3 déc. 2025

LA FILLE DE L'EMPEREUR

 


 

Je n’étais qu’un simple soldat au service de l’empereur, dont les faits d’armes n’ont jamais enflammé les conversations. Que ce soient au sein des auberges au-delà de la demeure impériale, ou au sein de mes camarades. Pourtant, quand mes parents m’ont intégré de force dans l’armée, ils espéraient faire de moi quelqu’un qui afficherait notre nom sur un piédestal. A leurs yeux, je serais celui qui accomplirait une tâche digne de ce nom. Mes pauvres parents. En un sens, j’ai répondu à leurs attentes. Mais la récompense pour cette gloire a eu un goût amer…

 

Il existait une rumeur au sein des soldats, et même des officiers. On disait que l’Empereur offrirait la main de sa fille au soldat qui serait le plus valeureux dans l’année. Celui qui ferait preuve d’un courage sans égal et pourfendrait le plus d’ennemis au royaume. La promise était, disait-on, d’une exceptionnelle beauté, et chaque homme se démenait pour obtenir les faveurs de l’Empereur, afin d’être choisi. Rares étaient ceux qui avaient eu l’occasion de juger de l’émerveillement suscité par Ayako, la fille de l’empereur. Voulant constater de moi-même si les dires des soldats étaient fondés, j’ai suivi les conseils des quelques bénéficiaires de la vision d’Ayako.

 

Il fallait se rendre dans l’aile ouest du palais. Là où on pouvait apercevoir la fenêtre de la chambre de la princesse obsédant l’esprit de la plupart des soldats impériaux.  de nuit de préférence pour ne pas risquer de se faire surprendre et se voir infligé le rituel du Seppuku pour avoir bravé l’interdit de se rendre dans cette partie du domaine. J’ai réussi à voir Ayako, et je me suis rendu compte que les rumeurs étaient vraies : je n’avais jamais vu une telle beauté sur un visage. D’un coup, ma ferveur de soldat s’en est vu accentué. Je voulais être celui qui aurait l’insigne honneur de devenir l’époux d’Ayako.

 

Alors, j’ai usé de toutes les stratagèmes pour surprendre mes adversaires lors de combats épiques pendant les guerres. J’ai massacré, éventré, décapité, tranché les membres de tous ceux croisant mon chemin et n’appartenant pas à l’armée de l’Empereur. J’ai élaboré des stratégies complexes ayant abouti à des victoires totales, et offrant le prestige à mon pays. J’ai tout fait pour que ma persévérance dans les arts du massacre de mes ennemis soit reconnue à sa juste valeur. Et à la fin de l’année, l’Empereur a tenu sa promesse et m’a désigné comme futur gendre.

 

A l’issue d’une cérémonie en mon honneur, je fus conduit par deux gardes dans l’aile Ouest du palais. Jusque devant la chambre de la Princesse Ayako. J’étais autorisé à voir une première fois celle qui deviendrait mon épouse. Je pouvais encore plus juger de son incroyable beauté. Sa peau de nacre, ses cheveux soyeux, ses yeux emplis de fierté et de noblesse. J’entrais dans ses appartements. Ayako ferma la porte et me demanda de la suivre. Je supposais que c’était pour discuter des futures noces et j’emboitais ses pas avec le cœur battant à tout rompre. La désillusion n’en fut que plus grande en découvrant que celle que je pensais être la princesse n’était en fait que sa servante.

 

La véritable Ayako… Elle… Elle était… Comment la décrire ? Un être d’une laideur sans égal. Sa peau suintait par endroits, son visage était semblable à une estampe dont l’encre avait coulé à cause de la pluie. Ses doigts gris se terminaient par des griffes que même un animal n’aurait pas voulu. J’avais été trompé, comme l’avait été tous ceux qui avaient confondu la belle Yumi, la servante de la princesse avec la véritable fille de l’Empereur. Mais je ne pouvais plus me désister. J’allais devoir vivre en reclus au sein de cette chambre, mon rôle de soldat n’étant pas compatible avec mon nouveau statut. Je ne pourrais même plus jouir de la présence de Yumi. Une fois marié, celle-ci ne serait plus utile. Ce serait moi, en tant qu’époux, qui la remplacerait.

