18 juin 2025

JAMAIS PLUS-Partie 2 (Hommage à Edgar Allan Poe)


  Vous  avez fait bon voyage ?

 

    C’est un Roderick affichant un visage à la fois souriant et inquiet qui se montrait à moi. Il restait immobile, indiquant son attente d’une réponse qui puisse le rassurer. Une attitude digne du meilleur des hôtes. Ma nature franche n’a pas pu se résoudre à mentir sur les sentiments m’ayant parcouru quant à ma mésaventure quelque peu angoissante.

 

– Disons que j’ai connu de meilleures conditions. Si vous n’aviez pas envoyé une calèche à ma rencontre, je doute que mon cœur aurait supporté la traversée d’Arlington Grove.


    Pendant que je descendais et mettais pied à terre, d’un geste, Roderick m’invita à le suivre. Tout en se montrant navré de la tournure des évènements.

 

– Je suis navré. J’ai fauté en omettant de vous indiquer qu’il était courant – à mon plus grand regret – que les cochers d’Arlington emmenaient rarement leurs passagers jusqu’à ne serait-ce que la grille de ma propriété. En général, sachant cela, mes rares invités s’arrangent pour venir avec leur propre véhicule. Il faut dire que toutes celles et ceux étant venus ici étaient possesseurs d’une fortune non négligeable leur permettant ce luxe. Je ne me suis rappelé ce détail que tantôt, et ai pris les dispositions pour que vous ne souffriez pas d’un parcours pénible et oppressant. Surtout à cette heure de la nuit. 

 

    Ses paroles étaient sincères et je ressentais dans sa voix une vraie contrariété. Je ne pouvais donc pas lui en vouloir. Surtout, je ne pouvais pas me le permettre. Les honoraires qu’il m’avait versés lors de notre entretien à mon cabinet – bien plus importants que le prix demandé – méritaient que je ne m’offusque pas de cet oubli. Ce qui m’avait fait goûter à un sentiment d’angoisse que je n’avais que peu ressenti dans toute ma vie. Pour la même raison, j’ai préféré ne pas m’aventurer à évoquer les interrogations suscitées par l’odeur m’ayant pris à la gorge dans la calèche. Ainsi que ces taches que n’importe quel inspecteur de police aurait immédiatement assimilé à une activité criminelle passée. À dire la vérité, ce n’est pas que l’idée ne m’est pas venue en tête. Les indices en ce sens étant accablants. Mais, encore une fois, seul comptait de m’assurer de conserver mes accords avec l’un des derniers représentants de la puissante – autant que crainte – famille Usher. La survie de mon cabinet en dépendait. Je me suis donc employé à rassurer mon hôte, afin que la soirée ne démarre pas sur des regards entre nous gorgé d’une suspcion malaisante. Ce qui pouvait mener à une décision de Roderick pour se passer de mes services, et le faisant revenir sur sa promesse de faire de moi son exécuteur testamentaire. Une éventualité qui me serait fort dommageable.

 

- Ce n’est rien. N’en parlons plus. Pour ma part, j’ai déjà oublié ce petit désagrément. Allons de l’avant, voulez-vous ? J’ai grande hâte de découvrir l’intérieur de votre demeure qu’on dit appartenir à l’élite de la région.

 

    Roderick tournait légèrement la tête pour me gratifier d’un sourire courtois. Je savais qu’il avait deviné mon intention de ne pas le brusquer, pour éviter un revirement de sa part concernant notre affaire récente. Affaire qui devait s’agrémenter de moult petits détails sur les circonstances de mes services. Juste après, il reprit son chemin en me remerciant pour ma vicissitude. Tout en montrant ne pas être dupe de mon simulacre de flegme propre à tout britannique tel que moi. 

 

– J’en suis ravi, Monsieur Carlton. Tout comme je vous saurai gré de ne pas me tenir rigueur de l’aspect quelque peu ragoûtant de la calèche qui vous a amené jusqu’ici. Quand nous serons plus en confiance et nous connaîtrons mieux, je serais peut-être amené à vous donner quelques détails sur l’histoire de ce véhicule. Il a traversé plusieurs générations d’Usher avant moi, et son histoire est on ne peut plus intéressante. Je vous en conterai les méandres à l’occasion, si vous me faites l’honneur d’autres visites à l’avenir. 

 

    J’aurais voulu dire un mot pour répondre à ce qui ressemblait fortement à une mise à l’épreuve. Ce qui annonçait ce dîner comme loin d’être une simple entrevue plaisante entre gentilshommes. Mais, Roderick avait déjà franchi le seuil de l’entrée de l’imposante maison et attendait que j’en fasse de même. Un serviteur s’était posté sur le côté droit des portes en merisier d’un plus bel effet, serti de gravures magnifiquement stylisées. L’œuvre d’un artiste de très haut niveau, sans aucun doute. Derrière moi, j’entendais la calèche m’ayant mené ici repartir dignement. C’était tout juste si j’avais entendu le claquement du fouet du cocher pour lancer la marche des chevaux d’attelage. Si je n’avais pas voyagé à l’intérieur l’instant d’avant, j’aurais pu jurer que le meneur du véhicule se déplaçait aussi discrètement qu’un chat ou un revenant.  Cette idée me resta en tête quelques secondes, me remémorant certaines histoires propres à la propriété des Usher. À l’image de celle que je vous ai contée concernant ce groupe de fieffés jeunes gens pensants pouvoir tromper la vigilance de ce qui vivait ici. Et je ne parle pas seulement de Roderick et ses serviteurs, mais bel et bien d’une impression étrange émanant de l’ensemble de la maison. C’était quelque chose qui m’avait frappé dès l’instant où la calèche eut franchi la grille de la propriété. Malgré la brume insistante et épaisse s’étant installée à perte de vue autour, j’ai eu la nette sensation – à ce moment précis- d’avoir perçu des mouvements venant ça-et-là. Notamment près du cimetière familial. Lequel s’était montré aussi macabre d’aspect que ce que j’en avais entendu. Je ne pourrais pas le jurer, mais j’ai vraiment cru voir des formes passer d’une tombe à l’autre. Du peu que je voyais des lieux à travers les vitres de mon carrosse aux senteurs fétides. 

 

    L’influence des mythes autour de la maison Usher a probablement joué sur mon mental, ayant déjà été déstabilisé par mon « lâcher » en pleine forêt. Je ne pouvais pas le négliger. Cependant, l’anxiété qui m’avait envahi – depuis mon entrée dans ce fiacre morbide aux couleurs noires opaques - s’était accentuée au fur et à mesure que je m’étais approché de la demeure. Quand mon moyen de transport s’est engagé autour du bassin central – devant ladite maison- afin d’en faire le tour, l’espace d’un instant, j'ai pu observer la façade quelques instants. Sans vouloir jouer les midinettes s’effarouchant pour pas grand-chose, je devais dire que l’aspect extérieur de la bâtisse – majestueuse sous bien des aspects, c’était indéniable – m’a soudainement provoqué des frissons incontrôlés que je ne pouvais réfréner. Comme si mon corps réagissait avant mes pensées, et m’incitait à fuir cet endroit par des soubresauts prononcés. Les fenêtres donnaient l’impression d’immenses yeux me regardant et semblant juger si j’étais digne de pénétrer en elle. 


    C’est à ce moment-là que j’ai remarqué que seul le rez-de-chaussée était nimbé des lumières venant de l’intérieur. À l’exception d’une fenêtre – elle aussi illuminée – se trouvant sur le versant ouest. J’ai pensé sur le moment qu’il s’agissait sans doute de la chambre de Roderick qui finissait de se préparer. Ou bien encore d’un domestique affairé à s’assurer que la chambre m’étant destiné soit convenable. Ce qui faisait partie de l’invitation : Roderick avait pensé – à juste titre - que notre discussion pour nos affaires durerait tard dans la nuit. Pour m’éviter un voyage de nuit harassant après cette tâche, il m’avait prié de dormir une nuit au sein de la maisonnée. Toutefois, cette pensée s’était effacée une fois entré dans l’antre des Usher. Ceci après que Roderick m’a annoncé que le repas serait retardé d’une petite demi-heure. Il n’avait à disposition que deux domestiques pour s’occuper des cuisines. Ainsi que d’un majordome - accompagné d’une femme de chambre – pour l’entretien de la maison. Le cocher qui m’avait amené avait au préalable fait un détour par un petit sentier afin d’accomplir une mission qui ne pouvait attendre. Raison pour laquelle il n’avait pu se trouver déjà sur place à l’endroit supposé où Roderick pensait que je serais abandonné dans les bois. Car connaissant les habitudes des rares sociétés de calèche acceptant de mener des passagers jusque chez la demeure des « maudits »

 

    Une mission qui concernait l’atout maître du repas à venir et devant être récupéré. Des ingrédients manquants qui auraient obligé le cuisinier à revoir sa copie du dîner. Ce qui aurait été fort inconvenant pour Roderick, s’étant fait un devoir de me proposer une recette élaborée par ses ancêtres Usher. Une sorte de prestige familial qu’il tenait absolument à me faire goûter. Ce qui fait que les fameux ingrédients indispensables à la bonne réussite du souper sont arrivés par la calèche – en même temps que moi. J’ai repensé à l’odeur émanant de la banquette : je me suis demandé si ce fameux ingrédient n’était pas coupable en partie de l’odeur presque insoutenable que j’avais dû supporter durant mon périple. Je sais : cela peut paraître idiot et déplacé d’avoir eu cette pensée, car faisant passer mon hôte comme affectionnant ce genre de farce. À moins que ce ne soit de la propre initiative du cocher de dissimuler un probable met malodorant à l’intérieur du véhicule, plutôt que dans le coffre. Ce qui pouvait être du fait de sa taille ne pouvant être placé dans les rangements extérieurs. Voire le toit. Toutefois, s’il avait fait ce dernier choix, cela m’aurait sans doute donné un indice sur la nature du plat principal devant m’être servi. Avec pour conséquence de mettre le cocher en faute, car ayant vraisemblablement été prié de dissimuler soigneusement tout élément permettant de me faire deviner ce que l’on me réservait comme surprise culinaire.

 

    Tous les scénarios – aussi improbables les uns que les autres - se dissimulaient dans ma tête. Je me demandais – en considérant que ma théorie se révélait juste concernant la nature de « l'ingrédient » – si le détour du cocher avait consisté en une chasse improvisée au dernier moment. Une condition pour ne pas décevoir le maitre des lieux qu’était Roderick Usher. Ou peut-être tout simplement qu’il s’était rendu dans une habitation proche jouxtant la propriété. Quoi qu'il en soit, ce mystère se rajoutait au reste. Roderick m’assurait que son cuisinier était un expert en matière d’adaptation à ce type de situation, et il lui faisait confiance pour préparer ce dont il avait été chargé en un laps de temps aussi court que possible. En attendant, il me conviait à l’accompagner au fumoir se trouvant à côté de la salle à manger où nous dînerions. L’occasion de discuter de quelques menus détails de notre transaction opérée lors de notre premier contact.

