C’est un Roderick affichant un visage à la fois souriant et inquiet qui se montrait à moi. Il restait
immobile, indiquant son attente d’une réponse qui puisse le rassurer. Une
attitude digne du meilleur des hôtes. Ma nature franche n’a pas pu se résoudre
à mentir sur les sentiments m’ayant parcouru quant à ma mésaventure quelque peu
angoissante.
– Disons que j’ai connu de meilleures conditions. Si vous n’aviez pas envoyé une calèche à ma rencontre, je doute que mon cœur aurait supporté la traversée d’Arlington Grove.
Pendant que je descendais et mettais pied à terre, d’un geste, Roderick m’invita à le suivre. Tout en se montrant navré de la
tournure des évènements.
– Je suis navré. J’ai fauté en omettant de vous indiquer
qu’il était courant – à mon plus grand regret – que les cochers
d’Arlington emmenaient rarement leurs passagers jusqu’à ne serait-ce que la
grille de ma propriété. En général, sachant cela, mes rares invités s’arrangent
pour venir avec leur propre véhicule. Il faut dire que toutes celles et ceux
étant venus ici étaient possesseurs d’une fortune non négligeable leur
permettant ce luxe. Je ne me suis rappelé ce détail que tantôt, et ai pris les
dispositions pour que vous ne souffriez pas d’un parcours pénible et
oppressant. Surtout à cette heure de la nuit.
Ses paroles étaient sincères et je ressentais dans sa voix une
vraie contrariété. Je ne pouvais donc pas lui en vouloir. Surtout, je ne
pouvais pas me le permettre. Les honoraires qu’il m’avait versés lors de notre
entretien à mon cabinet – bien plus importants que le prix demandé
– méritaient que je ne m’offusque pas de cet oubli. Ce qui
m’avait fait goûter à un sentiment d’angoisse que je n’avais que peu
ressenti dans toute ma vie. Pour la même raison, j’ai préféré ne pas m’aventurer
à évoquer les interrogations suscitées par l’odeur m’ayant pris à la gorge dans
la calèche. Ainsi que ces taches que n’importe quel inspecteur de police aurait
immédiatement assimilé à une activité criminelle passée. À dire la vérité, ce
n’est pas que l’idée ne m’est pas venue en tête. Les indices en ce sens étant
accablants. Mais, encore une fois, seul comptait de m’assurer de conserver mes
accords avec l’un des derniers représentants de la puissante – autant que
crainte – famille Usher. La survie de mon cabinet en dépendait. Je me suis
donc employé à rassurer mon hôte, afin que la soirée ne démarre pas sur des
regards entre nous gorgé d’une suspcion malaisante. Ce qui pouvait mener à
une décision de Roderick pour se passer de mes services,
et le faisant revenir sur sa promesse de faire de moi son exécuteur
testamentaire. Une éventualité qui me serait fort dommageable.
- Ce n’est rien. N’en parlons plus. Pour ma part, j’ai déjà oublié
ce petit désagrément. Allons de l’avant, voulez-vous ? J’ai grande
hâte de découvrir l’intérieur de votre demeure qu’on dit appartenir à l’élite
de la région.
Roderick tournait légèrement la tête pour
me gratifier d’un sourire courtois. Je savais qu’il avait deviné mon intention
de ne pas le brusquer, pour éviter un revirement de sa part concernant notre
affaire récente. Affaire qui devait s’agrémenter de moult petits détails sur
les circonstances de mes services. Juste après, il reprit son chemin en me
remerciant pour ma vicissitude. Tout en montrant ne pas être dupe de mon
simulacre de flegme propre à tout britannique tel que moi.
