2 juil. 2022

LES ESPRITS DU CINEMA DREAMLAND

 


 

Il est des douleurs que l’esprit ressent beaucoup plus que le corps. Par esprit, je veux bien sûr parler de ce qui constitue l’essence même d’un être humain, l’âme. Cette petite chose invisible incrustée dans la partie charnelle d’un corps physique. Beaucoup vous diront qu’elle se trouve dans le cœur, d’autres dans le cerveau, mais rien de tout ça n’est vrai. L’âme, c’est ce qui permet de faire fonctionner l’ensemble du corps. Que ce soient ses parties motrices, sa faculté de réflexion, ses réflexes, les sentiments ressentis, la fluidité de son sang, la puissance de ses défenses immunitaires… C’est un tout, pas juste une étincelle de vie qu’on aurait disposé dans un espace restreint, comme un bijou dans son écrin, bien que cette image ait la vie dure depuis des siècles. La faute aux poètes de tous bords, voulant offrir de la beauté et une explication à leur niveau du pourquoi des actions de l’homme et de la femme, sans en connaitre la teneur exacte. Ou plus exactement, ils ont toujours refusé de la voir ou la connaitre. C’est ce qu’on appelle un déni. Ce mot n’est pas anodin, car il est au centre de l’histoire que je vais vous conter, à vous, humains.

 

Mais je suppose que ma dernière phrase doit vous interroger quant à la nature de ce que je suis, et c’est bien normal. Vous l’aurez compris, je n’appartiens pas à votre monde, mais j’y suis rattaché. Je me suis adjugé un rôle, car ma curiosité a fait que je me suis intéressé à votre espèce. Je ne suis pas seul, je vous rassure. Et je ne suis pas un dieu, pas même une entité cosmique. En fait, je ne pense pas qu’il existe un mot de votre langage qui puisse me définir. Disons, pour que ce soit plus compréhensible pour vous, que je suis une sorte de gardien. Un gardien du savoir du devenir de votre race. Car je n’agis pas sur vos actes, je ne fais que les observer, et je les relate sur mon grand livre, comme un de vos érudits le fait parmi vous, dans des domaines divers. Moi et mes congénères étions là bien avant que ce que vous appelez l’univers se forme. Enfin, votre univers, car il en existe des milliards, et je ne suis, au départ, que l’habitant de l’un d’eux. Chacun d’entre nous qui vous observons avons un domaine de prédilection à transcrire dans nos registres.

 

Pour ma part, je m’intéresse particulièrement aux destins à part de certains d’entre vous, ignorant ce qu’ils sont réellement, et voués à devenir les acteurs ou les actrices d’un film qui se déroule sous mes yeux. Le film qui constitue leur vie, et qui est devenu ma passion. Mais assez parlé de moi. Si je m’adresse à vous aujourd’hui, c’est pour vous parler d’une femme dont l’histoire m’a à la fois touché et terrifié par son issue. Celle de Liliane. Liliane Louvin. Une jeune femme sans histoire qui a une passion : le cinéma. Chaque soir, elle se rend dans la salle de son quartier, le « Dreamland », afin de voir le film à l’affiche, et qui appartient au genre qu’elle aime le plus : la comédie romantique. Vous savez, du style « Nuits Blanches à Seattle » ou « Pretty Woman », ce type de récit où des personnes issues de milieux différents, que rien ne laisse présager se rencontrer, finisse par tomber dans les bras l’un de l’autre, et vous font parfois verser de petites larmes, en suivant les évènements tristes ou même tragiques qui parcourent le déroulement de leur histoire, jusqu’au dénouement final, en général un happy end. Même s’il y a parfois des exceptions, comme « Love Story », par exemple.

 

Des films qui vous font passer par plusieurs niveaux d’émotions, allant de la tristesse au rire, après avoir bifurqué par la tendresse, la colère, l’inquiétude, puis finalement la beauté de l’amour. Et Liliane adore ce cinéma-là. Sans doute parce qu’elle-même n’a jamais connu cette sensation de se sentir aimée, de trouver l’âme sœur comme on dit. Une situation peut être dû à sa crainte de s’engager, après avoir vu des amies proches passer de la joie au désespoir, à cause d’une relation ayant fini par une rupture. Ou simplement parce qu’elle n’a pas encore trouvé « sa » moitié. Une situation qui allait changer un soir de mai, alors qu’elle se rendait à sa salle habituelle, à la place exacte qu’elle avait l’habitude d’occuper. Ce soir-là, elle allait rencontrer quelqu’un qui allait bouleverser sa vie, en tout point, et la faire basculer dans l’horreur. Car oui, petit spoiler : contrairement aux films qu’elle appréciait tant, ce changement dans son existence n’allait pas se terminer de la meilleure des façons, et même lui faire connaitre des tourments qu’elle n’imaginait pas. Et surtout lui faire découvrir une partie d’elle qui aurait pour conséquence de détruire son idéal de vie telle qu’elle le concevait dans sa vie de tous les jours…