 

    Nous en étions à finaliser les divers points concernant les modalités à adopter lors du futur décès de mon hôte. Décès que je souhaitais – avec toute ma délicatesse d’homme cultivé et respectueux – se dérouler le plus tard possible. Roderick fut sensible à mon attachement à ne pas noircir son avenir. Il me fit même don d’un cigare de sa collection personnelle. Je n’étais pas trop habitué à fumer des produits aussi coûteux. J’ai d’abord poliment refusé, indiquant que je ne possédais pas la même dignité que les invités habituels des Usher. À ce titre, je ne pouvais donc accepter un présent aussi luxueux. Cependant, on ne refuse pas un cadeau venant d’un Usher. Je l’ai très vite compris en voyant l’air renfrogné du maître de maison, suite à mon rejet poli. Ainsi, je suis donc revenu sur ma décision, et ai pris le cigare. Roderick se fit un honneur de le trancher lui-même, puis de me l’allumer. Une marque de confiance envers moi, m’a-t-il dit. De même qu’un probable nouveau test de sa part, afin de lui prouver que je me montrerais digne de confiance dans le futur de nos relations. 

 

    Rangeant les documents nous ayant occupé et m’affairant à apprécier comme il se devait le cigare offert – lequel fut accompagné d’un cherry importé de mon Angleterre natale – nous fûmes soudain interrompus par l’arrivée d’un autre locataire de la maison Usher. Ce qui sembla quelque peu irriter Roderick. Devant son attitude – en plus des regards qui s’ensuivirent entre moi et « l'intrus » - c’était une évidence. En fait, je devrais plutôt parler d’intruse. Car il s’agissait d’une femme. Une femme d’une rare beauté. Elle était drapée dans une nuisette légère. Sa transparence était telle qu’elle faisait apparaître les formes intimes de la demoiselle, quand cette dernière  s’approchait de trop près des grandes lampes murales de la pièce. Roderick s’aperçut de la gêne que je montrais en cet instant, et il parut encore plus contrarié. Ce fut la jeune femme qui – la première – s'excusait de sa venue impromptue.

 

- Ooh… Je… Je m’excuse Roderick. J’ignorais que tu recevais du monde ce soir. Je venais voir Lambton pour lui demander de me préparer un petit encas. Mon ventre me somme d’apaiser sa faim depuis un quart d’heure, et il me devenait impossible de m’endormir ...

 

    Revenant à un certain calme – sans doute dans le but de ne pas montrer un aspect de lui s’avérant déplacé, et pouvant nuire au prestige de son rang – Roderick se levait et s’adressait à la belle inconnue.

 

– Ce n’est rien, Madeline. Je ne pensais pas indispensable de t’en tenir informé. Comme tu étais très fatiguée, j’ai cru inutile de te demander de nous accompagner au cours de cette soirée. Tu sais comme il m’est primordial de prendre soin de ta santé avant toute chose. 

 

    Roderick s’approchait de la jeune femme, se défit de sa veste, et la déposait sur la poitrine de cette dernière. Ce qui fit démontrer l’indécence de sa tenue face à un invité. S’apercevant de la chose, celle qui se prénommait Madeline rougit. Elle montrait un degré de honte plus que perceptible, et touchant par sa candeur affichée.

 

– Oh, mon Dieu… Je… Je suis vraiment désolé Roderick… Je… Je ne voulais pas me montrer inconvenant vis-à-vis de ton invité. Je… Je remonte dans ma chambre pour mettre quelque chose de moins impudique.

 

    Agrippant la veste de Roderick, Madeline se tourna alors vers moi.

 

– Je m’excuse du spectacle dégradant dont je viens de me rendre coupable, monsieur. Je ne savais vraiment pas que…

 

    Voyant sa gêne non dissimulée qui ajoutait à son charme, je cherchais à rassurer la pauvre visiteuse.

 

– Ce n’est rien. Vous n’avez pas à vous excuser. Ce serait plutôt à moi d’être honteux de vous avoir dévisagée de la sorte. Mon attitude s’est montrée indigne d’un gentleman tel que moi.

 

    Je me tournais vers Roderick pour lui faire également part de mes excuses à son encontre.

 

– Pardonnez-moi… Je suis tellement confus de…

 

    À son tour, mon hôte m’interrompait d’un geste de la main, tandis qu’il raccompagnait Madeline vers la porte séparant le fumoir du hall d’entrée.

 

– Ne craignez rien, Mr. Carlton. Soyez assuré que je ne vous en tiendrai pas rigueur. N’importe qui aurait agi avec le même réflexe. Cette jeune personne est un rayon de soleil à elle toute seule. Je ne connais pas un homme qui n’aurait pas réagi comme vous l’avez fait. N’ayez crainte : cela n’entamera en rien notre relation, si cela peut vous rassurer…

 

    Je hochais de la tête pour montrer ma reconnaissance à sa compréhension et sa bienveillance. Pendant que la jeune femme quittait la pièce, Roderick s’adressait à elle.

 

- Madeline. Puisque tu es réveillée – et comme le dîner ne va pas tarder à être servi – une fois que tu auras mis une tenue appropriée, tu pourras nous rejoindre dans la salle à manger. Ce sera l’occasion de faire plus ample connaissance avec notre invité.

 

    La jeune femme répondait par l’affirmative, en renouvelant sa confusion de son apparition surprise, puis repartait. L’instant d’après, Roderick revenait vers moi et s’employait à m’expliquer la raison de son silence sur la présence de cette jeune femme dans sa demeure.

 

– Mr. Carlton. Je vois que vous n’êtes pas au courant de qui est cette jeune personne qui vous a tant émoustillé à l’instant.

 

    Je cherchais à me défendre, voyant que Roderick n’avait pas oublié la vision de mon regard s’étant attardé sur la transparence de la tenue de la jeune femme. Celui-ci fit un nouveau geste de la main.

 

– Ne vous excusez pas. Comme déjà dit, vous avez agi comme n’importe quel homme l’aurait fait. Le reste est dû à l’intensité des lumières de cette pièce qui ont montré plus qu’il ne l’aurait fallu. Pour autant, je vous sais suffisamment gentleman pour oublier le spectacle dont vous avez été témoin. N’est-ce-pas ?

 

    Rougi de honte, je répondais le regard baissé, n’osant pas fixer le regard de mon hôte.

 

– Oui, en effet. Je ferais déshonneur à mon pays si je ne me montrais pas capable d’effacer de ma mémoire ce qu’il m’est apparu. Je rajoute que je renouvelle mes excuses à ce sujet…

 

    Roderick retrouvait son sourire d’avant cette visite accidentelle : il m’invitait à reprendre le fumage de mon cigare. L’arrivée de Madeline parmi nous m’ayant fait tomber mon présent. Heureusement, celui-ci avait chuté au beau milieu du cendrier prévu à cet effet. Seules quelques cendres furent disséminées sur le bois de la table basse où il était disposé. Je repensais soudainement à la lumière éclairant la chambre lorsque j’observais la façade de la demeure tantôt. Ce devait être celle de cette Madeline dont j’ignorais toujours quel pouvait bien être son lien avec Roderick. Semblant lire dans mes pensées, ce dernier reprit : 

 

– Comme dit précédemment, il semble évident que vous n’avez pas connaissance de qui est notre visiteuse du soir. Il est vrai que seuls les plus anciens à Alverton sont au courant de son existence. Ainsi que le fait qu’elle demeure à mes côtés. Si je ne me trompe pas, vous n’avez mis en place votre cabinet – et n’habitez donc au sein de la ville – que depuis quelques mois ? Il est donc normal que vous ignoriez que je ne vis pas seul. Madeline… Madeline est ma sœur. Elle est atteinte d’un mal qui ne se guérit pas. Une malédiction qui touche tous les Usher. Ceci depuis bien des siècles. Je suis moi-même porteur de ce même mal. De manière plus avancée. Raison pour laquelle je vous ai choisi comme exécuteur testamentaire. Je désire que Madeline ne manque de rien après ma mort. Ainsi que les autres héritiers des Usher après elle. 

 

    Roderick tirait une bouffée de son cigare, suivi d’une bonne rasade de cherry. Puis, il reprenait son monologue.

 

– Mr. Carlton, je vais être honnête avec vous : je prévoyais de vous parler de Madeline, mais pas tout de suite. J’attendais de voir votre comportement de ce soir, et juger si vous étiez suffisamment digne de confiance pour que je me prête à certaines confidences, disons… privées. Les choses, ce soir, se sont un peu précipitées. Mais bon… Après tout, c’est peut-être mieux comme cela. 

 

    Au même moment, Edgar, le majordome, entrait à son tour dans le fumoir pour annoncer que le dîner était prêt à être servi.

 

– Très bien Edgar. Je vous remercie. Vous pouvez disposer. Nous arrivons. Ah… J’oubliais… Rajoutez un couvert : Madeline soupera avec nous ce soir…

 

    Le majordome hochait de la tête.

 

– Bien, Monsieur. Ce sera fait. Je m’occupe de disposer un couvert supplémentaire.

 

    Une fois le serviteur reparti, Roderick se levait et m’invitait à le suivre. Non sans me prévenir.

 

– Mr. Carlton. Juste une chose. Ne parlez pas de votre véritable rôle à Madeline. Elle est très fragile, et je ne parle pas uniquement de sa maladie. Je ne veux pas qu’elle apprenne que j’anticipe ma future mort à venir. Cela la briserait. Elle est très attachée à moi, et je ne supporterais pas de voir la tristesse envahir son si beau visage. Donc, officiellement, la concernant, vous êtes juste un ami que j’ai invité. Puis-je compter sur vous ? 

 

    J’étais un peu décontenancé par toute cette profusion d’informations m’assaillant soudainement. Ceci dit, je comprenais parfaitement les raisons poussant Roderick à autant de prudence. De mon point de vue, qui de mieux qu’un frère aimant était à même de comprendre les ressentiments de sa sœur ? Je promettais de me conformer aux directives de mon hôte, et nous nous rendions donc dans la salle à manger. Le majordome venait tout juste de déposer un troisième couvert quand Madeline fit son apparition. À sa vue, Roderick s’empressait de louer sa tenue plus appropriée que celle dans laquelle j’avais fait sa découverte.

