J’ai attendu la venue de Gary comme d’autres attendent le Messie, regardant régulièrement autour de moi, à guetter le moindre mouvement d’herbe, la moindre brisure de branche, le moindre craquement sur le sol pouvant me signifier que la créature avait finalement décidé de quitter son territoire pour m’ajouter à sa longue liste de victimes. La légende disait qu’elle ne s’en prenait qu’aux personnes ayant le cœur noir, mais en voyant le corps d’Elaine, je ne savais plus trop quoi penser de sa méthode de soi-disant « justice ». Ma collègue avait certes le tort de trop aimer les hommes, de les considérer comme des jouets sexuels, adulés avant usage, puis jetés comme d’autres balancent leurs chaussettes avec dédain au sol. Mais d’une manière classe, à ce que j’en savais, à force d’écouter sans le vouloir les conversations où elle était régulièrement le centre d’intérêt, par ceux qui étaient tombés dans ses filets.
Rarement vu une fille avoir autant de popularité par ceux qu’elle avait largué sans le moindre remords. C’était comme si elle les avait hypnotisés, ou drogués, et qu’ils ne pouvaient se débarrasser du venin qu’elle leur avait inoculés, telle une sorte de succube, dont le harem grossissait sans cesse. A voir les yeux et les sourires que lui faisait le Grand Boss, j’en arrivais même à me demander si lui aussi… Mais bon, je m’égare. Ce qui me gênait, c’était le sens de justice du Dévoreur, maintenant que je savais qu’il était bien réel. Elaine méritait-elle vraiment d’avoir subi son sort, simplement parce que le plaisir faisait partie de son ADN ? A ce moment, je ne comprenais pas cette injustice de la part de ce soit-disant symbole, qui ne ressemblait pour moi, par ses méthodes, et ses choix qu’à rien de plus qu’un meurtrier comme les autres. Ça c’était avant que je découvre le secret bien caché d’Elaine, qui avait même échappé aux recruteurs du FBI. Mais je vous en ferais part plus tard.
Gary arriva une trentaine de minutes plus tard, à la fois affolé et rassuré de me savoir toujours en vie. Complètement sous le choc, mais vivant malgré tout. Je voyais à son regard qu’il voulait me poser une centaine de questions sur ce qui était arrivé, mais en bon prince qu’il était et en véritable ami qu’il allait devenir à mon encontre, il n’en fit rien, et je lui en étais reconnaissant. Car, franchement, après une nuit comme celle que je venais de vivre, je n’avais vraiment pas envie de m’étaler sur l’horreur subie face à ce mythe vivant qu’était le Dévoreur de cœur. Un nom qui était loin d’être usurpé. J’avais pu le voir de mes yeux. Mes yeux. C’était un autre problème qui allait occuper toutes mes pensées dans les heures qui allaient venir. Même si j’étais parvenu à me défaire de son regard, j’avais toujours cette impression que ceux-ci allaient sortir de leur orbite, qu’ils ne m’appartenaient plus. Qu’ils lui appartenaient, à lui. C’était la même chose dans ma tête. Je revoyais à rythme régulier les contours de son visage. Je le revoyais lui et son regard hypnotique. Je le revoyais dévorer le cœur d’Elaine. Et là, je sortais de ma transe, me rendant compte que Gary s’était arrêté en plein chemin du retour, inquiet de ne pas me voir répondre à ses questions de base, juste pour savoir si j’allais bien. Mais il avait beau eu me secouer le bras dans tous les sens, c’était comme si j’avais été dans une autre dimension. Que je n’étais déjà plus dans le monde des hommes. Je ne m’étais rendu compte de rien, et si Gary n’avait pas été là, pour me faire revenir dans le monde des vivants, je serais sans doute encore plongé dans les abysses de la dimension du Dévoreur. J’ignorais jusqu’où pouvait aller le pouvoir de son regard, mais visiblement, j’étais déjà fortement atteint, sans parler de son visage parsemant mes pensées. Phénomène qui allait s’intensifier de plus en plus dans les jours à venir.
Il s’était bien passé plus d’une demi-heure depuis que Gary m’avait récupéré sur le bas-côté de la route, tout proche de l’embranchement menant à la route du Pêché, et pour moi, c’était comme si on venait juste de partir. J’étais dans les vapes les plus profondes, comme jamais je ne l’avais été de ma vie. Je ne savais pas ce que ça faisait quand on était ivre mort, ou sous l’influence de substances narcotiques, vu que je n’y avais jamais touché de ma vie, mais j’avais l’impression d’être dans le même état, tellement tout me semblait flou et irréel tout autour de moi. A part Gary, qui lui m’apparaissait bien réel. Ce brave Gary. Il s’était comporté comme un frère pour moi. Me conduisant à l’hôtel, me faisant monter les escaliers, m’installant sur le lit avec délicatesse. Une vraie mère poule. Il avait même payé la nuit pour moi.