 

Je suis devenu le mari d’un monstre caché, à juste raison, pour avoir fait l’erreur de croire des soldats qui se sont bien gaussés de moi par la suite. Ils savaient. J’ignorais comment, mais ils savaient que la fille magnifique qu’on pouvait apercevoir à la fenêtre de cette chambre n’était pas Ayako. Ne voulant pas que leurs faits d’armes les condamnent à devenir l’époux d’une monstruosité, ils m’ont manipulé et conduit à ce que je sois celui qui serait choisi. Maudit soient ces cancrelats ! Mais il était trop tard pour regretter. Ayako n’arrivait même pas à parler. Sa bouche était tellement déformée et ses organes servant à la parole sans doute atrophié à outrance que tout ce que j’avais droit étaient des borborygmes horribles à entendre. Quand elle a touché ma main et plongé son regard dans le mien, tout heureuse d’avoir enfin droit à un amour qui lui avait été interdit pendant tant d’années, j’ai cru défaillir de dégoût. La pire heure de ma vie.

 

Après quoi, Yumi est revenue, afin de me reconduire à la sortie. Elle aussi semblait satisfaite de ma déconvenue. Pensez-donc. Elle qu’on avait obligé à servir un cauchemar vivant depuis la naissance d’Ayako allait enfin être délivrée de sa tâche ingrate. Son sourire à mon intention avait tout du sarcasme éhonté. Quand nous sommes arrivé à hauteur de la porte, et avant que celle-ci soit ouverte, elle m’a gratifié d’une phrase que je n’oublierais jamais :

 

— Merci d’avoir été le meilleur des soldats. Grâce à vous, la princesse Ayako va enfin connaître le bonheur et l’amour. Et moi je pourrais goûter au mien dans les bras de Kitsuji… 

 

Kitsuji… C’était le soldat qui m’avait informé sur le chemin à suivre pour apercevoir la prétendue princesse Ayako. C’était la preuve que j’avais bien été trompé dès le départ. Kitsuji qui, avant moi, était le soldat ayant les meilleurs faits d’armes de l’armée, et donc condamné malgré lui à un mariage qu’il voulait fuir à tout prix. Il savait que Yumi était sa servante, et, je ne sais de quelle façon, ces deux-là avaient communiqués et s’étaient avoué leurs sentiments, à l’insu de tous. Y compris de l’Empereur et d’Ayako. Ensemble, ils ont fomenté ce plan pour changer leur destin. J’ai été l’engrenage leur ayant permis cette délivrance attendue. J’avais été tellement stupide.

 

J’ai arpenté les couloirs me ramenant à la fête en mon honneur. L’Empereur et son épouse renouvelèrent leurs vœux de bonheur, tout sourire. Ces menteurs… Je ne les voyais plus comme des êtres justes et dénués de défauts, comme le font chaque soldat de l’armée. Mais comme des manipulateurs odieux, n’ayant aucun remords à offrir la créature semblant être née des enfers qu’était leur fille à un pauvre soldat trop naïf pour avoir pou déceler le piège dans lequel on l’avait entraîné. Je les détestais tout autant que Yumi et Kitsuji. Je me demandais si l’Empereur lui-même n’avait pas accordé sa bénédiction au plan de ces deux-là, trop heureux de ne pas perdre son meilleur soldat, car devant honorer sa promesse de marier sa fille au plus valeureux des combattants dans l’année.

 

Oui, c’était certain : il devait forcément être au courant. Mes actes ont été créés par la perspective de me marier avec une beauté rare, dopés par ce rêve faisant surgir à grand flots l’adrénaline lors des combats. Faisant de moi un soldat ultime ne craignant pas l’ennemi, ne craignant pas les coups de sabre ou les boulets de canons du camp adverse tombant autour de moi. Un être métamorphosé par l’amour promis. Et maintenant, j’appréhende le moment où je devrais partager ma couche avec ce… cette créature difforme aux senteurs tout aussi repoussantes que ne l’est son aspect. J’espérais échapper une bonne partie de mes journées à la présence d’Ayako, en prenant part aux combats. Mais je représentais sans doute un trop grand risque de dévoiler la véritable apparence d’Ayako.

