Il est parfois des choix qui semblent ne pas avoir d’issue
favorable, ou obligeant à des compromis, voire des sacrifices, et ce dans
l’optique de sauver à la fois les deux camps que l’on tente de dissuader de
s’affronter. Non, je ne vous parle pas ici d’un quelconque résumé d’un match
sportif ou d’une bagarre de rue entre clans, même si cette dernière image n’est
pas très éloignée de ce qui s’est passé. Et surtout, je ne suis pas celui qui a
tenté de procéder à empêcher un affrontement sanglant qui n’aurait eu d’autre
finalité que de mettre en place un massacre, au vu de la force de l’un des deux
camps. Une véritable guerre entre deux mondes, celui du monde réel et celui de
l’imaginaire, tels que m’en avaient parlé les ancêtres de notre tribu. Des mythes
auquel je croyais en étant enfant, au vu de ma relative naïveté de jeune
papoose, buvant les paroles des anciens et des sages de notre clan. Mais en
grandissant, j’ai pu constater par moi-même que ces histoires racontées le soir
au coin du feu n’avaient pour seule fonction d’apporter des frissons et
servaient à agrémenter lesdites soirées. Soirées à l’issue desquels nombre de
petites jambes comme moi peinaient à trouver le sommeil, ponctué de cauchemars
où les créatures de ces récits s’invitaient sans prévenir.
L’une d’entre elle en particulier. Issue tout droit des
fondations de notre clan, et, aux dires des sages la racontant et se
transmettant de génération en génération, formant une sorte de message, de mise
en garde afin de ne pas transgresser les lois de la nature et de l’être humain.
Des tabous qu’il ne fallait pas franchir sous peine d’en subir les terribles
conséquences. Devenu adulte, j’en avais presque oublié la fonction
quasi-éducative de ces fables. On dit que toute histoire, tout mythe, toute
légende a toujours un fond de réel. Et mon état actuel est là pour affirmer que
c’est la stricte vérité. Si j’avais donné plus de lucidité à ce que je
considérais comme des racontars, étudiant les bases en profondeur de ce que ces
histoires montraient sur une réalité remontant à plusieurs dizaines, voire
centaines d’années, peut-être ne serais-je pas là aujourd’hui à vous conter mon
histoire. Celle qui m’a fait perdre mon humanité, et fait devenir l’un de ces
monstres que je pensais n’être qu’un simple héritage oral de notre tribu, afin
de pérenniser des traditions ancestrales pour les jeunes générations.
Et s’il n’y avait pas eu Ehowee pour faire s’opposer ma part
animale de celle humaine, sans doute qu’aujourd’hui je culpabiliserais d’avoir
été à l’origine du massacre total de tous les membres de mon clan, enfants
compris. Ma part de monstre n’en aurait vraisemblablement pas été atteinte,
mais ma part d’homme, elle, ne s’en serait jamais remise. D’autant que j’ai
bien failli y inclure le corps de celle que j’aime plus que tout au monde.
Ehowee. Celle qui envahit mes pensées depuis mes 12 ans au sein de notre tribu.
Celle pour qui j’ai bravé des dangers qui auraient pu faire reculer le plus
intrépide des jeunes guerriers en devenir. Mais pas moi. Mon amour était tel
que seul comptait pour moi de faire changer d’avis son père, le chef de notre
clan, Ithaka, celui envers qui on n’ose contredire les décisions. Je n’ai pas
bien compris son refus de me voir partager la vie d’Ehowee, quand je lui ai
demandé sa main. Prétextant que je n’étais pas l’homme qu’il rêvait de voir
devenir son gendre et en éprouver une fierté sans commune mesure. Il n’avait
jamais trop voulu donner de détails sur son désir de me refuser ce à quoi
j’aspirais le plus de toute ma vie. J’avais attendu d’avoir l’âge requis pour
oser faire ma demande. Et avant que je m’acquitte de ce courage, Ithaka avait
toujours été plein d’attention envers moi. Souriant quand il me voyait jouer
avec Ehowee, l’entrainant dans des aventures nous ayant parfois valu bien des
frayeurs.