– J’en suis ravi, Monsieur Carlton. Tout
comme je vous saurai gré de ne pas me tenir rigueur de l’aspect quelque peu
ragoûtant de la calèche qui vous a amené jusqu’ici. Quand nous serons plus
en confiance et nous connaîtrons mieux, je serais peut-être amené à vous donner
quelques détails sur l’histoire de ce véhicule. Il a traversé plusieurs
générations d’Usher avant moi, et son histoire est on ne peut plus
intéressante. Je vous en conterai les méandres à l’occasion, si vous me faites
l’honneur d’autres visites à l’avenir.
J’aurais voulu dire un mot pour répondre à ce qui ressemblait fortement à une mise à l’épreuve. Ce qui annonçait ce dîner comme loin d’être une simple entrevue plaisante entre gentilshommes. Mais, Roderick avait déjà franchi le seuil de l’entrée de l’imposante maison et attendait que j’en fasse de même. Un serviteur s’était posté sur le côté droit des portes en merisier d’un plus bel effet, serti de gravures magnifiquement stylisées. L’œuvre d’un artiste de très haut niveau, sans aucun doute. Derrière moi, j’entendais la calèche m’ayant mené ici repartir dignement. C’était tout juste si j’avais entendu le claquement du fouet du cocher pour lancer la marche des chevaux d’attelage. Si je n’avais pas voyagé à l’intérieur l’instant d’avant, j’aurais pu jurer que le meneur du véhicule se déplaçait aussi discrètement qu’un chat ou un revenant. Cette idée me resta en tête quelques secondes, me remémorant certaines histoires propres à la propriété des Usher. À l’image de celle que je vous ai contée concernant ce groupe de fieffés jeunes gens pensants pouvoir tromper la vigilance de ce qui vivait ici. Et je ne parle pas seulement de Roderick et ses serviteurs, mais bel et bien d’une impression étrange émanant de l’ensemble de la maison. C’était quelque chose qui m’avait frappé dès l’instant où la calèche eut franchi la grille de la propriété. Malgré la brume insistante et épaisse s’étant installée à perte de vue autour, j’ai eu la nette sensation – à ce moment précis- d’avoir perçu des mouvements venant ça-et-là. Notamment près du cimetière familial. Lequel s’était montré aussi macabre d’aspect que ce que j’en avais entendu. Je ne pourrais pas le jurer, mais j’ai vraiment cru voir des formes passer d’une tombe à l’autre. Du peu que je voyais des lieux à travers les vitres de mon carrosse aux senteurs fétides.
L’influence des mythes autour de la maison Usher a probablement joué sur mon mental, ayant déjà été déstabilisé par mon « lâcher » en pleine forêt. Je ne pouvais pas le négliger. Cependant, l’anxiété qui m’avait envahi – depuis mon entrée dans ce fiacre morbide aux couleurs noires opaques - s’était accentuée au fur et à mesure que je m’étais approché de la demeure. Quand mon moyen de transport s’est engagé autour du bassin central – devant ladite maison- afin d’en faire le tour, l’espace d’un instant, j'ai pu observer la façade quelques instants. Sans vouloir jouer les midinettes s’effarouchant pour pas grand-chose, je devais dire que l’aspect extérieur de la bâtisse – majestueuse sous bien des aspects, c’était indéniable – m’a soudainement provoqué des frissons incontrôlés que je ne pouvais réfréner. Comme si mon corps réagissait avant mes pensées, et m’incitait à fuir cet endroit par des soubresauts prononcés. Les fenêtres donnaient l’impression d’immenses yeux me regardant et semblant juger si j’étais digne de pénétrer en elle.