Quand je l’avais appris le lendemain, en demandant à l’accueil de l’hôtel combien je leur devais pour la nuit, ça m’avait vraiment surpris. Après tout, il ne me connaissait que depuis à peine 24 heures, et il me chouchoutait comme un nouveau-né. Ou peut-être tout simplement comme un frère de circonstance, vu que j’avais vécu, comme lui, la malchance d’avoir vu le Dévoreur. Pire que lui, en fait. Moi, je l’avais vu de beaucoup plus près. Et je pense que c’est justement ça qui l’inquiétait. Il savait ce qu’était devenu mentalement les autres à avoir eu la « chance » d’avoir échappé au Dévoreur. Une fausse chance, et une vraie malédiction en fait. Et qui ne devait rien au hasard, comme j’allais l’apprendre à la fin de cette aventure. Mais j’anticipe encore. Revenons au présent. A peine remis de ma nuit assez… agitée, où j’ai dû revoir une centaine de fois le visage du Dévoreur en songe avant de pouvoir tomber dans les bras de Morphée, sans m’être rendu compte de rien jusqu’à ce matin, je me suis installé à la cafétéria de l’hôtel, afin de me gaver de café, et me regonfler à bloc. J’en avais vraiment besoin pour remettre de l’ordre dans ma tête qui croulait sous les questions elle-aussi. Elaine, le Dévoreur, le regard hypnotique, les victimes séjournant en asile, la griffe trouvée dans la voiture… Cette fameuse griffe. L’analyse allait peut-être me donner quelques réponses. Mais il était encore trop tôt pour que le labo ait pu arriver à un résultat. Il me faudrait sûrement attendre au moins 3 ou 4 jours avant d’avoir quelque chose de concret à mettre sur ce dossier. Quand je pense que je pensais qu’on allait s’emmerder grave en venant pour cette mission…
Tout à mes pensées, et en sirotant mon café comme si c’était du jus d’ananas, je vis arriver mon sauveur de cette nuit, tout sourire, visiblement heureux de me voir aller mieux. Il s’installa à ma table et on commença à discuter. De tout et de rien au départ, avant de bifurquer sur mon état de santé. Il m’a même légèrement engueulé parce que je voulais lui rembourser le prix de la nuit d’hôtel. J’ai pas insisté de peur qu’il me fasse bouffer de force les croissants offerts par l’hôtel. Et puis, on est venu à ce qui était arrivé cette nuit. Gary m’apprit qu’il m’avait entendu délirer en me couchant. J’avais déblatéré plusieurs inepties dont il n’avait pas compris le sens, dont une allusion à Dark Vador pour laquelle il m’avoua que ça l’avait fait éclater de rire sur le chemin du retour chez lui, rien que d’y penser. A l’heure actuelle, j’étais incapable de lui dire pourquoi Star Wars était intervenu dans mon délire. Peut-être à cause du regard du Dévoreur. Là, on touchait une corde sensible en l’évoquant.
Je le sentais à l’expression de Gary, qui, de jovial, était passé au blanc crème. Ce qui est compréhensible. Il avait vu ce que l’exposition au regard du Dévoreur avait fait à d’autres, aujourd’hui capitonnés dans des chambres spéciales, une camisole autour d’eux pour certains, pour ne pas qu’ils essaient de se les arracher. L’un des premiers cas l’avait fait. Il s’était emparé d’un couteau plat de cuisine au moment du repas, et en quelques secondes, sans réfléchir, avait sorti ses globes oculaires de leur orbite, en criant à tue-tête que maintenant, il était libre, qu’il ne le verrait plus. Après ça, tous les autres cas du même type sont obligatoirement muni d’une camisole, et placés en section spéciale du Centre Psychiatrique. Une fois avait suffi. Et le directeur en avait pris pour son grade pour ça en plus. Même les visites étaient restreintes pour ne pas faire ressurgir des souvenirs pouvant les amener à se rappeler leur contact avec le Dévoreur. Bien sûr, le Directeur, comme nombre de personnes de la région croyaient durs comme fer à la créature, car ayant des origines ethniques identiques à Gary. Mais ils se gardaient bien de l’indiquer dans les rapports, pour des raisons évidentes.