 

– Ma chère, vous êtes encore plus en beauté que les autres soirs. Cela changera de dîner à trois, malgré l’heure tardive. Si Pembton n’était pas aussi étourdi qu’il était un cuisinier exceptionnel…

 

    Madeline affichait un sourire qui me provoquait des palpitations dans le cœur. Je fis tout mon possible pour ne pas le montrer et faire de moi quelqu’un d’inconvenant aux yeux de Roderick. Il était l’évidence même qu’il surprotégeait sa sœur. Sachant cela, je ne voulais pas qu’il ressente que je puisse être une menace à la santé de Madeline. Ce qui entraînerait des conséquences fâcheuses aussi bien pour lui que pour moi. Je faisais donc confiance au flegme britannique de mes gènes, et nous nous installions tous les trois autour de la table. Une soirée remplie d’échanges débordant de vie entre nous, durant laquelle je vis que je ne laissais pas indifférent cette jeune femme qui perturbait tant mes sens. Ce ne fut pas la première fois que je serais amené à la revoir après ce soir-là. Et, à ma grande honte – trahissant quelque peu la confiance que Roderick Usher avait en moi – j’userais de diverses excuses par la suite pour la revoir et comprendre quel était ce mal dont elle souffrait. Cette malédiction touchant uniquement les Usher, dont l’explication s’offrirait à moi bien des années plus tard. Cela en explorant le passé de cette famille maudite, avec le concours du dernier héritier en date. Celui qui aurait la lourde tâche d’accepter cet héritage couvert par le sang versé des ancêtres de Roderick et Madeline Usher…

 

À suivre… 



Publié par Fabs

15 juin 2025

JAMAIS PLUS-Partie 1 (Hommage à Edgar Allan Poe)





    5 ans. 5 ans que je n’avais pas remis les pieds sur les terres des Usher. Il aura fallu que je reçoive cette lettre singulière pour que mes pas foulent à nouveau le sol de ces lieux maudits. Je me souviens de la première fois où Roderick était venu me voir en mon cabinet notarial de ma chère cité d’Alverton. Son teint présentait des couleurs si pâles qu’on aurait dit qu’il venait de passer de vie à trépas depuis plusieurs jours, et qu’un instinct de survie notable et plus fort que la mort elle-même l’avait fait sortir de sa tombe pour, je ne sais quelle raison. J’ai tressailli à sa vue dans un premier temps, et je n’étais pas le seul. Mon clerc se para d’un blanc d’inquiétude guère plus flamboyant quand son regard se porta sur ce cadavre ambulant qu’était le propriétaire de la demeure située au-delà du bois d’Arlington Grove. À dire vrai, les Usher jouissaient déjà d’une réputation peu flatteuse avant même que je rencontre Roderick à l’époque. On disait que les animaux évitaient soigneusement de s’aventurer sur les terres âcres des lieux où se dressait cette demeure sinistre. Là où les brumes l’entourant – de manière constante – semblaient se dresser contre toute vie osant s’aventurer aux abords de la propriété. 

 

    On racontait qu’une nuit un petit groupe de jeunes hardis gaillards d’âges divers allant de 16 à 19 ans – voulant profiter de l’isolement des Usher pour s’emparer de richesses qu’on disait dépasser l’entendement – s’était présenté devant l’imposante grille en fer forgée. Celle-ci – déjà - montrait sa désapprobation de la présence des intrus par l’étrange disposition des ferrures, donnant l’impression d'yeux menaçants, et d’une bouche prête à vous avaler si vous daigniez vous approcher de trop près. Le chef du groupe – pourtant un solide garçon bien charpenté qui ne craignait pas grand-chose hormis la rudesse de son père – a été le premier à reculer devant ces ornures bien peu accueillantes. Mais, comme il était celui qui avait eu cette idée saugrenue de l’équipée dans laquelle il avait entraîné deux de ses amis – ainsi que l’élue de son cœur qu’il voulait impressionner par son courage – il ne pouvait se déroger à son entreprise hasardeuse. Mal lui en a pris. 

 

    Une fois poussé le portail – très peu engageant – qui grinça à tel point qu’on eut cru que l’enfer hurlait de toute son âme – selon le témoignage de l’un des téméraires de cette soirée peu ordinaire – une brume s’étant formée soudainement encercla les imprudents. Une brume dont les vapeurs quelque peu toxiques obligèrent le petit groupe à se masquer la bouche pour ne pas suffoquer. N’importe qui aurait déjà fui face à ce phénomène aussi angoissant qu’inexplicable. Mais chacun faisait confiance à leur leader – sans savoir que ce dernier n’en menait pas large, et commençait à regretter son choix d’être venu en ces territoires inhospitaliers. Leur escapade tourna court en voyant des lumières venant du cimetière familial, jouxtant la demeure cachée par la brume de plus en plus opaque qui paraissait s’agglutiner autour des corps des intrépides jeunes gens. Pour montrer son courage auprès de sa belle, Hector – le leader du groupe – indiqua que ces lumières ne devaient être rien de plus que des torches laissées près des tombes, pour respecter un rituel mystérieux – et conformes aux racontars mettant en scène les Usher. 

 

    Les deux autres garçons évoquèrent plutôt des feux follets ayant été activés par les âmes des défunts présents dans le cimetière. Un lieu où séjournaient les différents serviteurs ayant officié auprès de la famille Usher depuis des siècles. Hector ne tint pas compte de ce qu’il considérait comme des fables, et enjoint ses camarades et sa dulcinée à continuer d’avancer. La jeune Carolyn Dyer – fille du forgeron de la cité proche – essaya de décider son prétendant à rebrousser chemin, prétextant qu’elle ne trouvait plus cette sortie aussi amusante qu’elle l’aurait cru et s’employant à serrer du plus qu’elle pouvait le bras gauche de son aimé en enroulant celui-ci de son propre bras. Une proximité fortement appréciée par Hector qui voyait son degré de confiance augmenter. Ainsi qu’un plaisir à peine dissimulé d’effrayer de la sorte aussi bien Carolyn que ses autres camarades, et renforçant ainsi son aura auprès d’eux en montrant l’assurance de ses pas. Et ce, malgré sa propre peur qu’il masquait de toutes ses forces. 

 

    Cependant, son courage vola en éclat peu après, quand lui et ses compagnons d’équipée aperçurent des silhouettes émerger de la brume semblant venir du cimetière des Usher. Des silhouettes difformes du fait de l’opacité environnante provoqué par les volutes brumeuses les entourant. Ce qui acheva d’annihiler toute forme d’audace chez eux, ce fut quand les mêmes silhouettes – auparavant prise pour de simples statues érigées en mémoire des disparus des tombes – qui se parèrent d'yeux d’un rouge écarlate, et effaçaient la brume les enveloppant en s’avançant vers le groupe. Au même moment, oubliant leur détermination à en apprendre davantage sur les racontars sur les Usher – et figurant parmi les raisons de leur présence en ces lieux – en plus d’un espoir de s’enrichir facilement en forçant les propriétaires à se délester de leurs biens les plus précieux à leur avantage, le groupe hurla de terreur. Sans chercher à connaître la nature de ces silhouettes aux yeux capables de percer l’épaisseur de la brume par leur luminescence terrifiante, les 4 jeunes tournèrent les talons et s’enfuirent sans demander leur reste en direction de la grille, qu’ils franchirent prestement, avant de reprendre le chemin d’Alverton

 

    À leur retour à la cité, ils jurèrent avoir été pourchassé par des démons invoqués par les Usher. Il fallut plusieurs jours à chacun d’entre eux avant de daigner sortir de leurs habitations respectives, au grand dam de leurs parents qui eurent bien du mal à rassurer leurs progénitures terrorisées par leur aventure. Il y a eu d’autres petites histoires du même acabit au cours des années. Toutes présentant des similitudes sur la présence de gardiens nocturnes effrayants se cachant dans la brume omniprésente autour de la demeure maudite. Ce qui a participé à décourager toute autre tentative d’intrusion plus ou moins discrètes, et renforcer la réputation de demeure maudite de la maison Usher. Celle qu’on disait abriter une des portes de l’enfer. Une rumeur tenace, bien que je n’y ai jamais prêté foi. Il aurait fallu pour cela que je porte de l’importance aux divagations de l’Église. Ce dont je n’étais pas friand, et évitant scrupuleusement à ne pas gâcher mon dimanche en me rendant à la messe. Un fait qui ne favorisait pas la clientèle à franchir le seuil de mon modeste commerce, vu que la majorité d’Alverton était très croyante et engoncée dans des superstitions d’un autre âge. 

 

    Je pense que c’est justement ma propension à ne pas croire n’importe quoi qui a conforté Roderick Usher à venir à ma rencontre plutôt qu’un autre. Nous étions deux offices notariaux à exercer à Alverton, et je devais dire que mon concurrent – qui, lui, était un familier de l’Église tant appréciée des habitants de ma petite cité – pouvait s’enorgueillir de biens meilleurs bénéfices que ma trésorerie fort peu remplie. Malgré sa réputation de « maudit », Roderick Usher restait un bon parti en termes de patrimoine financier, et nombre de commerçants aurait tué père et mère pour avoir ses bonnes grâces. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, il y avait nombre d’habitants qui faisait passer la probabilité d’une opulence gagnée facilement par des transactions attendues avec les Usher devant tout le reste. Quitte à s’attirer les foudres d’une certaine clientèle – fidèle aux affabulations colportées par le prêtre de la ville – et ayant juré la perte des damnés qu’étaient les Usher à ses yeux. L’argent fait oublier bien des préjugés, croyez-moi. Et je n’étais pas en reste, au même titre que bien d’autres à Alverton

 

    Voir Roderick Usher m’avoir choisi au détriment de mon concurrent plus populaire, c’était une manne que je ne pouvais me permettre d’ignorer à cause de billevesées traitant de mythes idiots et sans fondements concrets. Voyant la gêne de mon clerc à la présence de mon illustre visiteur et futur client – pouvant par là même rehausser ma réputation en chute libre depuis plusieurs mois – je lui demandais de prendre congé. Je lui assurais que je serais à même de m’occuper seul de ce client synonyme d’opulence pour mon cabinet. Le clerc n’y vit pas d’objection – bien au contraire. J’ai perçu dans ses yeux un signe de remerciement de lui permettre de ne pas prendre part aux débats entre moi et notre riche visiteur, et il nous laissa seuls – Roderick et moi — au sein de mon bureau, après avoir pris soin de fermer la porte délicatement. Tout sourire, Roderick s’employa donc à m’expliquer la raison de sa venue, qui consistait à faire de moi son exécuteur testamentaire officiel – en plus de me charger de la succession de sa demeure et ses terres à sa mort. Je crois que la première chose sur laquelle il a insisté, c’est de garantir que l’ensemble de ses biens reviennent à un obscur petit neveu vivant à Boston. Un certain Edgar Allan Poe, descendant lointain des Usher par son grand-père. Celui-ci ayant épousé une Usher par le passé et décédée depuis. Roderick a d’ailleurs appuyé sa requête en me parlant pour la première fois d’une malédiction touchant sa famille. Malédiction ayant débuté justement par cette Rosalyne Usher en lien avec cet Edgar Allan Poe, récipiendaire de la future fortune des Usher à la mort de Roderick.

