13 août 2023

SUCCESSION-Jeff the Killer's Legacy (Partie 2)

 

Durant les premiers mois de ma détention, je suis passé à un cap supérieur de ma fusion avec Jeff : il me rendait visite. Il était identique à l’image que j’avais eu de lui en lisant et relisant sa creepypasta, bien qu’ayant un aspect éthéré, propre à ce que beaucoup désignent comme des esprits, des fantômes, des apparitions. Mais dans son cas, ce n’était pas ça. Les créatures fantomatiques ont cette forme car ils étaient à l’origine des hommes ou des femmes, ils avaient une existence humaine. Jeff, lui, n’était qu’un être de fictif, né de lettres mises bout à bout sur le clavier d’un ordinateur. Il n’était pas sur le même plan astral que quelqu’un qui avait été vivant, né selon le processus naturel propre aux humains. Il était à la foi là, devant moi, et en même temps, je savais qu’il était à des milliers de kilomètres de moi. Impalpable et invisible pour toute personne qui n’avait pas cette connexion avec lui. Au contraire de moi.

 

Malgré son allure à semi-transparente, malgré les formes que je voyais en lui, celles de toutes celles ayant été endormies pour l’éternité par ses mains et qui semblaient nager dans son corps dans une valse infinie, je pouvais le toucher, l’entendre rire, parler avec lui. Il en était de même de sa part sur mon corps. Ce fut le début d’un apprentissage privilégié. Il fut mon maitre, et j’étais son élève. Je devais profiter de mon séjour en ces lieux pour devenir son incarnation à part entière. Il voulait s’en assurer. J’ai eu l’impression qu’il était en quelque sorte celui qui était chargé de surveiller le fil de ma vie, et parce qu’il l’avait touché, pour une raison qui m’est encore obscure aujourd’hui, cela avait eu une influence sur mon destin, avant même je sorte du ventre de ma mère. Nombre de jaloux du choix qu’il avait fait envers moi diraient que j’étais son jouet, sa marionnette, pendant au bout du fil qu’il dirigeait tel un virtuose du maniement de pantins.

 

Mais ne sommes-nous pas tous des pantins au fond ? Nous avons tous un fil au-dessus de nos têtes, qui que nous soyons dans le monde, relié à un marionnettiste qui nous manipule sans qu’on s’en doute. Je ne sais pas ce qui avait été la cause de m’adjoindre Jeff comme maître de mon fil. J’imagine que les lois régissant ceux ayant l’honneur de surveiller et agir sur ces fils dépassent tout entendement humain. Peut-être que Jeff a toujours existé, et que c’est un autre gardien de fil qui a fait naître son image et son histoire dans le cerveau de la personne ayant fait de lui une des figures majeures du creepypasta. Afin qu’il devienne à son tour un gardien de fil. Lassé de n’être que ça, un gardien et un personnage imaginaire, il a profité de l’inattention des êtres supérieurs à l’origine de l’existence de notre monde pour devenir quelqu’un de vivant, avec son propre destin, échappant à la loi de ce lieu nous ayant définis tel que nous sommes. Nous, les êtres humains.

 

Il en est sans doute de même pour les autres figures légendaires du creepypasta. J’ai déjà eu connaissance de témoignages de personnes assurant avoir rencontrées Siren Head, le Rake, Ticci Toby, Suicide Sadie, ou d’autres légendes dans la vie réelle, provoquant railleries de la part de ceux et celles se nommant des « rationnels ». Mais la rationalité n’existe que pour les personnes qui y croient. Ceux que l’on désigne comme fous ne sont rien de plus que ces gens qui, comme moi, ont été choisis pour devenir l’incarnation réelle de ces personnages dans le monde des hommes. Pour les moins chanceuses de ces personnes, elles n’ont fait qu’être amenées à croiser ces incarnations disséminées aux 4 coins du globe. Les vrais fous, ce sont tous ces soi-disant scientifiques qui ne croient pas à ce qu’ils ne comprennent pas, disant que ces témoignages ne sont que les divagations de personnes en manque de notoriété, et voulant se faire un nom dans l’histoire. Mais moi, je suis bien placé pour savoir que toutes ces personnes affirmant avoir croisé ces créatures, ces personnages, sont bien loin d’êtres folles. J’allais bientôt, à l’issue de mon apprentissage particulier dans mon esprit, augmenter encore plus la longue liste de ceux et celles qui serait les élus. Choisis pour croiser le chemin de ceux et celles que l’on nomme les légendes du creepypasta, et inscrits dans l’une ou l’autre des catégories que le destin leur avait octroyé dès leur naissance : les victimes et les survivants. 

 

Pour revenir au moment où Jeff a fait son apparition au sein de ma cellule, à l’insu de tous ceux surveillant mes moindres faits et gestes, les yeux braqués sur les images projetées par les caméras de mon « lieu de vie », cela s’est fait par étapes. Sans doute pour m’habituer peu à peu à sa présence. Cela a commencé par son visage apparaissant sur les murs capitonnés autour de moi, agrémentés d’une main, un bras, posant un doigt sur sa bouche ensanglantée, conforme à son imagerie présente partout sur le Net, et m’indiquant d’être discret. Je savais être surveillé de près la nuit, période propice où la plupart des « invités » des lieux supportant mal la visite de leurs professeurs invisibles, montraient parfois leurs faiblesses. Beaucoup d’entre eux, persuadés par des docteurs ou des infirmiers que ce qu’ils voyaient n’étaient pas la réalité, essayaient de faire fuir ce qu’ils pensaient être des créations de leur esprit, fonçant sur les murs de leurs cellules, et obligeant à une intervention, souvent musclée, du personnel à charge de les ramener à un certain calme.

 

Il n’y avait guère que ceux comme moi qui savaient que ce qu’ils voyaient n’étaient pas des fantômes ou des hallucinations. Mais aucune des personnes en habits blancs qui affirmaient tenter de nous aider à aller mieux n’était disposé à me croire, moi et mes semblables. Avec le temps, voyant que je m’habituais à sa matérialisation, Jeff s’est montré totalement à moi. Il était magnifique dans son sweat à capuche blanc, teinté de taches de sang ça et là, son célèbre couteau à la main à la lame d’un rouge écarlate à son extrémité. Une aura noire l’entourait, majestueuse et mouvante, son regard étincelait, et je ressentais son sourire comme un présent d’une infinie rareté. Seuls ses victimes pouvaient habituellement être les bénéficiaires de ce sourire, juste avant qu’il leur offre la chance d’être projetés dans le sommeil après sa fameuse phrase : « Go to Sleep ». Il s’approchait, cette fois sans m’inviter à me taire, pour être sûr que j’étais disposé à accepter son existence.

 

Bonjour à toi, Jérémy. Je ne me présente pas : tu sais déjà qui je suis, bien sûr. J’ai suivi ton évolution pour que puisses devenir mon incarnation.