Gary m’indiqua aussi qu’il venait d’envoyer une patrouille pour aller rechercher le corps d’Elaine et la rapatrier à la morgue. Elaine ! Comment j’allais rédiger mon rapport moi ? Je ne pouvais pas mentionner le Dévoreur, ils me prendraient pour un fou, ou que je prêtais foi aux gens du coin, après avoir bu une de leurs spécialités d’alcool locale. Et je ne pourrais pas leur en vouloir à ce niveau-là. Moi, aussi, à leur place, en voyant un rapport mentionnant une créature surnaturelle, je ferais des yeux pas possible. Mais Gary me rassura à ce sujet. Il me dit qu’il s’occuperait du rapport. Il avait l’habitude vu le nombre qu’il avait déjà rédigé dans ce sens. La première fois qu’il avait mentionné le Dévoreur dans un rapport, la première chose qu’on lui avait répondu en retour, c’était d’arrêter de fumer de la ganja pendant les enquêtes, et de rédiger un vrai rapport, les yeux dans les trous, et avec une situation tangible et ancrée dans la réalité. Que s’il n’était pas capable de faire un rapport qui tienne la route, peut-être faudrait-il envisager une mutation ou même des vacances prolongées pour le faire revenir à la réalité. Depuis, ses rapports mentionnaient le plus souvent des attaques de puma, au vu de leur prolifération, et que nombre de morts, autres que la route du pêché, étaient de leur fait.
On discuta encore quelques temps, et puis Gary m’emmena pour l’identification de la pauvre Elaine. Pas que j’avais vraiment envie de revoir son corps massacré, mais c’était la procédure. Je ne pouvais pas m’y soustraire. Sur le chemin, je repensais au moment où je l’avais vu, le Dévoreur. Je me demandais comment une telle créature pouvait exister ? Une manipulation génétique ? Peu probable, puisque les premières histoires la mentionnant dans le coin dataient d’il y a près de 100 ans, à une époque où le mot ADN n’existait même pas. Une évolution dû à une exposition radioactive ? Non, ça non plus, c’était pas possible. Toute la région aurait été touchée. Ça ne se serait pas limité à une seule personne, à cause des vents. Une telle irradiation quelconque aurait balayé le coin à un niveau épidémique. Mais alors, qu’est-ce qu’il était ? Un extra-terrestre ? Un démon ? Purée, mais est-ce que je m’entendais ? Je parlais comme un des membres des Lone Gunmen. Sauf qu’eux, ils sont fictifs, et moi, je suis dans la réalité. Une réalité dingue, mais malheureusement concrète, n’en déplaise aux grandes pontes du Bureau Ovale.
Mais j’arrêtais de me torturer l’esprit avec mes interrogations mystiques, car on arrivait à la morgue. J’avais du mal à croire que j’étais là pour reconnaitre son corps. Elle qui avait toujours le sourire aux lèvres, toujours prête à rendre service, parfois même un peu trop, me direz-vous. Mais c’était sa nature. La séduction, ça faisait partie de son mode de vie. D’ailleurs, à y réfléchir, je crois que j’étais le seul qu’elle n’avait pas tenté de mettre dans ses filets. C’était un peu vexant quelque part. Ou alors, c’est qu’elle m’estimait plus qu’elle ne voulait le dire, et qu’elle me considérait autrement qu’un simple coup d’un soir. Je ne le saurais sans doute jamais. Gary m’appelait pour me signifier qu’elle était « prête » pour l’identification. Pauvre Elaine. En voyant son corps étendu sur le billard du légiste, je m’en voulais presque de l’avoir entraînée dans cette histoire. J’en avais presque les larmes aux yeux. Une belle fille comme elle ne méritais pas une mort pareille. A la demande du légiste, je hochais la tête pour lui signifier que c’était bien elle. Foutue procédure ! Moi qui rêvais d’action en entrant au FBI, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’avec cette enquête, j’avais été servi.
Un peu plus tard, alors que je noyais tout ça dans une bière, gracieusement offerte par Jerry, le légiste, Gary m’appela, et me demanda de le rejoindre au commissariat dès que je me sentirais d’attaque à parler. Il avait des trucs à me dire. Concernant Elaine. Concernant la vraie raison pour laquelle le Dévoreur l’avait pris pour cible. La vraie raison ? Alors, c’était pas son amour obsessionnel pour la gent masculine ? Quelque part, ça me rassurait. Le dévoreur n’avait pas failli à sa réputation de justicier de mort. En même temps, je m’interrogeais. Qu’est-ce qui dans la vie d’Elaine avait pu pousser le Dévoreur à la considérer comme un cœur noir, selon les mots employés par Gary pour désigner ceux et celles qu’il prenait pour cible. Rongé par une curiosité qu’on pourrait prendre pour malsaine, je balançais ma bière entamée dans une poubelle, et je demandais à Gary de m’attendre. Je venais avec lui tout de suite.
