30 sept. 2020

LE GOÛT DE LA COULEUR

 


 

La misère et le désespoir ont ceci de particulier qu’ils engendrent des situations propres à rendre risible le sens même de la Mort. Qu’est-ce que mourir après tout ? Un moment qui peut s’apparenter à une courte plénitude, où le corps laisse échapper le souffle de vie qui lui permettait de marcher, de courir, de respirer, d’aimer même. Parfois cette mort peut être paisible et salutaire, synonyme de fin de souffrances, aussi bien physique que psychologique. D’autres fois, elle est plus douloureuse, et laisse le goût amer de ne pas avoir eu le temps de faire tout ce à quoi on était destiné au sein du vaste monde. Mais il peut y avoir des moments où la Grande Faucheuse en personne semble impuissante face au destin qui nous a été tracé, et ne peut que constater les dégâts, car dans ces cas-là, elle ne peut avoir le loisir de récupérer notre âme, car celle-ci a été proprement annihilée de toute part.

 

Nathaniel a fait les frais de cet état de fait, le jour où il a lu dans le journal une petite annonce offrant une somme fabuleuse pour un laissé pour compte tel que lui. 3000 $ pour servir de cobaye à une expérience scientifique expérimentale. Il n’y avait pas beaucoup de détail sur l’objectif de l’expérience, ni dans quelles circonstances elle se déroulait. Tout au plus un léger entrefilet sous l’annonce : « Vital pour l’avenir de l’espèce ». Nathaniel n’avait jamais eu la vie qu’il aurait souhaitée. Pas forcément pour lui à dire vrai. Mais il voulait offrir un autre avenir à ses enfants. Cora et Devon. Les deux amours de sa vie qu’il chérissait plus que tout. Depuis le décès de son épouse, il y avait de ça déjà 3 ans, il avait dû subvenir seul à leurs besoins, ce qui n’avait pas toujours été évident. Surtout quand on a la particularité de ne pas être tout à fait comme les autres. Du moins, selon une grande partie de la population américaine, où les idéologies raciales ont la vie dure, malgré les discours rassurants donnant une baisse des mouvements anti-ethniques à travers le pays. Vous l’aurez compris : Nathaniel est noir. Noir dans un pays où le racisme, quoi qu’on en dise, fait partie d’un quotidien n’apportant que souffrances et incompréhension pour des milliers de personnes comme Nathaniel.

 

Quand il est venu en amérique, Nathaniel était plein d’espoir, la tête remplie d’idées sur un avenir qui ne pouvait être que radieux dans le « Pays des Libertés ». Il avait déjà prévu de monter son commerce de fleuriste, espérant apporter le bonheur de couples épanouis autour de lui, ou de petites touches d’attention à un fils aimant envers sa brave maman coincée dans une chambre d’hôpital, où le blanc immaculé et presque luminescent semblait ramener aux heures les plus sombres d’un pays où le KuKluxKlan régnait en maître. Nathaniel avait bien remarqué quelques dissonances dans ce paysage de carte postale qu’on lui avait vendu, mais il s’était dit que ce devait être que des poussières dans un univers où l’humanisme devait s’épanouir en toute quiétude.

 

Mais au bout de quelque temps, il s’était vite rendu compte de la réalité d’un pays en proie à l’obscurité des mœurs et des idéaux racistes dans ce qu’il peut y avoir de pire. Il n’a jamais pu obtenir le moindre crédit pour ouvrir son commerce, pointé du regard dans certains bars où il sentait bien que sa couleur gênait les autres clients, même si ceux-ci ne disaient mot. Au bout de quelques semaines, la réalité d’une amérique cachée était apparue de plein fouet, et n’ayant plus d’économies pour payer le loyer, et pour éviter à ses enfants de connaitre la misère et la honte de se retrouver à vivre sous un pont, il devait se résoudre à accepter toute forme de rémunération, quelle qu’elle soit. Alors, oui, qu’importe ce que cachait cette annonce, sa situation exigeait qu’il ne se pose pas trop de questions. De plus, l’annonce précisait que l’argent serait envoyé à la famille en cas de « souci technique ». Un terme tout en ironie pour dire que l’on pouvait y passer. Mais son fils Devon était assez grand et débrouillard pour prendre la suite avec cet argent en main, pour continuer à payer le loyer et prendre soin de sa petite sœur. 3000 $, c’était largement suffisant pour tenir longtemps. Et au pire, il se servirait de l’argent pour revenir au pays, chez un membre de la famille, dans un pays où la couleur ne pose pas de problème d’évolution sociale.