 

-    Jeff… C’est vraiment vous ? Vous êtes bien réel ?

 

Il se mit à rire, amusé de ma question.

 

 - Non, je ne suis pas réel. Pas encore. C’est toi qui me permettra d’être un être de chair et de sang au sein de ce monde. Toi que j’ai choisi pour devenir mon successeur. Quand j’aurais fini ton apprentissage, en t’approchant de la perfection de ma personnalité, de mon idéal de vie, je disparaitrais. Ce sera le signe que tu n’as plus besoin de moi, car tu sauras déjà tout de moi. Tu seras moi.

-         

Je le regardais, écoutant sans cesser de le fixer, ayant encore du mal à croire qu’il se trouvait devant moi. Je ne pouvais pas dire en chair et en os, car ce n’était pas le cas, mais pour moi, c’était du pareil au même. Jeff voyais que j’avais encore besoin de l’assurance de sa présence et que ce n’était pas une projection de mon esprit, à cause de mon désir tellement puissant de croire en son existence.

 

Tu peux toucher mon visage. Doucement. Il ne faut pas que tu l’abîmes. C’est ma marque de fabrique, et j’y tiens. Tu seras le seul à qui je permets ce petit écart, mais ce sera la seule fois. Alors savoure cet instant de privilège de mettre ta main sur mon auguste face…

 

Je n’avais même pas les mots pour répondre à cette invitation. Je pouvais vraiment toucher Jeff, son visage, ses balafres que j’avais pris grand soin d’imiter à la perfection. En réduisant la distance me séparant de lui, je le voyais admirer le mien, étendant encore plus son sourire, semblant pleinement satisfait de ce qu’il voyait. Je décelais une forme de fierté dans son regard sur moi, du même ordre qu’un potier face à sa plus belle pièce, à un peintre devant ce qu’il considérait comme le chef d’œuvre de sa carrière. Pendant que je touchais son visage, mon corps tout entier se mit à frissonner, ressentant une excitation au fait de pouvoir poser ma main sur mon idole.

 

Ce plaisir redoublait quand Jeff faisait glisser la lame de son couteau sur les traits de mon propre visage, comme le ferait un artiste pour juger de la perfection de sa création. C’est le sentiment que j’ai eu en tête à cet instant. Cela dura quelques secondes seulement, mais suffisantes pour en garder un souvenir impérissable. Jeff baissa ensuite son couteau plus bas, le plaquant contre ma poitrine, puis repoussant mon corps lentement, sans animosité. Juste pour me faire comprendre que mon « présent » était arrivé au bout de son temps. Je comprenais le message, retirait ma main, et me reculait doucement, tout en continuant de fixer Jeff.

 

 - Cette petite mise en matière terminée, tu sais désormais que je suis bien ce que tes yeux montrent. Pour toi, je suis un être physique que tu peux toucher, entendre parler, sentir la respiration. Les autres ne verront que du vide et rien d’autre. Comprends-tu cela ?

 

Oui… Oui, bien sûr. Mais vous parliez d’apprentissage il y a quelques instants… Comment allez vous procéder pour que j’atteigne le niveau voulu pour devenir votre incarnation de manière définitive ?

 

Jeff souriait à nouveau, montrant être ravi de ma question :

 

J’attendais que tu me le demandes. Ce sera très simple. J’agirais au sein même de tes songes. Il me suffira de pointer la lame de mon couteau sur la peau recouvrant ton cœur, en faire couler un léger filet de sang, pour que je puisse pénétrer et contrôler tes rêves. Tu seras le seul à voir ce sang, personne d’autre. Avec moi, bien évidemment. Je te ferais vivre mes meurtres, ceux qui ont fait mon prestige. Dans votre monde, ils sont fictifs, n’étant que des mots qui ont été tapés sur un clavier pour s’afficher sur un écran. Mais dans d’autres mondes, ils ont été tout ce qu’il y a de plus réels. 

 

Vous… Vous voulez dire un peu comme le Multiverse de Marvel et DC ?

 

Jeff souriait à nouveau, en même temps qu’il rapprochait sa lame de moi.

 

 - C’est un peu ça. Et pas tout à fait. Mais t’expliquer ce qui en est serait complexe, et je ne suis pas sûr que tu comprendrais toutes les subtilités. Disons qu’en ce moment, je commets mes meurtres sur d’autres plans dimensionnels, simultanément, dans une sorte de boucle temporelle, qui est elle-même enfermée dans une autre, et ainsi de suite. C’est comme une Inception, si tu connais le principe, mais en plus profond encore. Et ne se limitant pas à la mémoire d’un seul individu, mais à plusieurs, au même moment. Chacun ressentant les mêmes émotions en l’espace de quelques milliardièmes de secondes. Quand une boucle s’achève, prête à recommencer, une autre a déjà débutée, s’enchevêtrant dans une autre. Il y a d’autres éléments qui se mêlent à ces actions, et permettant au tout d’exister, mais tu n’en comprendrais pas les subtilités… Je vais te faire plonger dans une de ces boucles, et tu va revivre les actions de mes autres moi d’il y a un temps s’étant déjà passé, mais se déroulant au même moment que celui après où tu seras envoyé.

 

Je ne suis pas sûr d’avoir tout compris, mais si c’est la marche à suivre pour que je devienne votre incarnation dans mon monde, dans mon époque, dans cette boucle temporelle, telle que vous l’avez indiqué, je suis prêt à commencer.

 

Je t’avais dit que ce serait trop compliqué à concevoir le principe. Ne cherche pas à le faire : cela pourrait briser ton cerveau. Tes semblables s’étant enfermés dans une forme de mutisme, de silence perpétuel, enfermés dans les mêmes lieux que ceux-ci, et certains au-dehors, sont devenus ainsi parce que leur cerveau a essayé de comprendre les boucles, au lieu de se contenter de les vivre comme je vais te demander de le faire. Cela les a brisés de manière définitive. Leur corps vit toujours au sein de ton monde, mais leur esprit, lui, est perdu dans des multitudes de moments de leur vie qu’ils revivent à l’infini, en même temps, dans plusieurs temporalités se mêlant. Ne cherche pas à faire comme eux. Tu es un élève doué. Je sais que tu sauras te limiter à vivre ces plongées.

-        

Jeff enfonçait un peu plus la pointe de sa lame dans mon corps, tout en continuant son explication.