Et à chaque fois, plutôt que me gronder, il posait sa main
sur ma tête, comme pour me dire qu’il pardonnait ma hardiesse et ma jeunesse. A
cause de ça, je pensais vraiment que ma demande de mariage envers Ehowee ne
serait qu’une formalité. Je me souviens du visage radieux de cette dernière
quand je lui ai demandé si elle désirait devenir mon épouse. Je sentais qu’elle
attendait cette demande depuis tellement longtemps, qu’elle a ressenti mes
paroles comme une délivrance qu’elle n’espérait plus. Depuis que nos corps
avaient commencé à se transformer, et n’étaient déjà plus ceux des 2 enfants
qui s’étaient jurés de ne jamais se séparer, quoiqu’il arrive dans notre tribu.
Une promesse. C’était bien ça dans les faits : une promesse d’enfant comme
en font des dizaines d’autres, dans toutes les tribus. Et la nôtre, celle des
Algonquins, n’y faisaient pas exception. Une promesse devenue quelque chose de
plus puissant au fur et à mesure que nous grandissions, et devenions un homme
et une femme. Un guerrier et une squaw destinés à ne faire qu’un. Peut-être
même faire de moi le successeur d’Ithaka, comme beaucoup le pensaient au sein
de notre clan.
Comme moi et Ehowee, nombre d’entre eux d’ailleurs n’ont pas
compris la réticence de notre chef à ce que nous devenions un couple. C’était
tellement une évidence pour tous que je fasse cette demande, que chaque membre
de la tribu était persuadé qu’Ithaka accepterais sans hésitation, et serait
même heureux de donner sa bénédiction à notre union. Mais ce ne fut pas le cas.
Et en y réfléchissant, je me dis aujourd’hui, au vu des morts dont je suis le
responsable, au vu des frères et des sœurs à qui j’ai ôté la vie de manière
brutale pour assouvir ma faim n’ayant pas de limites, j’aurais dû accepter la
décision d’Ithaka. Sans chercher à comprendre les raisons de ce refus. J’aurais
sans doute eu un autre comportement le jour où je suis parti en plein blizzard,
afin de trouver la nourriture qui faisait défaut à notre clan, faisant suite à
la demande d’Ithaka.
Celui-ci m’ayant demandé que si je voulais la main d’Ehowee,
je devrais montrer ma détermination en faisant acte d’un geste de courage
prouvant ma bonne foi. Et mon humanité. Là encore, je n’avais pas bien compris
le sens de ces paroles à ce moment. Et j’ai bien vu la réaction des anciens
dans le même temps. Ceux qui avaient connus mes parents qui semblaient être au
nœud du problème, concernant mon union avec Ehowee. Je n’ai su que bien plus
tard le pourquoi de ce refus d’Ithaka d’accéder au bonheur de sa fille en
devenant mon épouse. C’est Ehowee elle-même qui a pu obtenir des réponses de la
part de son père quand la bête est venue aux abords du village, y opérant un
véritable siège, attendant dans l’ombre la sortie des guerriers, des enfants,
des femmes, afin de fondre sur eux. Déchirant leurs chairs, dévorant leurs
membres, leurs organes, rougissant la neige sur le sol, et ne laissant que
quelques restes et des os décharnés, avec cette terreur restante dans leurs
yeux, pour ceux dont j’avais dédaigné me repaitre de leurs visages. Pourtant,
ma faim ne trouvait pas de repos après chaque victime dont j’étais le
responsable. Je dirais même qu’elle s’accentuait après chaque corps dévoré de
manière brutale, où j’éviscérais sans vergogne ceux qui étaient autrefois mes
amis, mes mentors, les femmes des guerriers que j’admirais.