Une fois au commissariat, Gary m’entraîna dans son bureau, après avoir pris soin de fermer la porte avec précaution, et tirant les lamelles du store vénitien de la même manière. Apparemment, ça avait l’air grave pour qu’il ne veuille que moi seul soit au courant. Il me montra un visage sur l’écran que je ne connaissais pas. Celui d’une jeune junkie recherchée pour le meurtre de ses parents, il y avait 12 ans de ça. Une junkie qui avait les mêmes empreintes digitales qu’Elaine. Je regardais Gary avec des yeux grands ouverts, comme pour lui demander s’il se foutait de ma gueule. Elaine ? Une junkie ? Une meurtrière ? Impossible. Le FBI aurait fait le rapprochement comme Gary venait de le faire. Gary me dit qu’il n’avait pas comparé ses empreintes avec celles du FBI, celles venant de son dossier, qui avait clairement été trafiqué. Par le gars chargé de l’enregistrement. Un petit jeune sans histoires, à première vue. Sauf qu’une semaine avant l’entrée d’Elaine de manière officielle au FBI, les empreintes de cette dernière figuraient déjà dans le fichier. Curieux pour quelqu’un qui n’avait pas encore pris ses fonctions. Gary avait fait quelques recherches, parce qu’il voulait en savoir plus. Il avait découvert que le petit jeune était le frère d’un repris de justice, junkie lui aussi. Et pour être pris au FBI, en bon hacker qu’il était, il avait changé son identité de manière virtuelle, pour ne pas qu’on fasse le rapprochement avec son frère.
Le problème, c’était que ce fameux frère était une connaissance de la junkie, qui s’appelait Sylvia à l’époque. Et le grand frère avait fait des confidences sur l’oreiller à Sylvia concernant son petit frère qui venait d’entrer au FBI, et qui l’avait renié, lui, son grand frère. Il avait eu du mal à accepter. Sylvia lui avait fait croire qu’elle savait comment lui rappeler les lois de la famille. Le grand frère avait fourni des preuves de la vraie identité de son jeune frère, ainsi que ses habitudes de vie. Ses fréquentations aussi. Il était gay. Et à l’époque, être gay, c’était pas trop bien vu. Encore plus au FBI. Il allait dans des boites « spéciales ». Sylvia l’a approché, et lui a dit que s’il ne voulait pas que le FBI apprenne son secret, il devait faire en sorte qu’elle puisse entrer au FBI elle aussi. Pour la petite histoire, elle avait fait changer son visage par un plasticien peu regardant sur les antécédents meurtriers de ses clients, 10 mois auparavant. Elle était devenue Sylvia. Son vrai nom, celui de sa vie de junkie, c’était Alma. Alma Dryfur. Je connaissais ce nom. Ça avait fait grand bruit à l’époque. Ses parents avaient été massacrés. Plusieurs coups de couteau. Le père avait presque été décapité. Une action faite vraisemblablement sous l’effet de la drogue. C’était pas possible qu’Elaine et elle soit la même personne.
Gary continua de m’exposer les faits. Une fois acquise sa nouvelle identité, celle que je connaissais, elle avait passé le concours pour être agent au sein du FBI, et grâce au talent de hacker du complice obligé, ses empreintes trafiquées digitalement, tout s’était passé comme sur des roulettes, comme on dit. Et était devenue Elaine Bonners, ma collègue. Le plasticien qui avait refait le visage d’Alma, alias Sylvia, alias Elaine, avait la manie de noter ses « contrats spéciaux » sur un carnet. Carnet qui avait été découvert lors d’une descente de police, et où était relaté les nouvelles identités de ses clients. Une sorte d’assurance sans doute pour le chirurgien de l’ombre. Bon, ça raccordait Alma à Sylvia. Mais pour Elaine ? Gary continua. Il y a eu une rixe un jour dans la boite gay que continuait à fréquenter Elaine, sans doute pour mettre la pression sur le jeune hacker/agent du FBI. Ses empreintes digitales ont été relevées. Les mêmes qu’Alma.