 

Pour t’habituer, je t’enverrais au cœur de ces boucles pendant ce qui représente quelques secondes de ton monde. Histoire de voir si ton cerveau tient le choc et que ton esprit ne cherche pas à commettre la même erreur que ceux que je t’ai évoqués. Au fur et à mesure de ton expérience, j’augmenterais les périodes de plongée par jour. Quand tu auras acquis mes différentes existences, elles se fondront en toi l’une après l’autre. Jusqu’à ce que tu en vienne à ne plus les percevoir. Quand ton esprit ne sera plus en mesure de me voir dans aucune boucle, c’est que l’Ascension aura été accomplie : tu seras devenu moi, tu auras acquis tout ce qui me donne mon existence, mon intellect, mes objectifs, la signification des bulles de sommeil. Quand tu ne me verras plus, tu pourras sortir d’ici, et débuter ta légende. MA légende…

 

C’est ainsi que mon « ascension » a débutée. Plusieurs fois, j’ai bien failli me perdre, mon esprit peinant à comprendre ce principe de plusieurs boucles en une fonctionnant dans différents plans dimensionnels, mais se mêlant les unes les autres dans une période qui me semblait être une infinité. Mais j’ai tenu bon, faisant le bonheur de mon « professeur ». Il m’est arrivé de voir d’immenses flaques de sang sur le sol, sur les murs, sur mes habits, mon visage, partout, une fois revenu dans ma cellule, dans notre monde, notre temporalité. Mais Jeff me rassurait, m’assurant que ce processus était normal au début : c’était le signe que je m’habituais à « vivre » ses autres lui et que je commençais à rapatrier certaines de ces personnalités au sein de mon plan dimensionnel. Il me précisait que plus ma cellule se remplirait de sang, plus ce serait la preuve que j’avais assimilé d’autres « Jeff ». Il me faudrait continuer jusqu’à ce que plus aucune surface des lieux ne soit pas garni de rouge.

 

Quand j’en serais arrivé à ce stade, Jeff, celui de ma temporalité, disparaîtrait à son tour. C’était à la fois terrifiant, et fascinant. Jeff m’assurait qu’une fois l’ascension établie, les boucles ne seraient plus accessibles, car intégrées à mon moi, à mon corps, à mon esprit. Il ne me serait visible que les bulles de sommeil, là où je devais envoyer ceux et celles que j’avais choisi pour s’y rendre. Chaque bulle était différente et elles étaient réservées à une catégorie bien distincte de personnes. Cela aussi, une fois atteint « l’ascension », je comprendrais leur rôle, leurs différences, et à quelles personnes elles s’adressent. Tout comme la manière d’y envoyer une personne désignée. Il me précisait qu’une fois envoyée quelqu’un dans une de ces bulles de sommeil, je ne pouvais pas faire machine arrière. Si je considérais avoir fait un mauvais choix de destination concernant un « élu », il me faudrait l’accepter. Une fois qu’un corps avait été endormi, on ne pouvait plus le réveiller.

 

Mais pour pouvoir envoyer ces personnes dans les bulles de sommeil que je leur aurait désignées, il me fallait un outil. Une lame comme celle qui m’avait servi à parfaire mon si beau visage. Jeff insistait sur le fait qu’il fallait que ce soit une lame pure, n’ayant jamais été utilisée pour tuer auparavant. Je lui disais que je savais où trouver une telle lame, différente de celle qui m’avait déjà servi avant de venir dans mon antre d’apprentissage. Un étui de coutellerie que mon père comptait offrir à mon frère, celui-ci ayant le rêve d’ouvrir sa propre boucherie. J’avais promis de garder le secret sur ce présent prévu au départ pour son 18ème anniversaire. Avant qu’il soit envoyé en prison, alors que c’est moi qui aurait du y aller. Enfin, au vu de mon âge, j’aurais été dirigé vers un centre de redressement plutôt que la prison. Quoi qu’il en soit, mon frère étant toujours emprisonné et mes parents attendant vraisemblablement sa sortie pour lui offrir, l’étui devait toujours être à sa place.

 

Cependant, avant d’obtenir cet outil, il me faudrait en avoir un de substitution pour le jour où j’aurais atteint l’ascension, et qu’il me faudrait sortir des lieux où je me trouvais. Là encore, c’est Jeff qui m’enseignait comment fabriquer une arme de fortune pour me permettre d’accéder au-dehors le moment venu. Je n’étais pas enfermé 24/24 dans ma cellule. Dans le cadre de ma guérison, je devais subir un entretien avec le docteur chargé de veiller à l’évolution du traitement m’étant administré par les infirmiers, lors de leur venue pour m’apporter mes repas. Ces entretiens se déroulaient dans son bureau, une vraie mine pour constituer une arme, sans que cela se voie. Je profitais de certains moments d’inattention de sa part pour m’emparer d’objets à priori anodins, mais qui, assemblés avec d’autres, pouvaient servir à confectionner une arme suffisamment tranchante. Un bâtonnet de colle, des cartes de visite, un bouchon de stylo bille.

 

Ayant remarqué que certains stylos billes étaient dépourvus de capuchons, j’en concluait que le docteur ne verrait pas la différence si un stylo de plus se retrouvait dépourvu de protection. Quand à la colle et les cartes de visite, il y en avait toujours plusieurs. Je doutais qu’il soit perfectionniste au point de s’apercevoir qu’il manquait un bâtonnet au milieu des 3 ou 4 qu’il avait régulièrement sur son bureau. Les cartes, elles, étaient toujours constituées de plusieurs dizaines d’exemplaires. En prenant 2 ou 3 cartes à chaque visite, cela passait totalement inaperçu. Bénéficiant aussi de courts séjour au sein d’une cour intérieure, j’utilisais ces moments pour récupérer discrètement des petites pierres rondes. Assez petites pour ne pas qu’elles puissent former une bosse voyante dans la poche de ma tenue.

 

 Ainsi, tout en me familiarisant avec les boucles temporelles, je m’affairais à mettre au point ma future arme, qui se complétait avec ma demande d’avoir du papier journal pour occuper mes journées au sein de ma cellule. Devant l’apparente inoffensivité de ma requête, le docteur ne vit pas d’objection à me faire procurer ce matériel, prévu pour faire des origami, après que je lui ai expliqué ma passion pour cet art. J’offrais même, de temps à autre, certaines de mes œuvres aux infirmiers ou à l’attention du docteur, de manière à montrer l’innocence de ma démarche. En plus de ça, mes « clients » montraient toujours une grande satisfaction à mes cadeaux, et le docteur voyait même en cette activité une preuve que ma guérison s’effectuait dans le bon sens. 

