Si j’écris ces lignes sur ce journal aujourd’hui, c’est avant tout pour que ceux qui auront affaire à celles qui se font appeler désormais Bloody Mary sachent les évènements les ayant rendus telles qu’elles sont devenues. Si j’ai employé le pluriel pour désigner Bloody Mary, ce n’est pas une faute de ma part, causé par les tremblements de ma main, ou une erreur pouvant trahir une quelconque mauvaise maitrise d’un anglais défaillant. Ce n’est pas le cas. Je suis docteur. Et sans chercher à me vanter de quelque manière que ce soit, car ce n’est pas dans ma personnalité, j’ai une certaine érudition, due à des années d’apprentissage de la médecine, et m’obligeant à parfaitement connaitre tous les rudiments de ma langue maternelle. Non, je ne me suis pas trompé. J’ai employé le pluriel volontairement, car il y a bien deux Bloody Mary. Suivant le nombre de fois où vous l’appellerez devant un miroir, vous n’aurez pas la même qui fera irruption devant vous. Et si vous parvenez à supporter leur vue, la première étape, et non des moindres, au vu de ce qui reste de leurs visages à toutes les deux, il vous faudra encore réussir la 2ème étape. Celle qui vous sera demandé par l’une ou l’autre. Différente suivant le nombre de fois où vous énoncé son nom, là encore.
Sachez cependant qu’il ne faudra pas faire appel à ce rituel par simple jeu, ou pour démontrer votre courage. Je sais combien la jeunesse et le côté intrépide de nombre d’entre eux peuvent parfois mener à bien des erreurs irrémédiables, et conduisant très souvent à des destins funestes, ou au minimum regrettable. J’ose espérer que ceux et celles qui s’affaireront à cet appel auront pour but de libérer mes Mary. Les deux êtres que j’ai le plus aimées dans ma vie de personne misérable à plusieurs niveaux. Par deux fois, j’ai précipité leur perte. Par deux fois, j’ai pleuré leur disparition, et plus encore en découvrant ce qu’elles étaient devenues par ma faute. Pour m’avoir aimé. En tant que mari pour l’une, en tant que père pour l’autre. Mais à ce stade de la lecture, vous devez sans doute vous demander qui je suis, et quel rapport je peux bien avoir avec ces malheureuses victimes, ces symboles de mort, créées par les ténèbres que j’ai fait installer autour d’elles par mes choix, par mon orgueil, et ma lâcheté d’assumer par deux fois mes erreurs. Je vais donc tout vous expliquer en détail. Libre à vous ensuite de croire ce que vous prendrez peut-être pour les divagations d’un homme en deuil, quel que soit l’époque où vous lirez ces mots. Mais j’ose espérer que vous prendrez la bonne décision, en acceptant la vérité, telle que je vous l’énonce ici…
Je me nomme Cliff Mumford. Comme je vous l’ai évoqué plus haut, je suis médecin, exerçant ma profession au sein de la ville de Lavenham, dans le comté de Suffolk, à l’est de l’Angleterre. Mais je ne suis pas originaire de cette ville. Je m’y suis installé parce que je voulais fuir un évènement horrible s’étant déroulé plusieurs années auparavant, et dont je me sens toujours coupable, car ma lâcheté n’a pu empêcher le meurtre sauvage de celle que j’aimais, et le bébé qu’elle portait. Notre bébé. A cette époque, j’étais encore jeune, et n’ayant pas encore fait mes études de médecine. Etudes que je n’effectuerais qu’une fois arrivé en Angleterre. Une manière pour moi de rendre hommage à celle qui avait été à la fois mon amour perdu, la base du traumatisme qui est toujours en moi, et qui se répercuterait sur ma fille bien plus tard, et celle qui m’avait donné goût au fait de guérir les gens. Mes parents étaient pauvres, et n’avaient pas les moyens de se payer les médicaments nécessaires pour calmer la toux qui les rongeaient.
