5 ans. 5 ans que je
n’avais pas remis les pieds sur les terres des Usher. Il aura fallu que je
reçoive cette lettre singulière pour que mes pas foulent à nouveau le sol de
ces lieux maudits. Je me souviens de la première fois où Roderick
était venu me voir en mon cabinet notarial de ma chère cité d’Alverton.
Son teint présentait des couleurs si pâles qu’on aurait dit qu’il venait de
passer de vie à trépas depuis plusieurs jours, et qu’un instinct de survie
notable et plus fort que la mort elle-même l’avait fait sortir de sa tombe
pour, je ne sais quelle raison. J’ai tressailli à sa vue dans un premier temps,
et je n’étais pas le seul. Mon clerc se para d’un blanc d’inquiétude guère plus
flamboyant quand son regard se porta sur ce cadavre ambulant qu’était le
propriétaire de la demeure située au-delà du bois d’Arlington Grove.
À dire vrai, les Usher jouissaient déjà d’une réputation peu flatteuse
avant même que je rencontre Roderick à l’époque. On disait que
les animaux évitaient soigneusement de s’aventurer sur les terres âcres des
lieux où se dressait cette demeure sinistre. Là où les brumes l’entourant
– de manière constante – semblaient se dresser contre toute vie osant
s’aventurer aux abords de la propriété.
On racontait qu’une nuit un petit groupe de jeunes hardis
gaillards d’âges divers allant de 16 à 19 ans – voulant profiter de
l’isolement des Usher pour s’emparer de richesses qu’on disait dépasser
l’entendement – s’était présenté devant l’imposante grille en fer forgée.
Celle-ci – déjà - montrait sa désapprobation de la présence des intrus par
l’étrange disposition des ferrures, donnant l’impression d'yeux menaçants, et
d’une bouche prête à vous avaler si vous daigniez vous approcher de trop près.
Le chef du groupe – pourtant un solide garçon bien charpenté qui ne
craignait pas grand-chose hormis la rudesse de son père – a été le premier
à reculer devant ces ornures bien peu accueillantes. Mais, comme il était celui
qui avait eu cette idée saugrenue de l’équipée dans laquelle il avait entraîné
deux de ses amis – ainsi que l’élue de son cœur qu’il voulait
impressionner par son courage – il ne pouvait se déroger à son entreprise
hasardeuse. Mal lui en a pris.
Une fois poussé le portail – très peu engageant – qui grinça à tel
point qu’on eut cru que l’enfer hurlait de toute son âme – selon le témoignage
de l’un des téméraires de cette soirée peu ordinaire – une brume s’étant
formée soudainement encercla les imprudents. Une brume dont les vapeurs quelque
peu toxiques obligèrent le petit groupe à se masquer la bouche pour ne pas
suffoquer. N’importe qui aurait déjà fui face à ce phénomène aussi angoissant
qu’inexplicable. Mais chacun faisait confiance à leur leader – sans savoir
que ce dernier n’en menait pas large, et commençait à regretter son choix
d’être venu en ces territoires inhospitaliers. Leur escapade tourna court en
voyant des lumières venant du cimetière familial, jouxtant la demeure cachée
par la brume de plus en plus opaque qui paraissait s’agglutiner autour des
corps des intrépides jeunes gens. Pour montrer son courage auprès de sa belle,
Hector – le leader du groupe – indiqua que ces lumières ne devaient être rien
de plus que des torches laissées près des tombes, pour respecter un rituel
mystérieux – et conformes aux racontars mettant en scène les Usher.
Les deux autres garçons évoquèrent plutôt des feux follets ayant
été activés par les âmes des défunts présents dans le cimetière. Un lieu où
séjournaient les différents serviteurs ayant officié auprès de la famille Usher
depuis des siècles. Hector ne tint pas compte de ce qu’il considérait comme des
fables, et enjoint ses camarades et sa dulcinée à continuer d’avancer. La jeune
Carolyn Dyer – fille du forgeron de la cité proche
– essaya de décider son prétendant à rebrousser chemin, prétextant qu’elle
ne trouvait plus cette sortie aussi amusante qu’elle l’aurait cru et
s’employant à serrer du plus qu’elle pouvait le bras gauche de son aimé en
enroulant celui-ci de son propre bras. Une proximité fortement appréciée par
Hector qui voyait son degré de confiance augmenter. Ainsi qu’un plaisir à peine
dissimulé d’effrayer de la sorte aussi bien Carolyn que ses autres camarades,
et renforçant ainsi son aura auprès d’eux en montrant l’assurance de ses pas.
