1 sept. 2023

SUCCESSION-Jeff the Killer's Legacy (Dernière Partie)

 


 

J’étais à peine entré dans la maison de mon enfance que, déjà, des images venaient envahir mon esprit. Car même si j’étais devenu l’incarnation de Jeff, je gardais conscience de ce que j’étais avant ça : les cendres de la mémoire de Jérémy étaient ancrées en moi, de manière indélébile. C’est ce qui faisait ma force : je me rattachais à ces morceaux de ce qui constituait mon ancien moi, cette partie de mon passé qui m’avait conduit à devenir Jeff. Les deux étaient indissociables, comme les deux faces d’une pièce. A la fois opposées et semblables. L’une ne peut exister sans l’autre. Si je n’avais pas été Jérémy, si je n'avais pas vécu cette vie faite de bonheur, de frustrations, de mal-être et de sévices, jamais je n’aurais pu arriver à mon stade actuel. Jamais je ne serais parvenu à purifier l’essence de ce qui me composait dans ma précédente vie.

 

Cette vie où je n’étais qu’un gamin insignifiant parmi d’autres, incapable de montrer la force qui se cachait en moi sans que je m’en doute. Il avait fallu que je voie mon frère se faire martyriser pour que celle-ci daigne enfin se réveiller et accomplir les actes que j’ai commis. Après ma rencontre avec Jeff, l’apprentissage qu’il m’a fait suivre, dont j’ai savouré chaque moment, et ce malgré les difficultés de ce dernier, j’ai compris que cette force c’était les germes de mon être, mon moteur. Celui qui avait été forgé par des puissances qui dépassaient la compréhension humaine, et dont Jeff avait été celui qui l’avait façonné, selon ma propre interprétation de ce qui avait mené cet être, que je pensais auparavant être fictif, à devenir une réalité tangible. C’est ce que mon expérience au sein des plans dimensionnels où Jeff m’a plongé, pour faire de moi la graine de sa renaissance, m’a fait comprendre.

 

C’est pourquoi ce pan de ma vie ne pouvait pas complètement disparaitre, même après avoir fusionné avec l’esprit de Jeff, son âme. Même si ce terme n’est sans doute pas tout à fait compatible avec ce qu’il a été, ce qu’il est, et ce qu’il restera à travers moi. Mon passé faisait partie intégrante de la réussite de ma compatibilité émotionnelle avec celui qui avait été mon idole. Avant que je devienne bien plus qu’une sorte de successeur, un clone spirituel, un fils ou toute autre interprétation qu’un psychiatre pourrait donner à ce que j’ai vécu. Mes souvenirs se sont fondus avec ceux de Jeff, jusqu’à devenir une entité unique. C’était comme si j’avais toujours été lui, et que lui avait toujours été moi. C’est compliqué de vous faire ressentir cet état de fait. Il vous faudrait sans doute le vivre vous-même pour comprendre complètement mon raisonnement. Disons simplement que Jeff et moi étions destinés à ne faire qu’un. Malgré la distance dimensionnelle nous séparant, malgré la différence physique nous caractérisant l’un et l’autre. C’était sans doute écrit quelque part, sur un registre, un parchemin ou que sais-je d’autre.

 

Notre histoire, mon histoire, elle a été établie bien avant que l’idée même de ma conception par mes parents se soit installée dans les intentions de ces derniers. Alors, oui : je suis Jeff. Mais je suis aussi toujours Jérémy. Nous sommes deux, mais nous sommes un. Un seul et même corps…Un seul et même esprit… Une seule et même volonté de vouloir faire perdurer ce qui a fait naitre cette légende du creepypasta, quelle que soit la manière exacte qui a fait qu’elle a pris forme, quelque part, au-delà de ce que l’être humain peut concevoir. Ce sont ces souvenirs de mon ancienne vie, cette volonté de m’y rattacher, bien que nombre d’entre eux aient été douloureux, qui ont permis cette osmose parfaite entre Jeff et moi. Je m’étais fait une mission de parfaire l’œuvre de ce dernier, confectionnée jour après jour dans d’autres espaces dimensionnels, afin de la faire mienne, tout en conservant le Jérémy que je resterais.

 

L’être fragile que j’étais n’existait plus cependant. Il avait laissé la place à quelque chose de plus fort, de plus déterminé, de plus confiant en soi qu’il ne l’avait été. La force de caractère de Jeff alliée à mon envie de changer : c’était ce qui avait permis cette alliance parfaite entre nous, comme nulle autre n’aurait pu l’être. J’avais fait abstraction de mes émotions en tant qu’humain, car je savais que je ne pouvais plus prétendre me considérer comme tel. Mais je gardais en moi la source de ce qui les faisaient. Encore une fois, ce serait difficile de vous expliquer ce ressenti. Dites-vous que c’est comme une nuée incessante, une bourrasque de poussière tournoyant continuellement autour d’un noyau s’étant incrusté à travers. Une nuée ne pouvant s’échapper car tournant en orbite autour de ce noyau, au même titre que l’attraction d’un astre exercée sur des êtres vivants pour les piéger sur son sol. Une nuée appartenant à un même espace partagé avec ce noyau : pas complètement assujetti à ce dernier, mais faisant partie de son existence malgré l’opposition qu’on pourrait ressentir vu de l’extérieur.

 

C’était cela qui reliait mon ancien moi au nouveau. Je n’étais ni Jérémy, ni Jeff : j’étais autre chose de totalement différent. Une création née de l’assemblage de deux esprits semblables qui ne demandaient qu’à se fondre l’un dans l’autre, tout en gardant leurs cellules d’origine intactes, pour s’assimiler en un parfait concentré spirituel. Et en parcourant l’intérieur de mon ancienne vie de Jérémy, Jeff découvrait et s’accaparait des souvenirs, les faisant siens, au même titre que j’avais absorbé ce qui le faisait lui lors de mon parcours initiatique dont j’étais sorti victorieux. Je ressentais à la fois la submersion de sensations appartenant à mon passé, et la découverte de nouvelles. C’était quelque chose de tellement intense et magnifique. Je revoyais tous ces moments passés avec ma famille à travers les objets se montrant à moi au fur et à mesure de mon avancée en ces lieux remplis de symboles de ce que j’étais avant. Une expérience vivifiante et enivrante au possible, dont je savourais chaque instant.

 

Je me remettais peu à peu de cette profusion d’images se relayant dans ma tête, pour me concentrer sur ce qui m’avait amené ici : la recherche de cet étui de coutellerie qui me permettrait d’obtenir la lame pure dont j’avais besoin pour la suite de la mission qui m’avait été adjugée. Je me souvenais où ce dernier se trouvait caché, par les soins de mon père. Un tiroir situé dans la chambre de mes parents. Je savais qu’il était là car, comme je vous l’ai dit plus en amont dans mon récit, j’avais été témoin de l’acquisition de cet étui lors d’une incursion surprise dans cette chambre. Je ne me souvenais plus avec exactitude la raison qui m’avait poussé à solliciter la présence de mes parents, mais j’avais vu l’étui disposé sur le lit, pendant que mon père vidait un tiroir de son contenu, dans le but d’y placer ensuite l’objet qui attirait l’œil de mon regard d’enfant d’alors. Pris au dépourvu, ma mère avait alors pris les devants en m’expliquant à quoi et à qui était destiné cet étui dont l’éclat des lames étincelait, du fait de la lumière du soleil filtrant par le verre de la fenêtre proche.

 

J’avais assuré mes parents de mon silence, promettant de garder ce secret jusqu’à ce que mon frère parvienne à son objectif de carrière. Ils m’avaient gratifié d’un sourire commun, mon père me caressant la tête, comme il en avait l’habitude à chaque fois que j’agissais comme un « bon garçon ». C’était un peu bizarre comme « rituel », de mon point de vue d’enfant j’entends. Ça me donnait l’impression d’un maitre félicitant son chien, et lui apposant de la même manière sa main sur la tête. Je n’ai jamais dit à mon père ce que je pensais de son attitude à ce sujet. Je craignais qu’il le prenne mal, alors que ses intentions étaient remplies d’affection et de tendresse propre à une figure paternelle. Mais je n’en ressentais pas moins une certaine gêne à chaque fois qu’il s’y adonnait sur moi, et qui m’était parfois complexe à dissimuler. Je me forçais à sourire à mon tour, comme pour indiquer que j’appréciais ce geste et ne pas lui faire entrevoir mon malaise.