J’avais entendu parler d’une fille pouvant guérir toutes sortes de maux, sans rien demander en retour que de menus services pour elle. Comme s’occuper de couper du bois, cueillir les herbes pour ses préparations, ou même l’aider à confectionner celle-ci. On disait d’elle qu’elle était une sorcière, depuis qu’un de ses remèdes était parvenu à guérir un homme du village voisin de la cabane où elle vivait, au cœur d’une forêt. Un homme qui ne pouvait pratiquement plus marcher depuis des années. En désespoir de cause, et parce que depuis l’arrivée de la jeune fille dans la région, celle-ci avait déjà guérie pour des maux graves plusieurs enfants du village, cet homme avait rendu visite à cette jeune fille, qui se faisait appeler Mary Worthington, ou Mary Worth pour ceux ayant pris l’habitude d’être guéris par elle. C’était en fait un faux nom, pour cacher son passé. La mère de Mary était elle-même une guérisseuse. Mais elle avait été pourchassée et tuée pour ses miracles, qui ne plaisaient pas l’évêque de la ville où elle exerçait, considérant que les guérisons miraculeuses dont elles étaient la cause n’étaient pas naturelles, et devaient forcément être le résultat d’un pacte avec le diable.
L’influence de l’évêque avait fait que la mère de Mary fut exécutée en place publique. Fort heureusement, Mary avait pu échapper à cela, et à force à passer de ville en ville, avait fini par atterrir près du petit village de Miltown. Depuis sa fuite, elle avait modifié son véritable nom de Mary Bloodsworth en Mary Worthington, afin que personne de fasse le lien avec sa mère, et son destin funeste, finissant pendue. Cependant, son passé la rattrapa dès lors que l’homme retrouvait l’usage de ses jambes, après avoir bénéficié des bienfaits d’une potion donnée par Mary. Et il n’y avait pas que ça. Son comportement changeait, devenant gai à tout moment, dansant parfois plusieurs heures dans les tavernes, pour montrer qu’il était un homme neuf grâce à Mary. Il ne cessait de vanter les mérites de celle-ci. Non seulement de ses remèdes, mais aussi de sa beauté parfaite. Les femmes du village devinrent jalouses, car nombre d’hommes trouvaient prétexte à aller voir Mary pour être guéris de maux minimes, afin de pouvoir être près d’elle, et observer sa beauté.
Celles-ci firent bientôt enfler la rumeur que Mary était une sorcière, dont le désir était d’envoûter leurs hommes, dans le but de les offrir en sacrifice à Satan. Quand je suis arrivé dans la région, dès lors que j’eus demandé où se trouvait la cabane de Mary Worthington, on me regardait avec mépris, faisant mine d’ignorer ma question, ou me disant que je ne devrais pas m’approcher de Mary, si je ne voulais pas le regretter. Finalement, je parvins à obtenir comment me rendre à la cabane, de la part d’un homme ayant été guéri par Mary, et ne prêtant pas foi à sa réputation de sorcière. Ainsi, je parvins jusqu’à sa demeure, et lui fis part de ma requête. Elle acceptait de créer une décoction pour soulager mes parents, ne demandant en retour que le simple fait de l’aider à la faire. Pour m’éviter des voyages, elle m’invitait à rester dans sa cabane, me préparant un lit de fortune, fait de couvertures à même le sol. Ce n’était pas très confortable, mais la simple vue chaque jour de Mary suffisait à me faire oublier mes douleurs. Bientôt, mes allées et venues entre la cabane et la forêt, où je me rendais pour me procurer les ingrédients nécessaires pour la préparation devant guérir mes parents, se firent connaitre, augmentant les rumeurs.