 

    À ce moment-là, j’ignorais encore l’existence de Madeline, sa sœur jumelle. Je pense que cela venait d’une volonté de ne pas faire preuve de curiosité, en demandant pourquoi le contrat nous liant incluait uniquement que son décès, et pas celui de sa sœur. Comme s’il savait déjà que cette dernière ne lui survivrait pas, et qu’il serait officiellement le dernier pur Usher à vivre au manoir familial. Bien sûr, je ne pourrais pas en jurer, surtout après avoir été témoin du mal dont était déjà atteinte Madeline quand j’ai vu cette dernière lors d’une visite à la demeure maudite. Difficile d’assurer que Roderick ait pu avoir un rôle à jouer dans la mort de Madeline, qui surviendrait quelques années plus tard. Même si cette rumeur fut insistante, personne n’a jamais pu prouver que Roderick ait pu agencer le décès de sa propre sœur. J’en veux pour preuve l’admiration et la dévotion malaisante que le maitre de la maison Usher montrait vis-à-vis de sa sœur malade. On disait qu’il était jaloux de toute personne envers qui Madeline portait une attention dépassant le cadre de la simple amitié, et que les morts suspectes de plusieurs prétendants n’ont fait qu’accroitre l’aura maudite de la famille. Ce qui se rajoutait aux autres mythes du même ordre que la petite histoire que je vous ai raconté au début de ce récit.

 

    À dire vrai, sans pour autant me désigner comme un homme n’ayant pas de cœur et de compassion, le lien tissé par Roderick envers sa sœur m’importait peu. Mon métier m’a appris à ne pas me mêler de faits ne me regardant pas. Plus encore si ma curiosité pouvait me faire perdre des revenus substantiels dus à ma clientèle. C’était un risque que tout notaire se refuserait de prendre s’il a un tant soit peu la fibre professionnelle et commerciale propre à tout agent de cette profession et ce secteur d’activité. Quoi qu’il en soit, l’affaire entre Roderick et moi fut vite conclue, à ma grande joie. Nous avons longuement discuté, et Roderick a insisté pour m’inviter à dîner au sein de sa demeure pour me remercier d’avoir accepté d’être son exécuteur testamentaire. Il m’a confié seulement à ce moment qu’il avait en fait bien tenté de traiter avec mon concurrent. Cependant, celui-ci avait refusé tout net, arguant de la mauvaise réputation des Usher pouvant nuire à son commerce. J’étais un peu dépité de ne pas avoir été le premier choix de Roderick, mais ça n’avait pas vraiment d’importance. Puisqu’au final, c’était moi qui avais fini par avoir ce contrat avec lui. Je restais persuadé que c’était la déception du refus de mon concurrent – et le lien avec l’Église qu’il entretenait – qui a décidé Roderick à recourir à moi. Du fait de mes convictions non religieuses. Ce qui lui assurerait de ne pas subir un nouveau camouflet, à cause de superstitions visant sa famille et fortement regrettables.

 

    Ainsi, deux jours après notre entrevue, je faisais fi des histoires sur les Usher et apprêtais une calèche pour me rendre à la demeure mystérieuse des Usher. Ce fut une nouvelle désillusion quand le cocher refusa de me mener plus loin qu’à la moitié des bois d’Arlington Grove. Malgré mon insistance et la promesse d’une somme supplémentaire pour lui faire oublier ses idées reçues, il n’en démordait pas, menaçant même de me jeter dehors lui-même si je ne descendais pas de ma propre volonté. Je condamnais son attitude, mais je n’insistais pas. Je me retrouvais donc en plein sentier de la forêt, choqué par le comportement du cocher, quand je vis apparaître quelques minutes plus tard – après seulement quelques mètres de marche – une autre calèche venant dans ma direction. Elle s’arrêta près de moi, et je fus invité à prendre place à l’intérieur. Trop heureux de ne pas devoir finir le chemin à pied, je n’interrogeais même pas mon sauveur sur le fait qu’il savait où me trouver. Je supposais que Roderick avait anticipé ma déconvenue, car connaissant les rumeurs émanant de la majeure partie des habitants d’Alverton, et avait donc affrété son propre véhicule à mon intention pour me récupérer dans les bois. Là où il avait deviné que le cocher de l’autre calèche me déposerait probablement. Non sans avoir reçu de ma part le paiement de cette course inachevée. 

 

    D’un autre côté, je n’étais pas perdant : mon conducteur indélicat m’a fait don de la moitié de la course. Ce qui m’a fait quelque peu oublier sa traitrise de ne pas m’avoir averti au préalable de son intention de me lâcher en cours de route. Il semblait évident – au vu de la prévision de Roderick d’envoyer son véhicule de transport pour me récupérer – que je n’étais sans doute par le premier à avoir subi cette déconvenue. D’autres avant moi ont dû se voir obligé de terminer à pied le trajet les menant chez les Usher, avant de faire part de leur mécontentement envers leurs rustres de cochers auprès de leur hôte. Ce qui a permis à Roderick de prévoir ma mésaventure pour venir jusqu’à lui. Je n’étais pas très à l’aise : l'intérieur du véhicule sentait une odeur assez prononcée de pourriture. Ce n’était pas réellement pestilentiel, car supportable. Néanmoins, je me demandais quelle pouvait bien être la cause de cette odeur fort désagréable qu’il me fallait supporter. D’autant que les vitres ne pouvaient être abaissées, m’empêchant de compter sur l’air froid de la nuit pour occulter l’odeur semblant émaner de la banquette située devant moi. J’ai remarqué aussi des taches brunâtres sur le tissu. Elles avaient séché – et je ne saurais donc prétendre de leur véritable nature – mais on aurait dit… Du sang. 

 

    Interloqué par ce détail, j’ai même poussé l’indiscrétion jusqu’à inspecter la banquette me faisant face pour vérifier mes soupçons. C’était bien du sang : aucun doute possible. L’odeur sentie auparavant était encore plus insistante. Ce qui prouvait que je ne m’étais pas trompé en suspectant que ces effluves nauséabonds sortaient de cette banquette. Si je n’avais pas été plus éduqué, j’aurais pu pousser le vice en soulevant ladite banquette. Ne serait-ce que pour comprendre ce qui pouvait bien provoquer une telle odeur et suffisamment gênant pour que cela soit caché. Toutefois, je craignais que mon indélicatesse soit découverte en soulevant la banquette. Ce qui pouvait avoir comme conséquence de déplacer un élément à même de prouver ma curiosité malsaine, et pourrait mener à un séjour plus désagréable que prévu. J’ai préféré prendre sur moi, et résister à la fois à mon impétuosité et l’odeur qui emplissait l’air. Tout en espérant que le trajet ne durerait pas trop longtemps. Ceci pour ne pas voir mes narines libérer des fluides dérangeants et bien éloignés de la noblesse qui sied à un gentleman tel que moi. Je fus soulagé quand la calèche acheva sa course quelques minutes plus tard, et que Roderick lui-même vint m’ouvrir la porte pour m’accueillir.

À suivre...



Publié par Fabs

14 juin 2025

HAUNTED COLD CASE - Dossier 1 : LES ESPRITS D'HOIA BACCIU



    21 novembre 2023. Cela fait seulement 2 mois que j’ai commencé à consulter les archives de l’Institut. Hiro – celui que l’on appelle l’âme de ce groupuscule agissant dans l’ombre pour prouver la réalité du monde de l’ombre - m’a confié ma première affaire. Un dossier sur lequel mes prédécesseurs à ce poste se sont cassé les dents. Ils n’ont rien trouvé pouvant confirmer l’existence d’un mal profond et enfoui. Un mystère caché à l’intérieur de cette forêt située au cœur de la région la plus emblématique de la Roumanie : la Transylvanie. Hiro reste persuadé que ceux et celles envoyés avant moi là-bas ne possédaient pas en eux cette aura nécessaire pouvant attirer les esprits qui habitent les lieux. Ils n’étaient pas détenteurs de cette particularité qui fait de moi quelqu’un à part. Une particularité que j’ai appris au fil des années à faire resurgir de mon être au moment adéquat. C’est grâce à elle que j’ai rencontré mon mentor, cette fameuse nuit où nous avons su tous les deux que nous étions destinés à travailler ensemble. Cette nuit où j’ai enfin trouvé une main secourable et me croyant quand j’ai indiqué qu’il m’était possible de communiquer avec ceux qu’on ne voit pas. Les fantômes, les démons, les monstres tapis dans les recoins les plus sombres des lieux de cette planète. Ces lieux hantés qui font rire ou frémir, fascinant les passionnés du paranormal.

 

    Je ne sais pas ce qui a convaincu Hiro que je n’étais pas un affabulateur de plus, comme ceux parsemant Internet. Pour lui, je ne pouvais être un illuminé cherchant juste à se faire connaître pour se prouver qu’il n’était pas un déchet abandonné par sa famille. Cette même famille m’ayant renié. Ceci pour ne pas voir son prestige terni par un enfant adopté par des membres de leur fratrie, à l’issue d’un tremblement de terre. Je n’ai que très peu connu mes parents adoptifs. Deux petites années de bonheur où ces scientifiques de renom m’ont appris la passion de leur métier. Ainsi que leur dévouement à une cause non comprise par leur famille : celle de l’étude des phénomènes paranormaux. C’est à eux que je dois d’avoir découvert mes talents cachés. Mais aux yeux des autres membres de la famille, ils n’étaient que des parias, car refusant de se mêler aux festivités propres à leur "rang”. Là où se mêlaient des ramassis d’êtres imbus d’eux-mêmes. Des suffisants, comme les appelaient ceux ayant fait de moi le fils qu’il leur avait été impossible d’avoir, malgré des essais vains, année après année. Un autre critère de rejet de la part de leurs pairs. Comme ils ne pouvaient offrir d’héritier naturel au Patriarche, ils étaient quasiment considérés comme des êtres inférieurs à leurs yeux.

 

    La brisure entre eux et le reste de la famille est née de là. M’adopter, pour tous les semi-esclaves obéissant au Patriarche, ce n’était ni plus ni moins qu’un affront de plus. Le chef de l’empire Ghost – un nom prédestiné au vu de mes dons - me considérait comme une aberration s’étant incrusté au sein de son fief. Celui érigé depuis des années en usant de sa force de caractère et des relations aussi nombreuses que discutables. Aussi, quand mes parents ont perdu la vie dans des conditions mystérieuses, il s’est empressé de me jeter dehors comme un malpropre. Je ne bénéficiais plus de la protection de sa fille – ma mère adoptive – vu que celle-ci n’était plus là pour me défendre. J’avais donc perdu le droit de vivre sous leur toit. J’ai d’abord tenté de survivre en proposant mes services à des foyers tentant de comprendre pourquoi leurs maisons étaient le centre de manifestations surnaturelles. J’en ai aidé certains, comme je le pouvais. Mais j’ai eu aussi mon lot d’échecs, car ne parvenant pas à un compromis en communiquant avec les entités habitant les lieux que je m’étais engagé à purifier. Ce qui a contribué à ce qu’on me désigne comme un escroc cherchant à profiter de la faiblesse des gens crédules. Jusqu’à ce que mes pas me fassent croiser Hiro lors de l’incendie du Stratos. Un bar clandestin où le patron m’avait fait assez confiance pour déloger les esprits s’amusant à effrayer ses clients, lors de jours particuliers de la semaine. Raison pour laquelle il avait dû se résoudre à fermer son tripot ces jours-là. Il espérait que je parviendrais à lui faire retrouver des jours fastes pour son entreprise illégale. Je ne sais pas comment il a entendu parler de moi, ni qui lui a indiqué où je logeais. Néanmoins, j’ai vu cet emploi comme une opportunité que je ne pouvais pas refuser, au vu de ma détresse financière.

