flots. Pour chaque roulis ressenti, vous penserez à moi, à mon sacrifice… Au bonheur que j’ai voulu faire mien, en rejoignant un être qui a encore plus souffert que la plupart d’entre vous, et à qui j’ai offert une porte de sortie. Un peu forcé certes, mais une porte de sortie quand même. Alors, je vous dis peut-être à bientôt. Dans une autre vie, un autre monde, un autre corps. Quand je ressusciterais avec la nouvelle Chizuka à mes côtés. Elle qui pourra jouir — enfin, et totalement —, de la terre des hommes. Un monde où le nom de la Femme du Rivage ne sera plus qu’un lointain souvenir…


Publié par Fabs

16 juil. 2025

LA CLEMENCE DU SANREI (Les Contes d'Okawari-Prequel)



    Lors de mes périples, on m’a souvent demandé comment tout a commencé pour moi. Qu’est-ce qui a fait que je suis devenu un lien vivant entre le monde des Yokaï et celui des hommes ? Les évènements qui m’ont amené à découvrir cette particularité en moi me permettant de m’approcher d’eux, de connaître les habitudes de chaque espèce, de comprendre la raison de leur présence parfois inopportune en certains lieux et nécessitant certains compromis pour éviter des conflits durables. Conflits pouvant découler à plus de peur et de haine qu’autre chose. Ce qui peut être dommageable — à plus ou moins long terme —, entre les deux parties en opposition. En bref, d’établir ce contact primordial et arriver à trouver une solution convenant à chacun des deux camps, sans que cela débouche sur une quasi-guerre ouverte. Ce qui serait regrettable et ne ferait qu’envenimer des situations déjà complexes.

 

    En règle générale, les hommes acceptent la présence des Yokaïs près d’eux. La plupart des temps des villages. Il est rare que ces créatures affectionnent les zones urbaines, à quelques exceptions près. Et, quand cela arrive, les raisons les ayant poussés à s’y installer sont presque toujours dû à une erreur humaine. Très souvent dans le cadre de travaux modifiant un écosystème ou une portion de territoire primordiale à la tranquillité et le mode de vie de Yokaïs bien particulier.  Tant que chacun des deux camps ne cherche pas à s’accaparer des territoires de l’un et de l’autre, la cohabitation se déroule sans problèmes. Mais il suffit d’un grain de sable déclenché par un chef de village voulant apporter du modernisme à la région — ou quelque chose de proche responsable des agissements d’un Yokaï qui se montrait discret jusqu’alors —, pour que tout bascule et déclenche les hostilités.

 

    C’est là que j’interviens alors, représentant le dernier recours pour changer la donne, et éviter que tout tourne au drame. Car, oui, si certains Yokaïs peuvent être passifs et accepter de devoir partir sans poser de problèmes, ce n’est pas le cas de tous. Nombre d’entre eux — ayant déjà une propension à faire des farces aux populations proches —, refusent de se voir évincés de ce qu’ils considèrent comme leur territoire, à juste titre. A partir de là, ils s’adjugent le droit de prendre possession d’un lieu régi par des familles — multipliant les farces jusque-là sporadiques auprès du village concerné—, en punition de leur expulsion de leur lieu de vie, car la jugeant injuste et inacceptable. Si certains chefs de village — ou leurs subordonnés —, parviennent en de rares fois à régler la situation eux-mêmes, en abandonnant le lieu adopté par le Yokaï —, ceci pour éviter plus de désagréments préjudiciables, d’autres se voient vite dépassés par la situation.

 

    Qui plus est, une grande majorité de ces créatures ne disposent pas d’un mode de communication classique. Entendez par là qu’ils ne peuvent parler comme vous et moi. La compréhension devant se faire par des gestes ou des attitudes pas toujours simples à mettre en place, si on ne connait pas à fond les us et coutumes de ces êtres. Il est alors nécessaire de faire appel à quelqu’un connaissant la manière de s’y prendre avec ces intrus particuliers, agissant en réponse de l’intrusion de l’homme sur leurs terres, et ayant provoqué leur fuite de leur espace naturel établi depuis des siècles. Vous savez — depuis mon précédent récit —, que j’apparais dans ces cas-là comme la solution à tous. Humains comme Yokaï. Mais l’origine de ma faculté à communiquer avec ces êtres, dont un grand nombre n’accepte pas facilement le dialogue — même si ce terme peut paraître peu approprié, au vu de l’absence de capacité de parler de nombre d’entre eux, comme précédemment évoqué—, cette origine, disais-je, peu de personnes ayant dû recourir à mes services en connaissent la teneur. Je pense qu’il est important — dans un souci de meilleure compréhension de ce qui m’a poussé à être ce que je suis —, de vous dévoiler comment tout à commencé pour moi. Le secret de ma relation avec ce monde au fonctionnement obscur pour bien des gens a débuté il y a 25 ans de cela, au cœur de mon village natal : Kuritari.

 

    Un petit aparté pour commencer, avant d’entrer dans le vif du sujet. On parle souvent du caractère implacable de certains Yokaïs, de leur propension à ne pas faire preuve de compassion dans certaines situations. Tous étant loin d’être conciliant lors de celles-ci. Mais je pense que je ne vous apprends rien. Surtout si vous-même vivez dans la campagne japonaise, et qu’un de ces êtres fait partie de l’héritage de vos ancêtres, ainsi que de l’histoire du village où vous avez vu le jour. Et ce, depuis ses fondements, loin dans le temps. Vous n’êtes pas sans ignorer que plusieurs espèces de Yokaïs se révèlent particulièrement vindicatifs envers les humains avec qui ils partagent pourtant une région en tant que mode de vie. Particulièrement quand on pénètre leurs territoires privilégiés. Là où nul homme n’est censé se rendre, et quelle que soit la raison. Justifiée ou non.