Certains hommes, voulant demander des remèdes à Mary, me virent entrer et sortir à de multiples reprises, et quand ils demandaient à cette dernière qui j’étais, elle se contentait de répondre que je n’étais qu’un client. C’était vrai les deux premiers jours. Mais à force de la côtoyer, de lui servir d’assistant dans son travail, apprenant les prémices d’une forme de médecine méprisée, car non reconnue par les institutions médicales, une complicité se forgeait entre nous, devenant très vite plus intime. Je devenais amoureux de Mary, et l’attirance que je ressentais pour elle était réciproque. La nuit suivante, je ne la passais pas sur mes couvertures au sol, mais avec Mary, dans sa couche. Je ne pourrais jamais oublier la douceur de sa peau, l’éclat de ses yeux, et la ferveur qui nous emplissait à ce moment, faisant de l’union de nos corps un moment inoubliable. J’en oubliais presque la raison qui m’avait amené à elle.
Quelques jours plus tard, la rumeur dans le village s’était intensifiée, du fait de ma présence, les femmes me désignant comme une incarnation du diable ayant pris forme humaine. Elles parvenaient à manipuler les esprits les plus faibles et fervents à croire tout et n’importe quoi. Ceci dans le seul but de les pousser à la haine envers celle qu’elle considérait comme une ennemie à leurs couples et la tranquillité de leur village. Ignorant ce fait, et ayant terminé avec Mary le remède pour mes parents, je partais, promettant de revenir dès que mes parents iraient mieux, et projetant déjà un avenir pour nous deux. Il se passait trois semaines avant que je revienne, annonçant avec joie à Mary que mes parents étaient guéris grâce à elle. C’est là qu’elle m’apprenait qu’elle attendait un enfant. Bien que n’étant pas visible, elle sentait que de la vie était en elle, sans pouvoir m’expliquer comment elle le savait. Mais cela m’importait peu. J’étais le plus heureux des hommes.
Pour permettre à notre futur enfant d’avoir le meilleur confort possible, je faisais très souvent des va et vient entre la cabane de Mary et ma ville natale, afin de pouvoir rapporter vêtements et éléments indispensables pour accueillir le futur bébé. Au bout de 3 mois, le ventre rond de Mary, qui continuait malgré tout à soigner ceux du village qui le désirait, et ce, en se cachant des habitants de cette dernière, montrait l’évidence. Et l’annonce de ce fait ne fit qu’empirer la hargne des femmes à l’origine de la « campagne anti-Mary », multipliant les réunions pour demander à se débarrasser de Mary et l’enfant du diable qu’elle portait en elle. Un jour, je partais à nouveau pour ramener des aliments pour bébé, Mary jugeant préférable de ne pas se fournir au village proche, pour éviter que cela soit perçu comme un signe de défiance envers les femmes. J’ignorais que durant ce nouveau voyage loin de Mary, un drame monstrueux allait s’opérer.
Les habitants, menés par les femmes, ayant réussi à décider ces derniers à une opération définitive, pour se débarrasser de la menace que constituait Mary la sorcière, se rendirent à la cabane. Si les villageois acceptèrent de croire les femmes, c’est aussi à cause d’une vague de disparitions de jeunes filles dans la région, qui avait aussi touché le village. Deux d’entre elles ne donnaient plus signe de vie, mettant leurs parents en émoi, et les soupçons se portaient tous sur Mary. Un dernier élément déclencha l’expédition. La veille de celle-ci, la fille du meunier fut surprise sortant de sa maison, donnant l’impression d’être envoutée, ne semblant pas écouter les cris de son père et sa mère, qui tentaient de la faire sortir de l’état de transe dans lequel elle se trouvait. Finalement, son père parvint à la retenir, et la ramener au sein de leur demeure, où elle retrouvait un état normal, quelques heures plus tard.