 

    Seulement, ça ne s’est pas passé comme prévu. Les esprits sur place n’ont que très peu apprécié que j’essaie de les faire partir avec insistance. Ceci en multipliant les interventions en divers points de l’établissement où je savais qu’ils se nichaient. La communication s’est révélée impossible avec eux. Agacés par mes tentatives, ils se sont vengés en détruisant les locaux par le feu. C’était un jour où le patron, persuadé que j’arriverais à faire partir les importuns surnaturels, s’était décidé à ouvrir son bar un de ces fameux jours autrefois “interdits”. La cause en était qu’il s’agissait des journées de prédilection d’action de ces farceurs surnaturels irascibles. La panique a été totale. Plusieurs victimes périrent par le feu parmi la clientèle. Très peu m’ont vu tenter de m’opposer directement avec ces êtres jouant avec les flammes comme d’autres le font avec des cartes. C’était d’ailleurs la première fois que j’étais témoin de tels pouvoirs de la part d’esprits. Ce qui faisait d’eux des êtres à part dans le monde de l’ombre. Parmi ces rares témoins de mes tentatives, il y avait Hiro. Il s’est montré fasciné par mes pouvoirs. Et surtout, il était le seul à voir également les esprits. 


    Pour m’éviter les foudres du patron, prêt à me tuer sur place pour avoir causé la perte de son commerce fructueux, Hiro a payé les dégâts et m’a demandé de devenir son employé. Il disait que là où il m’emmenait, je saurais être apprécié pour mes dons. Bien plus que je ne l’avais jamais vécu. Bien que José, le patron du bar, a accepté le chèque d’Hiro, je savais que ce dernier me gardait rancune. J’avais osé – selon lui - tenté de le flouer en ayant menti sur ma faculté à pouvoir faire fuir son “problème”. Il considérait – comme d’autres avant lui – que je l’avais pris pour un gogo. Ses liens avec la mafia locale étaient une bombe à retardement pour moi. Je savais que, tôt ou tard, il me ferait payer mon “forfait inqualifiable” à son encontre. Hiro devenait ma seule alternative pour ne pas me retrouver au fond du fleuve proche, attaché à un bloc de ciment, et finissant ma vie entouré de poissons.

 

J’ai pactisé très facilement avec mes collègues officiant dans d’autres départements de l’Institut, apprenant les règles d’or de cette entreprise gouvernementale non reconnue officiellement, fonctionnant grâce aux dons venant de philanthropes croyant dur comme fer au paranormal. Chaque département avait sa spécialité. Cryptides, bévues scientifiques, forces géoclimatiques anciennes, aliens, … Et puis, il y avait un tout nouveau département, spécialement créé à mon intention : le Département des Affaires Mondiales Non Elucidées. Le DAMNE. Un joli jeu de mots je devais bien l’avouer. J’étais chargé de prospecter le monde au sein de lieux dits hantés. Cela pour déterminer si les mythes et légendes s’y rapportant se révélaient véritables ou s’il ne s’agissait que d’histoires pour enfants. Voire montés de toutes pièces par des syndicats d’initiatives, des mairies ou autres, dans le seul but d’attirer des touristes naïfs. Mes facultés à communiquer avec les êtres du monde de l’ombre seraient déterminantes pour trier le vrai du faux. Ce qui permettrait de classifier ces lieux dans des catégories propres à authentifier les histoires s’y rapportant. 


    En gros, mon travail permettrait de classer ces lieux selon des critères de véracité et de dangerosité. Je n’aurais qu’un rôle d’observateur et de négociateur avec les éventuelles entités sur place. Rien de plus. Si le dialogue s’avérait impossible envers les esprits et les démons – ou toute forme de vie surnaturelle au sein de ces lieux – je ne devais pas forcer les choses. Il me faudrait me contenter d’écrire un rapport à transmettre – pour Hiro ou le département concerné par la nature du “squatteur” - via les appareils à ma disposition pour mon périple. Si l’un de ces lieux nécessitait l’intervention d’une équipe pour “nettoyer” les lieux – car se montrant trop dangereux pour l’homme – ce serait à la charge de l’un des autres départements, selon le degré de menace vivant dans les endroits que j’aurais visité. Je comprenais bien qu’Hiro voulait éviter des débordements tels que ce qui s’était déroulé au sein du bar ayant permis notre rencontre. Il savait de quoi j’étais capable, et surtout mes limites en la matière. Mes facultés se limitaient au contact et la communication. Je ne disposais pas de pouvoirs à même de pouvoir me confronter à des entités capables de manipuler les éléments ou d’autres puissances me dépassant. Ce dont j’en avais eu l’amère expérience. Hiro voulait éviter que je me retrouve en position de danger, comme lors de l’épisode du Stratos. Je lui étais utile et primordial pour déterminer des actions à opérer pour l’Institut. J’étais conscient que je n’étais somme toute qu’un objet, un produit pour le groupuscule qu’il supervisait. Mais je l’acceptais, car étant lucide sur mes capacités à affronter ou non les êtres que je rencontrerais lors de mes voyages. Hiro m’avait sauvé d’une mort certaine – à plus ou moins court terme – par José :  je ne l’oubliais pas. J’avais une dette à vie envers lui. Ce travail, cette quête à effectuer à travers le monde, c’était le moyen de lui rembourser ce que je lui devais. Même si cela s’accompagnait d’une association qui durerait jusqu’à ma mort. Qu’elle soit naturelle ou provoquée.

 

    C’est comme ça que je me suis retrouvé à Cluj-Napoca, en Roumanie. La ville jouxtant la lisière de la forêt d’Hoia Bacciu, centre de diverses histoires ayant fait de ces bois un lieu maudit. Et, accessoirement, un haut centre touristique pour les curieux férus de paranormal et de sensationnel. Les locaux se rient bien des méfaits et légendes qu’on attribue à la forêt. C’est ce que j’ai pu constater en discutant avec des autochtones. Ceux-ci ne s’offusquant pas de mon roumain maladroit et peu maitrisé, appris en mode éclair en quelques jours. Un apprentissage effectué à la demande d’Hiro, pour faciliter les échanges verbaux avec la population vivant aux abords de la forêt. C'était une nécessité pour me permettre d’aborder le mieux possible le problème sur place. Ceci en apprenant des éléments supplémentaires à ce qui était déjà connu des lieux. Une manière de m’apporter une meilleure compréhension concernant les raisons de la présence des esprits habitant cette forêt. Ainsi que me faciliter la tâche pour déterminer comment classifier Hoia Bacciu dans les dossiers de l’Institut. Entendez par là – comme déjà dit – que c’est moi qui devais décider si une intervention d’un autre département était à envisager ou non, dans le but de sécuriser les lieux.

 

    Après un petit détour à l’Office de tourisme de la ville où j’ai pu obtenir des compléments d’informations sur les différentes légendes de la forêt, dont certaines connues des seuls clujiens – le nom des habitants de Cluj-Napoca – je me suis attardé à un petit restaurant typique. L’occasion de déguster le fameux Varza dont Gustav – le dirigeant du département Esotérisme de l’Institut– m’avait vanté les mérites gustatifs, car étant natif du pays. Cette spécialité à base de chou farci mélangé à de la viande et du riz m’a permis de faire la rencontre de Dumitru – l’un des serveurs- ayant la particularité de parler un anglais parfait. Ce qui m’a facilité les choses en termes de communication, je devais bien l’avouer. Il s’est proposé de jouer les guides auprès de moi. Avec pour seule contrepartie de ma part que je m’emploie à vanter les mérites du restaurant où il travaillait, une fois revenu dans mon pays. Il m’a même fait un prix sur mon repas, et m’a donné rendez-vous dès le lendemain matin devant la forêt. C’était son jour de congé, et il se montrait ravi que je lui permette de changer son quotidien par cette visite. J’ai accepté sa proposition avec joie, trop heureux d’avoir cette aide providentielle. Après ça, je me suis rendu au petit hôtel où Hiro m’avait fait réserver une chambre, dans le centre-ville de Cluj-Napoca. Epuisé par mes nombreuses démarches de la journée, il ne m’a pas fallu longtemps pour tomber dans les bras de Morphée, après une douche réparatrice.

 

    J’ai donc retrouvé Dumitru le lendemain à l’endroit convenu. Il était pile à l’heure, et équipé d’un sac à dos. La veille, avant que je quitte le restaurant, il m’avait précisé de ne pas m’inquiéter du nécessaire à emmener pour notre petite excursion particulière, car il se chargeait d’emmener tout ce dont on aurait besoin. Je n’aurais qu’à me contenter du strict nécessaire pour notre petite “randonnée”.  Ce que j’ai fait. Je n’ai emmené avec moi qu’un carnet et un stylo, ainsi que quelques accessoires utiles – fournis par l’Institut pour la “prospection” du terrain - disposé dans une petite sacoche porté en bandoulière sur mon épaule droite. J’ignorais à ce moment ce que contenait son fameux sac, mais je supposais qu’il était constitué principalement de quelques sandwichs et de quoi boire. Je découvrirais plus tard que le contenu comportait bien plus que de quoi se sustenter en route. Très vite, Dumitru m’a fait quitter les sentiers sécurisants de la forêt pour s’enfoncer plus avant vers les parties en friche – à travers des raccourcis connus de lui seul – et nous nous sommes dirigés vers l’un des pôles d’attraction d’Hoia Bacciu : Poiana Rotunda. Une clairière en forme de cercle considérée comme Zone Morte, car rien n’y pousse. On dit que ce phénomène est dû à la recrudescence des Ovnis qui ont fait la réputation pas très glorieuse de ce lieu prisé par les ufologistes du monde entier. 

 

    C’est en 1968 que l’intérêt majeur pour Hoia Bacciu débuta. Un technicien militaire, Emil Barnea – accompagné de son épouse et de deux de ses connaissances - prit en photo ce qu’il se persuada être une soucoupe volante, au beau milieu des arbres. Le pays était alors sous le régime communiste, et ce qui fut annoncé comme des divagations par un gouvernement réfutant tout ce qui avait trait au surnaturel causa à Barnea la perte de son travail. Pour autant, aucune justification rationnelle ne permit d’expliquer les photos que l’homme fit publier dans des journaux locaux. Les particularités de la forêt – comme ses célèbres arbres tordus semblables à ceux de Krzywy Las en Pologne – sont désignées comme étant la conséquence de l’influence extra-terrestre depuis ce jour. On suppose que les visiteurs d’un autre monde sont à l’origine aussi des perturbations électromagnétiques inhérentes aux lieux. Perturbations qui agissent sur le fonctionnement des appareils tels que montres ou téléphones portables. Ce que j’ai pu constater en voyant s’affoler les aiguilles de ma boussole, et l’impossibilité de consulter d’éventuels mails envoyés par l’Institut. Ceci pour savoir où j’en étais dans ma mission.