 

    Dans la majorité des cas, c’est vrai. J’ai entendu tellement d’histoires s’étant mal terminées, provoquant les larmes de veuves ou de mères à n’en plus finir. Des femmes s’en voulant de ne pas avoir été suffisamment convaincante pour dissuader leurs époux ou leurs enfants — trop impétueux —, de défier les lois immuables de ces créatures mystérieuses et souvent mortelles. Des règles d’or que nul n’est censé transgresser, car régi par le droit du premier habitant. Quand un Yokaï s’établit quelque part, de manière générale, c’est bien avant que tout être humain s’installe dans les environs proches. Ces créatures existaient bien avant que le premier homme s’établisse dans les îles du Japon : personne n’ignore ce fait. La grande majorité des Japonais respectent cette réalité, et les livres relatant l’histoire de notre pays sont là pour relater que tout village au Japon s’est construit après avoir demandé aux cieux le droit de s’y établir.

 

    Les sanctuaires disséminés un peu partout dans l’archipel sont les preuves de ces demandes. A de rares exceptions près, ils ont été mis en place bien avant que les fondations des villages ne soient érigées dans leur entièreté, et après avoir obtenu l’accord du Kami protégeant la région. Ces lieux de recueillement sont bien plus que de simples accumulations d’objets sacrés, de statues et de pots d’encens. Ils sont nécessaires pour garantir la tranquillité de populations par le bon vouloir des Kamis, mais aussi des premiers résidents de la région : les Yokaïs. Si vous voyez nombre de ces petits sanctuaires aux abords des villages, parfois disposés à l’entrée d’une forêt, au pied d’une montagne, d’une rivière ou de tout autre endroits pouvant paraître saugrenus pour tout non-résident japonais, et donc non habitués aux coutumes de notre pays, ce n’est pas dans une volonté de « faire joli ». Tel que l’indiquent parfois des commentaires de voyageurs ne comprenant pas bien ces traditions séculaires.

 

   Ces sanctuaires— aussi réduits soient certains, se réduisant souvent à une simple idole devant laquelle sont placés des récipients à encens, voire de plats à offrandes —, sont primordiaux pour assurer la pérennité des villages avoisinants. Ils sont la garantie d’un équilibre entre les forces divines et les communautés vivants à proximité de ces lieux de prières. La garantie d’un bon vivre, à la condition de ne pas négliger d’adresser régulièrement des vœux de protection en leur sein. Dans 85 % des cas — en campagne japonaise j’entends —, ces sanctuaires sont aussi des indicateurs de la présence proche d’un Yokaï. Qu’ils soient bon ou mauvais, qu’ils prennent plaisir à faire des farces aux villageois ou veillent sur eux, ces Yokaïs se doivent d’être autant respectés que les Kami à l’origine de l’établissement d’un village.

 

     Tout contrevenant au bon respect de règles établies depuis des millénaires risque non seulement d’en payer le prix de manière très désagréable, mais peut entraîner également sa famille dans le tourment. Et, plus rarement cependant, son village entier… Ce qui provoque parfois l’abandon systématique de ce dernier par ses occupants, par peur des représailles du Yokaï ayant subi un affront. Voire du Kami étant à l’origine de son établissement dans la région. Bien évidemment, le fautif responsable de cette exode massive est banni à vie : il est prié de ne plus les suivre, quel que soit les nouveaux lieux choisis pour établir la communauté. Il ne peut plus remettre les pieds dans le village, quand les habitants de ce dernier sont parvenus à expier les fautes commises auprès du Kami, à force de prières continuelles — jour et nuit—, dans l’espoir d’un pardon de sa part. Gagnant le droit de rester.

 

    Les situations ayant conduit à une exode de ce type sont cependant extrêmement rares. Quand cela arrive, cela résulte d’une offense vraiment très grave de la part du coupable. C’est pourquoi son bannissement suffit parfois à apaiser la colère du Yokaï victime de la faute, ainsi que le Kami y étant rattaché. Une exclusion définitive s’accompagnant très souvent du bannissement aussi de la famille du fautif. Si vous voyez un village abandonné dans certaines régions — près d’une forêt ou de paysages montagneux, vous pouvez être certain que cela est du à ce que je viens de vous relater. Pourtant, il arrive parfois que certains Yokaïs fassent preuve de clémence, de pitié, voir d’admiration face au courage de quelques rares élus ayant bravé l’interdit. C’est ce qui m’a valu ma première relation avec l’un de ces êtres. Une rencontre qui n’était pas de ma volonté propre au départ. Loin de là. Ce qui m’amène à mettre fin à mon aparté, et me concentrer sur ce qui m’a permis de découvrir ce qui peut s’apparenter à un don en moi. Celui qui a fait de moi l’homme que je suis aujourd’hui : Ryu Okawiri, le chasseur de Yokaï. Je suis né à Kuritari, comme déjà énoncé. Et je dois dire que mon enfance a été traversé de souffrances multiples — à la fois physiques et psychologiques —, dues aux gens de mon village.

 

    Ma naissance s’est accompagnée d’une difformité visible sur mon visage, ayant provoqué le mépris de nombre de membres de ma communauté. On s’écartait de moi quand je marchais dans la rue, on baissait les yeux pour ne pas croiser le regard du « monstre » que j’étais. De peur que tout contact visuel ou physique avec moi s’accompagne d’une malédiction. Quand ils ne me fuyaient pas, c’était pour mieux m’affliger de moqueries. Surtout les enfants. Les gens de mon village étaient très superstitieux. Pour eux, cette difformité était le signe d’un lien interdit de ma mère avec un être non-humain. Mon nez est atrophié à près de 70 %. Ma mère avait beau me dire de ne pas prêter attention à ce qu’on disait de moi, c’était difficile à vivre. D’autant qu’on médisait également sur elle. Ce qui me faisait souffrir encore plus. L’absence d’un père à mes côtés n’arrangeait rien à nos affaires.

 

    Malgré tout, ma mère et moi pouvions compter sur la bienveillance de nos voisins — Kagami et Hirata Sukeyo —, qui nous entourait de leur amitié fort appréciée. Ceux-ci se chargeaient de faire nos courses — ce qui évitait à ma mère d’affronter le regard médisant des commerçants.  Ils s’employaient — du mieux qu’ils le pouvaient, en regard de leur âge avancé—, à nous aider pour de menus travaux au sein de notre foyer. Je les aimais beaucoup. Je les considérais un peu comme mes grands-parents. Je ne compte plus le nombre de fois où ils m’ont défendu en pleine rue, alors que je subissais de nouvelles railleries de mes camarades du village. Ma mère se chargeait de mon éducation à la maison, aidé de Mme Sukeyo. Comme elle était l’ancienne institutrice du village, elle se montrait ravie de dispenser de nouveau sa profession qu’elle avait du abandonner, contrainte et forcée. Devant laisser la place à une autre — Nanako Shibata —, plus jeune, célibataire, et hautement appréciée par la plupart des hommes du village. Ce qui attisait la jalousie des épouses, voyant d’un mauvais œil les regards libidineux de leurs maris envers celle qu’elles qualifiaient de « courtisane moderne ».