Dans les faits, comme le montrerait l’état des corps des jeunes filles disparues, retrouvées une semaine plus tard dans les bois, ces dernières avaient absorbées des champignons mortels aux vertus hallucinogènes. Les effets de ceux-ci ne s’étaient déclenchés que quelques jours après absorption, formant cet état de transe. Elles étaient sorties de leur maison, à l’insu de leurs parents, en pleine nuit, et s’étant rendues vers la forêt, où les médecins supposaient que les toxines s’étaient accélérées, précipitant leur mort. La fille du meunier avait absorbé une quantité moins importante, expliquant pourquoi elle avait eu sa crise que deux jours après. En tout cas, c’était ce qui serait évoqué par le bouche-à-oreille. Nous étions en 1715, et ce genre de phénomènes, encore mal connus, prêtait parfois à controverse, du fait des croyances populaires tenaces, ayant encore du mal à comprendre les subtilités dangereuses de certaines plantes rares.
Après le sauvetage in extremis de la fille du meunier, bien que celle-ci mourrait également le lendemain de la « croisade » contre Mary, et de la fin horrible de celle-ci, la grogne générale, doublé de l’incitation à la haine déclenchée par les femmes jalouses de l’influence de Mary, eurent raison de toute logique. Mary fut emmenée par les habitants du village hors de sa cabane, celle-ci ayant tenté de fuir en voyant les habitants munis de fourches et de torches se diriger vers sa demeure, mais fut vite rattrapée. Handicapée, par sa grossesse, elle ne put leur échapper. Je n’ai appris le détail de ces faits que bien plus tard. Quand je suis revenu à la cabane, j’ai trouvé celle-ci en proie aux flammes. Un brasier impénétrable qui me mettait dans un état de désespoir intense. Pensant immédiatement aux habitants du village, je décidais de me rendre vers ce dernier, espérant que Mary avait été emmenée par eux avant que le feu ronge la cabane. J’avais raison. Mais à dire la vérité, j’aurais préféré ne pas assister à ce spectacle dont j’allais être témoin, tellement il me hante encore aujourd’hui…
Mary avait été attachée sur le grand arbre figurant au centre du village. Je voyais des hommes apporter un grand miroir, afin que, selon les affirmations des femmes à l’origine de cette haine, sa véritable apparence se voie aux yeux de tous. Mais quand le miroir fut amené près de Mary, cette dernière parvint à se libérer de la corde lâche la reliant au tronc de l’arbre où elle avait été placée, et brisa le miroir d’un grand coup de tête. Les morceaux se répandirent sur le sol, et plusieurs femmes, d’un commun accord, s’emparèrent chacune de l’un d’entre eux. 13 femmes pour être précis. Les 13 femmes ayant fomenté toute cette histoire de sorcière. Par pure jalousie. Tour à tour, l’une après l’autre elles s’acharnèrent sur Mary. La lacérant de toute part, mettant son visage, ses bras, ses jambes en sang. Elles commirent même la pire chose qu’il m’ait été donné de voir. Ouvrant le ventre avec les morceaux du miroir, elles sortirent le fœtus du bébé, déclenchant des cris de douleur insupportables de la part de Mary, avant de jeter celui-ci au sol avec force, et le tranchant mortellement à son tour.
Mary criait de plus belle, et s’adressant à ses bourreaux, jurait que leur descendance et toutes les mères, quelles qu’elles soient, subiraient sa malédiction. Elle se mit à prononcer des mots étranges, dont je ne parvenais pas à comprendre le sens. Par la suite, j’apprendrais qu’il s’agissait de la Malédiction des Chantres, me révélant une partie inconnue de ma bien-aimée, et ne faisant que montrer le bien fondé de ses persécutrices sur leurs affirmations qu’elle était une sorcière. Apeurées par cette incantation, tous reculèrent, les femmes assassines en premier, lâchant les morceaux de verre. Ceux-ci s’illuminèrent quand Mary eut terminé de prononcer les derniers mots de la malédiction. Dans un dernier souffle, Mary leur annonçait alors que désormais, dans chaque miroir qui existait, elle pourrait se montrer à leurs enfants désirant obtenir un vœu, par le pouvoir qui serait désormais à sa disposition dans les ténèbres. Même si elles leur empêchaient de le faire, la simple présence d’un miroir dans leur entourage les obligerait à faire le rituel pour la faire apparaitre.