 

Plus tard, les noces de Yumi et Kitsuji ont été célébrées en grande pompe au palais, dévoilant le subterfuge pour d’autre soldats. Ça se voyait à leur visage. Eux aussi avaient de l’être trompés avant moi. Leur seule chance a été de ne pas avoir été capable de devenir des combattants exemplaires, tel que je l’avais fait. Auquel cas, l’un d’entre eux aurait été à ma place. Pour ma part, mon mariage doit se dérouler en secret au sein du palais, à l’abri des regards. Je ne serais en présence que du couple royal, d’Ayako, du prêtre célébrant la cérémonie… et de Yumi et Kitsuji. Ces misérables ayant été invités par l’empereur pour qu’ils puissent juger de mon malheur et de la réussite de leur plan.

 

Je ne sais pas combien de temps je parviendrais à supporter mon quotidien avec Ayako. Ce monstre répugnant amené à devenir mon épouse. La tradition voulait que l’Empereur accorde un vœu au marié. Kitsuji avait obtenu des terres pour pouvoir y élever le futur enfant qu’il projetait d’avoir avec Yumi. Moi, je savais déjà ce que je demanderais : le droit de conserver mon sabre au sein des appartements qui seraient les miens désormais, sans avoir le droit de sortir du palais sans une autorisation préalable de la part de l’Empereur. Une condition ressemblant fort à une condamnation. Mais au fond, n’étais-ce pas ce que j’étais devenu ? Un prisonnier, forcé de vivre avec une abomination n’ayant d’humain que le nom ? à se demander qui était Ayako véritablement. Certainement le fruit d’un adultère trop honteux pour en parler de la part de l’Impératrice.

 

Peut-être un Yokai ayant pris une apparence humaine et ayant réussi à séduire l’impératrice, sans que celle-ci se doute de la véritable nature de son amant. Une relation interdite s’étant faite au nez et à la barbe de l’Empereur, au sein de son palais. Ce qui signifiait que cet amant avait forcément du faire partie d’une certaine catégorie de noblesse pour avoir le droit de séjourner au palais, comme il est de coutume parfois pour des visiteurs riches étrangers. En remerciement de l’hospitalité de l’Empereur, celui-ci n’avait rien trouvé de mieux que de copuler avec l’épouse de son hôte. Belle gratitude. Et c’est moi qui subissait cet écart devant absolument être caché au peuple de la part de l’impératrice. Moi qui devait assurer de souffrir de partager mes nuits avec ce qui avait résulté de l’union d’un être horrible, dissimulé sous une fausse peau humaine, pour le restant de mes jours.

 

Mais il n’en serait pas ainsi. L’Empereur serait peut-être réticent au départ à m’accorder ma demande de garder mon sabre au sein des appartements de la princesse Ayako. Cependant, je savais qu’il ne pourrait pas déroger à cette tradition. Pour dissiper ses doutes, je ne m’emploierais pas à mon projet dans les semaines suivants mon mariage. Je devrais faire abstraction de ce qu’était Ayako durant un temps nécessaire pour que l’Empereur ait oublié la présence de ce sabre non loin de moi. Au moment où il s’y attendra le moins, je mettrais fin à la vie de ce monstre avec qui j’aurais eu la honte de m’unir par le corps. J’espère juste que cette… « chose » n’enfantera pas durant cette période. Je ne sais pas si je trouverais la force de tuer, en plus d’Ayako, un bébé possédant une partie de mes gênes, ma chair et mon sang.