 

Quoi qu’il en soit, des années après cette scène, je me retrouvais au cœur de cette même pièce. Mais cette fois, sans mes parents présents. Je pensais les trouver au sein de la maison, quelque part. Avant de venir dans cette chambre, j’avais arpenté en long et en large toute la maisonnée, sans les trouver nulle part. D’un autre côté, c’était mieux ainsi. La nouvelle de mon évasion en viendrait à être connue, une fois que le silence de l’établissement qui avait été mon lieu de vie pendant 6 ans finisse par alerter des responsables. Ou bien que la relève du personnel constate sur place les corps sans vie étalés sur le sol des couloirs et des autres pièces. Et je préférais être en possession de mon outil pour leur offrir leur voyage au sein de la bulle de sommeil qui leur était destiné, avant d’avoir à donner la moindre explication de ma présence non-annoncée au sein de notre demeure. Ils auraient sans doute du mal à comprendre les raisons de mon départ de ce qu’ils considéraient comme l’endroit idéal pour « soigner mon mal ».

 

Je ne pouvais pas leur en vouloir d’avoir cru que m’envoyer là-bas me « guérirait », selon leurs convictions et leurs confiance aveugle dans la médecine psychologique. Ils n’ont fait que suivre ce qu’eux-mêmes avaient appris de leurs parents sur les symptômes montrant une attitude contraire à la normalité. C’est la raison pour laquelle je n’ai jamais cherché à opposer la moindre résistance quand les hommes en blanc sont venus me chercher pour m’emmener. Ils n’ont fait qu’agir pour ce qu’ils considéraient « être le mieux pour moi », selon les termes dits ce jour-là. D’autant que c’est grâce à se séjour là-bas que j’ai pu rencontrer Jeff, que j’ai pu suivre son apprentissage pour devenir lui. J’ai suivi alors cette petite intuition, comme une voix intérieure dans ma tête, qui me disait de ne pas m’en faire. Je devais accepter le chemin qui se traçais devant moi, car il était nécessaire pour mon destin à venir. Ce qui m’a mené à aujourd’hui, ouvrant le fameux tiroir où se trouvait ce que je cherchais.

 

Il était dissimulé sous des piles de linge de mon père. Une précaution supplémentaire sans doute, pour le cas où mon frère en serait venu à chercher des habits dans la chambre. Il avait déjà été coutumier du fait, étant presque obsédé par le fait de « s’habiller comme papa », pour lui ressembler le plus possible, le considérant comme un modèle qu’il devait suivre. Je n’ai jamais vraiment eu les mêmes dispositions à trouver un exemple à suivre de mon côté. Mes modèles à moi se situaient dans les comics, les personnages de séries TV ou d’autres héros du même type. Mon père ne faisait pas partie de ces figures exceptionnelles figurant dans les histoires que je suivais. Je l’aimais, j’appréciais chaque chose qu’il faisait pour nous ou notre mère, mais ça s’arrêtait là. Mon frère, lui, le mettait sur un piédestal de manière régulière, depuis que ce dernier avait mené son combat contre ce groupe religieux nous ayant contraint à quitter notre ville natale.

 

Pourtant, cela l’a obligé à quitter sa petite amie. Mais malgré ça, il a toujours considéré notre père comme une idole, une force de caractère qu’il admirait. Je pouvais comprendre ce qui le poussait à voir en notre père un « héros », bien ancré dans le réel, aux contraires de mes personnages de fiction. Moi-même, j’avais une certaine admiration pour mon frère, à un niveau particulier. C’est ce qui m’avait poussé à le défendre contre nos harceleurs, et fait se réveiller la force qui se tapissait dans l’ombre en moi depuis si longtemps. Pour reprendre là où j’en étais avant ce petit aparté, mon père avait sans doute jugé utile de masquer le plus possible l’étui destiné à être offert à mon frère le jour venu, pour ne pas que ce dernier le trouve plus tôt qu’il ne le fallait. Une fois ouvert le tiroir, je déposais le linge cachant mon objectif sur le haut de la commode constituant la cachette, et sortait l’étui.

 

Je le regardais quelques instants dans mes mains, comme s’il s’agissait d’un trésor sacré, un graal définissant la fin d’une étape de ma quête. Puis, je le posais sur le lit derrière moi, l’ouvrant, et mettant au jour son contenu. Plusieurs lames s’offraient à mon regard. Toutes aussi belles les unes que les autres. De la classique feuille de boucher au couteau d’office, celui à désosser et celui dit « de chef ». Mais mon attention se portait sur mon but : le couteau à découper et sa lame de 20 centimètres. Je plongeais mes yeux dans le reflet de son acier, m’hypnotisant en profondeur, et observant mon visage se fondant dessus. J’avais cette impression qu’il m’appelait à le prendre, demandant expressément à faire partie de moi, à être le prolongement désiré de ma main. Je répondais à cet appel, le prenant entre mes doigts, observant son reflet en plaçant le couteau entre moi et la fenêtre, de manière à faire encore plus mettre son éclat en lumière. Il me fascinait. Je le voyais comme bien plus qu’un outil, mais comme une partie de moi que je retrouvais, me rappelant ce jour où j’avais opéré aux finitions de mon visage si parfait. Cette phase primordiale m’ayant poussé vers la voie de ma rencontre avec Jeff. Ce couteau, c’était comme l’autre moitié d’un médaillon qui ne demandait qu’à être raccordé à son « double ».

 

Désormais, avec lui, je me sentais encore plus « complet ». Je pouvais désormais pleinement accomplir ce à quoi j’étais promis : offrir le grand sommeil à ceux et celles qui croiseraient ma route. Je n’aurais plus les plonger dans ce Néant ingrat et indigne de mon vrai rôle. Il ne me restait plus qu’à attendre la venue de mes parents, et, je l’espérais, de mon frère. J’ignorais ce qu’il était devenu depuis la fin de son enfermement, mais la présence de cet étui dans cette chambre montrait qu’il n’avait pas encore atteint le stade qu’il s’était fixé : celui de l’ouverture de sa boucherie. Puis, je suis passé à mon ancienne chambre. Elle avait été laissée telle que le jour de mon départ, si ce n’est que les filets de sang dont j’avais paré le sol à l’époque où j’y vivais encore n’étaient plus visibles. Une fine moquette bleue couvrait le plancher, masquant sommairement ce terrain qui constituait mon territoire passé. Je me rappelais avec précision le lieu où chaque goutte était tombée. C’était comme si je les avais enregistrées l’une après l’autre. Par instinct, par soupçon de curiosité, je me baissais, soulevais les carrés de moquette cachant ces traces de ma vie antérieure. Des taches brunes se montraient à ma vue. Je revoyais tellement de souvenirs plaisants à leur vue. 

 

Chaque portion de seconde m’ayant fait accomplir la 3ème étape de ma transformation se rappelait à ma mémoire.La 1ère avait été la découverte de ma force intérieure lors de la confrontation avec John, Mark et Douglas. La 2ème c’était quand les mêmes m’avaient donné mon magnifique visage, conforme à celui de Jeff. Et l’étape finale avait vu son commencement ici, quand les hommes en blanc ont fait leur apparition, avant de me mener là où j’ai rencontré mon idole, mon mentor, mon professeur, et tellement de rôles lui étant dû qu’il serait trop long et fastidieux de vous énumérer. A chacune de ces étapes, j’avais fini par me rendre ici, dans cette chambre, là où j’ai magnifié mon aspect, et m’ayant fait entrevoir une première fois la silhouette de Jeff, sur le verre du miroir de ma chambre. Après quelques instants à observer longuement ces taches rouges, ternies par le temps passé à avoir été caché aux yeux des visiteurs de cet antre, je me dirigeais vers mon armoire. Je sortais des habits pour remplacer ma tenue de pensionnaire de mon précédent lieu de vie, et m’habillait de manière plus conventionnelle.