 

    On disait qu’elle se faisait rétribuer en secret pour de menus « services », dispensés après les cours, auprès des pères de ses élèves. Sous le couvert de discussions concernant leurs enfants, suite à de prétendues difficultés de compréhension en classe de ces derniers. Ce qui pouvait expliquer son très aisé mode de vie, composé de toilettes luxueuses et d’objets très coûteux, qu’elle achetait auprès de marchands ambulants venant chaque semaine au village. Mais bref, je ne pense pas que les « faveurs » attribuées par Nanako puisse vous intéresser, et — surtout—, cette partie de l’histoire me semble hors-sujet. Pour en revenir à mes propos précédents, seuls nos voisins faisaient preuve de complaisance à notre sujet, et se moquaient bien de qui j’étais le fils. Encore plus de l’identité mystérieuse de mon père. Sujet sur lequel je reviendrais ultérieurement dans mon récit, et qui a son importance sur mon statut actuel de « chasseur de Yokaï » définissant ma vie de nos jours.

 

    Ma vie se ponctuait donc de regards méprisants de la plupart des villageois, m’obligeant à trouver le réconfort dans la forêt avoisinante, non loin de la montagne Ushiken. Là où on disait que vivait un Yokaï particulier — le Sanrei —, nommé aussi « Le Spectre de la Montagne ». Avec le recul, je me demande aujourd’hui si ce dernier n’a d’ailleurs pas eu connaissance de mon existence et de ma personnalité, du fait de mes excursions récurrentes dans cette forêt. Mais j’anticipe. Comme déjà dit, les habitants de mon village étaient superstitieux, et accordaient une grande importance aux lois des Yokaïs. Ce qui fait qu’il était rigoureusement interdit à quiconque de s’approcher trop près du territoire du Sanrei. Sous peine d’attirer le malheur sur le village, si l’on en croyait les affirmations du chef du village. L’ancien bonze d’un temple situé au sein d’une localité éloignée de plusieurs kilomètres de notre village. Ce qui fait qu’il avait à cœur de faire respecter les questions religieuses de tout ordre. Et particulièrement tout ce qui avait trait aux Yokaïs.

 

    Personne ne savait quelle apparence exacte avait le Sanrei, ce qui contribuait un peu plus à la crainte de celui-ci. Et puis, aucun villageois n’aurait voulu subir les foudres de notre chef — Tokiharu Harima —, si d’aventure l’un d’entre nous s’avisait de transgresser les règles ancestrales dont il était le gardien. Tel qu’il se désignait fréquemment. Malgré la proximité de ce danger représenté par la montagne, j’aimais me ressourcer dans ce petit coin de forêt, au bord de la rivière Moroyori. L’une des ressources principales de notre village, et régulièrement « bénie » par Tokiharu lors de processions mensuelles, devant être suivies par tout les habitants. A l’exception des enfants, jugés trop jeunes pour comprendre les subtilités de la cérémonie.

 

    Comme vous voyez, je vivais au sein d’un environnement empreint de religion. Ce qui a également participé à mon rejet général, du fait de la difformité dont j’étais affublé. En grande partie à cause de Tokiharu, qui voyait en moi une aberration, qu’il tolérait uniquement en regard de l’ancienne amitié liant sa famille à celle de ma mère. Etant donné que tout parole proférée par notre chef valait son pesant d’or, si celui-ci indiquait que je n’étais pas normal, et qu’il ne valait mieux pas m’approcher, personne ne trouvait à en redire. L’ancien statut religieux de Tokiharu n’étant — bien évidemment —, pas étranger à cette volonté de me considérer comme une anormalité n’appartenant pas au genre humain.

 

    Ma solitude ressentie au village se calmait au sein de mon petit coin de sérénité, loin des regards méprisants de mes pairs. Cela me permettait aussi de ne pas voir le regard triste de ma mère, à chaque fois qu’elle était témoin des réactions de chacun me concernant. Elle ne le montrait pas, mais je sais qu’elle souffrait autant que moi de la situation. Et comme elle refusait systématiquement indiquer qui m’avait engendré, cela renforçait les rumeurs sur la nature non-humaine de mon père inconnu. Me retrouver dans cette forêt était une source non-négligeable pour oublier tout ça, et je pouvais goûter à un semblant de vraie vie en ces lieux. Bien plus que tout autre endroit au village. Même chez moi.


    Toutefois, je ne pouvais m’empêcher de ressentir parfois cette solitude comme un poids immense. C’est pourquoi je ne me suis pas méfié quand Ikari et sa bande sont venus me voir dans mon havre de paix. Au début, je pensais que me tourmenter au village ne leur suffisait plus, et qu’ils désiraient faire de même loin des regards de ma mère et surtout de Mme Sekuyo. Elle qui leur avait régulièrement fait part de ce qu’elle pensait de leur attitude envers moi. Bizarrement, Ikari a montré un air penaud en ma présence, imité par ses deux fidèles « lieutenants » — Junichi et Tokikazu. Je restais méfiant, restant sur le qui-vive, car pensant que le trio venait dans le seul but de me tourmenter davantage.

 

    Je fus d’autant plus surpris quand ils se sont mis à genoux sur le sol, la tête baissée, et m’adressant des excuses qui me parurent sincères sur le moment. Je me sentais un peu gêné de leur attitude, à dire la vérité. Je leur ai alors demandé de se relever, en indiquant que j’acceptais leur repentir. Montrant des larmes elles aussi à priori dénuées de toute fausseté, ils se sont alors employés à me demander si je voulais bien intégrer leur petit groupe. Pour eux, c’était le moyen de se faire pardonner de toutes les méchancetés qu’ils m’avaient fait subir, durant plusieurs années. Je gardais malgré tout un certain degré de réserve les concernant, mais j’acceptais d’écouter le plaidoyer dont il me faisait don.