 

Ce que tous ne voyaient pas, profitant de mes tas de journaux et me mettant dos aux caméras, celles-ci n’étant qu’au nombre de deux et placées de chaque côté de la porte de la cellule, c’était que je mâchait certaines feuilles de journal, après les avoir découpées en fines languettes. Je les faisaient sécher en les plaçant sous mes draps quand je me couchais, après les avoir disposées dans mes poches sans que personne ne se doute de rien. Les cartes de visite, je les pliais de manière à leur donner une forme triangulaire, ce qui serait la base de mon arme. J’utilisais la colle pour les fixer entre elles. Quand les languettes de papier mâché furent sèches, je les disposaient sur la surface formée par les cartes de visites, elles-mêmes humectées auparavant. Un bâtonnet vide formait le manche de ma future arme, dans lequel je disposais les petites pierres rondes récupérées dehors, afin d’offrir le poids nécessaire au manche pour équilibrer le poids de ce qui constituerait la lame. Le capuchon de stylo servait à lisser la disposition des languettes de papier mâché, qui, en séchant sur les cartes de visites, durcissaient. L’action du capuchon permettait, à force de frottement à répétition, d’affûter les bords, et leur donner petit à petit un certain tranchant.

 

Vous allez me dire : pourquoi autant d’efforts, puisque le docteur semblait se satisfaire de mon état de guérison apparent ? Il m’aurait suffi d’attendre de le convaincre de mon état de santé favorable à une sortie. Oui, c’est vrai que j’aurais pu faire de cette manière. Mais pour parfaire mon apprentissage, une fois maîtrisé les boucles temporelles, et me rapprochant de m’approprier l’esprit de Jeff tel que ce dernier le souhaitait pour le représenter au sein de notre espace dimensionnel, il me fallait me prouver à moi- même que j’étais digne de Jeff en débutant ma légende par un coup d’éclat. Les premières élus au Grand Sommeil seraient donc les quelques membres du personnel présent le jour de l’évasion que j’avais prévu. Une évasion qui ferait sûrement grand bruit et ferait débuter mon mythe. C’était primordial pour montrer que Jeff the Killer n’était plus un simple personnage né d’Internet, mais qu’il était désormais bien réel et prêt à faire bénéficier ceux et celles qu’il jugeait digne de s’endormir.

 

Il me fallut plusieurs mois de dur labeur et de patience pour arriver à confectionner ce premier outil, doublé de prudence pour toujours montrer mon dos aux caméras. Fort heureusement, le fait que j’usais de cette position quand j’étais affairé à faire à la fois mes pliages me servant de leurre, et ce qui me permettrait d’assembler mon arme, ne constitua jamais une once de doute ou de suspicion sur mes activités réelles au sein de ma cellule. Le simple fait de fournir régulièrement mes petits origamis suffisait à endormir leur méfiance. En attendant de les faire goûter au sommeil plus profond auquel je les destinais. A chaque étape, je procédais de la même manière, me servant soit de mes poches, ou bien cachant les éléments sous le haut de ma tenue, jusqu’à ce que je me retrouve dans mon lit. Là, je prenais l’excuse de mouvements brusques, pouvant passer pour des insomnies légères, afin de placer l’élément fait dans la journée sous le matelas de mon lit. Ceux-ci n’étaient jamais fait ni vérifiés par les infirmiers, car pensant qu’aucun outil ou arme ne pouvait être présent dans la pièce au vu de ce qu’il supposait être une surveillance suffisante auprès de tous les « malades ».

 

Il arriva un moment où je remplissais tous les espoirs que Jeff avait en moi lors de mon long processus d’apprentissage, année après année. Mes plongées se faisaient allongées sur mon lit, les yeux fermés, obéissant aux consignes de Jeff. Ainsi, mes voyages passaient pour de longues siestes aux yeux des caméras, sans se douter que je me transformais petit à petit en une légende du Creepypasta. Finalement, au bout de 6 ans, je ne voyais plus mon mentor : ni dans les différentes boucles, se réduisant au fur et à mesure de mes expéditions mentales, ni devant mes yeux lorsque je revenais de celles-ci. Je regrettais un peu le fait de ne plus avoir de discussions passionnantes avec mon idole. Des moments forts où je lui évoquais d’autres de ses « collègues », dont certains avaient déjà leur incarnation réelle dans notre monde. Comme Slenderman ou Siren Head, entre autres. Il se passionnait pour mes révélations, se montrant très intéressés par le fait que d’autres créatures nées de l’imagination aient pris une forme physique. Et au vu de leur aspect nettement moins humains, il se posait la question sur la manière d’incarnation choisie par leurs homologues.

 

Avaient-ils pris comme base des êtres humains, et les modelant au fur et à mesure des voyages dans les boucles ? Ou s’étaient-ils servis d’une toute autre méthode que celle qu’il m’avait fait suivre ? Je voyais des flammes dans ses yeux dans ces instants, me procurant un ravissement savoureux. Heureux d’avoir offert du plaisir à mon idole, celle qui m’avait choisi pour suivre ses traces. Mais toute chose à une fin : je perdais peu à peu ces instincts humains de plaisir de satisfaction. Ou plutôt, d’autres naissaient en moi, en même temps que je maîtrisais les plongées pour finalement voir toutes les pensées de Jeff devenir miennes, effaçant les bribes d’humanité inutiles à ma future mission, au sein de mon esprit. Je percevais le monde d’une autre façon, mon regard s’épanouissait, mes gestes devenaient plus précis dans mes songes. Mais il me restait à savoir si ce serait le cas en mode réel face aux futures personnes à qui je devrais offrir le Grand Sommeil. A la fin de cette phase où je devins définitivement Jeff, comme celui-ci me l’avait indiqué, je comprenais ce qu’étaient les bulles de sommeil dont il m’avait parlé. Notamment leurs rôles respectifs et la manière d’y envoyer ceux et celles que j’avais choisi.

 

Il y avait d’abord la Bulle 1 : celle de la famille. Une bulle réservée, comme son nom l’indiquait, aux membres de son entourage proche. Mère, père, frère, sœur, fils, fille, oncles, tantes… Tout ce qui constituait le cercle familial. La Bulle 2 était celle des Guides : ceux qui avaient contribué à faire naître ce que j’étais. Une bulle dans laquelle seraient plongés John, Mark et Douglas. Comme dit auparavant, bien que mon ancien moi avait pu, à un moment, les détester pour ce dont ils avaient été responsable, ce que j’étais désormais ne pouvait que reconnaître leur rôle primordial dans ma transformation. Sans leurs actions, je ne serais pas devenu Jeff. Dans le même temps, bien qu’étant devenu Jeff à part entière, il me restait tout de même quelques traces de mon ancien moi. Et l’idée d’associer la technique propre à les envoyer dans la bonne bulle de Sommeil qui leur était destinée ne m’empêchait pas de répondre aux attentes de mon moi intérieur, demandant à ce qu’un traitement de faveur particulier leur soit attribué. Et je savais déjà lequel.