Sauf qu’à l’époque, personne ne pouvait soupçonner qu’Elaine, Sylvia et Alma étaient une seule et même personne. Et puis Elaine était à la bonne avec le gars chargé du recrutement des jeunes agents. Entendez par là qu’il devait faire des galipettes ensemble. Alors, en apprenant l’histoire de la bagarre, il a caché le truc, pour pas qu’elle ait des soucis pour son embauche. Je regardais Gary. Je n’en revenais toujours pas de tout ça. Un vrai travail de pro qu’il avait fait le Gary. Et il était seulement shérif ? Quant à Elaine, j’étais sous le choc. Pas étonnant que le Dévoreur s’en soit pris à elle. Et là, Gary me fit une deuxième surprise. Il avait obtenu un rendez-vous pour converser avec une des victimes du Dévoreur, enfermée au Centre Psychiatrique du comté, à une dizaine de kilomètres de là. Peut-être que parler avec lui m’en apprendrait davantage sur le Dévoreur. Si Gary avait été une femme, je l’aurais embrassé pour la peine. Je lui demandais pour quand était le rendez-vous. Il souriait et regardait sa montre, avant de m’indiquer que c’était dans une demi-heure. Alors, qu’il ne fallait pas traîner, il fallait partir tout de suite. Il allait m’accompagner.
Sur le chemin, je repensais à ce que je venais d’apprendre sur Elaine, au Dévoreur que je continuais de voir par flash dans ma tête, en faisant mine de rien, pour pas inquiéter Gary. En même pas 24 heures, ma vie était passée du calme plat au cauchemar le plus total. Les apparences sont trompeuses dit-on, mais quand ça atteint ce point-là, il y a de quoi vous déstabiliser à vie. On arrivait au Centre. Un bâtiment immense. On aurait presque dit une succursale de Fort Knox, avec du blanc à la place. Il y avait même un service de sécurité. C’était impressionnant. Difficile d’imaginer qu’on était dans une petite bourgade de l’amérique profonde, et pas en plein cœur d’une série TV. On entrait au sein du château fort médical, marchant dans des couloirs interminables, jusqu’à un bureau où le nom du médecin était indiqué en lettres capitales, d’un noir bien voyant. Dr. Gustavo Hernandez. Ça sonnait clairement hispanique, pas de doute là-dessus. Plus que Gary. En même temps, lui il est né aux USA, et puis je ne connaissais pas son nom de famille non plus. Hernandez nous expliqua brièvement que l’homme qu’on allait voir était très fragile psychologiquement parlant, et qu’on devait faire attention aux paroles dites pour pas le brusquer et aggraver son état. Gary et moi on acquiesçait pour donner notre approbation. A ce moment, je ne sais pas pourquoi, mais les flashs augmentèrent. Est-ce que c’était la proximité de l’autre victime ? J’avais de plus en plus de mal à cacher ma douleur à Gary.
C’était comme si les images étaient accompagnées d’un marteau piqueur me martelant le cerveau en continu. C’était vraiment horrible. Je ne savais pas combien de temps je tiendrais avant que Gary s’en aperçoive. Puis, Hernandez nous fit entrer dans une petite salle réservée pour les entretiens. La victime, qui répondait au nom d’Hector, était assise sur une chaise, les bras le long du corps, se balançant sans cesse, positionné devant une table d’un blanc aussi éclatant que les murs. Hernandez prit congé, en mentionnant que s’il y avait le moindre problème, on n'aurait qu’à actionner une petite sonnette près de la porte. La sécurité interviendrait. Il ferma la porte, et on se retrouva seul avec Hector. Je commençais à lui demander s’il savait qui était le Dévoreur ? Pas de réponse. Hector continuait à se balancer, comme si on n’était pas là. Gary et moi on lui posa d’autres questions, mais à chaque fois, on avait l’impression de parler aux murs. C’était déconcertant. J’avais l’impression d’avoir perdu mon temps. Pour Gary, qui pensait que je trouverais des réponses, son visage affichait une désillusion encore plus grande. On continua malgré tout à lui poser d’autres questions, pendant que moi, je tentais de résister aux douleurs dans ma tête, et ces visions du Dévoreur de plus en plus claires. J’avais l’impression que c’était Hector qui provoquait ça inconsciemment. Et puis, d’un coup, alors que Gary poursuivait de poser des questions, la douleur est devenue proprement insupportable, les visions plus nette. Je voyais le Dévoreur, mais pas seulement. Il y avait une sorte de grotte, remplie de pierres luminescentes, de couleur violette parsemant les contours. Je voyais les yeux du Dévoreur de plus en plus près, comme s’il essayait de rentrer dans mon corps, dans ma tête. Je n’en pouvais plus. Je tombais de ma chaise, en me tenant le crâne, criant comme une bête qu’on conduit à l’abattoir. Je me recroquevillais au sol, pensant atténuer la douleur, tel un nouveau-né venant de naître adoptant la position fœtale.