 

Je découvrais alors dans la penderie un vêtement propre à parfaire ce que j’étais : un sweat à capuche blanc. Je l’avais acheté quelque temps après avoir développé mon admiration pour Jeff, par suite des nombreuses lectures de son histoire au sein des sites web dédiés aux creepypastas. Je m’étais promis à l’époque de le mettre pour une convention ou toute autre manifestation dédiée aux légendes du net. J’ignorais à l’époque que je serais amené à être bien plus qu’un simple cosplayeur, mais une incarnation complète de celui que j’adulais. C’était bizarre de le voir ainsi devant moi, sans avoir été souillé par le temps, ni même être couvert de poussière ou mangé par les mites. Je supposais que maman s’était fait un devoir de conserver tout ce qui pouvait lui rappeler mon souvenir. Ce qui expliquait le parfait état de ma chambre.

 

Je ne pouvais que remercier ma chère maman pour cette délicate attention. Quand le tissu eut recouvert mes bras nus, j’ai ressenti un frisson. Pas désagréable : c’était même tout le contraire. Cela me donnait l’impression de rajouter un nouvel élément indispensable. Comme une pièce de puzzle terminant la figure qu’on a mis des heures ou des semaines à terminer. Un accomplissement. C’était exactement ça. Ma lame, puis ce sweat, c’était l’achèvement de mon évolution. Une fois revêtu de la tête aux pieds de ce qui constituerait ma tenue définitive, je retournais dans la chambre de mes parents. Je replaçais l’étui où se trouvait les autres couteaux à sa place, refermait le tiroir, puis me repositionnait sur le lit.

 

 Alors, j’ai attendu. Patiemment, me plongeant sans trop m’en rendre compte dans un état de stase qui ne se libérerait qu’une fois en présence de ma famille. Ce serait le déclencheur, la mise en bouche de la légende que je me faisais un point d’honneur à lancer dans les meilleures conditions. C’était comme si mon corps tout entier s’était mis à l’arrêt, comme « programmé » pour ne s’activer qu’au moment où mes parents et mon frère daigneraient faire leur apparition,au sein de cette pièce, et éveillant mes sens. J’étais assis sur ce lit, mon outil en main, surveillant la poignée de la porte de chambre qui signifierait le déclenchement de la suite. Celle où débuterait le premier véritable envoi d’âmes vers les bulles de sommeil, ce cheminement essentiel de ma nouvelle existence. Le début d’un long périple qui démontrerait que Jeffrey Woods n’est pas qu’un mythe. Je l’ai rencontré. Il a fait de moi son successeur, son incarnation en ce monde. Héritant de sa propension à déterminer qui irait dans quelle bulle, qui aurait le droit au sommeil véritable, et de quelle manière.

 

Finalement, je percevais le cliquetis d’une clé tournant dans une serrure. Ça venait de l’entrée. L’insonorisation de notre maison était tellement mauvaise que le moindre bruit pouvait s’entendre d’un bout à l’autre de la maison.  Je suivais de l’oreille le martèlement du sol causé par les nombreux pas qui suivit l’ouverture de la porte d’entrée. Je distinguais 3 sons. 3 personnes. Ce qui voulait dire que mon cher frère était avec mes parents. J’étais partagé entre l’émotion des retrouvailles que tentait de faire ressurgir mon ancien moi, et le mutisme de ce que j’étais maintenant. Leurs voix familières sonnaient à mes oreilles comme une mélodie pleine de nostalgie. Bien que ne les ayant pas entendues depuis des années, je ne me trompais pas sur leur timbre, leur intonation, la bienveillance qui s’en dégageait. Je me questionnais sur leur réaction à ma vue, à la surprise de ma présence.

 

Puis vint le moment où ce fut ma mère qui fut la première à franchir le seuil de la porte où j’attendais toujours patiemment, mon outil placé dans la poche arrière du jean couvrant le bas de mon corps. Je ne le voyais pas, mais j’avais l’impression de ressentir l’étincellement de mes yeux en suivant l’apparition de ma mère dans l’entrebâillement de la porte, puis son ouverture totale. Je montrais alors mon plus beau sourire à son encontre, pour lui montrer la joie que j’avais de la revoir. Sa réaction fut conforme à celle d’une mère aimante retrouvant son enfant perdu après de nombreuses années, suivant un moment de surprise :

 

 -   Jérémy ? Jérémy, c’est… C’est toi ? Je ne suis pas en train de rêver ?

 

Je la rassurais, lui affirmant que je n’étais pas un songe conçu par son envie de me revoir, mais quelqu’un de bien réel. J’étais bien son fils chéri :

 

 - Tu ne rêves pas maman… C’est bien moi, Jérémy. Si tu savais combien j’ai attendu le moment de revenir auprès de toi, de papa et de Riley…

 

 - Jérémy… Comment… Comment est-ce possible ? Je n’ai pas été avertie de ta libération par le docteur Larton…

 

 - C’est normal maman… Je suis parti de ma propre initiative. Je devais achever ce pourquoi je suis né en ce monde. Débuter ma quête. Et surtout, je tenais à ce que toi, papa et Riley soyez les premiers à partir vers le Grand Sommeil.

 

 - Le grand sommeil ? Ta quête ? Je ne comprends pas tes paroles. Et comment est tu sorti de l’asile ?

 

 - Je n’aime pas ce mot, maman. Je le trouve laid à entendre. Je préfère parler d’étape de mon accomplissement. Mais trêve de bavardage. J’apprécie être ici à parler avec toi, mais j’ai encore beaucoup de chemin à faire pour que vous puissiez rejoindre la Bulle de Sommeil qui vous est réservée…

 

-  Tu n’es pas guéri, Jérémy… Tu ne devrais pas être ici… Et je ne sais vraiment pas de quoi tu parles. Je vais appeler le docteur pour qu’il vienne te rechercher…

 

Pendant qu’elle commençait à composer le numéro, elle appelait dans le même temps mon père et mon frère :

 

-  Chéri ! Riley ! Venez me rejoindre dans la chambre ! Jérémy est ici. Je n’ai pas tout compris, mais apparemment il s’est enfui de l’asile !

 

Je me levais, un peu agacé par son entêtement à user de ce mot que je détestais, sortant mon outil de ma poche, et le montrant à maman. Celle-ci eu un réflexe de recul, pendant que j’entendais les bruits de chaussures courant sur le sol se dirigeant vers la chambre. 

 

 - Oh, mon dieu ! Où as-tu pris ce couteau ?

 

Elle eut l’instinct de regarder en direction du tiroir d’où j’avais sorti l’étui de boucherie, tenta de crier, et montra des signes de réticence à rejoindre le lieu qui lui était destiné. J’ai dû accélérer les choses, pressant le pas, et d’un geste précis, tranchais sa gorge avec une netteté presque chirurgicale, suivant en cela les leçons apprises au cours de mon ascension. Elle ouvrait de grands yeux, tout en tenant son cou avec ses mains, sans jamais cesser de me fixer, jusqu’à sa chute au sol. Pendant qu’elle se vidait de son sang, preuve de son point de départ pour sa bulle de sommeil, je lui murmurais à l’oreille :

 

 -  Go to sleep, mother…

 

Au même instant, mon père et mon frère arrivèrent sur place, constatant ma présence, et voyant le corps rempli de spasmes de ma mère qui semblait lutter pour ne pas partir.

 

 - Ne lutte pas maman : ça ne sert à rien. Tu as déjà tant fait pour moi et pour les autres. Il est temps pour toi de profiter du sommeil que je t’offre.

