13 juin 2022

LES PROIES DU WENDIGO



 

Il est parfois des choix qui semblent ne pas avoir d’issue favorable, ou obligeant à des compromis, voire des sacrifices, et ce dans l’optique de sauver à la fois les deux camps que l’on tente de dissuader de s’affronter. Non, je ne vous parle pas ici d’un quelconque résumé d’un match sportif ou d’une bagarre de rue entre clans, même si cette dernière image n’est pas très éloignée de ce qui s’est passé. Et surtout, je ne suis pas celui qui a tenté de procéder à empêcher un affrontement sanglant qui n’aurait eu d’autre finalité que de mettre en place un massacre, au vu de la force de l’un des deux camps. Une véritable guerre entre deux mondes, celui du monde réel et celui de l’imaginaire, tels que m’en avaient parlé les ancêtres de notre tribu. Des mythes auquel je croyais en étant enfant, au vu de ma relative naïveté de jeune papoose, buvant les paroles des anciens et des sages de notre clan. Mais en grandissant, j’ai pu constater par moi-même que ces histoires racontées le soir au coin du feu n’avaient pour seule fonction d’apporter des frissons et servaient à agrémenter lesdites soirées. Soirées à l’issue desquels nombre de petites jambes comme moi peinaient à trouver le sommeil, ponctué de cauchemars où les créatures de ces récits s’invitaient sans prévenir.

 

L’une d’entre elle en particulier. Issue tout droit des fondations de notre clan, et, aux dires des sages la racontant et se transmettant de génération en génération, formant une sorte de message, de mise en garde afin de ne pas transgresser les lois de la nature et de l’être humain. Des tabous qu’il ne fallait pas franchir sous peine d’en subir les terribles conséquences. Devenu adulte, j’en avais presque oublié la fonction quasi-éducative de ces fables. On dit que toute histoire, tout mythe, toute légende a toujours un fond de réel. Et mon état actuel est là pour affirmer que c’est la stricte vérité. Si j’avais donné plus de lucidité à ce que je considérais comme des racontars, étudiant les bases en profondeur de ce que ces histoires montraient sur une réalité remontant à plusieurs dizaines, voire centaines d’années, peut-être ne serais-je pas là aujourd’hui à vous conter mon histoire. Celle qui m’a fait perdre mon humanité, et fait devenir l’un de ces monstres que je pensais n’être qu’un simple héritage oral de notre tribu, afin de pérenniser des traditions ancestrales pour les jeunes générations.

 

Et s’il n’y avait pas eu Ehowee pour faire s’opposer ma part animale de celle humaine, sans doute qu’aujourd’hui je culpabiliserais d’avoir été à l’origine du massacre total de tous les membres de mon clan, enfants compris. Ma part de monstre n’en aurait vraisemblablement pas été atteinte, mais ma part d’homme, elle, ne s’en serait jamais remise. D’autant que j’ai bien failli y inclure le corps de celle que j’aime plus que tout au monde. Ehowee. Celle qui envahit mes pensées depuis mes 12 ans au sein de notre tribu. Celle pour qui j’ai bravé des dangers qui auraient pu faire reculer le plus intrépide des jeunes guerriers en devenir. Mais pas moi. Mon amour était tel que seul comptait pour moi de faire changer d’avis son père, le chef de notre clan, Ithaka, celui envers qui on n’ose contredire les décisions. Je n’ai pas bien compris son refus de me voir partager la vie d’Ehowee, quand je lui ai demandé sa main. Prétextant que je n’étais pas l’homme qu’il rêvait de voir devenir son gendre et en éprouver une fierté sans commune mesure. Il n’avait jamais trop voulu donner de détails sur son désir de me refuser ce à quoi j’aspirais le plus de toute ma vie. J’avais attendu d’avoir l’âge requis pour oser faire ma demande. Et avant que je m’acquitte de ce courage, Ithaka avait toujours été plein d’attention envers moi. Souriant quand il me voyait jouer avec Ehowee, l’entrainant dans des aventures nous ayant parfois valu bien des frayeurs.