Et ce, malgré sa propre peur qu’il masquait de toutes ses forces.
Cependant, son courage vola en éclat peu après, quand lui et ses
compagnons d’équipée aperçurent des silhouettes émerger de la brume semblant
venir du cimetière des Usher. Des silhouettes difformes du fait de l’opacité
environnante provoqué par les volutes brumeuses les entourant. Ce qui acheva
d’annihiler toute forme d’audace chez eux, ce fut quand les mêmes silhouettes
– auparavant prise pour de simples statues érigées en mémoire des disparus
des tombes – qui se parèrent d'yeux d’un rouge écarlate, et effaçaient la
brume les enveloppant en s’avançant vers le groupe. Au même moment,
oubliant leur détermination à en apprendre davantage sur les racontars sur les
Usher – et figurant parmi les raisons de leur présence en ces lieux – en
plus d’un espoir de s’enrichir facilement en forçant les propriétaires à se
délester de leurs biens les plus précieux à leur avantage, le groupe hurla
de terreur. Sans chercher à connaître la nature de ces silhouettes aux yeux
capables de percer l’épaisseur de la brume par leur luminescence terrifiante,
les 4 jeunes tournèrent les talons et s’enfuirent sans
demander leur reste en direction de la grille, qu’ils franchirent prestement,
avant de reprendre le chemin d’Alverton.
À leur retour à la cité, ils jurèrent avoir été pourchassé par des
démons invoqués par les Usher. Il fallut plusieurs jours à chacun d’entre eux
avant de daigner sortir de leurs habitations respectives, au grand dam de leurs
parents qui eurent bien du mal à rassurer leurs progénitures terrorisées par
leur aventure. Il y a eu d’autres petites histoires du même acabit au cours des
années. Toutes présentant des similitudes sur la présence de gardiens nocturnes
effrayants se cachant dans la brume omniprésente autour de la demeure maudite.
Ce qui a participé à décourager toute autre tentative d’intrusion plus ou moins
discrètes, et renforcer la réputation de demeure maudite de la maison Usher.
Celle qu’on disait abriter une des portes de l’enfer. Une rumeur tenace, bien
que je n’y ai jamais prêté foi. Il aurait fallu pour cela que je porte de
l’importance aux divagations de l’Église. Ce dont je n’étais pas friand, et
évitant scrupuleusement à ne pas gâcher mon dimanche en me rendant à la messe.
Un fait qui ne favorisait pas la clientèle à franchir le seuil de mon modeste
commerce, vu que la majorité d’Alverton était très croyante
et engoncée dans des superstitions d’un autre âge.
Je pense que c’est justement ma propension à ne pas croire
n’importe quoi qui a conforté Roderick Usher à venir à ma
rencontre plutôt qu’un autre. Nous étions deux offices notariaux à exercer à Alverton, et je devais dire que mon concurrent – qui, lui,
était un familier de l’Église tant appréciée des habitants de ma petite cité
– pouvait s’enorgueillir de biens meilleurs bénéfices que ma trésorerie
fort peu remplie. Malgré sa réputation de « maudit », Roderick
Usher restait un bon parti en termes de patrimoine financier, et nombre de
commerçants aurait tué père et mère pour avoir ses bonnes grâces. Contrairement
à ce qu’on pourrait croire, il y avait nombre d’habitants qui faisait passer la
probabilité d’une opulence gagnée facilement par des transactions attendues
avec les Usher devant tout le reste. Quitte à s’attirer les foudres d’une
certaine clientèle – fidèle aux affabulations colportées par le prêtre de la
ville – et ayant juré la perte des damnés qu’étaient les Usher à ses yeux.
L’argent fait oublier bien des préjugés, croyez-moi. Et je n’étais pas en
reste, au même titre que bien d’autres à Alverton.