 

Mon frère s’agenouillait, tentant d’aider ma mère à retenir le bouillon de sang s’échappant de sa gorge, pendant que mon père s’avançait vers moi…

 

 - Jérémy ! Qu’est-ce que tu as fait ? Et comment es-tu sorti ? Ce docteur est un incapable ! Même pas foutu de garder enfermé un ado psychopathe…

 

J’ai froncé les sourcils à cette énonciation de mon père pour me désigner, un peu irrité de ses propos :

 

 - Ce n’est pas gentil, papa. J’ai fait un long chemin pour vous offrir le Grand Sommeil. Et tu me remercie en m’insultant ? Si tu ne m’avais pas donné la vie, si tu n’étais pas mon père, un tel affront mériterait une place dans la bulle des Traitres. Mais je serais magnanime, en regard de ce que je te dois…

 

Mon père me regardait, montrant son incompréhension à mes propos, pendant que mon frère hurlait :

 

 - Papa ! Maman… Elle… Elle ne respire plus… Je… Je crois qu’elle est…

 

Il ne termina pas sa phrase. Mon père, oubliant ma présence, se rua quasiment sur le corps étendu au sol, secouant ce dernier, pleurant à torrent en s’adressant à maman :

 

 - Ma chérie ! Nooooon ! Tu ne peux pas partir ! Je t’interdis de nous laisser…

 

Mon frère me regardait d’un air mauvais. C’était la première fois que je le voyais user d’un tel regard envers moi. Il avait l’air en colère.

 

 - Jérémy ! Pourquoi t’as fait ça ? C’est comme ça que tu remercie maman pour tout ce qu’elle a fait ? Elle qui a pris soin de nettoyer ta chambre et tes affaires pendant tout le temps où tu n’étais pas là…

 

 - C’est justement pour la remercier que je lui ai offert le Grand Sommeil. Au même titre que je vais le faire pour vous. Parce que vous êtes ma famille. Parce que je vous aime. Parce que vous méritez de dormir…

 

-   Qu’est-ce que tu racontes ? Le Grand sommeil ? Dormir ? Papa a raison : tu parles comme un dérangé ! Tu n’as plus ta place ici !

 

J’ai fait mine de faire comme si je n’avais pas entendu ces paroles blessantes, et sans que Riley ait le temps de faire et dire quoi que ce soit d’autre, ma lame tranchait sa gorge à lui aussi. S’étant retourné dans le même temps, je fis cadeau d’un traitement similaire à mon père. Leurs deux corps s’affalèrent au sol dans un bruit sourd dans la plus parfaite des synchronisations. J’attendais quelques minutes, assis sur le plancher, afin de vérifier qu’ils avaient bien rejoint Maman vers le Grand Sommeil. Mais il me restait une phase à accomplir, afin de m’assurer qu’ils goûteraient à un repos mérité. Je positionnais alors les 3 corps côte à côte, et, délicatement, m’affairait à découper leurs yeux l’un après l’autre. Avant que la rigidité cadavérique ne se mette en place, je plaçais ceux-ci dans le creux de leurs mains, puis refermaient ces dernières consciencieusement, patientant jusqu’à ce qu’elles ne soient plus en mesure de se rouvrir, du fait du processus mortifère.

 

Ce qui peut vous paraitre être un rituel barbare, ce n’est que la procédure à suivre pour que mes parents se rendent dans la Bulle de Sommeil 1, celle des proches et de la famille. A chaque fois que j’envoie quelqu’un dans le Grand Sommeil, les âmes sont envoyées via un tunnel dimensionnel. Dans certains cas, elles sont dirigées directement vers la Bulle désignée par la méthode employée de mise en sommeil. A l’exception des Bulles 1 et 2 qui suivent un périple différent. Le tranchage de gorge de droite à gauche est la première étape, qui fait errer l’âme dans un tunnel jusqu’à ce que la 2ème étape soit effectuée. Tel que je l’ai fait pour ma famille. Ce n’est qu’une fois cette phase faite que l’accès à la Bulle peut s’effectuer, afin que les élus puissent se reposer pour l’éternité. Il en est de même pour la Bulle 2, à la différence que ce ne sont pas les yeux qui doivent être extraits du corps, une fois celui-ci éteint, mais le cœur.

 

Pour les autres destinés à rejoindre l’autre côté, dès lors que ma lame a actionné leur sommeil par la méthode utilisée, ils sont immédiatement envoyés dans la bulle qui leur est attribuée, selon leur mérite ou leur parcours de vie. D’où l’importance de ne pas endormir quelqu’un sans savoir un minimum de connaissance sur sa personnalité. C’est très important. Je ne peux pas envoyer une âme au hasard dans une bulle qui n’est pas destiné à une certaine forme d’élu. Mais pour comprendre le cheminement de chacun ou chacune, il me suffit de « lire » leurs yeux. Me plonger dans leur regard me suffit à déterminer ce qui constitue leurs pôles d’attraction, leur passion, leurs vices, leurs habitudes. C’est comme si je voyais leur vie sur une pellicule en fait. J’ai juste besoin de fixer leur regard quelques secondes pour tout savoir de leurs personnalités, ainsi que la bulle de sommeil qui est la leur. Parfois, il suffit d’avoir côtoyé l’élu(e) pour connaitre déjà ce qui leur est destiné, car ayant vécu auprès d’eux et étant au courant de tout ce qui constitue leur être.

 

Après que ma famille eut pu bénéficier du Grand Sommeil, je me devais de me renseigner sur l’endroit où se trouvaient les prochains bénéficiaires : John, Karl et Douglas. Je connaissais leurs noms de famille, et avant que je suive mon apprentissage ayant fait de moi l’incarnation de Jeff, j’avais déjà une bonne maitrise du web. En grande partie grâce aux conseils de mon frère, mais aussi par les cours d’informatique du collège où j’étudiais, il y avait 6 ans de ça. Il me fut aisé de retrouver leurs traces. Je découvrais ainsi qu’ils vivaient toujours à BlueWoods, qu’ils avaient montés ensemble une petite startup de livraisons de produits de luxe à domicile, à des prix attractifs. Sachant le caractère des trois compères, il était facile de concevoir que ces prix résultaient de trafics, voire de vols, leur permettant d’obtenir pour quasiment rien les produits qu’ils revendaient. Comme ils faisaient partie de familles ayant une emprise certaine sur l’économie de la ville, il ne devait pas leur être très compliqué de se jouer des enquêtes de police le cas échéant.

 

Quoi qu’il en soit, je parvenais à obtenir leurs adresses personnelles, et même leurs pseudos utilisés pour les réseaux sociaux. C’est ainsi que j’ai appris que John, qui avait visiblement gardé son statut de leader de leur trio, organisait une fête pour la soirée du 4 Juillet, soit le lendemain. Ce qui me permettait d’avoir un peu plus de temps à passer aux côtés de ma famille. Bien que leurs âmes n’étaient plus dans leurs corps, cela me réconfortait de profiter de leur parler de mon parcours, de ma rencontre avec Jeff, de mon ascension. Bien sûr, je savais que ce n’étaient plus que des coquilles vides, et que ces corps ne pouvaient bien évidemment ne pas entendre ni comprendre ce que je disais. Mais la seule vision de leurs visages me suffisait pour m’accorder un semblant de bien-être, une satisfaction réservée à mon ancien moi. Cette partie qui cohabitait avec l’esprit de Jeff que j’avais absorbée à force d’effort.

 

Je passais ainsi la nuit à leur exposer tout ce que j’avais vécu, sans même me rendre compte des heures passées. Je ne sais pas si c’est la joie intérieure d’avoir pu offrir le repos à ma famille en premier, le personnel de mon ancien lieu de villégiature n’étant pas comptabilisé, car ayant été envoyé dans le Néant, mais j’avais une sensation de sérénité qui m’envahissait alors. Quand je ne parlais pas à ma mère, mon père ou Riley, je parcourais à nouveau la maison où j’avais vécu bien peu en regard de celle de SouthRiver, celle-là même qui m’avait vu naitre. Malgré tout, j’avais beaucoup de souvenirs de ces lieux, me rappelant les moments passés avec ma famille, bien avant que le drame m’ayant séparé de Riley ne me fasse voir cette demeure comme une cage dorée, où je perdis peu à peu mon sourire. Je m’efforçais de faire revenir ces éclats de souvenirs à la surface, bien que ma fusion avec l’esprit de Jeff ait eu un effet sélectif, ne me faisant garder que quelques extraits choisis de mon passé en tant que Jérémy. Juste ce qu’il fallait pour me servir dans le cadre de la quête qui était désormais la mienne en ce monde.