 

    Néanmoins, bien avant qu’Hoia Bacciu soit reconnu comme le “Triangle des Bermudes Roumain” – son surnom officiel - la forêt a eu son lot d’autres bizarreries constatées par des sommités locales. Comme les photos prises par le biologiste roumain Alexandru Sift dans les années 50. Des clichés qui firent état d’éléments invisibles à l’œil nu de manière inexplicable. Sift a également affirmé avoir été témoin du déplacement de formes nébuleuses à travers les arbres. Malheureusement, ses près de 60.000 photos ont quasiment toutes disparues après sa mort en 1993, sans qu’on sache ce qu’elles sont devenues. Comme vous vous en doutez, ce mystère – se rajoutant au reste – a fait les choux gras des passionnés de surnaturel, déjà obnubilés par d’autres faits devenus des mythes ayant favorisés l’histoire et la réputation maudite d’Hoia Bacciu. Parmi eux figure l’histoire d’un berger ayant disparu avec ses quelques 200 moutons. Sans que personne ne sache ce qu’il est devenu, car semblant s’être évanoui de la surface de la terre. Et ce, malgré de nombreuses recherches dans les alentours pour retrouver sa trace, lui et ses moutons. Il y a aussi l’histoire d’une petite fille qui s’est proprement évaporée lors d’une balade dans ces bois : elle n’est réapparue que 5 ans plus tard – portant les mêmes habits que lors de sa disparition – et n’a pu donner d’explications sur ce qui lui était arrivé. Pour elle, il ne s’était passé que quelques heures entre le moment où elle s’est volatilisée et sa réintégration dans notre espace temporel. 


    Ce qui a fait supposer l’existence probable d’un portail dimensionnel au cœur de la forêt. Portail qui pourrait se trouver au sein du Poiana Rotunda où Dimitru venait de m’emmener.  À noter qu’en 1995, l’ouvrage d’Adrian Patrut – un professeur de chimie - présentait les clichés rescapés d’Alexandru Sift, auquel se rajouta d’autres pris par ses soins. Ce qui relança les suppositions du caractère mystérieux de la forêt, dont Poiana Rotunda est reconnu comme étant son épicentre. La théorie des lignes telluriques alimentant ce portail ne s’ouvrant que sous certaines conditions, et destinées à des personnes ciblées – selon le bon vouloir des extra-terrestres survolant de manière plus discrète que par le passé Hoia Bacciu – arrive en tête de liste sur les possibles sources “d’énergie” permettant son déclenchement. Cependant, personne à ce jour n’est capable de donner un sens au choix des visiteurs aliens quant à leurs cibles – pour on ne sait quel objectif. Quoiqu’il en soit, tous ces mythes, toutes ces croyances, n’ont jamais pu être démontrés de manière concrètes jusqu’à aujourd’hui. 


    Dumitru et moi sommes restés près de deux heures sur le site de Poiana Rotunda, sans que cela mène ne serait-ce qu’à de faibles indices sur la réalité des vertus fantastiques prêtées à cette clairière. Je dois ajouter que divers scientifiques se sont intéressés à ce lieu emblématique de la forêt, avançant diverses théories pouvant donner une explication au fait qu’aucune plante n’y pousse. En vain. Malgré leurs études du terrain, ils n’ont pu arriver à une signification de ce phénomène plus que troublant. Et il en fut de même pour moi. Je n’ai perçu aucune présence d’esprits ou d’âmes errantes officiant sur les lieux. De par mon expérience, quand je me trouve sur des lieux gorgées de ce que j’appelle un flux spectral – ce qui me permet de “sentir” la manifestation d’une entité, quelle qu’elle soit- un frisson me parcoure le corps. Il s’accentue au fur et à mesure que je me rapproche de la forme ectoplasmique vivant sur place. Il en est de même concernant les fameuses lignes telluriques. 

 

Je ne voudrais pas trop m’attarder là-dessus, mais un minimum d’explications s’impose à ce niveau du récit. Ces flux ancrés dans le sol – et ne pouvant être décelées que par des personnes “réceptives” telles que moi – ne sont pas une affabulation. Contrairement à ce qu’affirment les détracteurs de cette théorie. De nombreuses fois, j’ai ressenti ces flux émanant de ces lignes invisibles et enfouies dans le sol, et provoquant diverses matérialisations. Ce qu’on appelle communément les fantômes dont je suis un des élus pouvant les voir. Ces lignes accentuent la formation quelque peu physique et immatérielle des Rouah. Le mot grec pour “Souffle”. C’est ce qui reste après la mort de tout être, au sein d’un lieu qui a joué un rôle primordial tout au long de sa vie. Chaque être passant de vie à trépas ne laisse pas de Souffle après sa mort. Cela est réservé à des personnes qui ont gardé – au moment de leur fin de vie – un sentiment de ne pas avoir accompli ce à quoi ils pensaient être destinés. Chez les Grecs, les Rouah non rattachés à quelque chose dans le monde terrestre ne s’élèvent pas vers le paradis – tel que l’indique le christianisme. Au contraire, ils s’enfoncent sous Terre afin de rejoindre une cavité nommée les Prairies d’Asphodèles. Parfois également désignée sous le terme de Champs Elysées. Là où toute âme ordinaire – n’ayant donc pas accompli d’actes héroïques – se doit de se rendre après sa mort. Ceci selon les croyances de la mythologie grecque qui est la principale source de documentation pour l’Institut – tout comme n’importe quel féru de ce qui concerne la vie après la mort. Théologiens comme amateurs passionnés.

 

    On a souvent tendance à croire que les Prairies d’Asphodèles sont reliées aux Enfers, mais c’est une erreur d’interprétation que nombre d’érudits se sont montrés coupables. Les enfers et les Prairies ne se trouvent pas sur le même plan dimensionnel. De même qu’il n’y a pas de “passeur” emmenant les âmes vers les juges chargés de décider en quel lieu l’âme doit être emmenée pour l’éternité. C’est un aspect de la mythologie grecque qui est très poétique, et a donné lieu à des récits propices à plus ou moins forcer ceux et celles y croyant sous l’Antiquité à ne pas commettre de pêchés. Au même titre que le Christianisme, sous une autre forme. Toutefois, les parchemins que j’ai lu au sein de l’Institut m’ont démontré que cet aspect de la vie après la mort est erroné. Quoiqu’il en soit, les Rouah – ou Souffles – se sentant inaccomplis, se retrouvent piégés au sein des lieux où ils se sentent rattachés psychologiquement et sentimentalement. Quand ces lieux se trouvent au-dessus de lignes telluriques, cela déclenche la matérialisation d’un esprit. Suivant l’acceptation de cette “nouvelle vie” terrestre, ces esprits peuvent revêtir diverses formes, avec parfois des animosités diverses. Certains n’acceptent pas de se retrouver piégés – bien qu’ils aient choisis de ne pas rejoindre les Prairies – et s’en prennent à tout vivant “envahissant” leur territoire. D’autres sont plus conciliants et cherchent à communiquer. Soit pour qu’on les aide à rejoindre les Prairies – bien que n’ayant pas accompli ce que leur inconscient a jugé indispensable d’achever – soit pour qu’on les aident d’une autre manière. Souvent pour justement finaliser leur destinée, ou servir de messager envers les vivants. C’est le rôle de ce qu’on appelle les médiums.

 

    Quant à moi, je me range dans une autre catégorie qui n’est pas vraiment définie à proprement parler – de ce que m’a indiqué Hiro. Il ne faut pas croire tout ce que vous disent les films ou les pseudos “spécialistes”, tel qu’il en pullule sur le net ou lors de conventions. Les médiums – au sens propre du terme – ne peuvent pas voir les Souffles matérialisés en esprits par le biais des lignes telluriques. Ils ne peuvent que les ressentir, et servir de “radios humaines” en les laissant parler à travers leurs corps et leurs voix. C’est ce qu’on désigne sous le terme de phénomène de possession. Ceux qui sont capables de voir les esprits ne peuvent généralement pas parler avec eux. On les appelle les Capteurs. Enfin, il y a les gens comme moi ceux et celles qui peuvent à la fois voir et parler aux êtres fantomatiques. Ce qui représente environ 2 % des personnes sur Terre disposant de telles capacités. Je suis ce qu’on nomme une sorte d’“Intermédiaire”. Une personne pouvant voir et communiquer avec les esprits pleinement, et leur apporter diverses aides. Suivant les pays, on nous donne le titre de “Négociant Spiritique”, “d’Ecto-Scribe”, de “Supra-Medium”ou encore de “Linguiste des Âmes”. Mais le terme le plus courant est celui de “Tellurien”, en rapport avec les fameuses lignes telluriques avec lesquelles moi et mes semblables sommes liés. Sans qu’il y ait d’explication à cette faculté réservée aux élites de la “discipline” que nous sommes. 

 

    Bref. Après ce petit aparté, vu que rien au sein de Poiana Rotunda ne permit de confirmer la présence d’un “Souffle” piégé quelque part, et encore moins la vision d’un portail dimensionnel – selon l’idée la plus répandue des lieux, comme déjà dit auparavant – Dumitru et moi avons quitté la clairière. J’ai eu le sentiment que mon guide savait déjà que nous ne trouverions rien sur place, tout comme il ne s’est pas montré étonné en me voyant palper le sol en plusieurs endroits. Ceci en fermant les yeux pour mieux ressentir la présence d’un Souffle n’ayant pu – sans que je sache pourquoi -se matérialiser. Ce qui aurait été une première pour moi, n’ayant jamais été confronté à un problème de ce type. À chaque fois que j’ai détecté un Souffle, il y avait un esprit – plus ou moins éthéré par son aspect, suivant son âge depuis sa "naissance” en tant qu’être fantomatique - et je n’avais jamais été témoin d’une autre forme de manifestation spiritique. Je sais ce que vous allez me dire : et les Poltergeists alors ? Eux n’ont pas de formes, et ce sont bien des esprits également. Ce à quoi je vous répondrais que les Poltergeists appartiennent à une autre catégorie n’ayant pas de rapport avec un Souffle ou une ligne tellurique. C’est plus complexe que ça. Le fonctionnement des poltergeists est relié aux habitations même. Pas aux esprits. Mais je vous en parlerais une autre fois.  Peut-être à l’occasion d’un futur nouveau dossier.