Jamais je ne pourrais me défaire de leur terreur et du son de
leurs cris résonnant dans les bois où ils ont trouvé la mort. Ces bois devenus
mon refuge, mon lieu d’observation, guettant la sortie des imprudents pensant
pouvoir échapper à ma vigilance, afin de trouver la nourriture se faisant de
plus en plus rare au sein du campement. Mais à ce moment, je n’étais presque
plus un homme. Et surtout, je n’en avais plus l’apparence. A la place, mon
corps s’était revêtu d’une allure monstrueuse, squelettique, tout juste parsemé
de quelques poils d’une toison drue, aux couleurs grises et noires, parfois
agrémentés de quelques fines mèches blanches. Ma tête se parait de bois
multiples, signe de mon appartenance au monde animal, tout comme l’était ma
gueule pourvue de dents se parant de bave à la vision de mes proies futures. Et
mon cœur n’avait plus qu’une lointaine apparence à celle de mes frères et sœurs.
Enveloppé de glace, montrant la froideur de ce qui le constituait, et signe de ma
propension à ne ressentir aucune émotion à l’encontre de quiconque. Et surtout
pas des humains qui me servait d’alimentation privilégiée. Ceux-là même dont je
me délectais de broyer les os, arracher la peau et la chair afin de l’engloutir
goulument, sans même ressentir une quelconque appréhension d’être surpris en
plein repas par d’autres futures proies.
Des repas qui se ressemblaient tous pour moi, ne m’apportant
que douleur après avoir absorbé le dernier morceau. J’avais beau aligner les
victimes, manger des bras, des jambes, des cœurs ou des intestins en nombre, ma
faim ne parvenait pas à cesser. Je n’étais jamais rassasié, mon corps réclamant
toujours plus de viande, toujours plus de sang à boire, espérant combler mon
appétit vorace et infini. Je souffrais de cette condition, mes yeux se
parsemant de flux sanguins montrant mon appartenance à une catégorie de
monstres n’éprouvant que des aspirations de meurtres à chaque minute de son existence,
chaque seconde. Mes dents me démangeaient à la vue de ces pantins circulant
dans ce camp qui avait été le mien autrefois. Juste avant que je prenne la
décision de partir en quête de nourriture pour sauver mon clan de la famine
depuis plusieurs semaines, devant rationner la viande séchée de caribous,
d’orignal, de castor ou d’ours, dont les quantités baissaient à vue d’œil. Le
froid intense ayant fait s’éloigner la plupart de ces animaux constituant notre
source d’alimentation principale, les chasseurs revenaient souvent bredouilles,
même en ayant parcourus plusieurs longueurs de terrain à travers plaines et
forêts, balayés par les vents glaçants, et les obligeant à rebrousser chemin,
sans avoir de proies à ramener. Tout juste quelques lapins ou renards parfois,
à peine suffisant pour rassasier l’ensemble de la tribu.
C’est suite à la demande d’Ithaka de prouver mon courage pour
obtenir la main d’Ehowee que j’ai pris cette décision insensée de braver le
blizzard pour m’aventurer plus loin que notre territoire habituel, afin de
ramener de quoi permette à notre tribu de tenir jusqu’à ce que la météo soit
plus clémente, et fasse revenir le gibier dans les bois alentour. Malgré les
suppliques d’Ehowee, qui avait peur de ne pas me voir revenir dans ce voyage
qu’aucun guerrier parmi les plus braves n’avaient voulu risquer, je suis parti.
Non sans avoir la promesse de la part de notre chef de célébrer mon union avec
sa fille dès mon retour. Ce dernier confirma que si je réalisais cet exploit et
sauvais notre clan, il ne faillirait pas à ce qu’il avait promis. Ce serait la
preuve de mon humanité à ses yeux. Sous réserve que je revienne sous la même
forme que celle que j’avais à mon départ. Là aussi, il n’avait pas voulu en
dire plus. Expliquant simplement que mes parents avaient fait eux aussi les
frais de la malédiction qui pesait sur ma famille, et qui expliquais que
j’étais le seul membre encore en vie. Que c’était lui qui n’avait pu se
résoudre, au vu de mon jeune âge de l’époque, à ce que je subisse le même sort
que mes géniteurs, malgré la demande des anciens, qui craignaient que je porte
en moi les germes de la destruction qui avaient transformé mes parents.