 

Passé ce stade, vint le moment où je me devais de me rendre à la soirée organisée par John, qui se situait au cœur de sa propriété, et que je devinais être un archétype de la démonstration de luxe et de puissance économique propre à sa personnalité, tout comme son égo démesuré, tel que je m’en rappelais. Sur le chemin me menant à la fête, je passais devant un magasin proposant des costumes dédiés au cosplay. Pour être sûr de passer plus ou moins inaperçu et m’approcher plus facilement de John et ses amis, je me disais que ce serait une bonne idée de m’affubler d’un subterfuge à mon image au sein de ce commerce. J’entrais, et par souci de discrétion, enfonçait plus avant la capuche de mon sweat, après avoir dissimulé mon outil en dessous, accroché à un des passants de ceinture. Les lieux étaient plutôt déserts. Seul subsistait le vendeur à la caisse.

 

Je me dirigeais vers la section dédiée aux tenues aux effigies de figures de l’horreur, afin d’y trouver un masque qui me permettrait de cacher mon visage. Bien que cette idée ne me plût guère, je savais que c’était une condition nécessaire pour pouvoir mener à bien ma mission de cette soirée. J’eus la bonne surprise de voir qu’il s’y trouvait une partie entièrement consacrée aux personnages de creepypastas. Dont un masque de Jeff the Killer. Je ne pouvais pas trouver mieux. Ainsi, je pourrais malgré tout montrer son visage, sans risque de voir mon avancée vers John, Mark et Douglas interférer. Un visage factice, certes, mais ça restait une bonne alternative pour pouvoir suivre mon idée. La soirée avait un thème, celui de l’horreur. Donc, ma tenue, mon masque, tout était parfait pour ne pas être remarqué plus qu’un autre au milieu des autres fanas d’horreur qui composerait les invités de la fête. Il restait un obstacle auquel je n’avais pas pensé. Je n’avais pas le moindre argent pour payer le masque. Il me faudrait donc offrir le Grand Sommeil au tenant des lieux. Une fois à la caisse, quand celui-ci m’indiquait la somme à lui verser, je relevais ma capuche, lui montrant mon si beau visage. Il n’affichait pas de la terreur comme je le craignais, au même titre que l’avait fait ma famille ou d’autres par le passé, juste avant mon retour à la liberté. Mais plutôt de la surprise. Je ne lui laissais pas le temps de changer d’expression, étant satisfait de son attitude.

 

 De plus, j’avais vu dans ses yeux à quel point il était passionné par l’horreur et les creepypastas en particulier. Ce qui le rangeait dans la catégorie des admirateurs. Je lui réservais donc le traitement adéquat, en plongeant la lame de mon outil au milieu de sa gorge, tout en lui récitant ma phrase rituelle. Il n’eut pas le loisir de crier, du fait de la précision de mon coup. Net et rapide. Il ne fit que s’écrouler derrière son comptoir dans un bruit sourd. Je ne m’attardais pas, mettait le masque sur mon visage, retournait l’étiquette sur la vitrine du commerce, afin d’indiquer sa fermeture, et sortait. Rajoutant aux précautions, j’avais pris soin de récupérer les clés du magasin présentes dans l’une des poches de celui que j’avais invité à rejoindre le Grand Sommeil. Je fermais à double tour la porte. Ainsi, on ne s’apercevrait pas que le propriétaire avait été envoyé dans la bulle qui lui était réservée, m’étant également assuré d’éteindre les lumières en partant. 

 

Chacun penserait ainsi que le magasin avait fermé plus tôt que d’habitude, pour une raison quelconque, et n’occasionnerait pas la moindre suspicion. Toujours dans un souci de discrétion, je me retenais de faire plonger dans le Grand Sommeil ceux et celles que je croisais. J’aurais tout le loisir de le faire après la soirée, une fois que mes cibles privilégiées auraient été plongées dans la nuit éternelle qui leur était promise. Après près de trois quarts d’heure de marche, j’arrivais enfin à l’adresse indiquée sur le net. La fête battait déjà son plein. Plusieurs invités costumés défilaient dans le jardin, devant l’entrée, ou à l’intérieur de la grande maison devant moi. Je voyais leurs silhouettes à travers les fenêtres, bougeant dans tout les sens, au rythme d’une musique assourdissante baignant le quartier. 

 

Comme c’était un jour de fête nationale, ce vacarme et les cris de joie des personnes présentes ne pouvaient offusquer personne ne s’adonnant pas aux festivités du 4 juillet et cloitrées dans leurs maisons, leurs appartements. C’était la situation idéale pour opérer de manière furtive. Ainsi, je passais entre les divers hommes et femmes se dandinant sur la pelouse, observant les sourires de tous et toutes à mon passage, et semblant admiratifs de ma tenue. J’entendais des exclamations du type : « génial, le costume » « Hyper ressemblant mec ! » ou encore « On jurerait le vrai Jeff the Killer ! ». Ils n’imaginaient pas à quel point ils avaient raison. Je pouvais observer les yeux de chacun, voir à quelle bulle ils seraient destinés une fois que j’aurais endormis ceux que j’étais venus voir en priorité. L’une des autres facultés de mon incarnation était que j’avais gagné une mémoire presque photographique de chaque visage, chaque vision de la personnalité perçue dans le regard de ceux et celles que j’avais croisés. Une fois le trio envoyé dans leur bulle, je pourrais les reconnaitre en un clin d’œil. Si je venais à croiser d’autres, il me suffirait de me plonger dans leur regard pour savoir où je devais les envoyer.

 

Cela me prit plusieurs minutes, mais finalement, je reconnus Douglas à l’intérieur de la maison, au sein du salon. Il n’avait pas de masque. Juste une tenue médiocre de vampire. Je m’étonnais qu’avec les moyens dont il disposait, il n’ai pas acquis quelque chose de plus travaillé, mais peu m’importait. Je le surveillais de loin, puis je m’apercevais qu’il semblait se diriger ailleurs. Je le suivais d’un pas alerte. Il montait à l’étage. Au vu du nombre de personnes montant et descendant les escaliers de la demeure, il ne pouvait pas s’apercevoir que c’était lui que je filais en particulier. Il s’apprêtait à entrer dans une pièce. Anticipant son geste, je pressais le pas, et avant qu’il puisse refermer la porte, je m’introduisais à mon tour, prenant soin de verrouiller la sortie derrière moi. Immédiatement, Douglas s’adressait à moi, ignorant à qui il avait affaire, ne voyant qu’un type portant un masque de personnage de creepypasta.

 

 - Eh mec ! Tu fais quoi là ? Tu peux pas attendre ton tour ? J’étais le premier, et ça peut pas attendre…

 

Silencieusement, je relevais mon masque, montrant mon vrai visage, qui ne différait pas de celui qui s’était montré à Douglas. Son visage devint blême. Je devinais qu’il reconnaissait son ancienne victime, tentant de minimiser ses actes passés, et voulant me pousser à renoncer.

 

 - Jérémy ? Mec, c’est vraiment toi ? Tu… T’as pas changé dis donc… 

 

Je sentais du sarcasme dans ces paroles, mais je n'y faisais pas attention...

 

 - Toi non plus apparemment. Toujours le goût des belles choses.

 

Il transpirait à grosses gouttes, reculant jusqu’à être acculé contre un mur. Je sortais alors mon outil, ce qui le fit bredouiller une tentative de justifier ce qu’il m’avait fait lors de ma précédente vie avec ses deux amis. 

 

 -  Jérémy… Déconne pas… Je suis désolé pour ton visage…. On était des petits cons à l’époque, je le reconnais. Mais c’était juste une blague, rien qu’une blague… 

 

 - Je ne suis pas là pour me venger, contrairement à ce que tu penses croire. Je suis bien au-dessus de ces futilités humaines. Si je suis là, c’est pour t’offrir le Grand Sommeil. Une manière pour moi de te remercier, tout comme je vais le faire avec John et Mark, pour le cadeau que vous m’avez offert.