 

Et à chaque fois, plutôt que me gronder, il posait sa main sur ma tête, comme pour me dire qu’il pardonnait ma hardiesse et ma jeunesse. A cause de ça, je pensais vraiment que ma demande de mariage envers Ehowee ne serait qu’une formalité. Je me souviens du visage radieux de cette dernière quand je lui ai demandé si elle désirait devenir mon épouse. Je sentais qu’elle attendait cette demande depuis tellement longtemps, qu’elle a ressenti mes paroles comme une délivrance qu’elle n’espérait plus. Depuis que nos corps avaient commencé à se transformer, et n’étaient déjà plus ceux des 2 enfants qui s’étaient jurés de ne jamais se séparer, quoiqu’il arrive dans notre tribu. Une promesse. C’était bien ça dans les faits : une promesse d’enfant comme en font des dizaines d’autres, dans toutes les tribus. Et la nôtre, celle des Algonquins, n’y faisaient pas exception. Une promesse devenue quelque chose de plus puissant au fur et à mesure que nous grandissions, et devenions un homme et une femme. Un guerrier et une squaw destinés à ne faire qu’un. Peut-être même faire de moi le successeur d’Ithaka, comme beaucoup le pensaient au sein de notre clan.

 

Comme moi et Ehowee, nombre d’entre eux d’ailleurs n’ont pas compris la réticence de notre chef à ce que nous devenions un couple. C’était tellement une évidence pour tous que je fasse cette demande, que chaque membre de la tribu était persuadé qu’Ithaka accepterais sans hésitation, et serait même heureux de donner sa bénédiction à notre union. Mais ce ne fut pas le cas. Et en y réfléchissant, je me dis aujourd’hui, au vu des morts dont je suis le responsable, au vu des frères et des sœurs à qui j’ai ôté la vie de manière brutale pour assouvir ma faim n’ayant pas de limites, j’aurais dû accepter la décision d’Ithaka. Sans chercher à comprendre les raisons de ce refus. J’aurais sans doute eu un autre comportement le jour où je suis parti en plein blizzard, afin de trouver la nourriture qui faisait défaut à notre clan, faisant suite à la demande d’Ithaka. 

 

Celui-ci m’ayant demandé que si je voulais la main d’Ehowee, je devrais montrer ma détermination en faisant acte d’un geste de courage prouvant ma bonne foi. Et mon humanité. Là encore, je n’avais pas bien compris le sens de ces paroles à ce moment. Et j’ai bien vu la réaction des anciens dans le même temps. Ceux qui avaient connus mes parents qui semblaient être au nœud du problème, concernant mon union avec Ehowee. Je n’ai su que bien plus tard le pourquoi de ce refus d’Ithaka d’accéder au bonheur de sa fille en devenant mon épouse. C’est Ehowee elle-même qui a pu obtenir des réponses de la part de son père quand la bête est venue aux abords du village, y opérant un véritable siège, attendant dans l’ombre la sortie des guerriers, des enfants, des femmes, afin de fondre sur eux. Déchirant leurs chairs, dévorant leurs membres, leurs organes, rougissant la neige sur le sol, et ne laissant que quelques restes et des os décharnés, avec cette terreur restante dans leurs yeux, pour ceux dont j’avais dédaigné me repaitre de leurs visages. Pourtant, ma faim ne trouvait pas de repos après chaque victime dont j’étais le responsable. Je dirais même qu’elle s’accentuait après chaque corps dévoré de manière brutale, où j’éviscérais sans vergogne ceux qui étaient autrefois mes amis, mes mentors, les femmes des guerriers que j’admirais.