 

    J’ai fini par accepter de croire leurs paroles pleines d’apitoiement et de regrets, ainsi que leur demande de faire partie de leur petit groupe que je pensais réfractaire à l’introduction de tout nouveau membre. Quand nous sommes revenus de la forêt presque main dans la main, aux yeux de tous, cela a surpris nombre de villageois. Mais au fil des jours, à force de jeux et de gentillesse envers moi et ma mère —proposant même leurs services pour effectuer diverses tâches, pour permettre à Mr. Sukeyo de se reposer —, mes doutes se sont dissipés entièrement. Je pensais leur sincérité solide et sans arrières- pensées. Il en était de même pour ma mère et nos voisins, ravis de voir que mes anciens bourreaux m’offraient une amitié salvatrice — bien que se demandant qui avait bien pu les inciter à se montrer plus humains envers moi. J’étais fou de joie, le sourire était revenu sur mon visage, à la grande joie de ma mère, qui désespérait que je puisse afficher un jour de telles émotions au sein du village. Tout était pour le mieux, et je ne me suis pas méfié quand Ikari et ses disciples m’ont fait part d’un défi à effectuer quelque peu risqué. Un défi qui incluait de me rendre au sein de la montagne interdite d’Ushiken. Là où vivait le Sanrei, le « Spectre de la montagne ».

 

    Ikari et les autres pensaient que mon aspect me permettrait d’approcher ce Yokaï craint par tous dans la région. Pas uniquement notre village, mais aussi les 2 autres proches, situés à proximité d’autres versants de la montagne Ushiken. Ils étaient persuadés que je serais reconnu par le « Spectre » comme appartenant à sa caste en quelque sorte. Et que cela me permettrait de ne plus être méprisé par les villageois, car reconnaissant ma valeur en étant protégé par le Sanrei. Mais pour prouver ce fait, je devais ramener un morceau d’étoffe de l’Umanori de ce dernier— une sorte de pantalon traditionnel plissé, et faisant partie des rares signes distinctifs connus du Yokaï —, offert par ses soins. Craignant de perdre ma place auprès d’eux si je refusais, et confiant dans leurs affirmations que cet exploit — si je le réussissais —, m’offrirait gloire et respect auprès des gens du village, j’ai accepté de me rendre là-bas, pendant que mes amis attendraient mon retour victorieux au pied de la montagne.

 

    Notre petit groupe s’est donc dirigé vers le petit pont situé plus en amont du lieu où ils étaient venus se repentir auprès de moi. Un vieux pont de pierre dont personne ne connaissait l’âge exact. On supposait qu’il était encore plus vieux que le village, et avait été érigé par Izanagi — le Kami protecteur de la région. La vétusté des rambardes du pont ne me rassurait guère. Au contraire du reste de la structure, elles étaient constituées de bois, et accusaient — en plusieurs endroits —, diverses fêlures. Signe qu’il valait mieux ne pas s’appuyer dessus, sans prendre le risque de basculer dans la rivière. Il n’y avait pas vraiment d’inquiétude à avoir en tant que possibilité de noyade, le lit du ruisseau étant de faible densité à cet endroit précis. Cependant, il comportait plusieurs pierres pointues qui auraient vite fait de me briser le crâne, si d’aventure je tombais dessus à vive allure.

 

    Malgré cette première angoisse de ma part — partagée par mes camarades qui jugèrent bon également de ne pas faire confiance aux rambardes menaçant de s’écrouler si on posait les mains dessus —, notre petit groupe parvint de l’autre côté de la rivière. Nous nous retrouvions ainsi devant un grand escalier faisant se diriger vers les territoires du Sanrei, surmonté d’un premier Torii. A ses côtés figurait un Kaminada. Au contraire du pont, celui-ci montrait être régulièrement entretenu, et contenait des offrandes composées de fruits sur les petits plats déposés au pied de la représentation d’Izanami. Une idole en bronze, qui n’avait pas souffert des affres du temps. Un autre signe que le Kaminada était préservé par une main humaine avec soin. Les tiges d’encens étaient encore enveloppées d’une fumée, ce qui indiquait qu’ils avaient été allumés il y avait peu. Sans doute la veille, par le chef Tokiharu.

 

    Respectant la procédure d’adresser des prières respectueuses devant le Kaminada, nous avons ensuite commencé à gravir la longue lignée de marches. Plus de 150, constituées de pierre, dans un état proche du sol du pont. Elles étaient étonnamment en bon état, malgré leur grand âge. Je doutais que ce soit là l’œuvre de Tokiharu. Ce qui représenterait un travail bien trop colossal. Même pour l’ancien bonze qu’il était, pourvu d’un sens du respect hautement distinctif. C’était comme si la nature n’avait pas daigné abîmer ces marches, ou qu’une force empreint d’une magie puissante empêchait toute agression naturelle de les entamer. Au bout d’une demi-heure de marche, nous sommes parvenus au Torii désignant l’entrée du sanctuaire, et symbolisant le franchissement de la frontière du monde spirituel.

 

    Nous nous sommes ensuite employés à nous purifier les mains et la bouche, en utilisant l’eau se trouvant dans un petit bassin à cet effet, situé sur la droite du Torii. Une étape nécessaire pour ne pas irriter Izinagi. Nous nous sommes ensuite inclinés avant de passer sous le Torii, en prenant garde de ne pas marcher au centre de celui-ci. Ce qui serait un grave sacrilège. Le chemin central est réservé aux divinités, et ne doit en aucun cas être emprunté par un simple mortel. Un Torii se doit d’être franchi en suivant le côté droit des marches, sous peine de provoquer la colère du Kami à qui le sanctuaire est dédié. Toujours pour respecter les règles de circonstance, inhérentes aux traditions, et sommes arrivés au cœur du sanctuaire Kizumo. C’était là que mes camarades m’attendraient, après que j’ai rencontré le Sanrei, et obtenu de sa part qu’il me reconnaisse comme un des siens en m’offrant un morceau de son Umanari.