 

    Concernant la suite de notre périple au sein d’Hoia Bacciu, j’ai continué à suivre Dumitru dans les méandres de cette forêt qui -pour l’instant- ne m’avait pas montré son caractère surnaturel. Ce ne fut que partie remise. Car, quelques instants plus tard, j’ai été envahi par une sensation que je ne connaissais que trop bien… J’ai été soudainement traversé d’une succession de sensations toutes aussi douloureuses les unes que les autres. Le flux de la ligne tellurique semblant être présente sous nos pieds était d’une ampleur rare et peu commune. J’entendais les voix de ceux qui allaient se montrer à nous très vite. Des voix indiquant clairement ne pas apprécier notre venue sur leur territoire…

 

– Que venez-vous faire ici ? Partez !! Vous n’êtes pas autorisés à continuer votre chemin !!

– Ces terres sont les nôtres : aucun humain non invité par nos soins n’y a sa place !!

– Repartez d’ici ou vous en paierez le prix !! Les fils du Ciel nous ont adjugés ce territoire il y a longtemps déjà. Et nous ne sommes pas partageurs…

 

    J’étais submergé par toutes ces ondes négatives envoyés par ces ennemis évidents, bien que je n’apercevais pas encore leur forme spectrale. J’ai voulu avertir Dumitru, mais celui-ci s’était déjà éloigné loin devant. Il n’y avait pas que les voix qui étaient inquiétantes : je ressentais d’autres ondes aux instincts meurtriers, n’appartenant pas à ce que je pensais être des esprits venant de communiquer avec moi par télépathie. Des ondes d’une force et d’une noirceur dont je n’avais jamais été familier dans quelque endroit que ce soit au cours de mes années passées. C’était comme un vent agissant sur la gravité, et m’obligeant à mettre mes genoux à terre. J’avais beau lutter, cette force était bien trop violente pour que je puisse m’y opposer. J’ai alors entendu Dumitru hurler de terreur. Profitant d’un relâchement de la force m’ayant obligé à m’abaisser au sol – comme si elle avait jugé soudainement que j’étais de moindre importance – je parvenais à me relever et à courir vers l’endroit où j’avais tantôt entendu les cris de mon compagnon d’exploration.

 

    Une vision d’horreur s’est alors montrée à moi. Le sac de Dumitru gisait à terre, laissant sortir divers objets que je reconnaissais être l’apanage des chasseurs de Souffles, tel que l’Institut les désignaient. Des fanatiques religieux – décomposé en plusieurs branches à travers le monde – dont la mission est de capturer des esprits et autres entités parmi les plus violentes, pour des objectifs obscurs. La branche principale – la plus active de toutes – se fait nommer l’Ordre des Spiritiques Universels. Ce sont les plus extrémistes de tous les chasseurs de Souffles. Hiro m’avait parlé d’eux. Ainsi que Natalia – la responsable du département Artefacts de l’Institut. Cette dernière avait découvert leur existence lors d’une mission au Tibet, dans le cadre de l’exploration d’une ancienne lamaserie abandonnée. Plusieurs membres de l’OSU se trouvaient sur place. Ils étaient munis d’étranges appareils destinés à capturer des entités fantomatiques. Natalia et ses hommes étaient parvenus à les faire fuir, non sans avoir du combattre de manière effrénée. L’un de leurs adversaires fut laissé pour mort par ses camarades et fait prisonnier. Ce qui permit d’en savoir plus sur ce groupe mystérieux aux intentions encore inconnues à ce jour. 

 

    Natalia m’avait confié qu’elle avait eu la chance d’avoir dans son équipe un homme appartenant au Département des Missions Spéciales. Une précaution imposée par Hiro, car ayant eu des échos d’autres bâtiments au Tibet ayant été visités, en laissant de gros dégâts après le passage des intrus. Les membres de l’OSU utilisaient aussi des artefacts spécifiques – destinés à affaiblir leurs cibles – pour faciliter non seulement la capture d’êtres fantomatiques, mais aussi d’éventuels adversaires. Tels que ceux de l’Institut. Tous portaient un signe de ralliement : un tatouage sur le haut de l’épaule droite, représentant deux yeux sortant d’un grimoire. Le tout entouré d’un triangle inversé nimbé d’un halo de lumière, et parsemé de runes vikings à l’intérieur du triangle. Comme j’agissais en tant qu’éclaireur – et qu’aucune info ne lui avait indiqué la présence de troupes de l’OSU en Roumanie – Hiro n’avait pas jugé nécessaire de m’adjoindre un équipier des Missions Spéciales, comme cela aurait dû être le cas en cas de déplacement risqué. A ses yeux, Hoia Bacciu n’était qu’un site moindre en termes d’activités surnaturelle, et il ne semblait pas présenter d’intérêt majeur pour l’OSU. Une lourde erreur. J’ai reconnu les appareils utilisés par le groupe religieux sortant du sac de Dimitru : Natalia me les avait décrits en détail, et pas seulement elle. Grigor – le chef du Département des Missions Spéciales – qui a eu maille à partir avec d’autres groupes de l’OSU par la suite, m’avait également énuméré un descriptif du matériel courant de ce groupuscule. J’ai eu confirmation de l’appartenance de Dumitru à ces fanatiques mystérieux, juste après cette constatation.

 

    Regardant dans la direction des cris, je vis soudain plusieurs ombres noires et nuageuses sortant de l’intérieur des arbres situés plus en avant, rejoignant d’autres déjà présentes sur une zone bien distincte. Là où se trouvait un Dumitru se trouvant soudainement soulevé du sol, en proie à des griffes nuageuses parvenant à lui lacérer ses habits et entaillant ses chairs de toute part. Il hurlait pendant que les ombres se dessinaient de plus en plus jusqu’à former des êtres aux allures de colosses se matérialisant autour de lui de plus en plus, abandonnant leur nature faite de vapeurs noirâtres. Les êtres l’encerclaient et riaient du sort qu’il lui réservait. Dans le même temps – sur un côté – je perçus un étrange tourbillon bleuté. Un des êtres proche du phénomène – loin d’être météorologique – avait sa main dirigée vers ce qui m’apparaissait constituer un des fameux portails dimensionnels évoqués dans certaines histoires reliées à Hoia Bacciu. J’avais l’impression que c’était l’être qui était à l’origine de l’apparition du portail. 


    Bien qu’horrifié par la scène se déroulant devant moi, je me rappelais l’attitude désinvolte de Dumitru lorsque je m’affairais à chercher une éventuelle trace de Souffles et de flux - émanant de lignes telluriques – au sein de la clairière de Poiana Rotunda. À ce moment, j’avais eu la sensation que mon guide ne montrait pas vraiment d’enthousiasme à chercher sa part d’indices. Comme s’il savait que je ne trouverais rien ici, et qu’il attendait que je réalise que mes efforts sur place étaient vains. Montrant ainsi son attente probable de pouvoir passer à la prochaine étape de son plan. Quelque chose me disait qu’il savait – d’une manière ou une autre – que nous trouverions plus matière à nos recherches en ce lieu. L’impression aussi qu’il m’avait manipulé depuis le début, en m’invitant à me servir de guide dans le seul but d’accomplir ses propres desseins. Ce qui impliquait de m’utiliser comme diversion – comme appât même -car ayant deviné mes dons particuliers, et pouvant lui être utile. Tout ceci pour la réussite de sa mission, agissant au nom de l’OSU. Il semblait plus qu’évident qu’il avait compris que les êtres de brume ne se montraient pas à des êtres ordinaires, et n’affrontaient donc pas ces derniers. Ma présence et mes dons étaient destinés à ce que ces êtres se montrent et soient agacés par ma présence sur leur territoire. Agacés que je les voie. Dumitru avait compté sur le fait qu’ils chercheraient à m’attaquer et seraient affairés à me faire disparaître – comme probablement tant d’autres m’ayant précédé et possédant les mêmes facultés que moi. Ce qui fait que les êtres ne feraient pas attention à lui durant ce laps de temps. Ce serait une occasion qui lui serait propice à sortir son matériel de capture, et ainsi s’emparer de l’un de ces êtres.

 

    Sauf que ça ne s’est pas passé comme il l’avait escompté. Les créatures de brume n’ont pas cherché à me nuire de manière définitive : elles se sont contentées de me contraindre à revenir sur mes pas et ne pas chercher à aller plus loin. Cela en me bloquant au sol par leurs pouvoirs. Ne bénéficiant pas de l’effet de surprise prévu en me sacrifiant, il a été repéré et les êtres s’en sont pris à lui. De manière extrêmement violente. Je supposais que Dumitru devait disposer de dons au moins similaires aux miens. Ce qui avait dû lui permettre de ressentir la présence et l’existence des créatures de brume lors d’une équipée précédente. Cependant, il avait probablement du déterminer qu’il serait dangereux de venir ici pour capturer un de ces êtres seuls. Raison pour laquelle l’utilisation d’un appât s’avèrerait indispensable pour le bon déroulement de sa mission. Un appât tel que moi. Une autre supposition était qu’il avait dû ressentir le don en moi quand je suis venu au restaurant où il officiait. Peut-être même que si je ne m’étais pas rendu dans son établissement, il aurait agi pour me rencontrer d’une autre façon. En y réfléchissant, je me souvenais que c’était l’une des filles à l’accueil de l’Office de tourisme de la ville qui m’avait conseillé ce restaurant en particulier. Comme si -elle aussi- disposait d’un don capable de déceler la particularité de mes pouvoirs. Une faculté inadéquate avec les plans de Dumitru, car non conforme à ce dont il avait besoin pour faire sortir ces êtres de leur “tanière” en quelque sorte. Pas suffisamment puissant pour attirer leur attention. Ou peut-être que Dumitru ne voulait pas sacrifier une camarade pour arriver à ses fins, tout simplement. 

 

    Je n’entendais plus de cris de la part de celui qui m’avait trahi. Son corps flottait dans l’air et était dirigé vers le portail. Là où il disparut en quelques instants. L’être étant à l’origine de ce tourbillon dimensionnel fit un geste qui fit disparaître le passage. Juste après, alors que les autres êtres semblaient me fixer -sans pour autant montrer des signes vindicatifs à mon encontre – j’entendis à nouveau les voix dans ma tête.


- Pars maintenant !! Sois heureux de ne pas subir le même sort que ton compagnon !!

– Tu as eu la chance qu’il se soit montré plus hardi, ou plus stupide que toi ! 

– Nous l’avions déjà prévenu une première fois de ne pas revenir ici, mais il n’a visiblement pas tenu compte de nos “conseils”

– Aujourd’hui, il a payé le prix de son audace…

– Nous avons deviné que tu n’avais pas de mauvaises intentions à notre égard. C’est pourquoi nous avons fait en sorte de stopper ton avancée, pour que l’autre humain ne voie pas son plan idiot te coûter la vie à toi aussi…

– Cependant, n’abuse pas de notre patience, et va-t’en immédiatement. Dis à tes supérieurs qu’Hoia Bacciu nous appartient. Nous n’agissons qu’envers ceux qui découvrent notre existence. Certains bénéficient de dispositions particulières pour oublier qu’ils nous ont vu, suivant leur âge et leur volonté de ne pas nous nuire. D’autres ont eu moins de chance…

– Fais en sorte de ne pas appartenir à cette dernière catégorie. Dis-toi que c’est un cadeau que nous te faisons, en vertu de ta nature qui nous interdit de te réserver le même sort qu’à l’autre idiot envoyé aux Fils du Ciel...

