16 juin 2022

LES COLLECTIONNEURS 1 : STENDHAL SYNDROME

 


 

J’ai toujours été passionné par la peinture. Avec un faible pour le style impressionniste ou réaliste, tel Edward Hopper, sans doute l’artiste dont les œuvres suscitent le plus l’admiration chez moi. Sa manière de peindre m’a toujours fasciné, ayant cette étrange impression de « vivre » ses tableaux à un très haut niveau, pouvant passer des heures devant des œuvres tel que « Houses of Squam Light », « Bell Town » ou « Small Town On Cove ». Il a une façon unique de représenter les structures d’habitations, les petites villes de l’amérique profonde à tel point que je ne lui ai jamais trouvé d’équivalent dans le monde de la peinture, même parmi les plus grand de l’art visuel, selon la classification établie par Hegel et ses 5 arts, auquel seront rajoutés 5 autres au cours du XXème siècle, et qui sert toujours de base aujourd’hui pour désigner les catégories caractérisant la propension à l’être humain de créer pour le plaisir des autres.

 

Comme beaucoup de collectionneurs, j’aime partager mes possessions, qu’elles soient rares, ayant suscité de sortir de grosses sommes de mon compte en banque, à d’autres plus obscures, mais tout aussi fascinantes, et possédant un charme unique. Malheureusement, jusqu’à présent, je n’avais pas la chance d’avoir au sein de mon manoir, l’une des œuvres d’Hopper, celles-ci faisant toues parties de collections de musées et riches collègues, capables d’injecter parfois des millions de dollars pour obtenir l’un de ses tableaux. Pourtant, ma passion et ma détermination à trouver une œuvre inédite et inconnu de ce peintre m’incitait à persévérer, espérant dégotter ce qui pourrait constituer le summum de ma collection personnelle. Et finalement, après des années de recherche à payer des dénicheurs aux 4 coins du globe, dans l’espoir de trouver la perle rare qui assouvirait ma fierté et m’occasionnerait un moment de gloire en annonçant au monde ma découverte d’un inédit d’Edward Hopper, ma persévérance fut récompensée. Mais cela s’accompagnait d’un mal insidieux qui allait parcourir mon être, et me faire devenir l’esclave de mon acquisition, ne la considérant non plus comme une simple toile, mais comme quelque chose de bien vivant. Et aujourd’hui encore, j’ai toujours un doute sur le pouvoir qui émanait de cette toile qui faisait ma fierté, et qui a déclenché toute cette folie en moi.

 

Peut-être connaissez-vous cette maladie qu’on appelle le « Syndrome de Stendhal » ? Un mal qui doit son nom à l’écrivain du même nom, auteur du célèbre « Le Rouge et le Noir », et qui est reconnu dans le domaine psychiatrique, ayant parfois poussé certains à ne plus discerner les sensations ressenties par la peinture fautive de leurs troubles à la réalité. Connu aussi sous le nom de «Syndrome de Florence », il est né d’une expérience de l’écrivain lors de sa visite de la Basilique Santa Croce, dans la ville de Florence, ayant tellement perturbé Stendhal au point qu’il parvenait tout juste à marcher une fois défait de l’emprise de l’œuvre ayant suscité ce déclenchement artistique sans égal, faisant battre son cœur jusqu’à presque le rompre, et d’autres conséquences médicales, qu’il a relaté dans son récit autobiographique « Rome, Naples et Florence » en 1817. D’autres cas furent constatées par la suite, et ce n’est qu’en 1989 que cette maladie fut reconnue officiellement, suite aux constatations faite par la psychiatre Graziella Magherini, cheffe du service de psychiatrie de l’hôpital Santa Maria Nuova, situé dans le centre historique de Florence, après que plusieurs touristes montrèrent les même signes proches de la démence, après avoir été en contact avec des œuvres spécifiques de peintres, exposées dans divers lieux artistiques de la ville italienne.

 

La personne infectée ressent une telle admiration pour la peinture en cause, qu’elle provoque en elle hallucinations, vertiges, suffocations, délires et une perte de son sentiment d’identité. Entendez par là qu’on ne ressent plus son existence en tant qu’être humain, mais comme étant une partie du tableau à l’origine du déclenchement du mal. Pour la personne touchée, s’éloigner de ce qu’elle ressent comme un morceau de soi, c’est comme si on tentait de lui arracher son cœur, son essence de vie, et que plus rien ne trouve grâce autour d’elle sans être proche de l’œuvre à qui elle se sent esclave, en tout point. Une « possession » artistique dont un touriste a fait les frais en 2018 devant le tableau de Boticelli « La Naissance de Vénus », et qui lui a valu une crise cardiaque, ayant bien failli lui coûter la vie. Comme beaucoup, je pensais que ces faits étaient exagérés, et je voyais mal comment une simple toile pouvait déclencher quelque chose d’aussi puissant chez un être humain. Mais c’était avant que j’acquière « House of Rainbow Street », un tableau totalement inconnu de tous les plus grands spécialistes de l’œuvre d’Edward Hopper, et que je pus obtenir grâce à la ténacité d’un de mes « fouineurs », le nom que je donnais à ceux chargés de chercher ces perles dans le monde.