 

    Le deuxième Torii se trouvant à la sortie du sanctuaire représentait l’ultime frontière séparant le territoire du Sanrei de celui des hommes. Le franchir était déjà en soi un affront porté au Yokaï, et me faisant pénétrer sur des terres normalement interdites. Une nouvelle suite de marches se montrait à moi. Je remarquais qu’à la différence de la structure précédente, les Hashira, le Kasagi et le Nuki — les piliers et linteaux horizontaux constituant le Torii —, étaient d’un éclat étincelant. Ils semblaient entourés d’une aura surnaturelle, comme nimbés d’une aura à la fois sombre et teinté d’un bleu luminescent en son cœur. Je ressentais un trouble intérieur, manquant de rebrousser chemin, car conscient qu’une fois franchi, il serait trop tard : je serais déjà coupable du non-respect des règles du village, et pouvait provoquer le courroux du Sanrei à tout moment.

 

    J’ai jeté un œil furtif en arrière, voyant Ikari au loin semblant m’encourager par leurs gestes à avancer. Je ne voulais pas décevoir mes nouveaux amis. Je me suis retourné, fermé les yeux un instant en libérant mon esprit de toute idée pouvant être ressentie comme un irrespect supplémentaire, puis les aie rouverts avec la détermination de continuer. Après tout, je n’étais pas allé aussi loin pour reculer maintenant. La peur au ventre, j’ai agi de même que pour le franchissement du Torii précédant — en mettant plus de ferveur aux étapes de purification et de salut respectueux —, et gravissait les nouvelles marches devant me conduire au lieu de vie principal du Sanrei. L’ascension fut longue, et comme la nuit commençait à tomber — condition indispensable pour croiser le Sanrei —, je n’étais vraiment pas rassuré.

 

    Mais j’ai tenu bon : j’ai surmonté ma peur pour montrer que j’étais digne de la confiance de mes amis pour réussir mon défi. Je voulais obtenir le statut promis auprès de mon village grâce à cette épreuve. Le froid s’intensifiait au fur et à mesure que je montais toujours plus haut. Mon angoisse s’accentuait, mais je me sentais malgré tout protégé par la présence des marches. Je sais, c’est idiot. Mais j’avais vraiment l’impression de bénéficier d’une sorte de protection en plus par leur présence. Tout à changé quand celles-ci se sont brusquement arrêtées, après avoir constaté que leur qualité s’effritait au fur et à mesure de mon avancée. Comme si la force les protégeant jusqu’alors n’avait plus le désir de les entourer de sa bienveillance, et préférait se concentrer sur la nature environnante.

 

    J’entendais des sons aussi divers qu’effrayants à plusieurs niveaux. Des sons aux caractéristiques animales qui ont mis mon courage à rude épreuve bien des fois. A plusieurs reprises, j’ai dû échapper à des chutes de fruits venant des arbres, s’écrasant en libérant des vapeurs semblant venir des enfers. J’ai eu tout juste le temps de relever le col de ma veste pour ne pas être victime d’intoxication, et mettre ainsi fin à mon périple. J’ai glissé sur des mousses paraissant apparaître d’un coup sous mes pieds, évité le vol de créatures furtives, dont je ne parvenais pas à apercevoir ne serait-ce que la silhouette. C’était comme si elles se montraient invisibles pour un être humain tel que je l’étais. Par moments, j’avais également l’impression de tâtonnements de mains sorties de terre. Ce qui me provoquait des cris de terreur intenses. L’instant d’après, j’avais beau observer le sol, je ne voyais rien qui puisse expliquer ce que je venais de subir comme prémices d’agression.

 

    C’était fortement déstabilisant. Mon cœur se serrait tellement par moments que j’ai bien cru qu’il allait lâcher à plusieurs reprises. J’en arrivais à regarder tout autour de moi à chaque pas, dans l’espoir de prévenir d’autres attaques destinées à me faire fuir. Je ne sais pas si c’était un désir inconscient, une force impalpable qui m’enveloppait durant tout mon périple, mais j’ai tenu bon. C’était comme si mon cerveau refusait d’entendre les suppliques de mon corps de tout abandonner, et retourner en sécurité, au sanctuaire. Là où se trouvaient mes amis. Il bloquait leurs appréhensions physiques, leur insufflait une dynamique propre à me persuader de ne pas lâcher prise, et les faisaient avancer à contre cœur.

 

    A force de persévérance, ponctuée par la peur de faillir et revenir à mon ancien statut de paria si je revenais bredouille de mon épopée, je suis finalement arrivé au sommet de la petite montagne. Il y eut un léger bruissement que je crus appartenir à la végétation autour de moi. Mais je compris vite qu’il n’en était rien. Il s’est soudain montré à moi, devant moi. Il était là — à quelques mètres de ma position —, me fixant intensément et semblant m’attendre : le Sanrei. A dire la vérité, j’avais espéré quelque peu tricher dans mon entreprise : je pensais pouvoir surprendre le Yokaï, bien qu’ignorant de quelle manière m’y prendre. Pouvait-ton seulement parvenir à prendre au dépourvu un être aussi puissant par ses sens qu’était ce type de créature ? Au vu de la présence du but de mon voyage, il devenait évident que la réponse était négative. On ne pouvait pas tromper un Yokaï. Aussi doué en dissimulation pouvait-on être.

 

     Le Sanrei est resté longtemps immobile, semblant juger de ce dont je pouvais me rendre capable face à lui. Il paraissait attendre que je me dresse devant lui, franchissant la distance nous séparant. Ou bien — au contraire —, que je fuis comme un couard. C’était une sorte de duel à distance, implacable, pouvant signer le glas de la moindre erreur d’inattention du plus faible. Et, en l’occurrence, le plus faible ne pouvait être que moi. J’étais conscient qu’une confrontation directe ne pourrait jamais être favorable à un simple être humain comme moi. En cet instant, j’avais presque accepté mon sort, accepté que je finisse ma vie ici, sur cette montagne. Je pensais à ma pauvre mère, aux pleurs qui la submergerait en apprenant la stupidité qui m’avait envahi en ayant voulu croire que je pouvais accomplir sans encombre cette équipée.