 

Alors, il avait rangé ses peurs de côté, et il s’était rendu sur place, à l’adresse indiquée sur l’annonce. Une grande bâtisse parsemée de baies vitrées s’offrait à son regard à son arrivée, après avoir traversé un quartier étrangement calme, presque vide. Il se demandait comment il pouvait exister un lieu où il n’y avait personne qui criait ou se faisait insulter toutes les 30 secondes, ni voitures qui circulait à toute vitesse, ni même un enfant en bas âge qui pleurait parce que son biberon n’arrivait pas assez vite. On aurait presque cru un décor de cinéma. Pourtant, quand il avait franchi la porte d’entrée du laboratoire où devait se dérouler l’expérience désignée, c’était tout le contraire : un florilège de blouses blanches, certains avec des dossiers aux mains, d’autres un café, se croisaient sans même lever le regard. Sans doute trop attelés à leur tâche. Un endroit qui sentait le professionnalisme de toute part, et c’était plutôt rassurant, en fin de compte, car l’espace d’un instant, quand il était dehors, il avait bien cru être dans une représentation de l’apocalypse, au vu du silence qui y régnait. Puis, une jeune femme s’approcha. Nathaniel n’avait jamais vu une telle beauté. La couleur rousse de ses cheveux donnait encore plus d’ampleur à la blancheur de son apparat de scientifique, et son sourire était presque sur le point de faire chavirer son cœur.

 

« Bonjour, Mr. Kumbo. Je suis Tanya. C’est moi qui suis chargée de vous expliquer en quoi vont consister les tests pour l’expérience, et de vous accompagner durant le processus. »

 

Complètement sous le charme, Nathaniel se contenta de hocher la tête. Il n’osait pas parler tellement il avait peur d’affreusement bafouiller, et suivit Tanya vers une grande porte grise où était indiqué à son sommet le nom « Expérience Vitalis ». Curieux comme nom. Mais il s’en moquait. Tout ce qui l’interessait en l’instant présent, c’était la somme que cela allait lui rapporter, et qui permettrait à ses enfants de survivre. Une fois la porte passée, ils parcoururent plusieurs couloirs, croisant encore plusieurs blouses blanches, qui se raréfièrent cependant de plus en plus. Puis, ils prirent un ascenseur qui les descendit au 2ème Sous-Sol de la société. Là, ils entrèrent dans une grande salle où de nombreuses consoles de commandes, pareil à un centre de lancement pour fusées, se mélangeaient à d’immenses ordinateurs. Au centre de la pièce se trouvait une sorte de cube aux parois lisses comme le verre d’un gris éclatant, comportant sur ses côtés de 2 sortes de grandes cuves reliées au cube par de grands tuyaux. L’installation était impressionnante, et Nathaniel se sentait un peu mal à l’aise au milieu de tout ça. Heureusement, Tanya était là pour le rassurer.

 

« Venez, Mr. Kumbo. Je vais vous montrer quoi faire. »

 

Surmontant sa timidité, et voulant sans doute inconsciemment impressionner Tanya, Nathaniel se risqua à demander les dangers de l’expérience. Ce à quoi Tanya sourit :

 

« Ne vous inquiétez pas. Jusqu’à présent, nous n’avons subi aucune perte. Tout est parfaitement contrôlé. Il vous suffit juste de vous installer au centre du cube devant vous. »

 

Tout en avançant, Nathaniel interrogea à nouveau Tanya :

 

« Est-ce que ça fait mal ? C’est que je suis un peu douillet voyez-vous »

 

Souriant à Nathaniel, Tanya le rassura :

 

« Non. Vous n’aurez pas le temps de sentir la moindre douleur, je vous le certifie. »

 

Confiant en les paroles de Tanya, Nathaniel s’installa donc au centre du cube, où se trouvait une chaise métallique.

 

« Asseyez-vous sur la chaise, Mr. Kumbo. »

 

S’éxécutant, Nathaniel s’assit sur la chaise, et au même instant, des sangles semblant sortir de nulle part lui agrippèrent les poignets, les plaquant sur les repose-mains sur le côté. De la même façon, ses pieds furent attachés, ainsi que son buste. Voyant son visage paniqué, Tanya, par l’intermédiaire d’un micro dont le son s’entendait dans le cube, rassura Nathaniel.

« Rassurez-vous, Mr. Kumbo. Ceci est normal. C’est pour éviter de vous faire mal en cas d’évanouissement durant l’expérience ».