Je ne perçus pas immédiatement la psychose qui s’installa en moi, même si je reconnais avoir ressenti immédiatement une attirance inhabituelle pour ce tableau, qui auparavant appartenait à une personne lambda, vivant dans un quartier plutôt chic de Sao Paulo, au Brésil. Le tableau était enveloppé dans une sorte de suaire opaque, et constituait un héritage de ses grands-parents. Ceux-ci avaient donné des indications sur le tableau, précisant qu’il ne fallait jamais le sortir de son enveloppe, sous peine de déclencher un mal insidieux et dévastateur. L’héritière du tableau avait toujours respecté les désirs de ses grands-parents, mais devant faire face à des problèmes financiers importants, elle n’avait su résister à l’appât de la somme faramineuse du chèque que lui avait tendu mon « rabatteur », après que ce dernier m’ai fait part de sa découverte.

 

Bien sûr, j’ai fait expertiser le tableau dès qu’il est arrivé entre mes mains, et la personne chargé de cette opération fut formelle : il s’agissait bien d’un tableau tout à fait authentique d’Edward Hopper. Je vous laisse imaginer ma joie en ayant la confirmation que j’avais entre mes mains un trésor caché de mon peintre préféré, et dès le lendemain, j’organisais une conférence de presse au sein de mon manoir, où j’avais exposé la toile, afin de montrer mon trésor aux férus d’art du monde entier. Bien évidemment, je ne tenais pas compte des recommandations de la femme qui avait accepté de se défaire du tableau en échange de mon chèque, sur le fait que le tableau devait rester caché, sous le suaire lui servant de protection. En peu de temps, je fus sous le feu des projecteurs, devenant une star aux yeux des plus grands critiques d’art de la planète. Je refusais les propositions d’achat d’une multitude de musées, voulant s’approprier mon bien, et les entrées payantes des visiteurs, qu’ils soient de simples passionnés d’art, des journalistes ou bien des critiques renommés, firent de moi un quasi-millionnaire en très peu de temps, en plus d’une aura sans équivalent.

 

Mais au bout de quelques jours, je comprenais mieux le pourquoi de la mise en garde de son ancien propriétaire concernant « House of Rainbow Street », une représentation d’une maison à l’allure assez inquiétante, je devais bien l’avouer, aux couleurs sombres et dénuées de toute forme de lumière, ce qui était assez inhabituel pour une œuvre d’Hopper. Est-ce cette particularité qui a déclenché le phénomène, ou bien est-ce que ce tableau possédait en son sein une sorte de malédiction, un esprit, un démon ou que sais-je d’autre ? Ce que je suis sûr, c’est que très vite, mon intérêt envers la toile devint inquiétant. Je ne parvenais pas à m’endormir sans avoir passé des temps de plus en plus longs à admirer le tableau, me plongeant dans les traits du pinceau d’Hopper, fondant dans les couleurs. J’avais l’impression de me sentir aspiré par cette fameuse maison, de pénétrer à l’intérieur, et d’y voir ce qui ne pouvait être aperçu de l’extérieur, en dehors du tableau. Au début, je prenais ça pour un simple rêve éveillé, conséquence de mon interrogation du choix des couleurs et de l’aspect lugubre de cette maison dont j’ignorais si elle existait vraiment, dans la réalité, et ayant intrigué le peintre au point de vouloir la représenter sur une toile.

 

Je faisais ma petite enquête, et j’appris ainsi qu’il n’existait aucune « Rainbow Street » dans les endroits où s’était rendu le peintre de son vivant, et même l’aspect de la maison ne correspondait à aucune adresse où l’artiste avait séjourné, même temporairement. Cette maison semblait n’être né que de l’imagination d’Hopper, et pourtant elle me semblait tellement réelle, tellement hypnotisante. Mais cette simple fascination prenait très vite une tournure plus inquiétante, mettant en péril ma santé mentale… Je passais des moments de plus en plus longs devant la toile, fermant même le manoir lors de ces instants, refusant toute visite. Je me voyais parcourir l’étage de la maison, découvrir d’autres pièces, des meubles. J’avais la sensation du bois des tables, du tissu des draps des lits, ou du goût d’une pomme laissé dans une coupe de fruits. Je sentais l’air du vent s’engouffrant par une fenêtre, entendais des rires d’enfants dont je percevais les silhouettes par instants. Le pire arrivait quand je fis la connaissance d’Eleonora, la femme qui habitait la maison. Quelque chose en moi me disait bien que j’étais le sujet d’hallucinations, de délire insensé, que tout ça ne pouvait pas être la réalité, que ce n’était que le fruit de mon imagination. Mais d’un autre côté, je ne voulais pas entendre ces rappels à l’ordre pour me faire revenir à la réalité.