Il me promettait aussi de tout m’expliquer sur ses paroles si
je revenais. Sur mes parents, la malédiction dont ils avaient été les
déclencheurs, et ma naissance qui avait causé bien des remous du temps où il
n’était encore qu’un jeune guerrier. C’est son statut de fils du chef, et
récent successeur en devenir de celui-ci qui avait permis que je ne subisse pas
le même sort que mon père et ma mère. J’étais plein de questions à
l’énonciation de ces faits mettant en lumière mon passé et les actes mystérieux
de mes parents, mais je respectais le fait qu’Ithaka me dirait tout à mon
retour, sans avoir plus de détails avant. Je voyais l’air interdit des sages de
la tribu, que j’avais vu baisser les yeux à l’évocation de mes parents par
Ithaka. Eux aussi semblaient savoir ce qui en était concernant mon passé, et le
danger en sommeil que je semblais représenter, bien que je ne comprenne pas
bien en quoi je pouvais être un tel risque pour la tribu.
Tout ce qui m’importait, c’était que je puisse enfin faire
d’Ehowee mon épouse à mon retour, une fois que j’aurais ramené la nourriture
nécessaire à la survie de mon peuple, et prouvé mon courage et ma condition
d’être humain, selon les propres mots d’Ithaka. Après cet intermède, je partis
seul dans le blizzard, me contentant juste de me retourner une fois pour
demander à Ehowee de se préparer à devenir enfin plus qu’une simple amie, mais
l’épouse qu’elle avait tant rêvé d’être à mes côtés, patientant secrètement que
je lui fasse ma déclaration attendue depuis bien longtemps. Je voyais la peur
dans son regard, mais je lui souriais, comme pour lui dire de ne pas s’en faire,
et que je reviendrais bientôt, avant de plonger au milieu des vents et des
rafales de neige, sans savoir que ce voyage que j’entreprenais serait mon dernier
en tant qu’homme. Au bout de celui-ci j’allais découvrir par moi-même le
pourquoi des craintes des sages et du chef de mon clan.
J’ai parcouru des dizaines de kilomètres à travers les
étendues verglacées, enfonçant mes pieds dans la surface blanche toujours plus,
mettant mon courage et ma détermination à rude épreuve pour parvenir au but que
je m’étais fixé. Le visage d’Ehowee qui envahissait mes pensées à chaque pas me
donnait la motivation nécessaire pour ne pas faillir, malgré de nombreuses
phases d’inquiétude et de questionnement sur la réussite de mon voyage. Au bout
de deux jours presque ininterrompus de marche, m’étant juste reposé au creux
d’une grotte providentielle, afin de reprendre des forces, et me sustenter d’un
peu de pemmican offert par Ehowee au moment de partir, pris sur sa propre
ration, je parvins à une cabane dont la cheminée fumante ne pouvait signifier
qu’une chose : quelqu’un y vivait. Peut-être était-ce la réponse à ma
bravoure et mes prières auprès du Grand Esprit, et qu’il avait guidé mes pas
vers cet endroit. Depuis mon plus jeune âge, on m’avait inculqué de me méfier
de l’homme blanc, qu’ils étaient des ennemis de notre peuple, et surtout qu’on
ne pouvait pas leur faire confiance. C’est donc avec méfiance que je me suis
approché de la cabane, sachant qu’elle devait être habité par l’un de ces
hommes blancs. Mais la fatigue, la faim, et l’espoir de trouver de quoi remplir
mon objectif de ramener de la nourriture à mon clan passa outre la prudence, et
je décidais de cogner à la porte de bois de la demeure, espérant au moins
pouvoir obtenir l’hospitalité pour la nuit, ne voyant pas d’autres endroits
décents pour cela, et afin de ne pas voir mon voyage s’interrompre brutalement
en mourant de froid.