Et malheur à elle si elles n’étaient pas capables de réussir l’épreuve qu’elle leur soumettrait pour obtenir leur vœu, après avoir appelé son nom 13 fois. Du nombre de morceaux l’ayant blessé. Du nombre de ses bourreaux de ce soir. Un appel qui devra se faire dans les ténèbres, à la simple lumière d’une bougie devant elles, symbole de cette lumière qu’est la vie. Un appel où devra être prononcé le nom de Bloody Mary. En référence à son véritable nom, Mary Bloodsworth, et en souvenir de son corps ensanglanté. En cas d’échec de l’épreuve, la bougie s’éteindrait, et elle leur ferait subir ce que son corps venait d’avoir. Leurs corps serait lacéré sans pitié, projetant leur sang partout autour, leur ventre éventré, leurs boyaux jetés au sol, pour que celles-ci puissent ressentir toute la souffrance de son corps en ce jour. Quelques minutes plus tard, la tête de Mary s’affaissait, ne bougeant plus, pendant que la lumière des morceaux de miroir s’atténuait, avant de s’éteindre. J’avais assisté à tout ça, et j’avais été incapable de bouger, tous mes membres s’étant révélés incapables de faire le moindre mouvement. J’observais en silence la consternation des villageois, n’osant pas s’approcher du corps de Mary et de celui de son bébé qui gisait à côté d’elle. Bientôt, ceux-ci rentrèrent chez eux en silence, sans un regard en arrière, fermant les portes de leur maison. J’ai attendu de longues minutes, pour être sûr que chacun dormait, et ne pourrait donc pas repérer ma présence.
Je m’approchais lentement du lieu où se trouvait celle qui fut mon premier amour. Je m’agenouillais devant elle, lui demandant pardon pour ma lâcheté, pour n’avoir pas pu la protéger, elle et notre enfant. Je mis sa tête entre mes mains, ne tenant pas compte du sang la parsemant, et lui offrant un dernier baiser, les larmes aux yeux. Je fis de même sur le corps de notre bébé, anéanti par la violence dont avait fait part ces villageois envahis par une haine incompréhensible. J’observais les morceaux de miroir au sol, eux aussi garnis de sang. Le sang de Mary. Sans même réfléchir, je pris l’un d’eux en main. Je ne sais pas trop pourquoi, mais j’avais envie de croire qu’il y avait un peu de Mary dans ce morceau, et qu’en souvenir d’elle, je me devais de l’emporter avec moi. Afin de l’avoir éternellement auprès de moi. Jamais je n’aurais pensé que ce choix allait être l’origine d’un nouveau drame terrible dans ma vie, des années plus tard.
Je portais mes yeux à nouveau vers le corps ensanglanté de Mary une dernière fois, avant de tourner les talons, et partir le plus loin possible de ce village maudit. Deux ans plus tard, après m’être fait engager en tant qu’assistant chez un médecin, que j’avais impressionné par mes connaissances acquises grâce à Mary, je pus obtenir un emploi stable. Ce qui me permit de mettre mes parents à l’abri du besoin. Mais le souvenir de Mary continuait de me hanter. Pas seulement sa mort. Mais aussi mon incapacité d’avoir eu le courage de m’interposer envers ses assassins. Ces villageois qui l’avaient tué pour des raisons stupides. Je me foutais que Mary était vraiment une sorcière. Malgré ses pouvoirs, elle n’avait jamais usé d’eux pour nuire aux villageois, à aucun moment. Même sachant les médisances des femmes ayant causé sa perte. Jusqu’au bout, elle a refusé de les utiliser. C’est en voyant le sort de son bébé que sa colère s’est déclenchée contre elles, et qu’elle a eu recours à la Malédiction des Chantres.