 

Non. Il faudrait m’assurer de débarrasser le monde de cette engeance avant que cela n’arrive. Et juste après, je me ferais Seppuku. Pour éviter de subir les mille tortures que ne manquerait pas de m’infliger l’Empereur pour avoir osé tuer sa fille. Quoique, techniquement, elle ne l’est pas vraiment. Elle est celle de l’Impératrice et d’un être vil ayant trompé tout le personnel du palais et le couple royal. Ah, j’ai oublié de dire qu’une nouvelle servante était prévu d’assurer les soins nécessaires au mal dont était pourvu Ayako, ainsi que sa toilette. Une nouvelle preuve de la connivence entre l’Empereur, Yumi et Kitsuji. Ce dernier avait dû obtenir de l’empereur de libérer Yumi de sa condition de servante, s’il offrait un époux digne de ce nom à sa fille. Un accord qui arrangeait chaque partie. Le couple royal pouvait offrir l’amour à un être qui n’aurait jamais eu la chance de le connaitre sans cet arrangement. Yumi n’aurait plus à s’occuper d’un monstre, et Kitsuji resterait la fierté de l’empereur en tant que soldat émérite de son armée.

 

Le seul à en pâtir serait l’heureux élu pour remplacer Kitsuji.  Un rôle qui m’a échu sans que je me doute de toute la perfidie de ce traitre que je considérais comme quelqu’un de fiable, en plus d’un ami. Avec le recul, je me rends compte qu’il avait préparé le terrain en m’accordant son amitié. Il m’avait sauvé maintes et maintes fois, comme il l’avait fait pour d’autres « potentiels » futurs maris d’Ayako, dans ce seul but. Endormir ma méfiance, et me faire plonger dans son piège sournois. Les Dieux finiront bien par leur faire payer leur ignominie un jour. En attendant, il me tarde de mettre à exécution mon plan, et ôter la vie à ce cauchemar ambulant qu’est Ayako, juste avant, moi aussi, de rejoindre mes ancêtres. Eux qui doivent bien rire de ma bêtise et ma naïveté. C’est pour eux aussi que je projette tout cela. Pour laver l’affront que je leur ai causé en me laissant berner de la sorte, ternissant le prestige de notre famille qui ne méritait pas un tel déshonneur.

 

Même si, dans les faits, mes parents ne sauraient jamais ce qui en est, n’étant pas conviés au mariage, et heureusement. Je n’aurais jamais pu supporter de voir leurs mines dévastées en constant que je me mariais avec un monstre difforme. Seuls mes ancêtres, de là où ils sont, peuvent avoir connaissance de mon malheur. Je prévoie de transmettre mon récit par l’intermédiaire de la future servante affilié à Ayako. Je saurais trouver les mots adéquats pour l’inciter à donner le texte de mon histoire à la personne qu’elle considérera la plus apte à diffuser la vérité. Le secret de l’Empereur concernant sa fille, et la manipulation dont j’ai été la victime. Chacun jugera si j’ai affabulé ou non. Ce n’est pas très important. Du moment qu’une partie de la population y croit et soit mise au courant de ce qui en a été, ça me suffit pour que mon âme future dorme en paix, suite à mon double crime. Celui d’Ayako et le mien.

 

Les puissants nous trompent sans cesse, dans tous les domaines possibles et imaginables. Je suis certain que ce j’ai subi n’est que la surface de ce dont est capable l’Empereur, et toutes les âmes perverties à ses côtés. Et l’Impératrice n’est guère mieux. Elle l’a prouvé en mettant au monde sa fille et en cachant sa nature, avec la complicité de l’Empereur, et de probables rares confidents parmi les notables du palais. Ainsi que Yumi et Kitsuji. Ceux qui sont à l’origine de ma déchéance. Souvenez-vous de mes mots. Souvenez-vous de mon histoire, vous qui lisez ces lignes en ce moment. Vous n’imaginez pas toutes les ignominies dont sont capables les dirigeants d’un pays, quel que soit l’époque à laquelle vous aurez connaissance de ces lignes. Des meurtres cachés, des relations interdites défiant l’éthique, des complots de tout ordre allant à l’encontre des intérêts du peuple et même du pays… tout est possible entre leurs mains. Même l’impensable…

 

Publié par Fabs