 

Jamais je ne pourrais me défaire de leur terreur et du son de leurs cris résonnant dans les bois où ils ont trouvé la mort. Ces bois devenus mon refuge, mon lieu d’observation, guettant la sortie des imprudents pensant pouvoir échapper à ma vigilance, afin de trouver la nourriture se faisant de plus en plus rare au sein du campement. Mais à ce moment, je n’étais presque plus un homme. Et surtout, je n’en avais plus l’apparence. A la place, mon corps s’était revêtu d’une allure monstrueuse, squelettique, tout juste parsemé de quelques poils d’une toison drue, aux couleurs grises et noires, parfois agrémentés de quelques fines mèches blanches. Ma tête se parait de bois multiples, signe de mon appartenance au monde animal, tout comme l’était ma gueule pourvue de dents se parant de bave à la vision de mes proies futures. Et mon cœur n’avait plus qu’une lointaine apparence à celle de mes frères et sœurs. Enveloppé de glace, montrant la froideur de ce qui le constituait, et signe de ma propension à ne ressentir aucune émotion à l’encontre de quiconque. Et surtout pas des humains qui me servait d’alimentation privilégiée. Ceux-là même dont je me délectais de broyer les os, arracher la peau et la chair afin de l’engloutir goulument, sans même ressentir une quelconque appréhension d’être surpris en plein repas par d’autres futures proies.

 

Des repas qui se ressemblaient tous pour moi, ne m’apportant que douleur après avoir absorbé le dernier morceau. J’avais beau aligner les victimes, manger des bras, des jambes, des cœurs ou des intestins en nombre, ma faim ne parvenait pas à cesser. Je n’étais jamais rassasié, mon corps réclamant toujours plus de viande, toujours plus de sang à boire, espérant combler mon appétit vorace et infini. Je souffrais de cette condition, mes yeux se parsemant de flux sanguins montrant mon appartenance à une catégorie de monstres n’éprouvant que des aspirations de meurtres à chaque minute de son existence, chaque seconde. Mes dents me démangeaient à la vue de ces pantins circulant dans ce camp qui avait été le mien autrefois. Juste avant que je prenne la décision de partir en quête de nourriture pour sauver mon clan de la famine depuis plusieurs semaines, devant rationner la viande séchée de caribous, d’orignal, de castor ou d’ours, dont les quantités baissaient à vue d’œil. Le froid intense ayant fait s’éloigner la plupart de ces animaux constituant notre source d’alimentation principale, les chasseurs revenaient souvent bredouilles, même en ayant parcourus plusieurs longueurs de terrain à travers plaines et forêts, balayés par les vents glaçants, et les obligeant à rebrousser chemin, sans avoir de proies à ramener. Tout juste quelques lapins ou renards parfois, à peine suffisant pour rassasier l’ensemble de la tribu.

 

C’est suite à la demande d’Ithaka de prouver mon courage pour obtenir la main d’Ehowee que j’ai pris cette décision insensée de braver le blizzard pour m’aventurer plus loin que notre territoire habituel, afin de ramener de quoi permette à notre tribu de tenir jusqu’à ce que la météo soit plus clémente, et fasse revenir le gibier dans les bois alentour. Malgré les suppliques d’Ehowee, qui avait peur de ne pas me voir revenir dans ce voyage qu’aucun guerrier parmi les plus braves n’avaient voulu risquer, je suis parti. Non sans avoir la promesse de la part de notre chef de célébrer mon union avec sa fille dès mon retour. Ce dernier confirma que si je réalisais cet exploit et sauvais notre clan, il ne faillirait pas à ce qu’il avait promis. Ce serait la preuve de mon humanité à ses yeux. Sous réserve que je revienne sous la même forme que celle que j’avais à mon départ. Là aussi, il n’avait pas voulu en dire plus. Expliquant simplement que mes parents avaient fait eux aussi les frais de la malédiction qui pesait sur ma famille, et qui expliquais que j’étais le seul membre encore en vie. Que c’était lui qui n’avait pu se résoudre, au vu de mon jeune âge de l’époque, à ce que je subisse le même sort que mes géniteurs, malgré la demande des anciens, qui craignaient que je porte en moi les germes de la destruction qui avaient transformé mes parents.