C’est pourquoi j’ai décidé de quitter ce pays, cette région du Minnesota où ce drame hantait chacune de mes nuits, pour me rendre en Angleterre, au cœur du Suffolk où je réside aujourd’hui, et où j’ai approfondi mes connaissances en médecine, au sein d’une prestigieuse école. C’est dans celle-ci que j’ai rencontré Millicent, celle qui allait devenir mon épouse, et la mère d’Harriet, notre fille. Une deuxième vie qui me fit éclipser pendant des années ce que j’avais vécu en Amérique. Jusqu’à ce jour fatidique où ce passé sanglant se rappelait à moi, renouvelant le cauchemar que j’avais subi. Avec le recul, je me dis que c’est sans doute la punition de ma lâcheté. Harriet a payé à ma place le fait que je n’avais pas eu le courage de sauver celle que j’aimais. Sans doute méritais-je ce châtiment… Mais Millicent, elle, était étrangère à ce que j’avais fait. Ou plutôt ce que je n’avais pas fait. Et si je n’avais pas eu cette stupide idée de garder un souvenir de ce passé, rien ne serait arrivé.
Ce morceau de miroir que je gardais précieusement, comme d’autres conservent des bijoux de famille à la valeur plus sentimentale qu’autre chose. Je pensais qu’il serait à l’abri des regards indiscrets, placé dans ce coffret en bois, à l’allure médiocre. Un choix volontaire, afin, justement, qu’il n’attire pas l’attention, de par son aspect loin du luxe auquel la famille que j’avais constitué était habituée. C’était sans compter la curiosité de ma fille Harriet. J’étais très fier d’elle. Belle, intelligente, passionnée par les arts, elle était mon rayon de soleil. Mais j’avais un peu tendance à la couver sans doute un peu trop, au grand dam de mon épouse, qui me reprochait souvent de ne pas permettre à Harriet de s’épanouir auprès des jeunes gens de son âge. J’avais engagé un précepteur pour lui inculquer l’éducation dont elle avait besoin au sein de notre demeure, qui se trouvait éloignée de plusieurs kilomètres de la ville la plus proche. Je ne voulais pas que ma petite princesse, comme j’aimais l’appeler, ne subisse l’influence néfaste d’écoles classiques, comme l’aurait aimée Millicent.
Sans me rendre compte que ce choix nuisait au plein épanouissement de notre fille. Je pense que, même si je ne m’en rendais pas compte, j’avais cette peur de voir se renouveler le drame qui m’avait fait venir en Angleterre. Une peur de voir ma famille détruite à cause des autres. Même Millicent subissait cette surprotection. Après notre mariage, elle a abandonné son poste de médecin qu’elle tenait auparavant. De manière à pouvoir être auprès de notre fille en permanence, et que celle-ci ne se sente pas seule dans notre maison, en l’absence de ses deux parents. Un sacrifice immense pour elle, qui aspirait à devenir l’une des figures emblématiques de la médecine pratiquée par une femme. A notre époque où les femmes étaient peu considérées par l’ordre des médecins, rares étaient celles qui parvenaient à se démarquer, étant souvent la cible des railleries de leurs collègues masculins. Cela me faisait mal qu’elle ait choisie de renoncer à ce statut, mais comme elle me le fait régulièrement remarquer, lorsque j’évoque le sujet, il fallait que l’un de nous deux fasse ce sacrifice. Et Millicent savait que je n’aurais jamais renoncé à ma vocation de guérir. J’étais bien trop fier pour ça. Ce qui était vrai, à ma grande honte.