 

Donc, ce soir-là, elle s’était installée au 3ème rang de la salle du « Dreamland », au 9ème fauteuil de la rangée. L’endroit lui permettant la position idéale pour profiter de la vision du film projeté. Ni trop éloigné, ni trop près : la place parfaite. Elle aimait s’y asseoir, car elle y était seule, sans avoir à supporter les bavardages de groupes de jeunes, mâchouillant du pop-corn à longueur de temps, laissant échapper des jurons ou des moqueries sur les séquences du film diffusé. Quand ce n’étaient pas des amoureux se murmurant des mots doucereux, se frottant l’un à l’autre, le froissement de leurs habits parvenant jusqu’aux oreilles de Lilliane, ce qui la mettait dans un état de gêne permanent. Des situations qu’elle avait déjà vécue par le passé dans de grandes salles autres que le « Dreamland », et qu’elle ne désirait pas retrouver, car l’empêchant d’apprécier le film à sa juste valeur, en plus d’un énervement visible. Pour autant, le caractère effacé de Liliane ne lui permettait pas de se retourner face à ce qu’elle considérait comme des indésirables, et dans ces moments-là, elle n’avait dû que se limiter à supporter malgré elle, ces comportements inacceptables pour tout amoureux du 7ème art.

 

C’est pourquoi elle appréciait tant ce petit cinéma de quartier. Il y avait peu de spectateurs, du fait des films projetés, uniquement des vieux films datant des années 60, sa période préférée du genre qu’elle affectionnait tant. Et les rares personnes qui y venaient se trouvaient éloignées les uns des autres, et donc d’elle, ce qui lui permettait de goûter sereinement aux péripéties du film sur le grand écran. Cependant, ce soir-là, son petit quotidien, presque un rituel dans sa vie de tous les jours, allait être chamboulé par l’irruption d’un homme s’avançant vers elle dans la rangée de fauteuils où elle se trouvait. Arrivé à sa hauteur, ce dernier demandait :

 

« Excusez-moi, mademoiselle, puis-je m’asseoir ici ? Si cela ne vous dérange pas bien entendu. Je ne voudrais pas perturber votre tranquillité… »

 

Liliane, avec son habituelle timidité, et sans doute du au fait du charme de l’homme lui ayant posé la question, sans compter l’amabilité de sa demande, ne put pas répondre par la négative. Bien que ressentant la présence de l’homme qui avait désigné le fauteuil juste à sa droite, comme une intrusion au cérémoniel de ses habitudes au sein du cinéma :

 

« Non… Non, bien sûr. Ça ne me dérange pas »

 

Dit-elle en arborant un sourire convenu, tout en crispant légèrement ses mains sur les accoudoirs des fauteuils, et ôtant machinalement son bras droit de son emplacement, afin d’être sûr de ne pas se trouver en contact avec celui de l’intrus s’étant positionné à ses côtés. Ce dernier souriait, tout en s’asseyant, après avoir rabattu le siège délicatement

 

« Je vous remercie, mademoiselle. Vous êtes très aimable. »

 

Hochant la tête en signe de réponse, Liliane tentait tant bien que mal de ne pas manquer de politesse en dévisageant cet inconnu, qui, décidément avait beaucoup de charme, selon ses propres critères de ce terme. A peine assis, l’homme s’adressait à nouveau à elle :

 

« J’espère que je ne brusque pas trop vos habitudes. C’est la première fois que je me rends au cinéma, et j’avoue que je ne me sentais pas serein à l’idée de me retrouver seul dans mon coin »

 

Liliane lui répondait :

 

« Non, ne vous inquiétez pas. Je vous assure que vous ne me dérangez pas. Cela me changera d’avoir un peu de compagnie »

 

Répondit Liliane, presque honteuse au fond d’elle de mentir de façon aussi éhontée sur la gêne qu’elle ressentait en cet instant, en plus d’une sensation d’une inquiétude montante. C’était la première fois depuis longtemps qu’elle ne s’était plus trouvée aux côtés de quelqu’un au cinéma. Elle ne savait pas l’expliquer, mais elle était en proie à deux sentiments distincts vis-à-vis de l’homme.