 

Il me promettait aussi de tout m’expliquer sur ses paroles si je revenais. Sur mes parents, la malédiction dont ils avaient été les déclencheurs, et ma naissance qui avait causé bien des remous du temps où il n’était encore qu’un jeune guerrier. C’est son statut de fils du chef, et récent successeur en devenir de celui-ci qui avait permis que je ne subisse pas le même sort que mon père et ma mère. J’étais plein de questions à l’énonciation de ces faits mettant en lumière mon passé et les actes mystérieux de mes parents, mais je respectais le fait qu’Ithaka me dirait tout à mon retour, sans avoir plus de détails avant. Je voyais l’air interdit des sages de la tribu, que j’avais vu baisser les yeux à l’évocation de mes parents par Ithaka. Eux aussi semblaient savoir ce qui en était concernant mon passé, et le danger en sommeil que je semblais représenter, bien que je ne comprenne pas bien en quoi je pouvais être un tel risque pour la tribu.

 

Tout ce qui m’importait, c’était que je puisse enfin faire d’Ehowee mon épouse à mon retour, une fois que j’aurais ramené la nourriture nécessaire à la survie de mon peuple, et prouvé mon courage et ma condition d’être humain, selon les propres mots d’Ithaka. Après cet intermède, je partis seul dans le blizzard, me contentant juste de me retourner une fois pour demander à Ehowee de se préparer à devenir enfin plus qu’une simple amie, mais l’épouse qu’elle avait tant rêvé d’être à mes côtés, patientant secrètement que je lui fasse ma déclaration attendue depuis bien longtemps. Je voyais la peur dans son regard, mais je lui souriais, comme pour lui dire de ne pas s’en faire, et que je reviendrais bientôt, avant de plonger au milieu des vents et des rafales de neige, sans savoir que ce voyage que j’entreprenais serait mon dernier en tant qu’homme. Au bout de celui-ci j’allais découvrir par moi-même le pourquoi des craintes des sages et du chef de mon clan.

 

J’ai parcouru des dizaines de kilomètres à travers les étendues verglacées, enfonçant mes pieds dans la surface blanche toujours plus, mettant mon courage et ma détermination à rude épreuve pour parvenir au but que je m’étais fixé. Le visage d’Ehowee qui envahissait mes pensées à chaque pas me donnait la motivation nécessaire pour ne pas faillir, malgré de nombreuses phases d’inquiétude et de questionnement sur la réussite de mon voyage. Au bout de deux jours presque ininterrompus de marche, m’étant juste reposé au creux d’une grotte providentielle, afin de reprendre des forces, et me sustenter d’un peu de pemmican offert par Ehowee au moment de partir, pris sur sa propre ration, je parvins à une cabane dont la cheminée fumante ne pouvait signifier qu’une chose : quelqu’un y vivait. Peut-être était-ce la réponse à ma bravoure et mes prières auprès du Grand Esprit, et qu’il avait guidé mes pas vers cet endroit. Depuis mon plus jeune âge, on m’avait inculqué de me méfier de l’homme blanc, qu’ils étaient des ennemis de notre peuple, et surtout qu’on ne pouvait pas leur faire confiance. C’est donc avec méfiance que je me suis approché de la cabane, sachant qu’elle devait être habité par l’un de ces hommes blancs. Mais la fatigue, la faim, et l’espoir de trouver de quoi remplir mon objectif de ramener de la nourriture à mon clan passa outre la prudence, et je décidais de cogner à la porte de bois de la demeure, espérant au moins pouvoir obtenir l’hospitalité pour la nuit, ne voyant pas d’autres endroits décents pour cela, et afin de ne pas voir mon voyage s’interrompre brutalement en mourant de froid.