C’est à ce moment-là que j’ai remarqué que seul le rez-de-chaussée était nimbé des lumières venant de l’intérieur. À l’exception d’une fenêtre – elle aussi illuminée – se trouvant sur le versant ouest. J’ai pensé sur le moment qu’il s’agissait sans doute de la chambre de Roderick qui finissait de se préparer. Ou bien encore d’un domestique affairé à s’assurer que la chambre m’étant destiné soit convenable. Ce qui faisait partie de l’invitation : Roderick avait pensé – à juste titre - que notre discussion pour nos affaires durerait tard dans la nuit. Pour m’éviter un voyage de nuit harassant après cette tâche, il m’avait prié de dormir une nuit au sein de la maisonnée. Toutefois, cette pensée s’était effacée une fois entré dans l’antre des Usher. Ceci après que Roderick m’a annoncé que le repas serait retardé d’une petite demi-heure. Il n’avait à disposition que deux domestiques pour s’occuper des cuisines. Ainsi que d’un majordome - accompagné d’une femme de chambre – pour l’entretien de la maison. Le cocher qui m’avait amené avait au préalable fait un détour par un petit sentier afin d’accomplir une mission qui ne pouvait attendre. Raison pour laquelle il n’avait pu se trouver déjà sur place à l’endroit supposé où Roderick pensait que je serais abandonné dans les bois. Car connaissant les habitudes des rares sociétés de calèche acceptant de mener des passagers jusque chez la demeure des « maudits ».
Une mission qui concernait l’atout maître du repas à venir et
devant être récupéré. Des ingrédients manquants qui auraient obligé le
cuisinier à revoir sa copie du dîner. Ce qui aurait été fort inconvenant pour Roderick, s’étant fait un devoir de me proposer une recette
élaborée par ses ancêtres Usher. Une sorte de prestige familial qu’il
tenait absolument à me faire goûter. Ce qui fait que les fameux ingrédients
indispensables à la bonne réussite du souper sont arrivés par la calèche
– en même temps que moi. J’ai repensé à l’odeur émanant de la
banquette : je me suis demandé si ce fameux ingrédient n’était pas
coupable en partie de l’odeur presque insoutenable que j’avais dû supporter
durant mon périple. Je sais : cela peut paraître idiot et déplacé d’avoir
eu cette pensée, car faisant passer mon hôte comme affectionnant ce genre
de farce. À moins que ce ne soit de la propre initiative du cocher de
dissimuler un probable met malodorant à l’intérieur du véhicule, plutôt que
dans le coffre. Ce qui pouvait être du fait de sa taille ne pouvant être placé
dans les rangements extérieurs. Voire le toit. Toutefois, s’il avait fait ce
dernier choix, cela m’aurait sans doute donné un indice sur la nature du plat
principal devant m’être servi. Avec pour conséquence de mettre le cocher en
faute, car ayant vraisemblablement été prié de dissimuler soigneusement tout
élément permettant de me faire deviner ce que l’on me réservait comme surprise
culinaire.
Tous les scénarios – aussi improbables les uns que les autres - se
dissimulaient dans ma tête. Je me demandais – en considérant que ma
théorie se révélait juste concernant la nature de « l'ingrédient » – si le détour du cocher avait consisté
en une chasse improvisée au dernier moment. Une condition pour ne pas décevoir
le maitre des lieux qu’était Roderick Usher. Ou peut-être
tout simplement qu’il s’était rendu dans une habitation proche jouxtant la
propriété. Quoi qu'il en soit, ce mystère se rajoutait au reste. Roderick
m’assurait que son cuisinier était un expert en matière d’adaptation à ce type
de situation, et il lui faisait confiance pour préparer ce dont il avait été
chargé en un laps de temps aussi court que possible. En attendant, il me
conviait à l’accompagner au fumoir se trouvant à côté de la salle à manger où
nous dînerions. L’occasion de discuter de quelques menus détails de notre
transaction opérée lors de notre premier contact.