 

Elle ressentait à la fois une peur qu’elle ne parvenait pas à définir, comme si l’homme dégageait une aura propre à faire ressortir l’angoisse ; et dans le même temps, l’allure, les traits du visage, la prestance de ce même homme faisait naitre en elle une attirance qu’elle n’avait jamais ressentie en présence d’un membre de la gent masculine. Ce n’était pas pour lui déplaire à vrai dire, mais elle ne savait pas comment réagir à une telle situation. L’homme lui renvoyait un sourire, comme pour la remercier de lui permettre de profiter du film à ses côtés, ce qui eut pour effet de perturber encore plus Liliane, qui se voyait soudain envahie par des pensées qu’elle n’avait jamais ressenties auparavant. Des pensées qui s’accentuèrent au fur et à mesure de la projection du film sur l’écran devant elle et l’inconnu, tournant le visage par instant, comme prise d’un instinct indéfinissable pour l’observer plus en détail. Et elle pu mieux remarquer le charme presque irréel qui émanait de l’homme.

 

Son visage était d’une finesse étonnant pour un homme, n’étant pourvu d’aucune imperfection de la peau, ses joues présentait des semblants de fossettes, ses sourcils étaient étonnamment peu prononcés, presque disparates. Son nez montrait des lignes semblant sortir de l’œuvre d’un maitre du dessin, ses lèvres donnaient l’impression d’avoir été retouchées par un logiciel informatique, tellement elles étaient d’une perfection inouïe. Il en était de même pour ses mains. Il n’y avait guère que l’étrange pâleur de sa peau qui détonnait avec le reste. Et puis il y avait ses yeux… Elle ne saurait comment le définir, mais il y avait comme une sorte de lueur curieuse qui émanait d’eux, malgré la pénombre de la salle dans lequel l’homme et elles étaient plongée. Ces yeux étaient à la fois fascinants et terrifiants, sans qu’elle comprenne le pourquoi de cette double sensation qui s’opposait. Elle se surprenait à passer plus de temps à observer l’homme, qui la fascinait, plus que le film en lui-même. Et puis, à un moment, l’homme s’apercevait que Liliane le regardait, de manière peu discrète

 

« Ai-je quelque chose sur le visage ? Dites-moi ce que c’est que je m’en débarrasse, mademoiselle »

 

En proie à la panique que l’inconnu ai découvert qu’elle l’observait en profondeur, Liliane bredouillait :

 

« Oui… Euh… Non… Vous n’avez rien, je vous assure… Je… Je suis désolé de mon indélicatesse… Je ne sais pas pourquoi j’ai fait ça… Pardonnez-moi… ça ne se reproduira plus… »

 

Souriant à nouveau, et loin d’être incommodé de la réaction de Liliane, l’homme la rassurait :

 

« Ne soyez pas gêné, Liliane. Au contraire : je suis flatté qu’une aussi belle femme tel que vous puisse me porter de l’intérêt »

 

« Non… Non… Ce n’est pas ce que vous croyez… Je ne m’intéresse pas à vous… Enfin, peut-être un peu… Non… Oubliez ce que je viens de dire, je suis une idiote… »

 

Au même instant, Liliane se rendait compte qu’elle n’avait pas donné son prénom à l’homme. Comment pouvait-il le savoir ? Sentant son interrogation, l’homme reprenait :

 

« Vous devez vous demander comment je connais votre prénom pas vrai ? Eh bien, excusez mon indiscrétion, mais je l’ai simplement vu inscrit sur votre étiquette de caissière, sur votre tailleur »

 

Instinctivement, Liliane regardait sur elle, et s’apercevait qu’effectivement, le tailleur trahissant son métier de caissière affichait l’étiquette désignant son prénom. Comme elle était venue au cinéma directement après son travail, elle ne s’était pas changée, ayant juste son manteau par-dessus. Manteau qu’elle avait retiré dans la salle, et disposé, comme à son habitude sur le siège à sa gauche. Se sentant un peu idiote de sa suspicion envers l’homme, Liliane se confondait encore plus en excuses :