Voir Roderick Usher m’avoir choisi au détriment
de mon concurrent plus populaire, c’était une manne que je ne pouvais me
permettre d’ignorer à cause de billevesées traitant de mythes idiots et sans
fondements concrets. Voyant la gêne de mon clerc à la présence de mon illustre
visiteur et futur client – pouvant par là même rehausser ma réputation en chute
libre depuis plusieurs mois – je lui demandais de prendre congé. Je lui
assurais que je serais à même de m’occuper seul de ce client synonyme
d’opulence pour mon cabinet. Le clerc n’y vit pas d’objection – bien au
contraire. J’ai perçu dans ses yeux un signe de remerciement de lui permettre
de ne pas prendre part aux débats entre moi et notre riche visiteur, et il nous
laissa seuls – Roderick et moi — au sein de mon bureau,
après avoir pris soin de fermer la porte délicatement. Tout sourire, Roderick s’employa donc à m’expliquer la raison de sa venue, qui
consistait à faire de moi son exécuteur testamentaire officiel – en plus
de me charger de la succession de sa demeure et ses terres à sa mort. Je crois
que la première chose sur laquelle il a insisté, c’est de garantir que
l’ensemble de ses biens reviennent à un obscur petit neveu vivant à Boston. Un
certain Edgar Allan Poe, descendant lointain des Usher par son grand-père.
Celui-ci ayant épousé une Usher par le passé et décédée depuis. Roderick
a d’ailleurs appuyé sa requête en me parlant pour la première fois d’une
malédiction touchant sa famille. Malédiction ayant débuté justement par cette Rosalyne Usher en lien avec cet Edgar Allan Poe, récipiendaire
de la future fortune des Usher à la mort de Roderick.
À ce moment-là, j’ignorais encore l’existence de Madeline, sa
sœur jumelle. Je pense que cela venait d’une volonté de ne pas faire
preuve de curiosité, en demandant pourquoi le contrat nous liant incluait
uniquement que son décès, et pas celui de sa sœur. Comme s’il savait déjà que
cette dernière ne lui survivrait pas, et qu’il serait officiellement le dernier
pur Usher à vivre au manoir familial. Bien sûr, je ne pourrais pas en jurer,
surtout après avoir été témoin du mal dont était déjà atteinte Madeline quand
j’ai vu cette dernière lors d’une visite à la demeure maudite. Difficile
d’assurer que Roderick ait pu avoir un rôle à jouer dans la
mort de Madeline, qui surviendrait quelques années plus tard. Même si cette rumeur
fut insistante, personne n’a jamais pu prouver que Roderick
ait pu agencer le décès de sa propre sœur. J’en veux pour preuve l’admiration
et la dévotion malaisante que le maitre de la maison Usher montrait vis-à-vis
de sa sœur malade. On disait qu’il était jaloux de toute personne envers
qui Madeline portait une attention dépassant le cadre de la simple amitié, et
que les morts suspectes de plusieurs prétendants n’ont fait qu’accroitre l’aura
maudite de la famille. Ce qui se rajoutait aux autres mythes du même ordre que
la petite histoire que je vous ai raconté au début de ce récit.
À dire vrai, sans pour autant me désigner comme un homme
n’ayant pas de cœur et de compassion, le lien tissé par Roderick
envers sa sœur m’importait peu. Mon métier m’a appris à ne pas me mêler de
faits ne me regardant pas. Plus encore si ma curiosité pouvait me faire perdre
des revenus substantiels dus à ma clientèle. C’était un risque que tout notaire
se refuserait de prendre s’il a un tant soit peu la fibre professionnelle et
commerciale propre à tout agent de cette profession et ce secteur d’activité. Quoi
qu’il en soit, l’affaire entre Roderick et moi fut vite
conclue, à ma grande joie. Nous avons longuement discuté, et Roderick
a insisté pour m’inviter à dîner au sein de sa demeure pour me remercier
d’avoir accepté d’être son exécuteur testamentaire. Il m’a confié seulement à
ce moment qu’il avait en fait bien tenté de traiter avec mon concurrent.
Cependant, celui-ci avait refusé tout net, arguant de la mauvaise
réputation des Usher pouvant nuire à son commerce. J’étais un peu dépité de ne
pas avoir été le premier choix de Roderick, mais ça n’avait
pas vraiment d’importance. Puisqu’au final, c’était moi qui avais fini par
avoir ce contrat avec lui. Je restais persuadé que c’était la déception du
refus de mon concurrent – et le lien avec l’Église qu’il entretenait
– qui a décidé Roderick à recourir à moi. Du fait de mes
convictions non religieuses. Ce qui lui assurerait de ne pas subir un nouveau camouflet,
à cause de superstitions visant sa famille et fortement regrettables.