 

 - Le Cadeau ? Tu… Ton visage, tu crois que c’est un cadeau ? T’es encore plus dérangé que je pensais mec. Fous-moi la paix maintenant ! Et oublie pas que si on t’a fait ce « cadeau » comme tu dis, c’est parce que tu l’as cherché au départ. 

 

 - Inutile de parler, ça ne servira à rien. Je me moque de tes suppliques. Je vais même faire l’impasse sur ce que tu viens de dire sur mon visage parfait. Mais rassure-toi : tu t’endormiras vite…

 

-  Mec, arrête, vraiment ! Si c’est une blague pour te venger, c’est bon, t’as gagné. Je suis terrifié mec ! Maintenant, lâche ce couteau. Je me dénoncerais à la police, si c’est ce que tu veux, mais arrête tes conneries.

 

Au moment de trancher sa gorge comme je l’avais fait aux membres de ma famille, je lui répondais :

 

-  Encore une fois, ce n’est pas une vengeance : c’est un présent que je te fais…

 

Puis, aussi net et rapide que pour papa, maman et Riley, la lame de mon outil fendait l’air, libérant des gerbes de sang de son cou entaillé profondément. Douglas glissait peu à peu le long du mur, tachant celui-ci d’un rouge écarlate, laissant une traînée sanguinolente sur la surface de ciment, tout en se posant les mains sur sa blessure. Il me regardait d’un air où se mélangeait la peur et la pitié quelques secondes. Avant que ses yeux s’éteignent, je m’accroupissais et lui murmurais :

 

 -  Go to sleep, Douglas.

 

Une fois son regard plongé dans le vide, je tirais ses pieds, de manière à ce que l’ensemble de son corps soit à plat sur le sol. Je m’affairais ensuite à déchirer son costume, afin d’accéder à sa poitrine, plongeais ma lame dedans, écartant avec mes doigts le trou formé, afin d’en extraire de la main son cœur encore chaud, que je plaçais ensuite dans l’une de ses mains, la gauche. Voyant que ses yeux étaient encore ouverts, je prenais la peine d’abaisser ses paupières, afin qu’il goûte à un repos total dans sa bulle de sommeil. Je remettais mon outil en place, sous mon sweat. Le sang ayant giclé sur ce dernier serait pris pour du faux sang, et s’ajoutant au « réalisme » de ma tenue aux yeux des autres invités. Il me fallait maintenant trouver les deux autres. En partant, je prenais garde que personne ne montre l’envie de se diriger vers les toilettes et y trouve ce spectacle qui ne serait pas compris pour un humain.

 

Cette précaution prise, discrètement, je relevais légèrement mon sweat, utilisant ma lame pour faire en sorte que la poignée de porte reste en main de la personne qui tenterait d’ouvrir après mon départ. Je comptais sur le fait que quelqu’un signale à John ou Mark que les toilettes étaient impossibles d’accès, car dégradées. Cela devrait suffire à faire déplacer l’un ou l’autre sur place. Il me suffirait alors de guetter sa venue. Et effectivement, après que plusieurs personnes se soient succédé sans pouvoir ouvrir la porte, je vis arriver Mark quelques minutes plus tard. Il indiqua à ceux qui étaient avec lui de se diriger vers d’autres toilettes, situés ailleurs dans la maison, au rez-de-chaussée. Resté seul, je pus alors prendre la suite. Je m’approchais sans faire de bruit, me plaçait derrière Mark occupé à tenter de remettre en place la poignée, et lui posais la lame sur la base de mon cou, en me contentant de lui dire :

 

 -  Suis-moi, Mark. J’ai quelque chose à t’offrir. Et surtout pas un mot, si tu ne veux pas que ma lame s’enfonce plus profondément. Ce serait dommage aussi bien pour toi que pour moi…

 

Enlevant ses mains de la poignée, Mark obéissait à ma demande, suivant mes recommandations à la lettre, se relevant doucement, sans chercher à crier ou faire le moindre geste pouvant attirer l’attention. Je lui demandais alors dans quelle pièce on pourrait être tranquille, se fermant à clé dans la mesure du possible. Il hochait de la tête en guise de réponse, et avançait. Je baissais la lame du cou vers le milieu de son dos. Ça me semblait plus approprié, et nombre des invités penserait à une sorte d’animation prévue dans le cadre de la soirée. Pour plus de discrétion, j’avais remis mon masque en sortant des toilettes où gisait Douglas. Mark me menait à une pièce un peu plus loin dans le couloir de l’étage où nous nous trouvions. Un bureau dont il savait que John laissait la clé à l’intérieur, située dans un endroit qu’il connaissait. Ce bureau était un peu le « centre de commandes » des opérations commerciales de leur petite entreprise à tous les trois. La clé servait à ce qu’ils soient tranquilles en cas de réunions particulières, lors de fêtes comme celle-ci. Je devinais que ce genre de festivités était une habitude pour les 3 compères. Une fois à l’intérieur, Mark se dirigeait vers l’endroit où se trouvait la clé, la prenait en main et me la confiait. Une fois fermé la porte, je relâchais la pointe de ma lame sur son dos, et lui demandais de se retourner. 

 

 -  Mec, je sais pas ce que tu veux, mais on n’a pas d’argent ici : tout est à la banque. Et même s’il y en avait, y’a que John qui sait où c’est planqué. Douglas et moi on n’est pas au courant de tous ses petits secrets à ce sujet…

 

 -  Je ne suis pas là pour quelque chose d’aussi dénué d’intérêt que l’argent. Je suis ici pour te faire un présent. Le même que je viens d’offrir à ton ami Douglas…

 

Comme son ami précédemment, Mark voyait son visage se blanchir, se garnir de gouttes de sueur en grand nombre, et bredouillant :

 

 -  Dou… Douglas ? Qu’est-ce… Qu’est-ce que tu lui as fait ? Et qu’est-ce que tu veux si c’est pas du fric ? 

 

-  Tu n’as pas à avoir peur. Je te l’ai dit : je veux juste t’offrir un cadeau. Mais laisse-moi permettre à ta mémoire de se rappeler qui je suis…

 

A ce moment, je relevais mon masque, montrant mon visage. Le visage de Mark devint encore plus blanc.

 

 -  Jé… Jérémy ? C’est… C’est bien toi ? Bordel, mec, t’es là pour te venger ? Après toutes ces années ? Ecoute, je suis désolé de ce qu’on t’a fait… Mais on a fait qu’obéir aux ordres de John, Douglas et moi…

 

 -  Vous êtes vraiment pareil ton pote et toi. Vous pensez vraiment que j’ai fait tout ce chemin juste pour me venger ? Alors que vous m’avez fait le plus magnifique des cadeaux avec ce visage ? Non, je ne suis pas là pour ça…

 

-  Mais… Mais alors, tu nous veux quoi si tu veux pas prendre ta revanche ?

 

Je soupirais à ces mots. J’avais l’impression que son cerveau était encore plus débile que je pensais. Il n’avait rien écouté de ce que je lui avais dit l’instant d’avant. 

 

 -  T’as vraiment les oreilles bouchées… Assis-toi déjà, et tais-toi, ça sera plus simple. J’ai pas envie de te répéter ce que je t’ai déjà dit 2 fois.

 

Mark ne perdait pas des yeux la lame de mon outil tout en faisant ce que je lui avais demandé, tremblant de partout, et s’asseyant sur la chaise qui se trouvait près de lui, devant le bureau. 

 

 -  Bien. Gentil garçon. Bon, je vais pas te faire attendre plus longtemps. Il est temps pour toi que tu reçoives ton cadeau…

 

Je procédais alors de la même façon que pour son ami, tranchant net sa gorge. Le sang ressortant de ce geste se rajoutait à celui déjà présent sur mon sweat. Je lui tenais ses deux bras plaqués contre les bras de la chaise, pendant que je lui récitais ma phrase : 

 

 -   Go to sleep, Mark.