Gary, affolé, tenta de me relever, me demandant ce qu’il m’arrivait. Si je voyais le Dévoreur. Après, tout s’est enchaîné très vite. Je sais pas si c’est le fait de me voir par terre, ou que Gary a évoqué le fait de voir le Dévoreur dans ma tête, mais Hector cessa soudain de se balancer. Il se leva, se mit à crier comme un cochon qu’on égorge, s’approchant de moi, s’éloignant, revenant, se rapprochant à nouveau. Comme un rituel incompréhensible. Puis, il proféra des phrases du type « vous l’avez ramené » « Il fallait pas » « pas le Dévoreur » « je veux pas ». Il commença à se taper la tête contre les murs. Gary essaya de le calmer, mais Hector, malgré son allure fébrile, était sacrément costaud. Il fit basculer Gary sur le sol, comme si c’était un simple crayon. Et il continuait à déblatérer des phrases de plus en plus incompréhensibles, pendant que mes douleurs s’accentuaient encore plus. Finalement, Gary se releva et appuya sur la sonnette. Au bout de quelques minutes, deux malabars en blouse blanche débarquèrent, prirent le Hector à bras le corps, et le firent sortir de la pièce. Plus tard, alors que mes douleurs semblaient s’atténuer, Gary me releva, l’air abattu. On aurait dit un chien à qui on venait de prendre son os. Il me prit par la taille pour m’aider à marcher, tellement je semblais avoir pris un coup de vieux, mes jambes ayant du mal à me soutenir. Hernandez vint juste après, l’air pas vraiment content, nous disant qu’il ne voulait plus qu’on revienne ici. Qu’il nous avait prévenu de la sensibilité psychique d’Hector. Gary et moi, on n’a rien dit, se contentant de hocher la tête, tout en se dirigeant vers la sortie, arpentant à nouveau les longs couloirs immaculés.
Une fois revenus à la voiture, les douleurs s’arrêtèrent net, comme si elles n’avaient jamais été là. Il semblait évident que le Dévoreur n’avait pas apprécié cette petite visite à une de ses anciennes victimes et venait de me le faire savoir. Gary garda le silence tout du long du chemin qui nous ramenait au commissariat. Il me donnait l’impression d’avoir fait une bourde, et qu’il ne se le pardonnais pas. Et moi, je n’osais rien lui dire. A dire vrai, je me remettais à peine de mon expérience au sein du centre Psychiatrique. Alors, on est restés comme ça, en chien de faïence, l’un n’osant pas entamer la conversation sur ce qui venait de se passer. On arriva au commissariat, et là, un des adjoints nous attendait, arborant un gros sourire, comme s’il venait de trouver un trésor. Il nous expliqua qu’il venait de trouver un nouvel indice sur la voiture rapatriée des gamines braqueuses. Quelque chose qui leur avait échappé sur les précédents véhicules, sans doute parce que leur taille ne permettait pas de reconnaitre leur nature. Attirés et curieux, Gary et moi, on se dirigea vers l’entrepôt où se trouvait la voiture qu’on avait fouilés, Elaine et moi. Là, les enquêteurs nous montrèrent un éclat de pierre. Un morceau d’améthyste. Il était dans un des pneus. Le visage de Gary passa du blême au lumineux. Il me prit par le bras, et m’entraîna vers son bureau, me montrant une carte placardée sur le mur.
Il me dit alors qu’il y avait un seul endroit dans la région où on trouvait des améthystes. Une grotte qui se situait à environ 1 ou 2 kilomètres de l’endroit où les gamines avaient été attaquées, juste après la butte située en hauteur. Là où Elaine avait rencontré le Dévoreur. Tout se recoupait. Et c’était pas tout. La grotte que j’avais entraperçu dans mes flashs, ce devait être la même. Il était évident que le Dévoreur se servait de ces éclats d’améthystes pour crever les pneus de ceux qui empruntaient la route. C’est là qu’il était. C’était son antre. Sans réfléchir, je demandais à Gary de m’indiquer le chemin pour se rendre à la grotte. Il fallait faire vite. On commençait à se rapprocher du milieu de l’après-midi. Gary voulut former une patrouille, mais je l’en empêchais. Arguant du fait qu’on allait là-bas en reconnaissance, pas pour l’attraper. Pour capturer une proie, il faut d’abord étudier son lieu de vie, ses habitudes. La grotte nous en apprendrait beaucoup là-dessus. C’était primordial pour savoir à quoi on avait affaire, et surtout découvrir ses points faibles, et espérer en finir avec cette légende. Bien que réticent au départ, Gary finit par se rallier à mon plan, et on partit pour la grotte.