 

    Le but du défi était de me faire accepter par le Sanrei comme l’un de ses semblables. Si tant est qu’il puisse se montrer capable d’une telle possibilité hautement improbable.  Mais je pense qu’intérieurement, je me savais incapable d’un tel exploit. J’ai inconsciemment du penser qu’il serait sans doute plus prudent d’arracher un morceau de l’étoffe devant prouver la réussite de ma prouesse, en trompant la vigilance du Yokaï, une fois arrivé sur le centre de son territoire. Là où j’aurais le plus de chance de le trouver. Ce qui impliquait de parvenir à masquer ma présence. Fait plus que dérisoire face à un être surnaturel comme celui qui me faisait face maintenant. Signe de l’échec de ce que j’avais sans doute envisagé, au plus profond de mon inconscient dénué de toute lucidité.

 

    A présent qu’il m’avait vu, je pensais ma dernière heure venue, en punition de mon hardiesse inconsidérée. Ma surprise fut d’autant plus grande quand le Yokaï s’approcha de moi et me félicita pour mon courage. Moi qui avais osé arriver jusqu’à lui, malgré les obstacles qu’il avait dressé sur ma route. Je me rappelais alors ces chutes de pierre sur mon parcours, ces rires persistants dans l’ombre, ces choses invisibles me frôlant et m’ayant blessé plusieurs fois. Ainsi que moult autres dangers et moments propices à une peur intense ayant caractérisé mon parcours. Tout ça avait donc été un test ? Le Sanrei se mit à me sourire, dissipant les brumes de ténèbres dont il s’était entouré jusque-là, et m’ayant empêché de le discerner distinctement. Il m’affirma qu’il avait été impressionné par ma détermination exemplaire face à toutes les petites farces qu’il avait mises en place, juste pour juger de ma valeur. Il continua en m’indiquant que je serais toujours le bienvenu chez lui, sur la montagne, au sein des territoires que j’avais osé fouler de mes pieds d’humain.  Ce dont il me pardonnait, après que je me sois montré capable de le distraire à satiété. Il s’est ensuite muré dans un silence oppressant, avant de dresser sa main devant lui. Je ne sais pas très bien ce qu’il m’est advenu à ce moment précis, si ce n’est que j’ai cru percevoir une sorte de nuage m’aspirant d’un coup en son sein.

 

    L’instant d’après, je me suis au sanctuaire situé plus bas. En une fraction de secondes. En tout cas, c’est l’impression que j’ai eue. J’ai alors remarqué que je possédais entre mes doigts un morceau de l’Umanori du Sanrei, et but de ma présence sur cette montagne interdite. Je supposais qu’il avait profité de son petit tour de passe-passe l’instant d’avant pour me le glisser discrètement dans la paume des mains. Un cadeau pour récompenser mon courage et ma témérité, tel qu’il en avait fait allusion. J’étais alors tout heureux d’avoir marqué du sceau du triomphe une mission que je pensais aboutir à plus de désillusion qu’autre chose. Pour ne pas dire une mort certaine. Mais j’ai alors fortement déchanté, en découvrant le spectacle horrible se montrant à moi.

 

     Mes 3 amis avaient été suspendus au Torii de l’entrée du sanctuaire, un peu plus bas.  Chacun d’entre eux avait la peau écorchée et les entrailles vidées. Leurs yeux avaient laissé la place à des orbites vides, d’où suintait un liquide noir se mêlant à leur sang. Un spectacle d’horreur. Je ne parvenais même pas à crier tellement j’étais sous le choc. Le Sanrei est alors réapparu, et m’a expliqué que c’était leur punition. Ils m’avaient envoyé vers lui dans le seul but de se moquer de moi, espérant bien que je reviendrais terrorisé, sans être allé au bout du défi qu’ils m’avaient forcé à accomplir. Ils avaient eu — dès le départ — la ferme intention de déclamer ma couardise au village, une fois constaté l’échec de mon équipée. S’ils m’avaient invité à rejoindre leur groupe, cela avait toujours été dans cet objectif. En se montrant coupable d’une telle traîtrise, ils ont subi son courroux, pour avoir été à l’origine du brisement des règles propres au village, et concernant l’interdiction de franchir le deuxième Torii. Celui menant au sein de ses terres tabous A ce titre, je bénéficiais de sa clémence pour n’avoir été que le jouet de cette odieuse machination de la part de ces 3 irrespectueux de la loi des Yokaï.

 

    En persévérant malgré ma peur, je m’étais montré digne de l’admiration du Sanrei, qui me pardonnait ma relative naïveté m’ayant valu de risquer ma vie, pour un motif qui — à ses yeux — était bien futile. Il vivait seul depuis bien des siècles, et cela ne l’avait jamais véritablement dérangé. Même s’il n’aurait pas dit non à une compagnie, dès lors que celle-ci se serait montré digne d’obtenir son respect. J’étais le premier à m’être montré être possesseur de telles valeurs. C’était pour toutes ces raisons qu’il m’avait laissé gravir la montagne aussi loin, curieux de voir si je parviendrais à lui. Alors qu’habituellement toute personne osant ne serait-ce que poser le pied de la limitation séparant ses territoires de ceux des humains était passible de mort immédiate. La sanction qu’il avait réservée à mes camarades pour leurs manigances malveillantes.

 

    Bien que ceux-ci n’avaient pas franchi ses terres, ils s’étaient montrés coupables, à ses yeux, de la pire des lâchetés en m’envoyant à ce qu’ils pensaient conduire à une mort certaine dans le pire des cas. Ou — au mieux —, du fait de ma difformité, pensaient-ils que j’éviterais une sanction trop grave de sa part, car me reconnaissant comme un de ses semblables. Le Sanrei me confia qu’il n’en était rien. S’il m’avait épargné — au contraire de mes stupides et vils compagnons —, c’était uniquement à cause de ma ténacité et mon aptitude à dépasser mes craintes. Il se moquait complètement que je puisse posséder un aspect pouvant faire croire aux humains que je n’appartenais pas à leur monde, mais à celui des Yokaï.