 

« Oh… Je… Je vois… Excusez-moi… J’ai cru un instant… »

 

L’homme l’interrompait avant qu’elle finisse sa phrase :

 

« Que je vous suivais je parie ? Que j’étais un Stalker ? Non, rien de ça, je vous assure. C’est mon côté Sherlock Holmes. J’aime bien observer les petits détails des personnes par qui j’ai de l’attirance… »

 

A peine dit cette phrase, ce fut au tour de l’homme de s’excuser :

 

« Oh… Je… Pardonnez-moi… J’ai la fâcheuse tendance à dire tout haut ce que je pense tout bas… Je ne voulais pas paraitre impoli envers vous… C’est juste que je vous trouve si… charmante… Que mes mots ont dépassé ma pensée… »

 

Amusée à son tour de la gêne de cet inconnu qui l’attirait de plus en plus, Liliane le rassurait, lui indiquant son propre ressentiment, malgré ce petit quelque chose qui se dégageait de l’homme. Elle ne pouvait pas le définir avec exactitude. Cette aura étrange qu’elle avait déjà ressenti à l’arrivée de l’homme au début de la séance. Cette sensation qu’une partie d’elle lui disait de se méfier, pendant que l’autre partie la poussait à aller plus avant dans la relation naissante entre elle et cet homme :

 

« Ne vous excusez pas…A vrai dire, je dois vous dire que vos mots ont eu comme effet de soulager ma propre attitude. Je n’ai jamais ressenti ça avant, c’est curieux…Seriez-vous sorcier pour déclencher ça en moi ? »

 

Se parant d’un nouveau sourire, d’où sortait cette fois un rire plus prononcé, l’homme répondait :

 

« Sorcier, non… Pas vraiment… Même si vous n’êtes pas loin de la vérité… Non, je plaisante : je suis un homme tout ce qu’il y a de plus ordinaire. Juste un peu troublé par vous, je dois bien l’avouer. En ce sens, je pourrais dire que c’est plutôt vous qui m’avez ensorcelé… »

 

Amusée de cette remarque, Liliane rétorquait :

 

« Si j’étais une sorcière, vous seriez déjà sous mon charme, et j’aurais déjà fait en sorte que vous reveniez ici demain… »

 

« Eh bien, il faut croire que votre sort a parfaitement fonctionné… Et j’accepte votre invitation… Chère Liliane… »

 

Ce fut le début d’une relation qui s’instaurait entre l’inconnu et Liliane. Avec le temps, ils se retrouvèrent régulièrement au sein de cette salle de cinéma, devenant à chaque séance plus intime, faisant oublier à Liliane cette aura sombre qui entourait Matéo, le prénom que l’homme qui avait fait découvrir le sentiment amoureux à Liliane avait donné pour le désigner. Cependant, ce renseignement sur son identité semblait cacher autre chose de plus enfoui. Liliane ne pouvait s’empêcher d’écouter cette autre partie de sa conscience qui lui disait que ce prénom n’était qu’un subterfuge pour mieux l’amadouer, et que sa nature était très différente de ce que son charme montrait.

 

Mais Liliane était tellement heureuse avec lui, qu’elle en oubliait ce détail, tout comme elle prenait comme des trous de mémoire le fait qu’elle ne se souvenait pas de ses autres moments passés avec Matéo, bien que celui-ci lui précisait régulièrement. C’était comme si sa mémoire s’arrêtait en dehors de cette salle de cinéma, et que Matéo était la seule personne avec qui elle semblait pouvoir interagir. A deux reprises, attendant la venue de celui qu’elle considérait désormais comme son prince charmant personnel, elle avait tenté de s’adresser à d’autres personnes de la salle. Mais ceux-ci n’avaient pas répondu. Ou plutôt, ils lui avaient donné l’impression de ne pas réagir à sa présence. Pas de manière directe en tout cas. Ils s’étaient bien retournés quand elles les avaient questionnés, voulant savoir s’ils connaissaient Matéo, cette autre voix de son inconscient dans sa tête lui demandant de chercher à savoir des détails sur lui, mais ils lui avaient donné l’impression de l’observer comme s’ils étaient dans l’impossibilité de communiquer avec elle. Ce qui avait quelque peu augmenté son angoisse, et elle avait préféré ne pas tenter d’autres expériences de ce type envers les autres usagers de la salle.