Au bout de plusieurs
essais où mes forces s’amenuisaient, les vents glaçants soufflant de plus en
plus fort, j’eus la satisfaction de voir la porte s’ouvrir. Devant moi, un
vieil homme, au moins aussi âgé que le plus ancien des sages de la tribu, arborait
un sourire en me voyant, juste avant de m’inviter à entrer, sans se préoccuper
de qui j’étais, et sans me poser la moindre question sur la raison de ma
présence dans les parages. A peine fait entrer, il refermait la porte, et me
dirigeait vers la cheminée, pour que je puisse me réchauffer. Je n’osais pas
parler. D’abord parce que la fatigue et le froid avaient asséchés ma gorge, et
ensuite parce que j’ignorais si l’homme comprendrait mon langage. C’est
pourquoi je fus fort étonné de l’entendre me parler dans un algonquin presque
parfait. Voyant mon étonnement, l’homme m’expliquait qu’il avait séjourné
pendant quelque temps dans une autre tribu de mon peuple, et en avait appris
les rudiments de notre langage. Ce fut le début d’une relation que je n’aurais
jamais cru possible, et qui était à l’opposé des préjugés des sages de ma tribu.
Pendant plusieurs jours, j’eus l’occasion de connaitre le passé de ce vieil
homme. Il me donnait son nom, Ridgwell, m’indiquant qu’il était un trappeur, et
vivait en marge de ses homologues blancs, dont il n’aimait pas vivre à leurs
côtés, préférant la nature et la relation avec les peuples indiens des
alentours. Il m’apprenais quelques mots de sa langue, et nous sommes devenus
amis en très peu de temps.
Je lui expliquais la raison de mon voyage, et il me promettait
de m’aider à remplir mon objectif. Il avait plusieurs kilos de viande sous son
toit, et voulait me les offrir de bon cœur, si cela pouvait me permettre de
sauver ma tribu et avoir l’aval de mon chef pour que je puisse épouser Ehowee. Indiquant
qu’à son âge, il n’avait plus autant d’appétit que jadis, et toute cette viande
ne lui était pas indispensable. Il garderait juste ce dont il avait besoin pour
lui, et je pourrais ramener le reste à ma tribu. Je me surprenais à rire et
converser avec Ridgwell régulièrement les jours suivants. Mais je m’apercevais
que son vieil âge s’accompagnait de quinte de toux parfois très violentes, faisant
même sortir du sang. Il avait beau m’assurer de ne pas m’inquiéter de son état
de santé, je savais qu’il mentait, et je comprenais mieux pourquoi il désirait
m’offrir autant de sa réserve. Il était mourant, et c’était pourquoi il s’était
vraisemblablement retiré dans sa cabane, loin de toute forme de civilisation de
ses pairs. J’ai essayé de l’aider du mieux que j’ai pu, l’alitant quand ses
jambes ne parvenaient plus à le porter, mettant au point des remèdes appris de
l’homme-médecine de ma tribu, en utilisant ce qu’il y avait sur place. Malgré
tout mes efforts, Ridgwell mourut une semaine plus tard dans son sommeil.