 

La Bulle 3, c’était celle réservée au Cercle des Admirateurs. Se retrouvait dans cette bulle toutes les personnes qui montreraient une fascination sans borne pour mon « travail », pouvant même m’aider à atteindre d’autres élus au Grand Sommeil. Les envoyer dans cette bulle constituait leur juste récompense. Dans la Bulle 4 était envoyées les Dignes. Ceux et celles aux attitudes montrant une certaine attirance pour le meurtre, les affaires criminelles, et tout ce qui s’y rapportait de près ou de loin. La Bulle 5, elle, était celle des Artistes. Une bulle prévue pour ceux montrant une passion pour un art, un loisir, ou un intérêt majeur pour le désir suscité par son compagnon, homme ou femme. La bulle 6 était moins gratifiante : c’était celle des Rejetés. Des vies mornes et maussades, ne montrant pas de passion pour quoi que ce soit, même pas pour le sang et la mort. Ne voulant vivre que pour des choses aussi insignifiantes que la nourriture, la boisson ou d’autres éléments détestables. La Bulle 7, enfin, est la plus basse, et s’y retrouvent les Traitres, ceux et celles m’ayant manqué de respect, moi ou mes semblables, insultant ma famille, mon rôle, ou pire encore : mon physique.

 

Pour être tout à fait honnête, il y a un autre espace où peuvent se retrouver certains élus : le néant. C’est un espace sans fin, sans sol, où les corps ne trouvent jamais le repos. C’est l’endroit où sont envoyés ceux ayant été marqués d’une lame non pure, et ne pouvant donc prétendre rejoindre une bulle de sommeil. Ce serait le cas de ceux que je devrais endormir au sein de l’établissement où j’avais effectué mon apprentissage, du fait de ma lame fabriquée de manière artisanale et non conventionnelle. En même temps, je n’aurais pas vraiment de regret de les y envoyer. Après tout, d’un point de vue général, ils n’ont jamais véritablement montré la moindre tentative pour comprendre ce que j’étais, et pourquoi j’avais modelé mon visage, pourquoi je vouais une admiration sans borne à Jeff, au point d’avoir su écouter cette petite voix en moi qui me disait de devenir son incarnation et qui a fini par le faire apparaître devant moi pour me servir de mentor.

 

Ils n’ont fait que se fourvoyer en refusant de se rendre à l’évidence et me reconnaître pour ce que j’étais amené à devenir. Bien qu’ayant contribué, malgré eux, à ce que je parvienne à devenir ce à quoi j’aspirais, à savoir être l’incarnation de Jeff en ce monde, il n’en reste pas moins qu’ils ont représentés aussi un obstacle à mon épanouissement. Sans les barrières de compréhension qu’ils ont dressées sur leur chemin, je n’aurais pas eu besoin de recourir à des méthodes peu glorieuses pour obtenir l’Ascension voulue par Jeff. Ils ont été un frein. Et leur destin pas très envié, ce n’est que le résultat de leur arrogance, leur stupidité et leur volonté de nuire à ce que j’étais appelé à être. Je fournirais un effort pour le docteur, en lui accordant un destin moins dur, pour lui permettre de mieux supporter sa présence au sein du Néant, ne serait-ce que pour l’aide involontaire qu’il m’a apporté en me fournissant sans le savoir le matériel nécessaire pour la confection de mon arme première. En attendant que je me procure une arme digne d’envoyer les élus dans les bulles de sommeil qui leur conviennent.

 

Il me fallait encore trouver le jour idéal pour partir et débuter ma quête, ma mission, mes premiers pas en tant que Jeff the Killer de notre réalité. Un jour où le personnel serait réduit, afin de ne pas avoir d’obstacles en nombre trop important pour me diriger vers le destin qui m’attendait et impliquant de me rendre en premier lieu chez mes parents. Je m’étais promis qu’en remerciement de la vie qu’il m’avaient donné, de leur soutien permanent, je me devais de leur offrir un départ vers le Grand Sommeil digne d’eux, et surtout qu’il aient la priorité vers la Bulle de Sommeil leur étant destiné. Le personnel de la prison blanche qui m’avait servie d’ascenseur pour m’élever partiraient les premiers, mais comme ils seraient envoyés en direction du Néant, avec une lame non-pure, ça ne comptait pas. Ce qui importait c’était l’outil indispensable pour l’envoi dans les Bulles. L’arme barbare et dépourvu d’esthétique que j’avais fabriquée n’avait pas matière à être considérée comme cet outil destiné à être le prolongement de mon bras et ma main, tel que mes différentes phases de contact avec Jeff me l’avait enseigné.

 

Il n’y avait pas de calendrier dans ma cellule, mais il se trouvait que le bureau du docteur où je me rendais régulièrement en possédait un. Je déterminais la date parfaite pour ma sortie future : le week-end des festivités du 4 juillet. Je savais que chaque année un congé exceptionnel était attribué au gros du personnel à cette occasion. Seul restait au sein du bâtiment le « strict minimum » pour le soin des pensionnaires : juste quelques infirmiers en nombre très réduit. Des personnes n’ayant pas de famille avec qui fêter ce jour, ou n’étant pas particulièrement empreint d’un esprit patriotique prononcé, et pour qui travailler ce week-end particulier ne représentait pas un problème majeur. Et surtout, elles y voyaient l’occasion d’être payées double, les motivant à se priver d’une fête qui, de toute façon, n’occupait pas une place importante à leurs yeux. Le docteur lui aussi resterait, afin d’assurer le suivi habituel des patients, tout en s’occupant de la partie administrative, dont était chargé en temps normal des secrétaires médicales passant le plus clair de leur temps enfermées dans un petit local de quelques mètres carrés.

 

J’ai profité de mes visites auprès du docteur pour observer le calendrier, afin de me situer dans le temps et compter dans ma tête les jours restants jusqu’à ma libération. Une période que je trouvais plus longue que toutes celles où je parcourais les différentes boucles temporelles pour mon entraînement à part, celui me menant peu à peu à devenir ce que je suis aujourd’hui. Ces journées étaient ponctuées de ces voyages, occupaient mon esprit ainsi que mon corps à l’intérieur de ma tête. Ce qui fait que je ne voyais pas le temps passer. Tandis que là, j’en étais réduit à compter les heures, les minutes, les secondes chaque jour passant, afin de garder le fil du temps me séparant de mon objectif de sortie. C’était presque une torture mentale de résister à avancer ce moment, et me retrouver au plus vite auprès de ma famille afin de lui donner son ticket pour le Grand Sommeil sans attendre. Mais je savais que faire cela me conduirait à un échec.