Nous en étions à finaliser les divers points concernant les
modalités à adopter lors du futur décès de mon hôte. Décès que je souhaitais
– avec toute ma délicatesse d’homme cultivé et respectueux – se
dérouler le plus tard possible. Roderick fut sensible à mon
attachement à ne pas noircir son avenir. Il me fit même don d’un cigare de sa
collection personnelle. Je n’étais pas trop habitué à fumer des produits aussi
coûteux. J’ai d’abord poliment refusé, indiquant que je ne possédais pas la même
dignité que les invités habituels des Usher. À ce titre, je ne pouvais
donc accepter un présent aussi luxueux. Cependant, on ne refuse pas un
cadeau venant d’un Usher. Je l’ai très vite compris en voyant l’air renfrogné
du maître de maison, suite à mon rejet poli. Ainsi, je suis donc revenu
sur ma décision, et ai pris le cigare. Roderick se fit un
honneur de le trancher lui-même, puis de me l’allumer. Une marque de confiance
envers moi, m’a-t-il dit. De même qu’un probable nouveau test de sa part,
afin de lui prouver que je me montrerais digne de confiance dans le futur de
nos relations.
Rangeant les documents nous ayant occupé et m’affairant à
apprécier comme il se devait le cigare offert – lequel fut accompagné d’un
cherry importé de mon Angleterre natale – nous fûmes soudain interrompus
par l’arrivée d’un autre locataire de la maison Usher. Ce qui sembla quelque
peu irriter Roderick. Devant son attitude – en plus des
regards qui s’ensuivirent entre moi et «
l'intrus » - c’était une évidence. En fait, je devrais plutôt parler
d’intruse. Car il s’agissait d’une femme. Une femme d’une rare beauté. Elle
était drapée dans une nuisette légère. Sa transparence était telle qu’elle
faisait apparaître les formes intimes de la demoiselle, quand cette
dernière s’approchait de trop près des grandes lampes murales de la
pièce. Roderick s’aperçut de la gêne que je montrais en cet
instant, et il parut encore plus contrarié. Ce fut la jeune femme qui – la
première – s'excusait de sa venue impromptue.
- Ooh… Je… Je m’excuse Roderick.
J’ignorais que tu recevais du monde ce soir. Je venais voir Lambton
pour lui demander de me préparer un petit encas. Mon ventre me somme d’apaiser
sa faim depuis un quart d’heure, et il me devenait impossible de m’endormir ...
Revenant à un certain calme – sans doute dans le but de ne
pas montrer un aspect de lui s’avérant déplacé, et pouvant nuire au prestige de
son rang – Roderick se levait et s’adressait à la belle
inconnue.
– Ce n’est rien, Madeline. Je ne pensais pas indispensable de
t’en tenir informé. Comme tu étais très fatiguée, j’ai cru inutile de te
demander de nous accompagner au cours de cette soirée. Tu sais comme il m’est
primordial de prendre soin de ta santé avant toute chose.
Roderick s’approchait de la jeune femme, se
défit de sa veste, et la déposait sur la poitrine de cette dernière. Ce qui fit
démontrer l’indécence de sa tenue face à un invité. S’apercevant de la chose,
celle qui se prénommait Madeline rougit. Elle montrait un degré de honte plus
que perceptible, et touchant par sa candeur affichée.
– Oh, mon Dieu… Je… Je suis vraiment désolé
Roderick… Je… Je ne voulais pas me montrer inconvenant vis-à-vis de
ton invité. Je… Je remonte dans ma chambre pour mettre quelque chose de
moins impudique.
Agrippant la veste de Roderick, Madeline se
tourna alors vers moi.
– Je m’excuse du spectacle dégradant dont je viens de me
rendre coupable, monsieur. Je ne savais vraiment pas que…
Voyant sa gêne non dissimulée qui ajoutait à son charme, je
cherchais à rassurer la pauvre visiteuse.
– Ce n’est rien. Vous n’avez pas à vous excuser. Ce serait
plutôt à moi d’être honteux de vous avoir dévisagée de la sorte. Mon attitude
s’est montrée indigne d’un gentleman tel que moi.
Je me tournais vers Roderick pour lui faire
également part de mes excuses à son encontre.
– Pardonnez-moi… Je suis tellement confus de…
À son tour, mon hôte m’interrompait d’un geste de la main,
tandis qu’il raccompagnait Madeline vers la porte séparant le fumoir du hall
d’entrée.