 

Après quelques instants, le corps de Mark devenait immobile, sa tête penchait sur le côté : il était parti dans le Grand Sommeil. Je procédais alors au même rituel que pour Douglas, retirant son cœur, et le plaçant dans une de ses mains. La droite. Ayant remarqué son portable dépassant d’une de ses poches de pantalon, je m’en emparais. Plutôt que rechercher John, je me disais que le mieux serait de le faire venir ici, afin qu’il puisse goûter à son tour à son présent. Le portable était muni d’un verrouillage digital. Je prenais sa main droite, et apposais son index sur l’écran, me permettant de l’utiliser. Bon, j’avais eu un coup de chance sur ce coup-là.

 

Ça aurait très bien pu être un autre doigt. Mais j’avais fait confiance au peu de cerveau de Mark pour qu’il n’ait pas eu l’idée d’utiliser un doigt moins courant. Voire un de sa main gauche pour tromper l’ennemi, comme l’aurait fait n’importe qui ayant ne serait-ce qu’un peu de jugeotte. Chose dont je savais Mark et Douglas totalement dépourvus, en bons toutous de John qu’ils étaient. Je trouvais le numéro de John sur la liste de contact de Mark assez facilement et appelais ce dernier, espérant qu’il entendrait l’appel, malgré le tintamarre et la musique de la fête. Mais là encore, j’étais gratifié de chance. John décrochait. Sans doute avait-il prévu de savoir que quelqu’un l’appellerait et avait-il mis son portable sur vibreur, de manière à ne pas manquer une tentative de le contacter. 

 

 -  Mark ? C’est toi ? Pourquoi tu m’appelles alors que t’es dans la baraque comme moi ?

 

Je souriais, satisfait de voir mon idée se remplir de réussite, plus facilement que je ne l’aurais cru, et répondais :

 

 -  C’est parce que ce n’est pas Mark qui appelle, John.

 

-  Vous êtes qui ? Je connais pas votre voix… Et où est Mark ? Tu lui as fait quoi connard ?

 

 -  Pas la peine d’être grossier John, même si ça ne m’étonne pas vraiment de ta part. Mais je suis déçu que tu ne te souviennes pas de ma voix. 

 

 -  Tu veux quoi putain ? Du fric ? Des filles ? En tout cas, t’as intérêt qu’il soit rien arrivé à Mark, sinon je te jure que…

 

 -  Tu vas faire quoi ? Appeler la police ? Et risquer que les flics voient tes invités défoncés au crack ou d’autres substances ? Ne mens pas : j’ai vu plusieurs petits « spectacles » où plusieurs d’entre eux s’alignaient des rangées de poudre sur des tables.

 

A L’autre bout du fil, John ne disait rien, conscient que la venue de la police, lui qui devait déjà être plus ou moins dans l’illégalité avec son commerce, n’arrangerait pas ses affaires.

 

 -  Bon, ok, t’a gagné. J’avoue que les flics n’est pas la meilleure option pour moi. Mais accouche :  tu veux quoi, bordel ? 

 

 -  Je veux juste que tu viennes à ton petit bureau « commercial » dans les minutes qui suivent. Douglas et Mark t’attendent impatiemment pour que tu viennes récupérer à ton tour le cadeau qui t’es dû…

 

 -  Douglas aussi ? Ecoute- moi salopard :  je sais pas qui t’es, ni ce que tu veux, mais laisse mes potes tranquille. Ok, j’arrive : leur fais pas de mal…

 

 -  Ah j’oubliais : viens seul. Si je m’aperçois que tu viens avec des costauds à qui tu aurais parlé de notre petit entretien privé, il se pourrait que le spectacle que tu trouveras dans ce bureau ne te plaise pas beaucoup…

 

Un silence s’installait, montrant que John avait sûrement pensé à cette option, et se retrouvait décontenancé par l’intelligence et l’anticipation que je lui montrais. 

 

 -  D’accord. Je viens seul. Tu as ma parole. Mais ne fais rien à mes amis.

 

 -  Ne t’inquiète pas : comme je t’ai dit, je ne suis là que pour te faire un cadeau que tu mérite.

 

John ne disait rien, et je raccrochais la seconde d’après, attendant la venue de la dernière roue du carrosse. Il ne me fallut que quelques minutes d’attente avant que j’entende cogner à la porte du bureau, suivit d’une voix derrière :

 

 -  C’est bon : je suis là. Comme promis, je suis seul.

 

Je m’avançais vers la porte, prenant soin d’éteindre la lumière, afin que John ne soit pas pris d’envie de fuir en voyant son ami endormi sur la chaise, une fois qu’il aurait pénétré dans la pièce. Un filet de lumière filtrait à l’ouverture de la porte, et John entrait.

 

-  Bordel, pourquoi c’est éteint ? T’es où enfoiré ?

 

Dès qu’il eut franchi l’entrée de la pièce, m’étant posé juste à côté, je refermais brusquement derrière lui, puis rallumais. Aussi bien surpris de la fermeture de la porte que du retour soudain de la lumière, j’entendais John se lamenter en voyant Mark sur la chaise :

 

 -  Putain de merde ! Mark ! Mark ! Qu’est-ce qu’il t’a fait cette enflure ?

 

 -  Ce n’est pas très poli, et ton ami va très bien : il dort, c’est tout…

 

Je refermais la porte à double tour, et mettais les clés dans ma poche afin d’éviter toute fuite impromptue. John se retournait pendant que je m’avançais, lui faisant découvrir le visage dont il était à l’origine.

 

 -  Purée de bordel de merde… Toi ? T’es… T’es Jérémy, pas vrai ? Qu’est-ce que tu veux ? Et pourquoi Mark est comme ça ? Douglas il est où ? Réponds-moi bordel !

 

Je continuais de m’avancer, montrant mon outil bien en évidence.

 

 -  Ça fait beaucoup de questions… Mais oui, je suis bien Jérémy. Et en même temps, je ne suis plus lui. Je suis devenu ce que vous avez contribué, toi et tes amis, à faire de moi. Je suis devenu Jeffrey Woods, plus connu sous le nom de Jeff the Killer. Douglas, tout comme Mark, ont déjà eu leur cadeau pour ça. C’est à ton tour maintenant. 

 

 -  Alors, c’est ça hein ? Tu veux me buter pour ce qu’on t’a fait ? Purée, mais c’était y’a 6 ans ! Y’a prescription là… Et je te rappelle que c’est toi qui as merdé en premier. On a fait que te rendre la monnaie de ta pièce, sale enfoiré !

 

 -  Toujours la langue bien pendue hein, John ? Et toujours cette faculté à te faire passer pour la victime, alors que tu as le rôle du bourreau… Mais qu’importe, comme dit tout à l’heure, si je suis là, c’est pour te remercier et t’offrir un cadeau en récompense de ce que toi et tes potes m’avez offert…

 

 -  Tu délires complètement mec… De quel cadeau tu parles ? On t’a défiguré, et franchement, je sais qu’on a merdé ce jour-là. J’étais en colère. On pouvaient pas dire qu’on s’était fait défoncer par un gosse ! Ton frère nous a bien arrangé les choses en se dénonçant à ta place… Mais j’avais ma fierté. C’était hors de question de te laisser t’en sortir à si bon compte…

 

 -  John, John, c’est loin tout ça… Et surtout, tu parles d’un moment de ma vie qui est lointain. Je suis passé à autre chose maintenant. Je suis quelqu’un d’autre. Je ne suis plus le Jérémy dont tu parles. Je suis Jeff the Killer. Je suis l’incarnation de Jeff en ce monde. Choisi par lui pour poursuivre sa mission. Je suis celui qui va apporter le repos à ceux qui auront l’honneur de croiser mon chemin…

 

 - Ah ouais ? T’es devenu Jeff ? Alors pourquoi t’a pas buté tout le monde à la fête alors ? Le vrai Jeff, il se serait pas gêné… Et il se serait pas emmerdé à faire tout ce stratagème à la con pour m’avoir.