 

 Au bout de plusieurs essais où mes forces s’amenuisaient, les vents glaçants soufflant de plus en plus fort, j’eus la satisfaction de voir la porte s’ouvrir. Devant moi, un vieil homme, au moins aussi âgé que le plus ancien des sages de la tribu, arborait un sourire en me voyant, juste avant de m’inviter à entrer, sans se préoccuper de qui j’étais, et sans me poser la moindre question sur la raison de ma présence dans les parages. A peine fait entrer, il refermait la porte, et me dirigeait vers la cheminée, pour que je puisse me réchauffer. Je n’osais pas parler. D’abord parce que la fatigue et le froid avaient asséchés ma gorge, et ensuite parce que j’ignorais si l’homme comprendrait mon langage. C’est pourquoi je fus fort étonné de l’entendre me parler dans un algonquin presque parfait. Voyant mon étonnement, l’homme m’expliquait qu’il avait séjourné pendant quelque temps dans une autre tribu de mon peuple, et en avait appris les rudiments de notre langage. Ce fut le début d’une relation que je n’aurais jamais cru possible, et qui était à l’opposé des préjugés des sages de ma tribu. Pendant plusieurs jours, j’eus l’occasion de connaitre le passé de ce vieil homme. Il me donnait son nom, Ridgwell, m’indiquant qu’il était un trappeur, et vivait en marge de ses homologues blancs, dont il n’aimait pas vivre à leurs côtés, préférant la nature et la relation avec les peuples indiens des alentours. Il m’apprenais quelques mots de sa langue, et nous sommes devenus amis en très peu de temps.

 

Je lui expliquais la raison de mon voyage, et il me promettait de m’aider à remplir mon objectif. Il avait plusieurs kilos de viande sous son toit, et voulait me les offrir de bon cœur, si cela pouvait me permettre de sauver ma tribu et avoir l’aval de mon chef pour que je puisse épouser Ehowee. Indiquant qu’à son âge, il n’avait plus autant d’appétit que jadis, et toute cette viande ne lui était pas indispensable. Il garderait juste ce dont il avait besoin pour lui, et je pourrais ramener le reste à ma tribu. Je me surprenais à rire et converser avec Ridgwell régulièrement les jours suivants. Mais je m’apercevais que son vieil âge s’accompagnait de quinte de toux parfois très violentes, faisant même sortir du sang. Il avait beau m’assurer de ne pas m’inquiéter de son état de santé, je savais qu’il mentait, et je comprenais mieux pourquoi il désirait m’offrir autant de sa réserve. Il était mourant, et c’était pourquoi il s’était vraisemblablement retiré dans sa cabane, loin de toute forme de civilisation de ses pairs. J’ai essayé de l’aider du mieux que j’ai pu, l’alitant quand ses jambes ne parvenaient plus à le porter, mettant au point des remèdes appris de l’homme-médecine de ma tribu, en utilisant ce qu’il y avait sur place. Malgré tout mes efforts, Ridgwell mourut une semaine plus tard dans son sommeil.


Durant toute cette période, le blizzard n’avait que peu faibli, avec seulement quelques accalmies, m’ayant permis de récolter des herbes nécessaires pour confectionner les remèdes à administrer à Ridgwell. Et à cause de ça, je ne pouvais pas l’enterrer décemment. Le sol froid du dehors m’en empêchant. J’ignorais la distance qu’il pouvait y avoir entre la cabane et le campement le plus proche des Indiens dont m’avait fait part Ridgwell, et ne pouvais donc prendre le risque de subir le même sort que ce dernier. Le temps passait, et je m’apercevais que les fameuses réserves dont Ridgwell se vantait d’avoir n’étaient que très maigres. Il avait voulu me donner de l’espoir, et j’étais persuadé qu’il n’aurait pas hésité à sacrifier ses propres rations pour que je puisse remplir mon objectif, se sachant condamné. Le fait est que le peu qu’il y avait ne m’avais permis de subsister que 3 jours, le blizzard au-dehors étant devenu si fort qu’il m’était impossible de songer à sortir. C’est là qu’il me vint cette idée folle, plus ou moins évoqué par Ridgwell lui-même, au cas où il mourrait, et que j’aurais besoin de me nourrir, sans toucher aux réserves destinées à mon peuple. Me servir du corps du vieil homme comme alimentation…