– Ne craignez rien, Mr. Carlton. Soyez
assuré que je ne vous en tiendrai pas rigueur. N’importe qui aurait agi avec le
même réflexe. Cette jeune personne est un rayon de soleil à elle toute seule.
Je ne connais pas un homme qui n’aurait pas réagi comme vous l’avez fait.
N’ayez crainte : cela n’entamera en rien notre relation, si cela peut
vous rassurer…
Je hochais de la tête pour montrer ma reconnaissance à sa
compréhension et sa bienveillance. Pendant que la jeune femme quittait la
pièce, Roderick s’adressait à elle.
- Madeline. Puisque tu es réveillée – et comme le dîner ne va pas
tarder à être servi – une fois que tu auras mis une tenue appropriée, tu
pourras nous rejoindre dans la salle à manger. Ce sera l’occasion de faire plus
ample connaissance avec notre invité.
La jeune femme répondait par l’affirmative, en renouvelant sa
confusion de son apparition surprise, puis repartait. L’instant d’après, Roderick revenait vers moi et s’employait à m’expliquer la
raison de son silence sur la présence de cette jeune femme dans sa demeure.
– Mr. Carlton. Je vois
que vous n’êtes pas au courant de qui est cette jeune personne qui vous a tant
émoustillé à l’instant.
Je cherchais à me défendre, voyant que Roderick
n’avait pas oublié la vision de mon regard s’étant attardé sur la transparence
de la tenue de la jeune femme. Celui-ci fit un nouveau geste de la main.
– Ne vous excusez pas. Comme déjà dit, vous avez agi comme
n’importe quel homme l’aurait fait. Le reste est dû à l’intensité des lumières
de cette pièce qui ont montré plus qu’il ne l’aurait fallu. Pour
autant, je vous sais suffisamment gentleman pour oublier le spectacle dont
vous avez été témoin. N’est-ce-pas ?
Rougi de honte, je répondais le regard baissé, n’osant pas fixer
le regard de mon hôte.
– Oui, en effet. Je ferais déshonneur à mon pays si je ne me
montrais pas capable d’effacer de ma mémoire ce qu’il m’est apparu. Je
rajoute que je renouvelle mes excuses à ce sujet…
Roderick retrouvait son sourire d’avant
cette visite accidentelle : il m’invitait à reprendre le fumage de
mon cigare. L’arrivée de Madeline parmi nous m’ayant fait tomber mon présent.
Heureusement, celui-ci avait chuté au beau milieu du cendrier prévu à cet
effet. Seules quelques cendres furent disséminées sur le bois de la table basse
où il était disposé. Je repensais soudainement à la lumière éclairant la
chambre lorsque j’observais la façade de la demeure tantôt. Ce devait être
celle de cette Madeline dont j’ignorais toujours quel pouvait bien être son
lien avec Roderick. Semblant lire dans mes pensées, ce
dernier reprit :
– Comme dit précédemment, il semble évident que vous n’avez
pas connaissance de qui est notre visiteuse du soir. Il est vrai que seuls les
plus anciens à Alverton sont au courant de son existence.
Ainsi que le fait qu’elle demeure à mes côtés. Si je ne me trompe pas, vous
n’avez mis en place votre cabinet – et n’habitez donc au sein de la ville – que
depuis quelques mois ? Il est donc normal que vous ignoriez que je ne
vis pas seul. Madeline… Madeline est ma sœur. Elle est atteinte d’un mal
qui ne se guérit pas. Une malédiction qui touche tous les Usher. Ceci depuis
bien des siècles. Je suis moi-même porteur de ce même mal. De manière plus
avancée. Raison pour laquelle je vous ai choisi comme exécuteur testamentaire.
Je désire que Madeline ne manque de rien après ma mort. Ainsi que les autres
héritiers des Usher après elle.