Mais j’allais vite regretter mon choix. Il ne fallut pas longtemps à Gary pour rallier la grotte, tout excité de la possibilité de tenir enfin la preuve de l’existence du Dévoreur. Un vrai gosse à qui on a promis le jouet qu’il attendait depuis des mois, et que ce jour est enfin arrivé. Comment l’en blâmer ? Des années qu’il cherchait à avoir cette preuve pour montrer qu’il n’était pas fou. Cependant, plus on se rapprochait de la grotte, plus mes douleurs dues aux flashs commençaient à s’intensifier. Comme quand on avait été voir Hector. Mais là encore, je tentais de cacher mon mal. Ça n’a pas marché cette fois. Gary voyait bien que je me retenais de crier ou de me tordre de douleur, et il essayait de me rassurer. Jusqu’à ce qu’on arrive à la fameuse grotte. Une vraie bouche de l’enfer. Immense, parsemée de fougères sur ses flancs extérieurs, et l’intérieur, de là où on était, montrait un noir profond, opaque, digne d’un film d’horreur. Je me sentais comme l’un des protagonistes du film « The Descent », à la différence près qu’on savait ce qu’on cherchait, mais qu’on ne voulait surtout pas attirer son attention.
Inconscients qu’on était, on n’a pas imaginé une seconde que le Dévoreur nous avait entendus ou sentis, ou quoi que ce soit d’autre. En y repensant, je pense que mes flashs devaient avoir un effet réciproque. Si moi je voyais le Dévoreur, lui devait me voir aussi. Aujourd’hui, avec le recul, et sachant ce qui m’est arrivé par la suite, j’en ai acquis la certitude. Du coup, en s’avançant, on a manqué de prudence. Et Gary en a payé le prix. Le Dévoreur de cœur apparut comme un diable derrière nous, et avant que je puisse faire quoi que ce soit, sa main monstrueuse avait déjà traversé son corps, extirpant presque immédiatement son cœur battant, brisant plusieurs côtes au passage. Je n’oublierais jamais l’expression de Gary à ce moment, juste avant que son corps ne s’abatte au sol. Ni les paroles du Dévoreur juste après qui me fit l’effet d’un choc. Me disant qu’il était désolé pour mon ami. Que ce serait la première fois de sa vie qu’il avait tué un innocent. Et qu’il allait en payer le prix. Mais que ça n’avait plus d’importance, puisque j’étais là maintenant. Qu’il était heureux que j’eusse compris ses appels. Ses appels ? Tous ces flashs étaient des messages ? Je n’eus pas le loisir de réfléchir plus à ce moment, car je m’évanouis presque aussitôt.
Je me réveillais près de 2 heures plus tard. Je me trouvais dans un endroit vraisemblablement en plein cœur de la grotte. Tout autour, il y avait ces fameuses améthystes, créant une source de lumière, à cause des rayons du soleil entrant par un orifice situé plus en hauteur. Il y avait des protubérances étranges sur les parois, comme des sortes d’étagères taillées à même la roche. Et dessus, on voyait des sortes de vestiges d’origine organique à première vue. Des griffes, des morceaux de chair putréfiée, des poils, des yeux, et même ce qui ressemblait à des mains, ou plutôt des pattes, car ça n’avait rien d’humain. Un vrai musée des horreurs. Il y avait aussi une sorte d’autel en pierre, rempli de baies, de fruits, et une sorte de bol où se trouvait de l’eau. Eau de pluie vraisemblablement. Recueillie par le biais de l’orifice du haut. J’étais dans la tanière de la bête. La tanière du Dévoreur. Et puis, il arriva, sortant de la pénombre. Je remarquais quelque chose. Il boitait. Plus il s’avançait dans la lumière créée par les améthystes, plus je pouvais détailler ce qui en était la cause. Une profonde blessure qui partait du thorax jusqu’à la cuisse, montrant de la chair pourrie en abondance, et une sorte de liquide noir et bleu qui coulait le long de la jambe droite.