    Cependant, dans son infini bonté — tel qu’il le désigna —, il me laissa la possibilité d’un choix qu’il n’avait encore jamais accordé à nul humain. En grande partie parce qu’aucun d’entre eux n’avait montré les mêmes qualités que moi. Je pouvais repartir vers mon village — avec la crainte de subir encore plus de rejet de la part des habitants —, ou bien vivre avec lui, au sein de la montagne. Là où je serais accepté pour ce que j’étais. Je ressentais une forme de fierté pour avoir fait l’objet d’autant d’intérêt pour le Sanrei. Mais je ne pouvais pas accepter sa proposition de vivre auprès de lui. Malgré leurs défauts, les villageois restaient mon peuple. Qui plus est, mon absence ferait mourir de tristesse ma mère. Et ça, je ne pouvais même pas l’envisager. Le Yokaï comprit mon choix, et parut même être très satisfait de ma réponse.

 

    Je pense que c’était celle qu’il attendait. Comme une sorte de nouveau test en fait. Il m’assura qu’il veillerait toujours à ce que je ne subisse plus de moqueries de la part des hommes, et il me toucha alors le visage. Comme pour se livrer à une sorte de pacte entre lui et moi. Je n’ai pas compris sur l’instant. Je me suis contenté de le voir disparaître devant mes yeux. Puis je me suis précipité au village, pour expliquer ce qui s’était passé, dans les détails, puis en montrant le morceau d’étoffe prouvant mes dires. Ce bout de tissu devint un artefact siégeant au cœur d’une statue érigé au beau milieu du village, et représentant — en se basant sur ma description du Yokaï —, le Sanrei. Ce qui attribue une valeur sacrée à cette sculpture. Le morceau d’Umanari est visible, car placée dans une sorte de niche transparente en verre, disposée à l’emplacement du cœur de l’idole. Quant à Ikari et ses amis, leurs funérailles déclenchèrent une aura de tristesse profonde parmi les habitants, bien sûr. Mais aucun de ces derniers ne m’en a voulu pour ce qui était arrivé. Ils comprenaient que mes camarades avaient fauté de la pire des manières, pour avoir osé défier un Yokaï. Ceci en m’envoyant à lui, juste pour une blague de très mauvais goût.

 

    Il y avait autre chose qui a eu un impact non négligeable sur ma nouvelle position auprès des villageois. Ma mère fut la première à me le faire remarquer, le lendemain de mon retour au village. Mon nez. Mon nez était devenu tout à fait normal. Il n’était plus atrophié. Un cadeau du Sanrei, sans nul doute. C’était pour cela qu’il avait apposé sa main sur mon visage. Pour me faire don de ce présent, en récompense de ma franchise et de tout ce que j’avais accompli. A partir de ce jour, les habitants m’ont considéré comme un des leurs à part entière, louant mon courage incroyable pour avoir affronté les dangers envoyé par le Yokaï au cœur de ses terres. Le chef m’a pardonné d’avoir bravé les règles, car conscient que je n’avais été qu’une simple marionnette, agissant selon le bon vouloir d’Ikari et ses amis.

 

    Aussi bien Yokiharu que le reste du village, personne ne fit même plus mention des 3 enfants tués par le Sanrei par la suite. Tout juste s’il y a une commémoration de leur mort qui fut établi chaque année. Pas pour célébrer leur mort. Mais pour remémorer à tous qu’il ne faut pas défier la loi des Yokaïs, et encore moins faire preuve de traitrise envers ses proches, comme j’en avais été la victime. Leurs parents ont bien montré quelques réticences au début, demandant même à ce que je sois puni, car me considérant responsable de la morte de leurs enfants.  Bien que les faits établis fussent prouvés par diverses preuves. Le morceau d’Umanari en tête. Ils n’acceptaient pas leur mort, refusant d’admettre leur culpabilité évidente. Yokiharu a été intransigeant envers eux, et a refusé que je subisse de quelconques contrecoups de leur part en représailles. Si tel cas arrivait, ils seraient immédiatement bannis du village.

 

    Bon gré, mal gré, les parents des enfants punis et tués pour leurs actes par le « Spectre de la Montagne » finirent par se résigner à la décision du chef Yokiharu. Toutefois, ils quittèrent d’eux- même le village, ne supportant plus le souvenir de la mort de leurs rejetons machiavéliques. Ce qui arrangea pas mal de monde en fait, y compris ma mère et les Sukeyo qui subissaient régulièrement les regards réprobateurs des trois familles endeuillées, n’ayant jamais véritablement accepté toute la vérité. En dehors de cela, j’étais heureux de mon nouveau statut. Mais je regrettais qu’il eût fallu la mort de mes anciens camarades pour arriver à cette position. Qui plus est, bien qu’ils affirmaient le contraire, je voyais bien chaque jour le regard affiché par les villageois en me croisant. Bien sûr, il y avait de l’admiration de leur part à mon encontre. C’était indéniable. J’étais celui qui avait défié le Sanrei, et qui en était sorti vivant. Mais j’apercevais également dans leurs attitudes un soupçon de peur, comme avant. Une peur différente cependant. Il n’y avait pas de dégoût à l’intérieur. Juste la crainte de m’adresser une parole ou un geste malheureux, pouvant irriter le Sanrei qu’ils savaient veiller sur moi.

 

    Ils savaient qu’il existait désormais un lien entre ce dernier et moi, et il était hors de question pour eux de prendre le risque de s’attirer les foudres du Yokaï. D’autant qu’ils n’ignoraient pas qu’il m’arrivait régulièrement de me rendre sur la montagne. C’est difficile à expliquer, mais je recevais parfois comme des messages dans ma tête. Je devinais qu’il s’agissait d’appels du Sanrei, désirant que je vienne le voir. J’étais devenu bien plus qu’un simple petit humain ayant réussi à sortir vainqueur de ses épreuves, à ses yeux. J’étais devenu l’équivalent d’un ami. Un ami qu’il respectait. Le seul humain qu’il acceptait à ses côtés. C’est à partir de là que j’ai su que j’étais encore bien plus différent des autres.

 

    Mon lien avec le Sanrei, ça montrait mon aptitude à nouer des liens avec les Yokaï. J’en ferais l’expérience plus tard, en rencontrant le roi de ces êtres, en étant plus ou moins invité à me rendre sur le pic où résidait le couple royal de ces créatures. Une rencontre déterminante, qui ferait de moi une célébrité à travers tout le japon. Une rencontre que je vous relaterais en détail lors d’un de mes autres récits à venir, et que je dois à mon ami de la montagne. J’étais devenu celui qu’on vient voir pour régler des conflits entre Yokaïs et Humains. Celui qui savait parler à ces créatures craintes et respectées, envers qui il ne valait mieux pas se frotter sans prendre de précautions. J’étais cet homme. J’étais ce cas à part parmi eux. J’avais obtenu le respect du roi des Yokaï et son épouse, et ce sont d’ailleurs ces derniers qui m’ont fait valoir mon statut de négociateur entre leur monde et le mien.