Je ne cesse de me dire que si j’avais eu moi aussi le courage de mettre derrière moi mon passé, j’aurais jeté ce morceau de miroir depuis longtemps, et aurais peut-être mis fin à mes angoisses concernant ce passé que je refusais d’oublier. Et surtout, j’aurais évité à Harriet de subir elle aussi la malédiction mise en place par Mary. J’avais eu des échos de la vengeance de cette dernière, par le biais de patients et de collègues, étant plus à même d’avoir des nouvelles de ce qui se passait de l’autre côté de l’océan, sur ce territoire qui fut le mien jadis. Bien que cela semblait plus être l’œuvre d’accidents domestiques malheureux, ou de crimes résultant de la découverte d’adultère, de trahison ou toute autre chose classique à l’issue funeste, je savais que Mary était derrière toutes ces morts affreuses. Toutes avaient eu lieu devant des miroirs. Généralement des salles de bains. Tous les corps avaient été découverts dans la pénombre, et une bougie éteinte avait été découverte près des cadavres. Ceux-ci étaient dans un état horrible. La gorge tranchée, les bras et les jambes lacérées par une arme introuvable sur place.
Parfois, le miroir avait été brisé, et les policiers chargés de l’enquête supposaient que les lacérations opérées par les tueurs, étaient le fait des morceaux de verre enfoncés dans les chairs. D’autres cas faisaient mention de crise cardiaque, survenues avant que leur corps soit rendu dans le même état que les autres victimes. Des rumeurs, bien que faisant l’objet de moqueries de la part de la police et de la haute société, évoquèrent bien la malédiction des Chantres, lancée par Mary Worth. Nombre des victimes étaient des filles, des petites-filles des femmes de Miltown, tel que l’avait prédit celle que j’avais lâchement laissée à son sort, en couard que j’étais. Et quand ce n’était pas un lien familial direct, il s’agissait de femmes ayant entendu parler de la malédiction. Et, voulant prouver l’idiotie de ce qui était en train de devenir un mythe, ou simplement montrer leur courage, celles-ci s’étaient adonnées au rituel. Bien qu’étant face à l’évidence, ce que leur reprochaient nombre de mères craignant que leurs enfants fassent de même. Par goût du risque, par jeu, afin de sortir de leur ennui, et les changeant des fastes de soirées où elles étaient obligées de participer.
Car oui, il n’y avait pas que la masse populaire modeste qui était touchée. L’ampleur provoquée par la vague de morts inexpliquées, au sein de maisons bénéficiant d’une protection sans faille, par la présence de gardiens, ou d’un nombre important de domestiques, touchait aussi les classes aisées. Parlementaires, riches commerçants, nobles… La Malédiction de Mary Worth n’épargnait personne ayant l’audace de la défier. Elle et sa promesse de punir toutes celles qui ne parvenaient pas à remporter le défi qu’elle proposait aux invocatrices amateures. Il n’y avait pas de garçons parmi les victimes. Ceux-ci étant fortement influencés par leurs pères pour ne pas s’abaisser à de telles idioties, tout juste bonnes pour des idiotes et des mécréantes, telles qu’elles étaient désignées. Un garçon, qu’il soit de bonne famille ou non, voulant tester un tel rituel, ou montrer un quelconque intérêt pour celui-ci, n’était pas bien vu. Et une telle attirance pour des rumeurs colportées par des férus de superstitions venant d’un village sans importance culturelle ou politique majeure, ne pouvait que nuire à la réputation des familles.
Sans doute de peur de porter atteinte à l’honneur de leurs parents, on recensait donc peu de victimes masculines. Et certains ayant rapporté avoir en secret pratiqué le rituel, sans en subir de conséquences, renforçait le fait que les filles étaient les plus à même de subir la malédiction, et que Mary Worth n’apparaissait qu’aux invocatrices, et pas à leurs homologues mâles. Un fait qui s’expliquait par la nature des assassins de Mary, toutes des femmes. Les hommes du village n’ayant agi que comme spectateurs passifs à la mort de cette dernière. Une explication qui tenait la route, et qui allait se répercuter sur Harriet, pour mon plus grand malheur...
Publié par Fabs
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