Durant toute cette période, le blizzard n’avait que peu
faibli, avec seulement quelques accalmies, m’ayant permis de récolter des
herbes nécessaires pour confectionner les remèdes à administrer à Ridgwell. Et
à cause de ça, je ne pouvais pas l’enterrer décemment. Le sol froid du dehors
m’en empêchant. J’ignorais la distance qu’il pouvait y avoir entre la cabane et
le campement le plus proche des Indiens dont m’avait fait part Ridgwell, et ne
pouvais donc prendre le risque de subir le même sort que ce dernier. Le temps
passait, et je m’apercevais que les fameuses réserves dont Ridgwell se vantait
d’avoir n’étaient que très maigres. Il avait voulu me donner de l’espoir, et
j’étais persuadé qu’il n’aurait pas hésité à sacrifier ses propres rations pour
que je puisse remplir mon objectif, se sachant condamné. Le fait est que le peu
qu’il y avait ne m’avais permis de subsister que 3 jours, le blizzard au-dehors
étant devenu si fort qu’il m’était impossible de songer à sortir. C’est là
qu’il me vint cette idée folle, plus ou moins évoqué par Ridgwell lui-même, au
cas où il mourrait, et que j’aurais besoin de me nourrir, sans toucher aux
réserves destinées à mon peuple. Me servir du corps du vieil homme comme alimentation…
Bien que l’idée me révulsait, n’ayant plus une once de
nourriture, j’étais soumis à de fortes douleurs dues à la faim, et c’est alors
que j’ai commis l’impensable. Je me suis nourri de la chair de Ridgwell, la
cuisinant, l’accommodant de diverses formes, afin de survivre, et ne pas mourir
sans avoir pu accomplir la mission que je m’étais fixé. Bizarrement, mis à
part les premières bouchées, je m’habituais vite à cette forme d’alimentation,
sans savoir que cet acte à priori nécessaire allait réveiller quelque chose en
moi que je ne soupçonnais pas, et qui était l’héritage de mes parents, ayant
subi une situation analogue à la mienne, il y avait plusieurs années de cela,
tel que j’allais l’apprendre de la bouche d’Ehowee plus tard. Les premiers
signes se firent sentir quelques jours après avoir commencé mes repas de viande
humaine. Je ressentais des nausées que je pris au départ pour un simple
contre-coup ou un rejet tardif de cette nourriture particulière. Les jours
suivants, de curieux craquements se faisaient ressentir sur tout mon corps,
provoquant en moi des douleurs à la limite du supportable. Puis, plus tard, Ma
peau se désagrégeait, tombant en lambeaux sur le sol, mettant ma chair à vif.
Elle-même se déchirant par endroit. Mes dents faisaient place à d’autres, plus
pointues, d’une taille inhabituelle pour un être humain. Ma tête était soumise
à des pressions de toute parts, la déformant, allongeant mon visage, prenant
une forme ressemblant à celle d’un mélange de loup et de caribou. Du moins c’était
l’impression que j’avais.
Impression qui se renforçait en sentant des ossatures se
former sur ma tête, comme des bois, qui se divisaient en diverses
excroissances, formant un véritable réseau. Mes yeux voyaient leur vue
s’amplifier, tout comme mon ouïe et mon odorat. Mes habits semblaient comme
fondre ou se déchirant, se transformant en poussière, jusqu’à ce qu’il ne reste
que mon corps nu et horriblement décharné, quasiment squelettique de toute
part. Et il y avait cet organe qui était anciennement mon cœur, devenu aussi
froid qu’un bloc de glace, et s’étant paré d’une couleur bleue luisante. J’étais
devenu l’une de ces créatures qui me terrifiait en entendant les récits les
mettant en scène lorsque j’étais enfant : un Wendigo. J’étais devenu ce monstre horrible parce que j’avais consommé
de la viande humaine, et transgressé un tabou en m’y abaissant, pour survivre.