 

    Je n’ai même pas osé répondre, ni discuter plus avant avec ces êtres, bien que m’interrogeant sur le sens de leurs paroles me concernant. Sentant que plus aucune force ne me clouait au sol – ce qui était conforme aux indications de ces créatures – je prenais mes jambes à mon cou et fuyais en direction de Cluj-Napoca. Je n’ai pas cherché à regarder en arrière pour vérifier si les êtres me suivaient. Quelque chose en moi me disait que je pouvais leur faire confiance. Ils m’ont assuré de ne pas s’en prendre à moi si je partais, et ils ont tenu parole. Malgré tout, je me suis rendu immédiatement au petit hôtel où je logeais, et j’ai contacté Hiro afin de lui faire mon rapport sur la situation. J’ai bien senti à sa voix qu’il hésitait sur la marche à suivre. Il semblait satisfait que j’aie pu confirmer ses doutes sur la présence d’entités dans la forêt. Ce qui expliquait beaucoup de choses sur les légendes concernant les portails dimensionnels créés par des êtres venus d’ailleurs. Toutefois, les créatures de brume semblaient obéir à d’autres non présentes lors de mon aventure au sein d’Hoia Bacciu. Celles qu’elles désignaient sous le nom de “Fils du Ciel”. Ce pouvait être le nom donné aux aliens leur ayant “offert” ce territoire qu’est la forêt, et probablement les créateurs du portail utilisé.

 

    Ces Fils du Ciel leur avaient vraisemblablement appris à s’en servir à leur avantage. Les facultés de ces êtres de brume à déceler des humains aux dons particuliers – et expliquant les disparitions – avaient dû être déterminante pour attirer l’attention de ces aliens. Les créatures devaient être là depuis longtemps, bien avant ces fameux Fils du Ciel. J’ignorais le pacte liant ces deux races, mais il était évident qu’une confiance mutuelle et des intérêts communs les faisaient agir ensemble au sein d’Hoia Bacciu. En tout cas, c’est ce que je pensais comprendre. Et Hiro s’accordait à mon point de vue. Au vu de ce que je lui avais confié, il émettait l’hypothèse que les Fils du Ciel auquel obéissaient ces êtres de brume maniaient l’espace-temps aussi facilement que si l’un de nous tapait sur le clavier de son ordinateur. Aussi bien l’une comme l’autre des deux races semblaient obéir à une sorte de code de conduite qui n’était pas véritablement hostile à l’homme. Les disparitions avaient dû suivre un processus propre à la faculté des disparus de voir ces êtres. Les derniers propos tenus par les “Brumeux” – le nom qu’Hiro et moi leur avons donné pour plus de facilité de désignation - par voie télépathiques allaient en ce sens.

 

    Malgré tout, il restait une part de mystère et de menace qui n’était pas à prendre à la légère, au vu de leurs agissements. Après tout, on ignorait ce qu’il advenait des disparus, ou des expériences commises sur ceux et celles ayant été jugés digne de revenir dans notre monde. Comme cette petite fille réapparue après 5 ans d’absence, qui faisait partie des légendes rattachées à Hoia Bacciu. Y-avait-il un rôle précis à ces enlèvements, à ces retours ? Devait-on s’inquiéter de la continuation de ces traques d’humains aux dons particuliers ? Hiro comprenait bien le rôle joué par Dumitru, et que celui-ci s’était servi de moi pour réussir son objectif. Ce qui lui a valu de disparaître lui aussi. C’était justement ce point qui gênait Hiro. Il devait prendre ça en compte et en discuter en interne avec les chefs des différents départements. Il fallait savoir si -oui ou non- une action était à envisager pour “épurer” Hoia Bacciu, sans que cela entraîne une réaction néfaste. Que ce soit de la part des “Brumeux”, ou de ceux qui se montraient être leurs commanditaires : les Fils du Ciel. Une situation qui pourrait s’avérer compliqué, au vu de la faculté des Brumeux à ne pouvoir être vu que par une certaine partie des humains. J’étais le seul au sein de l’Institut à posséder ce don de pouvoir voir et communiquer avec les esprits. Hiro ne pouvant que les voir, j’étais à un niveau au-dessus de lui. 

 

    À dire vrai, il y avait autre chose qui m’interrogeait, et sur lequel je n’ai rien dit à Hiro. Quand les Brumeux m’ont dit qu’il leur était interdit de me faire disparaître comme pour Dumitru. Qu’est-ce qui me procurait ce tabou ? Dans les faits, j’ai bien compris que l’homme du OSU pouvait voir les esprits. Mais rien n’a pu me confirmer qu’il pouvait leur parler comme moi je le faisais. Il n’a peut-être pas été en mesure de déterminer cette partie de mon don. Il a juste vu en moi quelqu’un pouvant voir les esprits, rien de plus. Dès lors, mon statut particulier semble m’avoir protégé des actions des Fils du Ciel. Pourquoi ? Ce terme évoquait en plus les civilisations précolombiennes. Style Inca, Maya ou Aztèque. J’avais lu – dans les archives de l’Institut – que c’était une désignation courante de ces peuplades anciennes pour les aliens. En prenant ça en compte, les Fils du Ciel n’agissaient pas qu’à Hoia Bacciu, et avaient un plan d’action s’étirant sur des milliers d’années. Et les humains comme moi – avec les facultés rares dont je disposais – ça représentait une exception à leurs agissements envers les êtres spéciaux humains. Je devais en savoir plus avant de parler de ça à Hiro. Je ne voulais pas me retrouver condamné à rester parqué à l’Institut parce que mon supérieur considérerait dangereux de continuer à effectuer des missions. À cause du piédestal attribué par les Fils du Ciel me concernant. Et encore moins de devenir un sujet d’études pour comprendre ce que j’avais de si spécial aux yeux de ces aliens. Bien que je doutais qu’Hiro me transformerait en cobaye. Ce n’était pas dans sa nature.

 

     En tout cas, le Dossier d’Hoia Bacciu restait ouvert. Hiro ne pouvait pas agir de manière hâtive et inconsidérée concernant les Brumeux et les Fils du Ciel. Quelles que soient les intentions réelles de ces derniers en étant sur Terre. Et ce, depuis des millénaires, suivant un plan encore obscur concernant la race humaine. De plus, les Fils du Ciel semblaient utiliser des espaces de temps différents de notre propre temporalité. Ce qui s’ajoutait au problème à traiter. Le cas de la forêt d’Hoia Bacciu n’était donc pas prêt de pouvoir être classé au vu des informations que je venais d’apporter. Ce qui impliquait qu’une intervention du Département des Missions Spéciales devenait exclu. Pour l’instant du moins. Tant qu’on n’en apprendrait pas plus sur ces deux races, de quelque manière que ce soit. Il faudrait regrouper ce que l’on savait avec d’autres phénomènes similaires dans divers pays, et étant à la connaissance de l’Institut. Après ma conversation, je goûtais à un repos bien mérité. Ce qui n’était pas du luxe, au vu des émotions ressenties à la suite de cette aventure moins calme que je ne l’avais imaginé. J’ai été prévenu par Hiro que je partirais bientôt pour une nouvelle mission. Une fois revenu à l’Institut où je serais tenu de rédiger un rapport complet et détaillé sur ce qui s’était passé à Hoia Bacciu. Ce qui permettrait de débattre plus en profondeur sur ce que j’avais mis à jour là-bas avec les autres départements.

 

    J’ai eu droit à deux jours de repos avant de revenir au QG. De quoi profiter de Cluj-Napoca un peu plus en détail. Par curiosité, je me suis rendu à l’Office de Tourisme le lendemain de mon échange avec Hiro. La fille qui m’avait conseillé le restaurant n’était plus là. Et quand j’ai demandé à ses collègues des détails sur elle, ils ont fait preuve d’incompréhension. Ils m’ont affirmé qu’aucune employé – telle que je l’avais décrite en tout cas – ne travaillait au sein de l’Office. Ce qui se rajoutait à mes interrogations. Le jour où je me suis rendu sur place, elle était seule à travailler. En plus de ça, j’ai appris qu’il s’agissait du seul jour de la semaine où l’Office fermait ses portes. Je ne savais pas comment l’OSU avait agi, ni s’il bénéficiait de complicité au sein de mairies et de gouvernements propres à masquer leur activité. Ceci de manière plus ou moins subtile. Tout comme je ne pouvais pas affirmer que les autres employés de l’Office de Tourisme de Cluj-Napoca m’avaient menti en affirmant que cette fille n’avait jamais travaillé chez eux. 


    Tout ce que je savais, c’était que l’OSU était potentiellement au courant de mes dons. Du moins une partie de ceux-ci. Cela semblait assez évident, étant donné que Dimitru – sous réserve que ce soit sa véritable identité, ce dont je doutais – avait su me manipuler en se servant de moi. Il savait ce dont j’étais capable, et ne l’avait pas appris du jour au lendemain. Ses supérieurs étaient forcément au courant. Quelque chose me disait que ce ne serait pas la première fois que je trouverais sur mon chemin des sbires de l’OSU, et que ce dernier serait prêt à tout pour m’utiliser de nouveau à mon insu. Je devrais me montrer prudent à l’avenir. C’était quelque chose pour lequel il faudrait que je tienne informé Hiro et les autres. Il n’était pas certain que j’agisse seul pour mes prochaines missions de reconnaissance, au vu de ce qui était arrivé à Hoia Bacciu… 

 

    Sur le chemin du retour me ramenant à l’Institut, je découvrais le contenu de ma prochaine expédition par mail : l’île de Poveglia à Venise. Une mission particulière, car cette île est normalement interdite de visite à quiconque. Ce qui voulait dire que ce voyage ne serait pas de tout repos, car il faudrait tromper la vigilance des éventuelles patrouilles maritimes chargées de veiller à ce que personne ne brave l’interdit… Une île réputée hantée à cause de son histoire. Notamment les morts de la peste au XVIème siècle dont les cadavres étaient balancés à la mer. Ou encore l’hôpital psychiatrique établi sur place, qui fut le théâtre de phénomènes tous plus étranges les uns que les autres au fil des années. L’établissement a fermé en 1968, et depuis l’île est inoccupée. Mais son aura maléfique, elle, est toujours présente… De quoi m’assurer un séjour des plus mouvementés donc…

 

Prochain Dossier :  LES PESTIFERES DE POVEGLIA (Italie).


Publié par Fabs