Ainsi, deux jours après notre entrevue, je faisais fi des
histoires sur les Usher et apprêtais une calèche pour me rendre à la demeure
mystérieuse des Usher. Ce fut une nouvelle désillusion quand le cocher refusa
de me mener plus loin qu’à la moitié des bois d’Arlington Grove.
Malgré mon insistance et la promesse d’une somme supplémentaire pour lui faire
oublier ses idées reçues, il n’en démordait pas, menaçant même de me jeter
dehors lui-même si je ne descendais pas de ma propre volonté. Je condamnais son
attitude, mais je n’insistais pas. Je me retrouvais donc en plein sentier de la
forêt, choqué par le comportement du cocher, quand je vis apparaître quelques
minutes plus tard – après seulement quelques mètres de marche – une
autre calèche venant dans ma direction. Elle s’arrêta près de moi, et je fus
invité à prendre place à l’intérieur. Trop heureux de ne pas devoir finir le
chemin à pied, je n’interrogeais même pas mon sauveur sur le fait qu’il savait
où me trouver. Je supposais que Roderick avait anticipé ma
déconvenue, car connaissant les rumeurs émanant de la majeure partie des
habitants d’Alverton, et avait donc affrété son propre
véhicule à mon intention pour me récupérer dans les bois. Là où il avait deviné
que le cocher de l’autre calèche me déposerait probablement. Non sans avoir
reçu de ma part le paiement de cette course inachevée.
D’un autre côté, je n’étais pas perdant : mon conducteur
indélicat m’a fait don de la moitié de la course. Ce qui m’a fait quelque peu
oublier sa traitrise de ne pas m’avoir averti au préalable de son intention de
me lâcher en cours de route. Il semblait évident – au vu de la prévision
de Roderick d’envoyer son véhicule de transport pour me
récupérer – que je n’étais sans doute par le premier à avoir subi cette
déconvenue. D’autres avant moi ont dû se voir obligé de terminer à pied le
trajet les menant chez les Usher, avant de faire part de leur mécontentement
envers leurs rustres de cochers auprès de leur hôte. Ce qui a permis à Roderick de prévoir ma mésaventure pour venir jusqu’à lui. Je
n’étais pas très à l’aise : l'intérieur du véhicule sentait une odeur
assez prononcée de pourriture. Ce n’était pas réellement pestilentiel, car
supportable. Néanmoins, je me demandais quelle pouvait bien être la cause de
cette odeur fort désagréable qu’il me fallait supporter. D’autant que les
vitres ne pouvaient être abaissées, m’empêchant de compter sur l’air froid de
la nuit pour occulter l’odeur semblant émaner de la banquette située devant
moi. J’ai remarqué aussi des taches brunâtres sur le tissu. Elles avaient séché
– et je ne saurais donc prétendre de leur véritable nature – mais on
aurait dit… Du sang.
Interloqué par ce détail, j’ai même poussé l’indiscrétion jusqu’à inspecter la banquette me faisant face pour vérifier mes soupçons. C’était bien du sang : aucun doute possible. L’odeur sentie auparavant était encore plus insistante. Ce qui prouvait que je ne m’étais pas trompé en suspectant que ces effluves nauséabonds sortaient de cette banquette. Si je n’avais pas été plus éduqué, j’aurais pu pousser le vice en soulevant ladite banquette. Ne serait-ce que pour comprendre ce qui pouvait bien provoquer une telle odeur et suffisamment gênant pour que cela soit caché. Toutefois, je craignais que mon indélicatesse soit découverte en soulevant la banquette. Ce qui pouvait avoir comme conséquence de déplacer un élément à même de prouver ma curiosité malsaine, et pourrait mener à un séjour plus désagréable que prévu. J’ai préféré prendre sur moi, et résister à la fois à mon impétuosité et l’odeur qui emplissait l’air. Tout en espérant que le trajet ne durerait pas trop longtemps. Ceci pour ne pas voir mes narines libérer des fluides dérangeants et bien éloignés de la noblesse qui sied à un gentleman tel que moi. Je fus soulagé quand la calèche acheva sa course quelques minutes plus tard, et que Roderick lui-même vint m’ouvrir la porte pour m’accueillir.
À suivre...
Publié par Fabs
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