7 août 2023

SUCCESSION-Jeff the Killer's Legacy (Partie 1)

 


Je sais que nombre de personnes ne croient pas au destin, refusant d’envisager que nous avons des lignes de vie établies à l’avance, inscrites sur un registre tenu par des forces qui nous dépassent et nous manipulent comme on actionne les fils de marionnettes. Mais au fond, ne sommes-nous pas exactement ça ? Des pantins de chair et d’os qui se brisent au contact d’une lame creusant les entrailles jusqu’à percer ces organes vitaux qui sont le moteur de tout être humain. Je n’ai pas choisi de devenir ce que je suis, mais je ne regrette pas le chemin qui s’est tracé devant moi. Je n’ai fait qu’agir selon mon instinct, ma conviction d’avoir été choisi en tant qu’instrument par ceux qui nous ont forgés depuis la nuit des temps, et qui se délectent de suivre nos pérégrinations au gré des actes qu’ils ont imaginés pour nous. A ce titre, je me sens privilégié par rapport à d’autres dont la vie misérable se limite à travailler au sein d’entreprises dans lesquelles ils ne trouvent aucun plaisir à s’y rendre, effectuant des tâches le plus souvent ingrates parce qu’ils ne font pas partie de la bonne série de fils choisis par nos créateurs.

 

Ils ne savent pas de quoi demain sera fait, de quoi sera constitué leur avenir, celui de leurs enfants, de leurs proches, et si ces derniers les trahiront, leur feront du mal une fois qu’ils auront atteint un âge respectable, sans aucune reconnaissance des sacrifices effectués pour eux. Et quand ce ne sont pas des personnes de leur entourage, ce sont des inconnus, qui, par leur force de caractère, prenne le dessus en abusant de leur passivité, leur incapacité à se défendre, jouant de leurs faiblesses, comme s’il s’agissait de pièces de bois qu’ils peuvent disposer à leur guise sur un échiquier dont eux seuls connaissent l’issue de la partie, car ils sont ceux qui en dictent les règles. Je connais bien ce sentiment d’impuissance, car j’en ai été victime, tout comme mon frère. J’ai été un simple pion ne sachant pas comment changer la partie, et se demandant pourquoi je devais participer au carrousel de folie et de méchanceté gratuite d’une poignée de gosses de riches prenant plaisir à martyriser ceux qu’ils jugeaient inférieurs à eux. Juste parce que je n’appartenais pas à leur caste sociale.

 

Mais en fait, je ne les blâme pas. Aujourd’hui, je serais même prêt à les remercier pour ce qu’ils m’ont fait, car ils ont contribué à faire naître en moi les germes de ma vraie personnalité. Ils ont érigé les bases de ce qui allait pousser au fond de mon être, se développer année après année, depuis ce jour où j’ai croisé leur chemin. Et désormais, là où je les ai contraints à se rendre, ils ne pourront jamais oublier qu’ils ont été l’étincelle qui a fait s’enflammer le puits de violence et de destruction que je suis devenu. Dans la nuit éternelle qui est la leur à présent, je resterais à jamais gravé dans leur esprit et leur corps. Une marque indélébile, devenue l’apanage de tous ceux et celles que j’ai choisi pour rejoindre l’obscurité où j’ai été plongé, dès l’instant où mon corps et mon esprit se sont transformés. Depuis ce jour ou mes bourreaux m’ont fait prendre conscience que j’étais amené à devenir la continuité des fils sur lesquels nous sommes tous disposés.

 

Je suis persuadé aujourd’hui que ma naissance même n’était que l’étape me prédestinant à être ce que je suis en cet instant, et pour les années à venir. Je sais que beaucoup n’acceptant pas mon existence, ne voulant pas croire que je fais tout ça parce j’ai été élu pour ce rôle, chercheront toujours à me convaincre que je ne suis qu’un tueur parmi d’autres. Les imbéciles… Comment peuvent-ils seulement prétendre savoir mieux que moi ce qu’il y a dans ma tête ? Ils sont tellement ignorants de ce que j’ai compris au retour de ce séjour forcé au sein de ces murs blancs ayant constitué ma maison durant de longs mois d’exil… Mais maintenant que j’ai atteint l’apogée de ma force, que j’ai atteint un tel niveau de compréhension de ce que je suis et que j’ai toujours été à devenir, je me fais un devoir de leur faire voir la vérité qui m’est apparue. Je suis bien plus qu’un être humain. Je suis un ange purificateur chargé de couper les fils de vie de ceux et celles dont le destin doit s’achever. Celui qui a été choisi en tant que régulateur de ce monde. C’est ma voie, et je ne laisserais personne affirmer le contraire, car ils ne savent pas ce que je sais, ce que j’ai vu lors de mon ascension mentale, alors que j’étais cloîtré dans ce qui était mon temple de connaissance. Là où mon moi véritable est né.