 

Cependant, ces « absences » concernant ses habitudes avec Matéo hors de cette salle devenaient de plus en plus intrigantes. Et même gênantes pour Liliane, qui ne savait que répondre quand celui-ci lui demandait ce qu’elle avait pensé de son cadeau pour son anniversaire, ou bien du tableau qu’il avait installé chez elle. Et encore plus de leurs relations sexuelles supposées dont elle n’avait aucun souvenir. Sa relation avec Matéo avait beau la remplir de joie, elle ne pouvait s’empêcher de penser à ce qui pouvait se cacher derrière ces « trous » dans son existence, qui se limitait à cette seule salle de cinéma, de manière incompréhensible. Après plusieurs semaines, Liliane décidait de demander directement à Matéo s’il était à l’origine de cette situation bizarre concernant sa vie au-delà du « Dreamland », lors de l’une de leurs soirées habituelles au sein de la salle de cinéma.

 

« Matéo… Je… Ne le prends pas mal, mais je voudrais savoir si je fais quelque chose de particulier quand on sort de cette salle… Ou si toi tu me fais prendre un produit qui me fait tout oublier… Sur notre relation en dehors d’ici, sur mon travail, mes amis… Tout ce qui fait ma vie… Et j’ai l’impression que cette situation date même d’avant que je te rencontre. Bien que je ne m’en étais pas rendu compte. Je me souviens de beaucoup de choses, sauf des moments avec toi que tu me décris. Je me rappelle quand j’entre dans ce cinéma, ce que j’y ai fait, mais jamais du moment où je sors de cette salle… Et depuis quelques jours, je vois… autre chose… Des images qui me font peur… »

 

Matéo, loin de tenter de la rassurer, arborait un sourire bien plus inquiétant qu’il ne l’avait montré à Liliane jusqu’ici. Ses yeux luisaient plus que d’habitude, et montraient clairement leur nature irréelle, ce qui provoquait un mouvement de recul à Liliane, qui cherchait à s’éloigner de Matéo. Celui-ci se levait, montrant un voile noir opaque l’entourant, de manière cette fois très visible. Ce même aura que son autre voix de sa conscience, celle qui s’opposait à sa relation avec Matéo, lui avait fait ressentir.

 

Puis soudain, le visage de ce dernier changeait radicalement, montrant un faciès digne d’un monstre de film d’horreur, ses bras se gonflaient, se fissuraient, faisant tomber au sol la chair, les doigts, la peau. Il en était de même pour ses jambes, faisant se déchirer son costume de dandy qu’elle aimait tant, donnant cette allure à Matéo qui l’avait fait craquer dès le premier jour de leur relation. En quelques minutes, celui-ci était devenu une monstruosité, doté d’ailes immenses et noires comme la nuit. Puis, sa transformation achevée, montrant un amalgame d’un démon couplé avec un mélange de créatures issus de folklores fantastiques divers, Matéo s’adressait à elle, ayant perdu sa belle voix, pour laisser place à une autre au son guttural :

 

« C’est parfait. Ces images sont la preuve que tu es arrivée à maturité. La fleur est devenue un fruit dont je vais pouvoir me délecter… Si tu savais combien j’ai attendu ce moment. Combien j’ai souffert de jouer à ce petit jeu de niaiseries amoureuses aussi longtemps. Tu as mis du temps à t’éveiller. Bien plus que les autres avants toi. Mais ton âme est si pure que je sais que cela valait la peine d’attendre… »

 

Liliane était paralysée par la peur, ne parvenant plus à bouger. Elle criait aux autres personnes présentes dans la salle :

 

« Pourquoi vous ne bougez pas tous ? Vous ne voyez donc pas ce monstre ? Aucun de vous ? C’est impossible… Vous devez forcément le voir… Je ne peux pas être la seule à le voir… »

 

Se rapprochant de Liliane, la créature qu’était devenue Matéo lui donnait l’explication :

 

« Ils ne feront rien. Ce ne sont plus que des coquilles vides que j’ai déjà délestés de leur âme. S’ils ont pu te donner l’impression de réagir à ta présence, ou de montrer des signes de mouvement, ce ne sont que des réflexes de fin de vie. Des sursauts. Même délestés de leur âme, il reste toujours un petit morceau qui lutte pour tenter de renaitre. Comme du marc restant au fond d’une tasse de café. La vie, telle que tu la conçois, n’est déjà plus en eux. »

 

Liliane comprenait maintenant la réaction de certains quand elle avait tenté de communiquer avec eux. Et aussi pourquoi le nombre avait baissé dans la salle. Un petit détail dont elle venait seulement de se rendre compte.