C’était ma punition pour avoir osé ignorer les lois inhérentes dictées par l’Aasha
Monetoo, le Grand Esprit, celui qui est tout et voit tout. Pour avoir oublié
les traditions ancestrales imposant de ne pas renier son humanité, j’avais été
réduit à devenir son exact opposé, cette représentation de tout ce qu’il y avait
de pire dans l’homme ayant dénaturé son être. D’où cette apparence animale, ce
côté décharné me rappelant la désagrégation de mon humanité en goûtant à de la
chair interdite par les lois du Grand Esprit, et ce cœur glacé, symbole de la
perte d’émotions, qui m’avait valu de manger un corps humain. Et plus que tout,
pour punir ma faim, je serais condamné à la ressentir à chaque fois que je
m’adonnerais à prendre une vie humaine, ma faim devenant de plus en plus forte
à chaque corps réduit à l’état de charpie, à chaque morceau de chair humaine
absorbé par mon corps, à chaque goutte de sang versée et digérée, et
m’obligeant à m’en prendre à mes proches, comme une sorte de rappel à l’ordre
envers ceux-ci, pour leur montrer ce qui les attend si, eux aussi, ils
commettent la même erreur…
Mon instinct animal avait pris le dessus sur ma part d’être
humain, et j’ai parcouru le chemin inverse pour revenir aux abords du campement
de ma tribu. Et c’est ainsi que j’ai commencé à commettre les actes que je vous
ai déjà cités. Guettant ceux qui osaient sortir, cherchant du gibier dans les
bois, le blizzard ayant fini par se disperser durant mon périple pour rejoindre
les miens, et leur permettant de remplir leurs fonctions de chasseur à nouveau,
les animaux ayant fui la région se mettant peu à peu à revenir dans les bois
avoisinants. Mais au lieu de ramener des proies au campement, ceux qui étaient autrefois
mes frères et mes sœurs devinrent elles-mêmes des proies à leur tour, finissant
dans mon estomac insatiable, leur os nettoyés de leur chair, leurs organes
croqués et avalés en nombre, sans pour autant que je m’en satisfasse, toujours
tiraillé par cette faim qui faisait s’enfuir mon humanité chaque fois un peu
plus. Au bout d’un certain temps, le chef ayant vu revenir un guerrier rempli
de multiples morsures sur son corps, et étant parvenu à m’échapper, il a décidé
de prendre les mesures qui s’imposaient, et réuni des guerriers afin de me
chasser. Avant cela, pendant que j’étais parti loin du campement, Ehowee avait
réussi à convaincre son père de lui parler de mes parents, et de la malédiction
les concernant.
C’est ainsi qu’elle avait appris que lors d’un autre hiver
aussi rigoureux que celui-ci, alors que ma mère me portait dans son ventre, mes
parents, à l’insu des autres, avaient mangé la chair de leur autre fils, afin
de contrer la famine qui régnait sur le camp. Eux aussi subirent cette transformation
qui m’a fait devenir un Wendigo. Une transformation qui accélérait ma naissance,
et ce sont mes cris de bébé qui alertèrent les autres membres du clan, s’étant
rendus dans le tipi de mes parents, pour y trouver deux monstruosités qui
furent détruites sur le champ. Etant né de cette transformation, les sages
préconisèrent mon élimination également, craignant que j’hérite des mêmes gênes
en grandissant, et que je subisse également ce qu’ils désignèrent comme une
malédiction, pour avoir ignoré les lois du Grand Esprit.
Comme je vous l’ai déjà dit, c’est Ithaka qui s’opposa à ce
qu’on tue un bébé, sous le prétexte non-vérifié qu’il puisse devenir comme ses
parents. Il finit par avoir gain de cause, mais, même s’il ne le disait pas, il
craignait malgré tout une éventuelle hérédité du mal. C’est pourquoi il avait
refusé qu’Ehowee devienne mon épouse. De peur que je transmette la malédiction
à elle et notre éventuelle descendance, et crée une génération de monstres au
sein de notre peuple. Le guerrier rescapé ayant rapporté la présence d’un
collier autour du Wendigo auquel j’avais réchappé, Ehowee confirmait ce
qu’Ithaka soupçonnait : j’étais devenu, comme mes parents avant moi, un
Wendigo. Et le clan étant en danger, la mort dans l’âme, il se devait de faire
cesser les tueries et traquer la créature que j’étais afin de me tuer, en
détruisant mon cœur de glace. Seule manière de tuer un Wendigo, en le brûlant
afin de le faire fondre, et permettre à l’homme caché sous l’aspect monstrueux
de reprendre le dessus. Une action qui signifiait bien évidemment la mort, ce
qu’Ehowee se refusait d’accepter. Ainsi, échappant à la vigilance de son père
et des guerriers qui se préparaient à la traque, elle se rendait dans les bois
où je me trouvais, et fut très vite face à moi, alors que je me repaissais d’un
guerrier un peu plus intrépide que les autres, qui était parti en éclaireur sur
mes traces.