Roderick tirait une bouffée de son cigare,
suivi d’une bonne rasade de cherry. Puis, il reprenait son monologue.
– Mr. Carlton, je vais être honnête avec
vous : je prévoyais de vous parler de Madeline, mais pas tout de suite.
J’attendais de voir votre comportement de ce soir, et juger si vous étiez
suffisamment digne de confiance pour que je me prête à certaines confidences,
disons… privées. Les choses, ce soir, se sont un peu précipitées. Mais
bon… Après tout, c’est peut-être mieux comme cela.
Au même moment, Edgar, le majordome, entrait à son tour dans le
fumoir pour annoncer que le dîner était prêt à être servi.
– Très bien Edgar. Je vous remercie. Vous pouvez disposer.
Nous arrivons. Ah… J’oubliais… Rajoutez un couvert : Madeline
soupera avec nous ce soir…
Le majordome hochait de la tête.
– Bien, Monsieur. Ce sera fait. Je m’occupe de disposer un
couvert supplémentaire.
Une fois le serviteur reparti, Roderick se
levait et m’invitait à le suivre. Non sans me prévenir.
– Mr. Carlton. Juste une chose. Ne parlez
pas de votre véritable rôle à Madeline. Elle est très fragile, et je ne parle
pas uniquement de sa maladie. Je ne veux pas qu’elle apprenne que j’anticipe ma
future mort à venir. Cela la briserait. Elle est très attachée à moi, et je ne
supporterais pas de voir la tristesse envahir son si beau visage. Donc,
officiellement, la concernant, vous êtes juste un ami que j’ai invité. Puis-je
compter sur vous ?
J’étais un peu décontenancé par toute cette profusion
d’informations m’assaillant soudainement. Ceci dit, je comprenais
parfaitement les raisons poussant Roderick à autant de prudence. De mon
point de vue, qui de mieux qu’un frère aimant était à même de comprendre les
ressentiments de sa sœur ? Je promettais de me conformer aux directives de
mon hôte, et nous nous rendions donc dans la salle à manger. Le majordome
venait tout juste de déposer un troisième couvert quand Madeline fit son
apparition. À sa vue, Roderick s’empressait de louer sa tenue plus
appropriée que celle dans laquelle j’avais fait sa découverte.
– Ma chère, vous êtes encore plus en beauté que les autres
soirs. Cela changera de dîner à trois, malgré l’heure tardive. Si Pembton n’était pas aussi étourdi qu’il était un cuisinier
exceptionnel…
Madeline affichait un sourire qui me provoquait des palpitations
dans le cœur. Je fis tout mon possible pour ne pas le montrer et faire de moi
quelqu’un d’inconvenant aux yeux de Roderick. Il était
l’évidence même qu’il surprotégeait sa sœur. Sachant cela, je ne
voulais pas qu’il ressente que je puisse être une menace à la santé de
Madeline. Ce qui entraînerait des conséquences fâcheuses aussi bien pour lui
que pour moi. Je faisais donc confiance au flegme britannique de mes gènes, et
nous nous installions tous les trois autour de la table. Une soirée remplie
d’échanges débordant de vie entre nous, durant laquelle je vis que je ne
laissais pas indifférent cette jeune femme qui perturbait tant mes sens. Ce ne
fut pas la première fois que je serais amené à la revoir après ce soir-là. Et,
à ma grande honte – trahissant quelque peu la confiance que Roderick
Usher avait en moi – j’userais de diverses excuses par la suite pour la revoir
et comprendre quel était ce mal dont elle souffrait. Cette malédiction touchant
uniquement les Usher, dont l’explication s’offrirait à moi bien des années plus
tard. Cela en explorant le passé de cette famille maudite, avec le concours du
dernier héritier en date. Celui qui aurait la lourde tâche d’accepter cet
héritage couvert par le sang versé des ancêtres de Roderick
et Madeline Usher…
À suivre…
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