 

« Qu’est-ce que vous êtes ? Et pourquoi m’avoir fait croire en ce sentiment que je pensais me fuir depuis des années ? Pourquoi autant de cruauté ? Et ces images… Ce feu que je vois en ce moment dans ma tête… Ces gens qui crient… Ces sièges qui brûlent… Ces corps qui sont la proie des flammes… Qu’est-ce que ça signifie ? »

 

Matéo, continuant de s’approcher, répondait aux questions que se posait Liliane :

 

« Cet incendie, c’est ce pourquoi tu ne peux sortir de cette salle. Tu es morte durant cet incendie, Liliane. Mais ton esprit ne l’a pas accepté. Tu as fait le déni de ta mort, et tu t’es toi-même enfermé dans ce cocon de confort qui a fait ta vie jusqu’à présent. Depuis 3 ans. Tu as bien entendu : cela fait 3 ans que tu revis continuellement le moment où tu es entré dans la salle, s’arrêtant juste avant que l’incendie ne se déclenche. Te faisant revoir toujours le même film, soir après soir, sans que tu t’en rendes compte, juste avant que ton esprit te fasse endormir, te laissant immobile dans cette reconstitution que ton inconscient a fabriquée de toute pièces, et attendant le prochain « cycle ». Tes souvenirs d’avant le jour de ta mort restent en toi malgré tout. Mais c’est tout ce qui reste de ton existence, Liliane. Tu es un fantôme piégé dans ton propre esprit, dans cette dimension que tu t’es créée »

 

Liliane tombait les genoux au sol, anéantie par les révélations qu’elle venait d’entendre. Alors sa vie n’était plus ? ça expliquait pourquoi elle ne pouvait avoir de souvenir en dehors de cette salle. Ce n’étaient pas des trous de mémoire. Ce n’était pas l’effet d’une drogue prise à son insu… C’était ce qu’elle était devenue. Un fantôme, un esprit, une âme ayant refusé sa mort et n’en ayant pas conscience. Jusqu’à ce que Matéo, enfin, cette chose, quoiqu’elle puisse être, lui montre la vérité. Mais pourquoi ? Cette créature lui avait dit qu’elle s’était nourrie de l’âme des autres piégés. Eux aussi avaient dû faire un déni de leur mort. C’est pourquoi il n’y avait que si peu de personnes. Les autres usagers présents lors de l’incendie ont soit réussi à sortir vivant de la salle, soit acceptés leur mort, raison pour laquelle leur âme n’était pas ici. Cependant, Liliane ne comprenait pas pourquoi cette créature avait eu besoin de lui faire comprendre ce qu’elle était. Elle aurait tout aussi bien pu dévorer son âme dès le départ…

 

« Tu te demandes pourquoi je n’ai pas dévoré ton âme dès que j’ai eu connaissance de ton existence n’est-ce-pas ? C’est très simple : il n’y a rien de meilleur qu’une âme comme la tienne, ayant fait un déni de mort, apprenant ce qu’elle est. Quand je vois la peur dans ce type d’âme, la terreur qui l’envahit en comprenant son état, cela donne un goût incomparable qui ravit mes papilles à un point que tu ne peux pas imaginer… »

 

Liliane était en larmes, et, voyant la créature juste devant elle, bien que sachant qu’elle allait lui servir de repas, elle voulait savoir. Même si elle avait conscience que cette information ne lui serait d’aucune utilité, c’était une forme de réconfort dans son malheur :

 

« Qu’est-ce que vous êtes ? Est-ce que vous êtes un démon, ou un truc comme ça ? Je sais que je vais partir, devenir votre plat de luxe, mais j’ai envie de savoir. Comme une dernière volonté »

 

Eclatant de rire, la créature regardait Liliane avec amusement, puis accédait à sa demande :

 