 

 Pas que je craignais d’affronter ceux se montrant à moi en nombre dans les couloirs. Non, rien de tel. Si je pensais cela ne serait-ce qu’une minute, ce serait avouer ma faiblesse et mon manque de conviction à mon rôle d’incarnation de Jeff. Ce qui ne serait pas acceptable, aussi bien pour moi, que pour les nombreux fans de Jeff à travers le monde. Des personnes que je savais pouvoir se remplir de joie en apprenant que leur idole, tout comme je l’avais été avant elles, était devenu un être de chair et de sang, et non plus parqué dans les pages d’un site web. Ce qui me posait problème, c’était le nombre de personnes qui risquaient de se trouver plongées dans le Néant, du fait de leur envoi par ma lame archaïque. Mon statut d’incarnation de Jeff m’obligeait à fournir à son image, sa réputation, une certaine prestance, une aura indéfectible aux yeux de tous. Et pour cela, je devais limiter le nombre de personnes ne pouvant accéder au Grand Sommeil à cause de l’utilisation de cette lame provisoire. C’était une question de prestige avant tout, pas une question de peur en soi ou de réserves quant au fait de rougir plus que de raison les sols et les murs de ces lieux.

 

Finalement, la date arrivait. J’étais impatient au même titre qu’une jeune groupie attendant l’heure de commencement du concert de sa star préférée. Je ne dirais pas que j’avais un esprit identique à cette image, mais ça s’en rapprochait. J’étais surtout pressé de revoir ma famille, et mon frère. Je savais que son temps d’emprisonnement s’était terminé depuis déjà 3 ans. Je savais aussi par le docteur certaines nouvelles de mes proches. Ceux-ci n’ayant pas l’autorisation de me rendre visite, car on craignait que leur vue, leur présence devant moi, ne puisse me provoquer un choc pouvant annihiler mes progrès constatés par le personnel. J’avais eu connaissance de son retour à notre maison, de la reprise de ses études, interrompues à cause de « l’incident » lui ayant valu d’être envoyé sous les barreaux, suivi d’une formation pour lui permettre de suivre la voie professionnelle qu’il désirait, dans la boucherie. Il avait travaillé dur. J’étais fier des efforts de mon frère, fier des encouragements et des aides de mes parents à accomplir son rêve.

 

Je savais qu’il aurait sans doute voulu aller plus loin, ouvrir sa boucherie, avoir la joie de servir des clients au sein de sa propre enseigne. Mais dans le même temps, le moment était arrivé pour lui de se reposer. Je ne pouvais concevoir que mes parents soient séparés de lui au sein de la Bulle de Sommeil qui leur était destinés, pendant que Riley aurait l’image de cette séparation en tête chaque jour de son travail, et pouvant le perturber. Non, je ne pouvais permettre de faire souffrir mon frère de cette manière, en sachant qu’il devrait attendre des années avant de rejoindre nos parents. J’avais donc pris la décision qu’ils partiraient tous ensemble : c’était le cadeau que je me faisais la promesse d’offrir en souvenir de toutes ces années passées à leurs côtés, sacrifiant tout ce qu’il pouvaient dans le seul but de me rendre heureux. C’était à mon tour de faire un geste envers eux : ils méritaient amplement de savourer le silence et le repos.

 

En attendant de les retrouver, je me préparais au bon déroulement de mon plan. Toujours le dos aux caméras, j’avais récupéré mon outil dissimulé sous mon matelas et l’avais glissé entre le pantalon et le haut de ma tenue. Il était installé de manière à ce qu’aucun gonflement du tissu ne puisse être visible et trahisse sa présence. Ce qui aurait fortement compromis la suite des évènements. Mais les infirmiers officiant ici étaient loin d’être des modèles d’intelligence, ce qui réduisait encore plus mes bribes de culpabilité concernant leur envoi dans le Néant. Je devais mesurer ma chance d’avoir été envoyé ici, au sein de cet établissement figurant dans les « bas de gamme » en matière de sécurité et de méfiance. Le jugement qui m’avait été fait, par ceux m’ayant emmené il y a 6 ans sur ma propension à distiller le mal autour de moi, cela avait contribué à ce qu’ils me croient plus dans une position de victime de troubles mentaux propres à être soignés, plutôt qu’à me considérer comme quelqu’un pouvant se révéler être un danger potentiel pour autrui.

 

Puis, le déclenchement de toute l’opération se mit en place. J’entendais la serrure lancer le point de départ des festivités. Son cliquetis, suivit de l’apparition d’un infirmier venus m’apporter mon repas de midi, me mettait en alerte. J’observais à nouveau ma tenue, afin de vérifier qu’il ne pouvait être soupçonné la présence de mon outil, juste pour me rassurer du respect de la procédure de mon plan en tête. L’infirmier s’approchait sans méfiance, comme à son habitude. C’était Meadows, l’un de ceux ayant reçu nombre de mes cadeaux, ces origamis faits de papier journal servant de leurre à ce que je préparais depuis des mois. 

 

 - Hello, Jérémy. C’est l’heure de la bouffe. Tu vas être gâté aujourd’hui. Comme demain c’est jour de fête nationale, et que c’est moi qui était en charge d’élaborer les menus, je me suis dit que tu voudrais quelque chose à part.

 

C’est gentil, Meadows, merci.

 

Non, me remercie pas, vraiment. C’est la moindre des choses pour le plus adorable des pensionnaires d’ici. Celui qui me gratifie de ces magnifiques petites bêtes en papier. Comment t’appelles ça déjà ?

 

Des Origamis.

 

Ah ouais, c’est ça : O-ri-ga-mi. J’ai du mal avec les termes japonais. 

 

Justement, ça tombe bien : j’en ai fait un nouveau pour vous.

 

Arrête de me vouvoyer : on est un peu potes toi et moi, depuis le temps, non ? Et montre-moi ta nouvelle merveille.

-        

Je lui montrais alors ma création à son intention. Une girafe. Je savais qu’il aimait les animaux sauvages lui rappelant son pays natal. Celui qu’il avait dû quitter pour chercher le rêve américain qu’il pensait trouver. Au lieu de ça, il a galéré avant de pouvoir se trouver une place au sein d’une société où les nouveaux venus ne sont pas toujours bien considérés. Des années difficiles où il a finalement trouvé sa voie, dans le monde médical, et l’ayant conduit ici, en tant qu’infirmier. Il rêvait d’être psychiatre ou assistant social. Un truc dans le genre. Il aimait écouter les gens, les conseiller, leur donner confiance en eux, et il a tout de suite sympathisé avec moi. Il était différent des autres ici, et j’ai hésité quelques instants sur la suite à adopter.

 

 Je ne m’attendais pas à ce qu’il soit parmi le personnel restant ce week-end. J’aurais préféré que ce soit un autre envers qui j’aurais eu moins de remords à envoyer dans le Néant. Mais je ne pouvais plus reculer : les dés étaient jetés. Et surtout, j’avais hâte de retrouver ma famille pour leur offrir le Grand Sommeil. Il s’est alors approché, un grand sourire aux lèvres, les yeux brillants devant l’origami que je lui montrais. Je lui tendais alors cette petite sculpture de papier qu’il prenait dans ses mains, oubliant presque ma présence, tellement il était subjugué par ma création. Je glissais alors ma main sous le haut de ma tenue, afin de m’emparer de mon arme, puis appelait l’infirmier :

 

 - Meadows ?