 

 -  C’est là où tu te trompes. Tu parles du Jeff d’Internet. Mais moi je suis bien plus que ça. Plus méthodique, plus attentif aux détails. En ce qui concerne tes invités, ne t’inquiète pas : eux aussi vont goûter au Grand Sommeil. Mais avant, je me devais de remercier ceux qui m’ont fait tel que je suis. C’était primordial pour que ma légende puisse se mettre en place…

 

 -  Ta légende ? Le Grand Sommeil ? Je comprends rien à toutes ces conneries… T’es un grand malade, ouais ! Un taré profond ! Je croyais qu’on t’avait enfermé ? Comment t’a fait pour sortir sans qu’on soit au courant ?

 

 -  C’est très récent. Mais cesse de m’insulter… C’est très désagréable… Je ne voudrais pas être obligé de t’adjuger une autre bulle de sommeil que tes compagnons…

 

 -  Rien à foutre de tes conneries ! Je t’emmerde Jérémy, Jeff ou qui que tu prétends être ! Toi et ton visage à la con ! T’es qu’un monstre qu’on aurait dû buter depuis longtemps !

 

J’avais beau m’être fait la promesse d’offrir le même sort aux trois à l’origine de ma naissance en tant que Jeff, John était allé trop loin dans ses attaques verbales. Je ne pouvais pas tolérer qu’il insulte ainsi mon visage. Qu’il insulte Jeff. Alors, j’ai pris la décision qu’il n’aurait qu’un sort plus bas que ce à quoi il était destiné. Je ne lui ai pas donné le soin de continuer à sortir de sa bouche ces mots insupportables à mes oreilles, et m’irritant au plus haut point. Il aurait le sort le plus bas : celui de la Bulle 7. C’est tout ce que cette merde méritait. Je me suis alors précipité vers lui. En l’espace d’un instant, je me suis positionné derrière lui, et ai planté mon outil dans le sommet de son crâne. J’ai honte de le dire, mais j’ai pris plaisir à sa souffrance, à ses cris, à sa douleur, même si elle a été de courte durée. J’ai enfoncé ma lame si profondément, qu’elle est ressortie de l’autre côté de sa tête, faisant sortir son œil droit de son orbite. Son corps est resté immobile et est resté debout uniquement parce que ma lame le retenait. J’ai alors retiré cette dernière d’un coup vif et sans douceur, laissant son corps s’abattre au sol comme le déchet qu’il était et qu’il avait toujours été. Je lui avais donné une chance de se racheter, en acceptant le sort de ses deux amis, qui, eux, avaient été plus à même de comprendre leur destin. Malgré tout, je me devais de lui susurrer ma phrase rituelle. Je ne pouvais pas me déroger à cette règle immuable : cela faisait partie de ce que j’étais, de ma légende en devenir. Alors je me suis accroupi, me mettant près de son oreille droite, et lui ai murmuré : 

 

 -  Go to sleep, John.

 

Je me relevais, contemplant ce corps que je dénigrais et qui avais bien failli faire ressurgir cette partie de moi qui était indigne de Jeff : colère, haine, frustration, vengeance. In extremis, j’ai pu refouler ces émotions et faire revenir l’esprit de Jeff sur le devant de la scène. Mais maintenant que je m’étais occupé de mettre à leur place ceux m’ayant créé, malgré ce petit imprévu sur le déroulement, je devais passer à la suite. Le mythe de Jeff the Killer ne faisait que commencer, et j’avais tant de monde à envoyer dans le Grand Sommeil au sein de cette maison. Bien sûr, il y en aurait qui allaient s’enfuir, ne pouvant accepter l’honneur d’avoir été choisi, car trop modeste sur eux-mêmes. Mais ce n’était pas grave. Il viendrait un jour où ils finiraient par se résoudre au fait qu’ils sont exceptionnels, qu’ils devaient rejoindre la bulle de sommeil qui leur avait été destiné. Alors, j’ai franchi la porte, sans même refermer derrière moi. Je n’avais plus à prendre de précautions à présent que cette deuxième étape était accomplie. Et j’ai avancé en quête des prochains élus…

 

Mes pas me guidaient avant même que mes pieds sachent où aller. Je voyais des dizaines de vies défiler dans le regard des élus que je croisais, à qui j’offrais le voyage vers le Grand Sommeil, adoptant le mode qu’il fallait pour chaque destin. Ma lame s’enfonçant invariablement dans leur gorge, leur cœur, leurs poumons, le coté de leurs crânes, ou au sommet de celui-ci. Il y a eu de nombreux cris, comme je le pressentais, avec plus de sang qu’il n’aurait dû y en avoir. Car certains se débattaient et j’ai dû parfois recourir à donner le sommeil en plusieurs coups. Certains ne comprenaient pas ma quête. Ils ne comprenaient pas le cadeau que je leur offrais à tous d’abandonner leur vie insipide et éphémère en ce monde, pour goûter à la vie éternelle au sein du Grand Sommeil. Je ne sais pas si c’était de la peur d’avoir été choisi, ou simplement parce qu’ils étaient jaloux de ne pas avoir été choisi avant un autre, mais nombreux étaient ceux et celles se jetant sur moi, s’empalant presque sur ma lame, envoyant plusieurs élus dans une bulle qui n’aurait pas dû être la leur. Je l’ai vu dans leurs yeux.

 

J’ai dû recourir à certains moments à mes mains pour leur faire comprendre qu’ils ou elles ne devaient pas être impatients. Qu’ils ou elles ne devaient pas être pressé(e)s de rejoindre leurs frères, leurs sœurs, leurs amis : il y avait de la place pour tous au sein des bulles de sommeil. Une frénésie qui s’est finalement conclue sur la fuite d’un plus grand nombre. Soit parce qu’ils ou elles savaient appartenir à des Bulles basses, ayant honte d’y aller ; soit par simple incompréhension de mon rôle parmi eux et elles. Mais ce n’est pas grave, comme dit précédemment. A force d’arpenter les rues de la ville, ils et elles finiraient par se rendre compte de la chance d’avoir été choisi par mes soins. Tout comme Jeff m’avait fait confiance pour que je devienne son incarnation, je faisais confiance au destin de mettre sur mon chemin ces âmes au moment où il le faudrait. Il ne fallait pas que je sois pressé : je devais laisser le cours du temps suivre son cours. Alors, j’ai continué, j’ai laissé fuir ceux et celles qui ne se résignaient pas encore à accepter être des élus dont l’avenir ne se situait pas dans cette dimension, mais au sein de celle où tous et toutes en viendraient à se rejoindre à un moment ou un autre de leur vie. J’ai parcouru cette propriété, oubliant les cris et les larmes, les mouvements de panique et les pas dansant sur le plancher, semblable à des ouragans s’enchainant les uns aux autres.

 

J’ai avancé au-delà, une fois constaté qu’il n’y avait plus personne susceptible d’avoir l’honneur d’être touché par la grâce de ma lame. Je me suis perdu dans les méandres de la ville, la traversant, offrant le Grand Sommeil aux personnes étant sur mon chemin, inconscients de leur chance, et j’ai fini par me retrouver hors des frontières de cet univers de briques et d’acier. Ma quête se doit de perdurer sur le chemin qui me guide, suivant mon instinct, me faisant passer par des villages, des villes, des fermes. Partout où on a besoin de moi pour obtenir la place qui est dû à chacun. La légende de Jeff the Killer est déjà en marche : soyez assuré qu’un jour prochain, je viendrais à vous rencontrer pour vous offrir, à vous aussi, la chance d’être choisi. Attendez-moi. Je serais bientôt sur le pas de votre porte, devant l’école de vos enfants, la porte de chambre de vos parents, prêts à agir pour votre bien. Et vous serez de plus en plus nombreux à parler de moi, de ma légende, où que vous soyez. Jusqu’à ce que tous ceux et celles que le destin a mis sur ma route soient libérés des contraintes de leur quotidien, et trouvant la liberté, la sérénité offerte par le Grand Sommeil…

 

Publié par Fabs

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