 

Bien que l’idée me révulsait, n’ayant plus une once de nourriture, j’étais soumis à de fortes douleurs dues à la faim, et c’est alors que j’ai commis l’impensable. Je me suis nourri de la chair de Ridgwell, la cuisinant, l’accommodant de diverses formes, afin de survivre, et ne pas mourir sans avoir pu accomplir la mission que je m’étais fixé. Bizarrement, mis à part les premières bouchées, je m’habituais vite à cette forme d’alimentation, sans savoir que cet acte à priori nécessaire allait réveiller quelque chose en moi que je ne soupçonnais pas, et qui était l’héritage de mes parents, ayant subi une situation analogue à la mienne, il y avait plusieurs années de cela, tel que j’allais l’apprendre de la bouche d’Ehowee plus tard. Les premiers signes se firent sentir quelques jours après avoir commencé mes repas de viande humaine. Je ressentais des nausées que je pris au départ pour un simple contre-coup ou un rejet tardif de cette nourriture particulière. Les jours suivants, de curieux craquements se faisaient ressentir sur tout mon corps, provoquant en moi des douleurs à la limite du supportable. Puis, plus tard, Ma peau se désagrégeait, tombant en lambeaux sur le sol, mettant ma chair à vif. Elle-même se déchirant par endroit. Mes dents faisaient place à d’autres, plus pointues, d’une taille inhabituelle pour un être humain. Ma tête était soumise à des pressions de toute parts, la déformant, allongeant mon visage, prenant une forme ressemblant à celle d’un mélange de loup et de caribou. Du moins c’était l’impression que j’avais.

 

Impression qui se renforçait en sentant des ossatures se former sur ma tête, comme des bois, qui se divisaient en diverses excroissances, formant un véritable réseau. Mes yeux voyaient leur vue s’amplifier, tout comme mon ouïe et mon odorat. Mes habits semblaient comme fondre ou se déchirant, se transformant en poussière, jusqu’à ce qu’il ne reste que mon corps nu et horriblement décharné, quasiment squelettique de toute part. Et il y avait cet organe qui était anciennement mon cœur, devenu aussi froid qu’un bloc de glace, et s’étant paré d’une couleur bleue luisante. J’étais devenu l’une de ces créatures qui me terrifiait en entendant les récits les mettant en scène lorsque j’étais enfant : un Wendigo. J’étais devenu ce monstre horrible parce que j’avais consommé de la viande humaine, et transgressé un tabou en m’y abaissant, pour survivre. C’était ma punition pour avoir osé ignorer les lois inhérentes dictées par l’Aasha Monetoo, le Grand Esprit, celui qui est tout et voit tout. Pour avoir oublié les traditions ancestrales imposant de ne pas renier son humanité, j’avais été réduit à devenir son exact opposé, cette représentation de tout ce qu’il y avait de pire dans l’homme ayant dénaturé son être. D’où cette apparence animale, ce côté décharné me rappelant la désagrégation de mon humanité en goûtant à de la chair interdite par les lois du Grand Esprit, et ce cœur glacé, symbole de la perte d’émotions, qui m’avait valu de manger un corps humain. Et plus que tout, pour punir ma faim, je serais condamné à la ressentir à chaque fois que je m’adonnerais à prendre une vie humaine, ma faim devenant de plus en plus forte à chaque corps réduit à l’état de charpie, à chaque morceau de chair humaine absorbé par mon corps, à chaque goutte de sang versée et digérée, et m’obligeant à m’en prendre à mes proches, comme une sorte de rappel à l’ordre envers ceux-ci, pour leur montrer ce qui les attend si, eux aussi, ils commettent la même erreur…