 

Il se retournait alors à l’énoncé de son prénom, et sans lui laisser le temps de réagir, j’opérais à un vif mouvement de droite à gauche de ma lame sur sa gorge, tranchant cette dernière profondément, et faisant gicler du sang sur le sol et le blanc immaculé de mes habits. Ne pouvant plus parler, ses cordes vocales ayant été sectionnées en même temps que le reste, il tombait à genoux, tentant d’arrêter le flot de sang sortant de sa gorge en pressant ses mains dessus, tout en m’adressant un regard où se mêlaient surprise, incompréhension et terreur. Je me baissais au niveau de son oreille droite, afin de lui glisser ce qui allait désormais devenir la phrase me caractérisant, perpétuant l’existence de celui que j’incarnais :

 

   Go to Sleep…

 

Meadows basculait en arrière, ses mains lâchant son cou avant de s’affaler de tout son long, un long filet de sang coulant sur le côté de son corps, rougissant la texture capitonnée recouvrant le sol de la cellule, et cessant de bouger. Cependant, je voulais qu’il ait un traitement de faveur pour avoir droit à une forme de repos éternel. C’était quelque chose qui n’est normalement pas possible au sein du Néant. Je m’affairais donc à l’énucléer méthodiquement. Je pouvais me permettre de procéder à ce petit « plus », sachant que ce week-end particulier, il n’y avait personne qui surveillait les caméras, ce qui a rajouté à choisir cette période précise pour ma sortie. Une fois ses yeux sortis, je les ai disposés dans ses mains, fermant ces dernières. Ainsi, une fois dans le Néant, il ne pourrait pas voir toute l’horreur de sa situation, son corps flottant pour l’éternité dans un gouffre sans fin. Dépourvu de vue, il pourrait obtenir un simulacre de sommeil. C’était le moins que je puisse faire pour Meadows : il le méritait, à défaut de pouvoir lui réserver sa place dans une Bulle de Sommeil. Celle des Admirateurs qui aurait dû normalement être sa destination, au vu de la relation qu’il avait avec moi.

 

Après ça, je me relevais et me dirigeais vers le couloir, juste après avoir subtilisé le trousseau de clés de Meadows et ouvrant la porte de ma cellule. Celle-ci étant toujours refermée à clé après l’avoir franchie, suivant le protocole au sein de l’établissement. J’avançais lentement dans le couloir, arborant mon plus beau sourire, satisfait malgré tout de ce premier sommeil. Les autres qui se montreraient à moi par la suite ne bénéficierait pas de la même compassion de ma part. Seul Meadows avait fait preuve d’une certaine humanité envers moi. Tous les autres n’étaient que de petits toutous obéissant au docteur. Au départ, j’avais prévu ce traitement à celui-ci d’ailleurs, voulant lui offrir un séjour moins douloureux. Mais pour avoir choisi de placer Meadows sur mon chemin, je ne pouvais plus lui donner accès à ce privilège. Je ne pouvais pas lui pardonner de m’avoir obligé à envoyer au Néant quelqu’un comme Meadows. C’était impardonnable. Pour cette faute, le docteur serait réduit à la même chose que les autres inconscients qui tenteraient de bloquer mon accès à la sortie de ces lieux, afin de continuer la voie que Jeff m’avait tracée depuis le début de ma vie, sans que je le sache, et dont j’avais découvert les faits après que Riley ait été injustement puni pour cacher mes actes. Mais déjà, un autre infirmier ayant découvert ma présence dans les couloirs courait vers moi :

 

  Jérémy ? Rentre dans ta chambre ! Qu’est-ce que Meadows a foutu ? Où il est ?

 

Une fois devant moi, il m’agrippait le bras droit, là où je tenais mon outil. Je lui souriais de plus belle pendant qu’il essayait de me désarmer.

 

        Où t’as eu ça ? Donne-moi cette arme !


Mais il ne parvint pas à son objectif. Ma force mentale avait eu un effet sur mon physique également : j’étais plus fort, malgré mon apparence chétive. L’infirmier avait oublié que je n’avais pas qu’un bras. Je me servais de ma main gauche pour entourer sa gorge, serrant fortement, son visage rougissant à cause de la pression sanguine subie. Il suffoquait, tentait de parler, d’appeler à l’aide, mais le son de sa voix ne parvenait à rien. Il essayait de se dégager, lâchait mon bras droit, mettant ses deux mains autour de la main qui l’étouffait de plus en plus. Étant en position de faiblesse, s’agitant comme un ver de terre agrippé par un moineau et voyant sa fin arriver, il ne put rien faire contre le mouvement de ma main droite enfonçant profondément ma lame dans son cœur. Le choc violent lui fit cracher du sang, pendant que je continuais à serrer sa gorge. La pression qu’il exerçait pour écarter mes doigts se relâchait, il tentait de faire ressortir la lame avec une de ses mains. Mais n’ayant pas la même force que je déployais, celle-ci commençait à rabaisser son emprise. J’enfonçais encore plus la lame dans son cœur, la remontant pour être plus sûr de trancher son organe vital, tout en le regardant et lui faire don de ma phrase :

 

 - Go to Sleep…

-        

Ses yeux se révulsaient, son regard fuyait, ses bras retombaient le long de son corps. Il ne tenait plus debout que par le fait que ma lame le retenait. Sa vie n’était déjà plus dans son corps : il avait rejoint le Néant. Je dégageais alors ma lame, pour laisser s’écrouler l’infirmier à mes pieds. Je regardais quelques secondes cette masse froide et allongée qui s’offrait à mes yeux. Il dormait déjà profondément, ce qui me satisfaisait. Je repoussais sa tête qui s’était posée sur mes pieds, me dégageant, et continuant mon chemin. Deux autres infirmiers, ayant sans doute entendu les exclamations du précédent dormeur, se dirigèrent vers moi. Je n’avais pas envie de perdre du temps avec eux : ma famille m’attendait, je le savais, je le sentais. Elle devait pressentir ma venue et serait sans doute prête à m’accueillir lors de mon retour à la maison. Je devais expédier les choses si je ne voulais pas trop m’attarder. Je pris les devants en courant vers les deux hommes. Ils parurent surpris, arrêtant leur course, montrant un regard inquiet au fur et à mesure que je me déplaçais. J’avais le sourire toujours vaillant, riant même, leur procurant une terreur non-dissimulée car ne s’attendant pas à cette réaction de ma part. Eux qui étaient habitués à voir les pensionnaires de cet endroit être amorphes, gavés de médicaments et soumis à leurs quatre volontés, leur donnant l’impression d’être des seigneurs de guerre.