Ma partie animale faisait qu’en voyant Ehowee, je me dressais
devant elle, prêt à la dévorer, faisant fi du discours qu’elle m’adressait,
afin de faire ressurgir l’être humain caché derrière la coque du monstre.
Evoquant de multiples souvenirs, chantant une chanson que nous fredonnions
souvent ensemble, tout ceci afin de faire ressurgir mes souvenirs d’homme, les
souvenirs de celui qu’elle aimait. Sans doute était-ce dû au fait que j’étais
un Wendigo depuis peu, n’ayant pas encore consommé suffisamment de viande
humaine pour être totalement sous l’emprise de la bête en moi, toujours est-il
que la créature qui me composait freinait son avancée vers Ehowee, l’écoutant
encore fredonner notre chanson, ainsi que nos souvenirs communs. Puis je
m’arrêtais, la bête en moi s’interrogeant sur ce qu’elle était réellement,
laissant Ehowee s’approcher, toucher mon corps décharné, mon cœur de glace. A
ce moment, elle faisait quelque chose d’insensé : elle mettait dans sa
bouche un morceau de chair dégoulinant de ma gueule, le mâchant, avant de faire
de même avec un morceau de ma propre chair. Elle refaisait l’opération
plusieurs fois, laissant la partie animale du Wendigo que j’étais observer en
silence, curieuse de cet étrange rituel auquel Ehowee s’adonnait.
Soudain, cette dernière commençait à se transformer à son
tour, en proie à la malédiction qu’elle venait de provoquer à son encontre sur
sa personne, devenant au travers de cris de douleur à la limite du supportable,
même pour moi qui était réduit à l’état de monstre, mon équivalent féminin.
Elle devint elle aussi un Wendigo, s’approchant de moi, se collant contre moi,
comme pour me montrer que désormais je ne serais plus seul dans un corps craint
par les hommes, et signifiant qu’elle m’acceptait tel que j’étais, malgré ma
nature, malgré mon apparence. Je ne saurais expliquer avec exactitude ce qui
s’est passé ensuite, mais Ehowee, a réussi à me convaincre de fuir, me prenant
par la main, me faisant m’enfoncer au plus profond et au plus loin de la forêt.
Aujourd’hui, par ce geste de la part d’Ehowee, prouvant son amour pour moi,
quelque chose a changé dans mon être. Nous parvenons tous les deux à parfois
sortir de notre carapace de Wendigo, à redevenir humain lors de brèves périodes,
durant lesquelles j’ai commencé à écrire mon histoire, au sein de la cabane où tout
a commencé pour moi. Celle du vieux Ridgwell. Le reste du temps, nous
redevenons des Wendigo, chassant les humains imprudents qui ont le malheur de
croiser notre route lorsque nous parcourons la forêt. Des moments où l’animal
prend le dessus.
Curieusement, la faim habituelle dû à la nature des Wendigo
est devenue moins douloureuse au fil du temps nous concernant. Comme si nous
avions trouvé le moyen d’endiguer en partie le mal en nous. Mais ça ne fait pas
de nous des humains, bien loin de là. Nous ne contrôlons pas les moments où
nous redevenons humains, et ceux où nous prenons notre apparence monstrueuse.
Nous sommes devenus un cas à part de cette race, des sortes d’hybrides qu’il
vaut mieux ne pas croiser, sous peine de réveiller la bête en nous, même si
vous nous voyez sous forme humaine. Cette lettre est juste là pour montrer que
parfois, des sentiments très fort sont capables de contrer les pires
malédictions. Pas complètement, mais la modifier suffisamment pour créer un
miracle, et permettre par moments de goûter au bonheur auquel nous aspirions
tant. Mais ne vous trompez pas : nous restons des monstres sans pitié sous
notre forme animale, et notre territoire ne demande qu’à s’étendre. Ehowee est
enceinte à l’heure où je vous parle. Des jumeaux. La famille s’agrandit, et
notre race particulière aussi…
Publié par Fabs