 

Mon instinct animal avait pris le dessus sur ma part d’être humain, et j’ai parcouru le chemin inverse pour revenir aux abords du campement de ma tribu. Et c’est ainsi que j’ai commencé à commettre les actes que je vous ai déjà cités. Guettant ceux qui osaient sortir, cherchant du gibier dans les bois, le blizzard ayant fini par se disperser durant mon périple pour rejoindre les miens, et leur permettant de remplir leurs fonctions de chasseur à nouveau, les animaux ayant fui la région se mettant peu à peu à revenir dans les bois avoisinants. Mais au lieu de ramener des proies au campement, ceux qui étaient autrefois mes frères et mes sœurs devinrent elles-mêmes des proies à leur tour, finissant dans mon estomac insatiable, leur os nettoyés de leur chair, leurs organes croqués et avalés en nombre, sans pour autant que je m’en satisfasse, toujours tiraillé par cette faim qui faisait s’enfuir mon humanité chaque fois un peu plus. Au bout d’un certain temps, le chef ayant vu revenir un guerrier rempli de multiples morsures sur son corps, et étant parvenu à m’échapper, il a décidé de prendre les mesures qui s’imposaient, et réuni des guerriers afin de me chasser. Avant cela, pendant que j’étais parti loin du campement, Ehowee avait réussi à convaincre son père de lui parler de mes parents, et de la malédiction les concernant.

 

C’est ainsi qu’elle avait appris que lors d’un autre hiver aussi rigoureux que celui-ci, alors que ma mère me portait dans son ventre, mes parents, à l’insu des autres, avaient mangé la chair de leur autre fils, afin de contrer la famine qui régnait sur le camp. Eux aussi subirent cette transformation qui m’a fait devenir un Wendigo. Une transformation qui accélérait ma naissance, et ce sont mes cris de bébé qui alertèrent les autres membres du clan, s’étant rendus dans le tipi de mes parents, pour y trouver deux monstruosités qui furent détruites sur le champ. Etant né de cette transformation, les sages préconisèrent mon élimination également, craignant que j’hérite des mêmes gênes en grandissant, et que je subisse également ce qu’ils désignèrent comme une malédiction, pour avoir ignoré les lois du Grand Esprit. 

 

Comme je vous l’ai déjà dit, c’est Ithaka qui s’opposa à ce qu’on tue un bébé, sous le prétexte non-vérifié qu’il puisse devenir comme ses parents. Il finit par avoir gain de cause, mais, même s’il ne le disait pas, il craignait malgré tout une éventuelle hérédité du mal. C’est pourquoi il avait refusé qu’Ehowee devienne mon épouse. De peur que je transmette la malédiction à elle et notre éventuelle descendance, et crée une génération de monstres au sein de notre peuple. Le guerrier rescapé ayant rapporté la présence d’un collier autour du Wendigo auquel j’avais réchappé, Ehowee confirmait ce qu’Ithaka soupçonnait : j’étais devenu, comme mes parents avant moi, un Wendigo. Et le clan étant en danger, la mort dans l’âme, il se devait de faire cesser les tueries et traquer la créature que j’étais afin de me tuer, en détruisant mon cœur de glace. Seule manière de tuer un Wendigo, en le brûlant afin de le faire fondre, et permettre à l’homme caché sous l’aspect monstrueux de reprendre le dessus. Une action qui signifiait bien évidemment la mort, ce qu’Ehowee se refusait d’accepter. Ainsi, échappant à la vigilance de son père et des guerriers qui se préparaient à la traque, elle se rendait dans les bois où je me trouvais, et fut très vite face à moi, alors que je me repaissais d’un guerrier un peu plus intrépide que les autres, qui était parti en éclaireur sur mes traces.