     Les humains m’ont alors attribué le patronyme officiel de chasseur de Yokaï. Un titre montrant bien le fossé qui existe entre les deux mondes. Là où les créatures ayant forgé nombre de mythes du Japon me voient comme quelqu’un pouvant discerner les problèmes les concernant — quelqu’un avec qui discuter pour trouver un compromis —, les humains ne me perçoivent que comme un simple chasseur se faisant payer pour ses services. Au départ, si je demandais des oboles, c’était juste pour assurer ma subsistance. Après ça, mon rapport avec l’argent a évolué : je me faisais payer afin de répondre à quelques menus détails administratifs, et pour que je sois en conformité avec les lois japonaises. Bien que mon rôle reste honorifique, plus que véritablement reconnu comme un métier à part entière. Mais disons que je bénéficie désormais de certains privilèges propres à ne pas semer le doute sur mes intentions, lorsque je m’acquitte d’une mission.

 

    Je me nomme Ryu Okawari. C’est ainsi que tout a commencé. Mon lien avec les Yokaï, mes pérégrinations à travers le japon pour trouver des solutions — parfois épineuses —, à des problèmes mettant en opposition le monde caché et le nôtre. Ma mère m’a dit par le passé que j’étais sans doute prédestiné à ce rôle. Je subodore qu’elle m’a toujours caché quelque chose. Je n’ai jamais connu mon père, comme dit plus tôt dans ce récit. Quand j’ai abordé ce sujet au roi des Yokaï — espérant qu’il pourrait peut-être m’apporter des réponses à mes interrogations —, lui aussi a préféré contourner la conversation. Je suis à peu près certain que ma mère a eu une relation avec un Yokaï, sans que je puisse être en mesure de déterminer à quelle espèce précise il appartient. Ce qui expliquerait mes prédispositions de relations avec ces créatures. Je peux comprendre que ma mère ait voulu se taire concernant ce sujet tabou pour elle. Une volonté de sa part de ne pas avoir voulu en rajouter sur mon rejet des habitants de mon village depuis ma naissance. Avant que tout change grâce à ma rencontre avec le Sanrei de la montagne. C’est compréhensif de sa part. Quelle mère ne ferais pas tout pour protéger son enfant, dès lors que la vérité peut le blesser encore plus qu’il ne le subit déjà ?

 

    Néanmoins, le silence du roi et de la reine des Yokaï est plus troublant. Je n’ai pas voulu insister sur ce qui semble être du domaine du sensible auprès du couple royal. Mais cela m’interroge encore plus sur mon père, dont je ne connais même pas le nom ou la nature. Est-il un Yokaï particulier, ou lui-même un être à part comme je le suis ? Un hybride ou je ne sais quoi, dont l’évocation provoque des visages fixant le sol, dès lors que j’exprime le besoin d’en savoir plus sur lui ? Mon statut de « chasseur de Yokaï », j’espère qu’il me permettra un jour de répondre à toutes ces questions qui envahissent mon esprit. Qu’un jour prochain, je découvrirais le secret de ma naissance, et — qui sait ? —, trouver l’endroit où se terre mon géniteur inconnu. Celui qui fait trembler à la fois Yokaïs et humains.

 

    Je suis persuadé qu’un jour prochain, je saurais qui il est, mais ce n’est pas encore à l’ordre du jour. Pour l’instant, je préfère me concentrer sur mon rôle, acceptant les requêtes émanant de villages sur les diverses îles du japon, afin de faire de mon mieux pour harmoniser l’entente entre yokaïs et humains. Car c’est bien ce que je suis aujourd’hui : celui qui démêle l’impossible. Celui qui offre de nouveaux avenirs, de nouvelles paix entre les deux mondes dont je suis l’intermédiaire officiel. Je ne rejette pas mon appartenance aux hommes, mais je dois dire qu’au fur et à mesure de mes missions, j’en suis devenu à me demander si je ne préfèrerais pas être un Yokaï à part entière, tant je me sens plus proche de ce monde là que celui qui est officiellement le mien.

 

    Mais est-ce vraiment le cas ? Suis-je véritablement un être humain, ou autre chose ? J’ai eu l’impression que le chef de mon village — lui aussi —, était au courant de certaines choses me concernant. Des éléments de ma vie qu’il lui était impossible de me révéler. Je l’ai compris à son air dépité à certaines de mes questions posées, lorsque j’étais enfant, après que je sois revenu en odeur de sainteté auprès du village, du fait de mon exploit reconnu. Je n’ai pas insisté, pour que ça ne cause pas des soucis supplémentaires à ma mère, alors que nous pouvions enfin vivre sans avoir de larmes au bord des yeux, à toute heure de la journée. Mais le regard absent du chef était identique à ceux arborés par le couple royal des Yokaï, lorsque j’ai voulu en savoir plus sur mon père. C’est un mystère qui ne cessera de me hanter, et me fera me demander à quel monde j’appartiens vraiment ? Celui des Yokaï ou celui des humains ? Cette interrogation me taraude régulièrement lors de mes nuits, mais je sais aussi que je ne dois pas forcer le destin.

 

    Le jour où je serais amené à croiser la route de celui qui est mon père, quelque chose en moi me dit qu’il n’est plus si loin. Je serais patient. En attendant, je me dois de ne pas faillir à mon rôle de négociateur. Car — déjà —, je dois me rendre sur l’ile de Kyushu. Là où m’attends ma prochaine intervention. Peut-être y trouverais-je des indices à même de me guider vers mon espoir secret de savoir qui je suis vraiment ? Si je devais avoir l’occasion — un jour —, de rencontrer un Yokaï à même de m’exaucer un vœu, ce serait celui-là qui passerait en priorité. Il ne me reste qu’à croire en ma destinée, afin que je puisse croiser un tel être. Un être capable de m’offrir les réponses que je cherche depuis si longtemps…



Publié par Fabs