 

Eleonora m’appelait à chaque fois que je sombrais dans le sommeil, me faisant me lever pour me rendre devant le tableau, que je fixais intensément, jusqu’à pénétrer dans la maison, et me rendant près de cette femme qui devenait l’objet d’une passion que je ne pourrais définir. Pour moi, il était inconcevable qu’elle n’existe pas. J’étais persuadé qu’elle était dans la réalité, que ce tableau était le vrai monde, et que pendant toutes ces années, j’étais enfermé dans un autre avec lequel je n’avais aucun lien. Un faux monde sans saveur qui ne m’avait jamais apporté ce que j’aspirais par-dessus-tout, cet amour que me proposait de découvrir Eleonora. J’interrompis définitivement tout visiteur auprès du tableau, voulant le garder pour moi seul. Lui et Eleonora, ainsi que sa maison qui me faisait sombrer dans la folie, sans que je m’en rende compte. Je vous entends me dire : mais en ce cas, comment est-ce que je peux relater cette histoire si j’étais tombé à ce point dans cette obsession ? C’est dû au fait de mon majordome. La seule personne que j’ai accepté de rester à arpenter les couloirs de mon manoir, vide de toute autre présence vivante. En dehors de lui, il n’y avait que moi… Et Eleonora.

 

S’étant aperçu que quelque chose ne tournait pas rond chez moi, pour parler sommairement, il se renseignait sur les maux provoqués par la fascination exercée par une peinture, et c’est ainsi qu’il découvrit les symptômes du Syndrome de Stendhal. Craignant pour ma santé mentale, il tentait à plusieurs reprises de limiter mes « séances », profitant de mes rares moments de sommeil pour déplacer le tableau ailleurs, espérant que cela finirait par me rendre ma normalité si je n’étais plus en contact avec la toile. Mais cela ne faisait que provoquer des colères très violentes, durant lesquelles je frappais violemment Herbert, mon majordome, le sommant de me dire où se trouvait le tableau, le menaçant même de mort s’il ne s’acquittait pas de cette tâche. Alors, évidemment, il s’exécutait, peiné de me voir sombrer dans la folie. 

 

Il ne pouvait même pas appeler à l’aide, car j’avais arraché les fils du téléphone, détruit la Wifi et toute forme de communication vers l’extérieur, nous laissant pratiquement seuls dans ce monde que j’avais construit avec Eleonora, la femme du tableau. Au final, Herbert, ne supportant plus cette situation, n’acceptant plus ma déchéance brûla le tableau lors d’une nuit. Suite à ses tentatives de cacher le tableau, je l’avais installé dans ma chambre, afin de parer à toute autre « attaque » à son encontre par Herbert. Mais celui-ci me fit boire à mon insu un puissant anesthésiant, caché dans ma nourriture. Une fois certain que je dormais, il décrochait le tableau, l’emmenant dans les caves, où il le badigeonna d’essence, avant d’y mettre le feu. Je ne sais pas comment, mais je ressentais la chaleur des flammes à l’instant même où Herbert embrasait le tableau. J’entendais les cris déchirants d’Eleonora, m’appelant à l’aide. Je voyais la fumée envahir la maison, les flammes dévorant les meubles et les murs. Je sortais de mon lit, en proie à la panique, cherchant où se trouvait Herbert, avant que le tableau soit complètement consumé. Mais je n’arrivais pas à temps, et bientôt les cris d’Eleonora n’étaient plus. Le tableau n’était plus qu’un tas de cendres, et moi je tombais dans l’inconscience.

 

Je ne repris mes esprits que plusieurs jours après, libéré du mal qui s’était insinué en moi, ayant même oublié dans un premier temps ce qui était arrivé. Les médecins et Herbert m’expliquèrent ce qui s’était passé. Ma fascination maladive pour le tableau, mes actes de violence, la folie qui m’avait envahi, persuadé que la maison représentée sur la toile était réelle, ainsi que tout ce qu’il y avait à l’intérieur, y compris Eleonora. Aujourd’hui, je ne peux que remercier Herbert d’avoir désobéi à mes ordres, et procéder à cette « exécution » du tableau, afin de retrouver le maitre qu’il appréciait servir depuis des années. Pour être sûr de ne pas retomber dans ces excès, j’ai revendu toutes mes toiles à des musées ou des collègues collectionneurs, et je ne me rends plus dans des salles d’expositions, je refuse toute invitation pour des collections, même s’il s’agit d’amis proches. Je suis libéré de toute cette folie. En tout cas, en partie. Je ne l’ai pas dit à Herbert et aux médecins, mais je continue de voir en rêve Eleonora. Elle m’appelle. Elle désire que je la rejoigne dans l’autre monde. Celui qu’elle désigne comme le vrai monde, celui où nous sommes destinés à vivre ensemble. Et je ne sais pas combien de temps je résisterais à l’envie de la rejoindre…

 

Publié par Fabs

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