 

Ma partie animale faisait qu’en voyant Ehowee, je me dressais devant elle, prêt à la dévorer, faisant fi du discours qu’elle m’adressait, afin de faire ressurgir l’être humain caché derrière la coque du monstre. Evoquant de multiples souvenirs, chantant une chanson que nous fredonnions souvent ensemble, tout ceci afin de faire ressurgir mes souvenirs d’homme, les souvenirs de celui qu’elle aimait. Sans doute était-ce dû au fait que j’étais un Wendigo depuis peu, n’ayant pas encore consommé suffisamment de viande humaine pour être totalement sous l’emprise de la bête en moi, toujours est-il que la créature qui me composait freinait son avancée vers Ehowee, l’écoutant encore fredonner notre chanson, ainsi que nos souvenirs communs. Puis je m’arrêtais, la bête en moi s’interrogeant sur ce qu’elle était réellement, laissant Ehowee s’approcher, toucher mon corps décharné, mon cœur de glace. A ce moment, elle faisait quelque chose d’insensé : elle mettait dans sa bouche un morceau de chair dégoulinant de ma gueule, le mâchant, avant de faire de même avec un morceau de ma propre chair. Elle refaisait l’opération plusieurs fois, laissant la partie animale du Wendigo que j’étais observer en silence, curieuse de cet étrange rituel auquel Ehowee s’adonnait.

 

Soudain, cette dernière commençait à se transformer à son tour, en proie à la malédiction qu’elle venait de provoquer à son encontre sur sa personne, devenant au travers de cris de douleur à la limite du supportable, même pour moi qui était réduit à l’état de monstre, mon équivalent féminin. Elle devint elle aussi un Wendigo, s’approchant de moi, se collant contre moi, comme pour me montrer que désormais je ne serais plus seul dans un corps craint par les hommes, et signifiant qu’elle m’acceptait tel que j’étais, malgré ma nature, malgré mon apparence. Je ne saurais expliquer avec exactitude ce qui s’est passé ensuite, mais Ehowee, a réussi à me convaincre de fuir, me prenant par la main, me faisant m’enfoncer au plus profond et au plus loin de la forêt. Aujourd’hui, par ce geste de la part d’Ehowee, prouvant son amour pour moi, quelque chose a changé dans mon être. Nous parvenons tous les deux à parfois sortir de notre carapace de Wendigo, à redevenir humain lors de brèves périodes, durant lesquelles j’ai commencé à écrire mon histoire, au sein de la cabane où tout a commencé pour moi. Celle du vieux Ridgwell. Le reste du temps, nous redevenons des Wendigo, chassant les humains imprudents qui ont le malheur de croiser notre route lorsque nous parcourons la forêt. Des moments où l’animal prend le dessus.

 

Curieusement, la faim habituelle dû à la nature des Wendigo est devenue moins douloureuse au fil du temps nous concernant. Comme si nous avions trouvé le moyen d’endiguer en partie le mal en nous. Mais ça ne fait pas de nous des humains, bien loin de là. Nous ne contrôlons pas les moments où nous redevenons humains, et ceux où nous prenons notre apparence monstrueuse. Nous sommes devenus un cas à part de cette race, des sortes d’hybrides qu’il vaut mieux ne pas croiser, sous peine de réveiller la bête en nous, même si vous nous voyez sous forme humaine. Cette lettre est juste là pour montrer que parfois, des sentiments très fort sont capables de contrer les pires malédictions. Pas complètement, mais la modifier suffisamment pour créer un miracle, et permettre par moments de goûter au bonheur auquel nous aspirions tant. Mais ne vous trompez pas : nous restons des monstres sans pitié sous notre forme animale, et notre territoire ne demande qu’à s’étendre. Ehowee est enceinte à l’heure où je vous parle. Des jumeaux. La famille s’agrandit, et notre race particulière aussi…

 

Publié par Fabs


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