« Très bien, Liliane. Après tout, je peux bien te faire ce petit plaisir. Peut-être que ça accentuera encore plus ta peur, et donc ton goût. Je suis un mangeur d’âme. Ma race a été créé par la déesse Ammout, durant l’Egypte Antique. Au départ, nous n’étions que des animaux domestiques, chargés de manger les cœurs, supposés réceptacles de l’âme, pesés et jugés indignes de rejoindre les cieux. Quand le peuple égyptien a cessé de croire aux dieux, et que ceux-ci ont disparu, nous et d’autres créatures sommes restés sans maitres. Nous avons évolué, et avons compris que l’âme résidait dans l’ensemble du corps. Depuis, notre évolution nous ayant amené à ce que nous sommes aujourd’hui, nous chassons les âmes errantes, celles qui ne peuvent rejoindre les cieux pour diverses raisons, et en faisant notre nourriture principale. Voilà ce que je suis. Satisfaite, Liliane ? »

 

« Alors, c’est tout ce que je suis ? De la nourriture ? Peut-être aurait-il mieux valu que je ne sache rien. Mais oui, je suis satisfaite de ta réponse, Matéo. Mais je suppose que ce n’est pas ton vrai nom ? »

 

« En effet, mon nom serait trop complexe pour toi à comprendre. Il vaut mieux te limiter à Matéo… »

 

Liliane se tut alors, fermant les yeux, et attendant son sort, pendant que la créature approchait d’elle, sa gueule béante grande ouverte. Dès lors, un immense flux bleuté émergea de Liliane, aspiré par le mangeur d’âmes. Il ne fallut que quelques instants pour que l’esprit restant de cette dernière soit relégué, comme les autres personnes de la salle avant elle, à une coque vidée de son contenu. Une coque qui, tout comme ceux avant elle, finirait par disparaitre peu à peu, avant de rejoindre le néant, et s’ajoutant à la longue liste des victimes de cette créature faisant partie d’une race peu connue, car agissant dans d’autres réalités que celle des vivants. Des dimensions spirituelles où se sont enfermées, inconscientes de leur état, des milliers d’âmes errantes, ayant fait, elles aussi, le déni de leur propre mort, et vivant continuellement leurs derniers instants, jusqu’à ce qu’ils attirent l’attention de ces monstres particuliers.

 

Voilà : je vous ai tout dit sur l’histoire de Liliane et sur celui qu’elle pensait être celui qui la sortirait de sa monotonie. Sans savoir qu’il serait une terreur double, lui apprenant sa mort avant de lui faire subir une autre. Une double peine qui attende chacune des victimes de ce mangeur d’âmes à part de ses congénères, se délectant de la souffrance de ces âmes s’étant enfermées inconsciemment dans une bulle protectrice dont elles ignorent en être les acteurs principaux. Une histoire bien triste n’est-ce-pas ? Mais ce n’est qu’un aperçu des destins que je vois continuellement sur votre planète. Des morts pas toujours glorieuses, certaines terribles et sanglantes, d’autres plus douces, et il y a les cas à part, comme celui de Liliane que je viens de vous conter. Vous avez aimé ? Vous en voulez d’autres ? Eh bien, peut-être bien qu’en fouillant dans mes registres, je pourrais vous trouver une autre histoire tout aussi particulière que celle-ci. Et peut-être aussi qu’un jour, ce sera votre histoire que je conterais à ceux qui le désirent. N’oubliez pas que je ne suis qu’un gardien, et que je n’ai aucun pouvoir sur ce qui vous est destiné.

 

Je ne fais que transcrire des histoires sur des êtres qui m’intéressent, car je sais ce qu’il va advenir d’eux. Il me suffit ensuite d’être présent le jour de leur fin et d’observer le déroulement de leur trépas. Rien de plus. Donc, inutile de tenter de m’amadouer, en me demandant, simplement parce que vous avez été attentif en m’écoutant, d’interagir quand je découvrirais la vôtre. Pour moi, vous n’êtes que des personnages, un loisir coupable, qui que vous soyez. Je sais même quand votre monde s’éteindra, de manière très brutale. Et je dois avouer que j’ai hâte d’arriver à ce jour, tout comme je le crains. Car après ça, mon rôle s’achèvera, et je n’aurais plus qu’à chercher un autre monde à observer, et dont j’écrirais aussi les destins que je vois. Alors, tant que je peux encore vous conter des histoires, c’est que vous avez encore un sursis. Profitez-en bien, car je ne peux pas vous dire non plus le temps qu’il vous reste…

 

Publié par Fabs

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