 

Tranquilisé, Nathaniel se laissa aller, et attendit la suite des opérations. Quelques secondes plus tard, il sentit que la chaleur augmentait dans le cube. De plus en plus. Au bout de quelques minutes, la chaleur devenait intenable. Cherchant à se détacher instinctivement, alors qu’il commençait à voir de la fumée sortir de ses bras et ses jambes sous l’effet de la température extrème, il entendit à nouveau Tanya

 

« A propos, Mr. Kumbo. Pour la douleur, je vous ai menti. Cela va être très très douloureux. »

 

Il vit un sourire presque démoniaque couvrir le visage de Tanya, alors que la chaleur augmentait de plus en plus dans le cube. Il voyait sa peau et sa chair se remplir de cloques de plus en plus nombreuses, laissant libérer des pustules faites de chair brûlée et de sang bouillonnant, alors que ses veines gonflaient comme des ballons sur le point d’exploser. Ses habits n’étaient déjà plus que des amas de tissu tombant sur le sol du cube, alors qu’il voyait ses lèvres se décoller de son visage, avant de tomber elles aussi au sol. Ses mains étaient maintenant dépourvues de la moindre chair, laissant apparaître les phalanges de ses doigts, alors que ses yeux sortaient de leur orbite dans une profusion de sang s’évacuant le long de ce qui avait été autrefois son visage. Ses jambes se détachèrent du corps comme des fruits trop mûrs, disparaissant sur le sol, comme une putréfaction accélérée, digne des plus grands films d’horreur. Plus la température augmentait, plus il sentait se liquéfier son corps, et sa vie partir. Il ne pouvait même plus considérer cela comme de la souffrance. Cela allait bien au-delà, et il espérait voir sa vie s’en aller le plus rapidement possible pour ne plus subir cette souffrance intolérable. Le « traitement » ne dura que quelques minutes, mais Nathaniel les perçut comme des heures, au fur et à mesure que son corps se transforma en un amas liquide où la couleur de sa peau dont il était si fier fusionna avec le sang, les tripes et le reste de ses entrailles dans un amalgame horrible, formant une immense flaque aux allures de rivière putride.

 

Il ne restait plus rien de ce qui avait été autrefois Nathaniel. Plus rien de solide en tout cas. A cet instant, les extrémités des tuyaux reliés aux cuves extérieures se mirent en action, aspirant le mélange nauséabond et brûlant. Quelques secondes suffirent pour que le cube soit à nouveau vide de toute substance. Tanya s’approcha alors de chacune des 2 cuves, posant un flacon sous chacun des robinets de ceux-ci, afin de recueillir le liquide ainsi obtenu. Puis, elle se dirigea vers le fond de la pièce, où se trouvait un autre ascenseur, et descendit 2 sous-sols plus bas. Là, elle se retrouva dans un dédale de couloirs, parsemé de portes semblables à celles des hôpitaux. Avançant de manière sûre et déterminée, elle se retrouva devant la porte où le nom « Flavius » était apposé en lettres sérigraphiées. Elle poussa la porte, et se retrouva face à un lit où était alité un vieillard qui semblait tout excité de voir débarquer Tanya avec les flacons qu’elle tenait dans ses mains.

 

« Enfin. Je commençais à désespérer de ne pas avoir mon repas cette semaine »

 

Toute souriante, Tanya lui tendit les 2 flacons, tandis que le dénommé Flavius s’en empara, avant de les engouffrer dans sa bouche, laissant échapper juste après un soupir de satisfaction.

 

« C’était délicieux. Il n’y rien de mieux que le jus d’humain de couleur. Pour une goule au palais aussi délicat que moi, c’est un vrai nectar ».

 

« Je vous en prie, Mr. Flavius. Vous savez que nous prenons grand soin de nos ainés. Vous n’avez sans doute plus de dents, et n’êtes plus en mesure de chasser comme nous autres, mais il est hors de question de vous laisser dépérir. C’est pour cette raison que nous avons mis en place ce centre. »

 

« Et c’est une très bonne chose. Dire que les humains délaissent leurs parents dès qu’ils prennent un peu d’âge. Ils auraient beaucoup à apprendre de notre manière de vivre. »

 

Montrant un large sourire, Tanya récupéra les flacons vides, et ressortit de la chambre, avant de remonter vers la salle de « récupération des fluides », puis reprit le chemin de la surface. Arrivée dans le hall d’entrée, elle se dirigea vers la grande porte vitrée, et se rendit à l’air libre, comme satisfaite de sa journée. Pensant déjà à la prochaine victime qui viendrait franchir cette porte pour offrir sa vie pour un des anciens parqué dans les sous-sols. Elle se disait combien elle aimait son métier. Demain, c’était jour de repos pour elle. Elle allait pouvoir aller chasser l’humain dans les autres quartiers. Celui-ci n’avait plus grand-chose à offrir. Elle avait hâte car elle adorait chasser. Elle trouvait ça tellement grisant. Rien que d’y penser, elle ne pouvait s’empêcher de caresser avec sa langue sa dentition acérée. New York était vraiment parfait pour les goules.

 

Publié par Fabs

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