 

Mais il étaient loin d’avoir ce statut dont ils pensaient être les bénéficiaires. Il ne me fallut qu’un temps très court pour arriver à leur hauteur,et trancher leurs gorges en des mouvements précis, sans même qu’ils aient le temps de réagir, ni comprendre ce qui se passait, tombant comme les éléments d’un château de cartes privé de ce qui constituait sa base. Je stoppais alors mon action, m’accroupissant. Les deux hommes étaient tombés l’un sur l’autre, avec la même expression de peur sur leur visage, cherchant eux aussi à freiner la coulée de sang émanant de leurs cous. Ils pleuraient. Ils ne semblaient pas comprendre la chance qu’ils avaient de ne plus subir le stress de leur vie. Je sentais leur détresse, mais ce n’était pas uniquement dû à leur propre sort. Je ressentais leurs pensées comme des brises cherchant l’ouverture leur permettant de sortir d’un lieu devenu inhospitalier. Ce corps sur le point de céder au Sommeil. Je fixais leurs yeux à tous les deux :

 

Go to Sleep…

 

J’étais surpris que tout ce tintamarre n’ait pas fait sortir le docteur de sa tanière personnelle, celle-ci étant située au bout du couloir à seulement quelques mètres. D’autant plus qu’il avait dû voir les images du couloir, j’en étais persuadé. En plus de la salle servant à observer chaque caméra du centre, je savais que son ordinateur avait un circuit interne relié aux caméras où je venais de faire dormir 3 infirmiers tour à tour, se rajoutant à Meadows. Son silence, son manque de réaction, ça pouvait signifier qu’il était déjà en train de contacter des renforts. Ce qui me ferait perdre encore plus de temps. Je devais couper court à ça et je me dirigeais donc vers son bureau. Une fois sur place, comme je m’y attendais, celui-ci était fermé à clé. Ce qu’il ne faisait jamais d’habitude. Mais une simple porte n’était rien face au décuplement de force qui habitait mes mains, mes bras, et le reste de mon corps. En moins de temps qu’il n’en fallait pour le dire, je forçais la porte qui s’ouvrait avec fracas, la serrure en grande partie arrachée par la pression de ma main gauche. Je découvrais le docteur semblant s’affoler sur son téléphone fixe, actionnant les touches, et répétant en boucle les mêmes mots d’appel à l’aide.

 

Au vu de sa panique, et n’entendant pas d’autre voix à l’autre bout du fil, j’en déduisait qu’il n’avait pas encore réussi à joindre qui que ce soit. Je marchais sur le parquet de la pièce, continuant de sourire inlassablement, ma tenue étant parée du sang de ceux que j’avais déjà endormis, écourtant la distance me séparant de lui en l’espace d’une poignée de secondes. L’instant d’après, je me penchais prestement, agrippant sa cravate de soie bleue autour de son cou, et le faisant sortir de son petit terrier, en lapin apeuré qu’il était, avant de le projeter à terre sur le côté. Il transpirait de partout, sa chemise montrant des traces évidentes de sueur traversant le tissu blanc de cette dernière, et s’imprégnant sur sa veste chic. Il se mettait alors à genoux, m’implorant de ne pas le tuer. Je me suis senti vexé à ce moment. Comment pouvait-il me comparer à un simple psychopathe de bas étage ? Un vulgaire tueur ? Moi qui était l’incarnation de Jeffrey Woods. Moi qui était un artiste, celui qui m’était fait la mission d’offrir la possibilité d’échapper à la dureté de ce monde en envoyant ceux que j’avais choisi pour rejoindre le Grand Sommeil.

 

Je ne pouvais pas accepter un tel manque de gratitude. Si j’avais déjà eu ma lame pure en main, je lui aurais réservé le sort propre à ceux destinés à la Bulle 7, celle qui est sans nom. Celle où se retrouvent les calomniateurs, les parvenus, les insultants. Et dire que j’avais un temps envisagé de lui fournir un traitement de faveur… Il était pathétique.  Je ne pouvais pas lui pardonner cette infamie à mon encontre, que je ressentais comme une blessure à la mémoire même de celui dont j’étais l’incarnation physique. J’étais en colère. Je prenais sa tête, et la poussait violemment vers l’avant. Il tombait face contre le sol dans un cri de douleur, accompagné de plaintes et de pleurs de fillette l’instant d’après. Je ne supportais plus ses jérémiades. Je me positionnais à côté de lui, près de son oreille droite. Et tout en plantant mon couteau dans son dos lentement, le plongeant plus profondément, par étapes, de manière à ce qu’il ressente l’erreur qu’il avait commise de m’insulter, je lui signifiait malgré tout son sommeil à venir : 

 

- Go to Sleep...


Ses pleurnicheries m’étaient à la limite du supportable, mais il me fallait lui faire comprendre sa faute en l’envoyant très lentement vers le Néant, là où était clairement la place qui lui était due. Je voyais son regard vide dans ses yeux, son visage étant sur le côté et me donnant la vision de son inexpressivité. Je me relevais et repartais dans le couloir, retrouvant peu à peu le sourire que le docteur m’avait fait perdre quelques instants, ce qui était impardonnable. Mais je lui avais déjà donné la punition qu’il méritait. Lui donner plus de mon temps lui aurait donné une importance qu’il n’avait pas, qu’il n’avait plus, et qu’il n’aurait jamais. Ce n’était qu’une larve en comparaison de l’honneur et la dignité dont avait fait preuve les simples infirmiers s’étant montré à moi avant lui. Je chassais ces pensées de mon esprit et franchissais le chemin me séparant de la sortie du centre. Je me servais des clés de Meadows pour ouvrir les différentes portes des sections, jusqu’à accéder à l’air libre, hors de mon ancien lieu d’apprentissage, hors de l’endroit m’ayant permis de goûter à l’Ascension.

 

Il ne me restait plus qu’à marcher vers ma maison, la demeure de mon enfance d’avant, là où je pourrais obtenir un vrai outil prompt à continuer la mission qui était la mienne désormais, pour les années à venir. La lame qui pourrait véritablement ouvrir les Bulles de Sommeil à ceux et celles croisant mon chemin. Je voulais éviter d’envoyer d’autres personnes dans le Néant, alors je choisissais un trajet où je savais qu’il y aurait peu de risques de croiser quelqu’un. Fort heureusement, notre maison se situait à l’écart des autres dans un quartier fort peu fréquenté. Y parvenir sans devoir endormir d’autres au sein du Néant me serait aisé. La route fut longue. J’apercevais bien parfois des silhouettes à plusieurs mètres de distance de moi, mais je décidais de les laisser. Seuls ceux se trouvant dans mon champ de vision direct, séparés de moi de seulement quelques centimètres, je n’aurais d’autre choix que de les ajouter aux dormeurs du centre. Mais ce ne fut pas le cas, et je parvins à l’endroit qui serait le véritable point de départ de la légende de Jeff the Killer…

 

FIN DE LA PARTIE 2

 

A suivre…

Publié par Fabs

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