Voyant que j’observais sa blessure, le Dévoreur s’adressa à moi, dans une voix gutturale, effrayante, comme venant d’outre-tombe. Il s’excusa pour la voix, mais son état physique ne lui permettait plus de la moduler et de lui donner un son moins agressif. Il s’asseya en face de moi, me tendant un bol de fruits. Etait-ce le même monstre qui avait arraché le cœur de Gary qui était en face de moi ? Comme pour répondre à ma question, la créature continua avec sa voix qui me glaçait le sang à chaque parole qui sortait de sa gueule. Le dévoreur renouvela ses excuses pour Gary. Mais pour l’heure, l’important c’était moi, et personne d’autre. J’étais la solution à son état. Sa délivrance. Voyant que je ne comprenais pas, il se lança dans un long monologue, expliquant ses origines, sa race, son rôle, les différentes créatures qui ont constituées son espèce. Et leur manière de perpétuer leur descendance. Comme je l’avais vu, ils n’ont pas de système reproducteur. Ils ne peuvent que transmettre leur pouvoir, leur énergie vitale à celui qu’ils ont choisi pour lui succéder dans sa tâche. Il insista beaucoup sur celle-ci, sur son importance pour l’équilibre du monde tel que je le connaissais. La race des Dévoreurs ne devait pas disparaître sous peine de faire plonger l’humanité dans le chaos. Elle existait depuis le commencement des temps, constituée de centaines d’autres à travers la planète. Chargées de réguler la frontière entre le Bien et le Mal. Il m’expliqua aussi de quelle manière sa race s’éteignit petit à petit, à cause de la gourmandise de certains, attirant l’attention sur leur existence, faisant d’eux des cibles pour les humains, inconscients qu’en faisant cela, il creusait leur propre tombe. Il était le dernier représentant. Auparavant, ses ancêtres transmettaient leur pouvoir à des animaux, moins propice à la haine, au désir de possession, tuant uniquement pour se nourrir ou survivre, sans le moindre plaisir. Mais au fil du temps, la race s’amenuisant, ses prédécesseurs ont transmis leur pouvoir à des humains. Tel que je le voyais, le Dévoreur était humain comme moi, avant qu’il fasse la rencontre de son mentor. Il lui expliqua ce qu’il venait de me dire. Comme lui aujourd’hui, il était mourant quand il le choisit comme successeur. Un cœur pur. Dénué de toute mauvaise action volontaire. Comme moi.
Les visions sont propres aux cœurs purs. Si certaines personnes ont échappé à son action, ces visions le ramènent à lui, ou les mènent à la folie. Seuls ceux qui acceptent et peuvent supporter ces visions peuvent trouver le chemin les menant au jour de la transmission, ici, dans cet antre. S’ils refusent de venir, leur cerveau finit par éclater, après avoir sombré. Tel est le sort des successeurs n’acceptant pas d’avoir été choisis. Et si parmi ceux-ci figurent des cœurs noirs ayant aussi trouvé la fuite, le même sort les attend, de manière beaucoup plus rapide, en quelques jours seulement. Il avait été blessé il y avait 3 ans de cela, et les balles reçues avaient fait plus de dégâts qu’il l’aurait cru, agissant comme un poison lent mais inéluctable. Il devait trouver un successeur à son tour, et ma présence signifiait qu’il l’avait trouvé. Il s’arrêta de parler, comme s’il attendait ma réponse. Il attendait que j’accepte de devenir le nouveau Dévoreur de cœur. Bien que l’idée me révulsât de prime abord, quelque chose en moi me disait qu’en tant que fervent protecteur de la justice, je ne pouvais refuser. Et même si je ne savais pas si je devais croire tout ce que le Dévoreur m’avait dit, je ne pouvais prendre le risque de faire s’installer le Chaos sur Terre, par lâcheté, par crainte, ou par respect de convictions qui n’avaient plus lieu d’être. Ai-je pris la bonne décision ? Je ne saurais pas le dire. Mais j’ai accepté de devenir le nouveau Dévoreur. J’ai pu cerner alors un semblant de rictus qui m’apparut comme un sourire de satisfaction. Il me demanda de laisser mes yeux ouverts et d’ouvrir ma bouche. Puis, il ouvrit grand sa gueule, plongeant son regard dans mes yeux, alors qu'une lumière vive sortait de sa gueule pour entrer dans ma gorge. Je ressentis toute la puissance de son énergie vitale se déverser en moi, transformant chaque particule qui composait mon être, modelant mes muscles, mes os, mes mains, mes bras, mon cou, ma tête, jusqu’à devenir lui.
Après ma transformation, je rouvris mes nouveaux yeux, et vit son corps à mes pieds. Un corps humain. Tel qu’il me l’avait confié. Mon instinct, et sans doute la mémoire des prédécesseurs ayant habité ce corps, me montra l’endroit où tous les autres Dévoreurs reposaient, dans un recoin de la grotte. Puis, je revins vers l’extrémité de la grotte. Le soir était tombé, et déjà, je sentais une odeur qui allait devenir familière pour moi, une odeur de mort, une odeur de pourriture, une odeur d’actes mauvais, l’odeur d’un cœur noir qui s’apprêtait à emprunter la route du Pêché. Alors, je me dirigeais vers celle-ci, pour faire ma première action en tant que Dévoreur, et embrassais mon destin.
Publié par Fabs