 

Mais peut-être est-il nécessaire, dans un souci de postérité, que je vous dévoile comment j’ai été amené à découvrir la lumière de qui je suis ? Ainsi, vous comprendrez plus aisément pour quelle raison vos voisins, vos amis, votre supérieur peut-être, sont destinés à devenir des amas de chair pourrissant au soleil, des corps remplis de meurtrissures, de blessures profondes, au sang coulant indéfiniment sur le sol de votre cuisine, de votre salon, ou bien de votre jardin. Gisant entre les deux arbres où se balance le hamac où vous aimez tant vous détendre, sirotant un jus de fruit, et profitant d’un soleil radieux. Je vais donc vous révéler comment je suis né. Ou plutôt comment je suis devenu la réincarnation vivante d’un personnage que j’ai toujours adulé, admirant son histoire tragique et sanglante. Car maintenant, je sais que si j’étais autant fasciné par lui, c’était parce que je suis lui. Je l’ai toujours été. Il fallait juste un déclic pour faire surgir en moi l’évidence du pourquoi de mon existence.

 

Les souffrances que j’ai du subir, aussi bien physique que psychologique, elles étaient indispensables pour que je me puisse me résoudre à accepter ma vraie nature, ma vraie mission en ce monde. Celle de faire comprendre à tous que, contrairement à ce qu’on croit, certaines creepypastas ne sont pas seulement des récits fictifs écrits par des auteurs à l’imagination débordante, dans le seul but de divertir, effrayer, ou faire craindre le moindre son dans le noir, le moindre grincement de dents derrière soi ou encore le souffle du vent, alors que l’on se trouve à l’intérieur de ce que l’on pense être un lieu sécurisé, un abri où rien ne peut arriver. Non, il y a des creepypastas qui jouent un rôle prémonitoire. Leurs créateurs n’en ont pas conscience, car ils ne savent pas qu’ils sont nés uniquement pour écrire ces destinées futures appelées à devenir réelles au-delà des écrans d’ordinateur, de téléphones ou de tablettes. Mais dès le départ, leur rôle s’est limité à ça : donner vie sur papier à de futurs figures d’un équilibre sur Terre, attendant de trouver la personne qui saura l’installer dans le monde réel, et continuer leur légende.

 

C’est de cette manière, en étant lues, en s’installant dans les esprits de futures incarnations de leur personnages, que ces creepypastas deviennent bien plus que de simples écrits. Ce sont des prémices à la venue, à la naissance de leurs homologues de chair et de sang, afin que les fils de vie destinés à se rompre voient leur horizon s’achever et laisser place à un autre. Grâce aux mains de ces tueurs, ces tueuses, ces créatures qui vous font frémir dans le noir de vos chambres, installés devant vos écrans, vous faisant parfois battre vos cœurs ou envahir vos corps de sueur, trempant vos draps, le cycle de l’existence humaine parvient à un équilibre. Dans mon cas, voyant que ma vie ressemblait trait pour trait à celui que je préférais parmi toutes ces histoires, j’ai fini par comprendre que je devais suivre les traces de ce personnage de papier, qui fait partie des plus célèbres du monde des creepypastas, dont le seul nom fait baver nombre d’aficionados de l’horreur : Jeff the Killer. Car oui, c’est bien de lui dont je suis devenu la réplique vivante, la personnification. Et je vais vous conter comment j’en suis venu à cette constatation, comment l’esprit de Jeff a fusionné avec le mien. Je vous ai fait assez attendre : il est temps de vous révéler le commencement de ma légende.

 

Tout a débuté ce jour du 9 Octobre 2020. Ma famille et moi venions d’arriver au sein de la petite ville de Bluewoods, qui devait son nom aux mousses bleues poussant sur les arbres de la forêt avoisinante, et source principale de revenus de la cité, car attirant des touristes en masse venus admirer les teintes bleutés arborées par la forêt en soirée. Un phénomène dus à la phosphorescence de ces mousses à la couleur particulière. Ce déménagement n’était pas vraiment un choix à proprement parler. Dans le Minnesota où nous vivions auparavant, au sein de la ville de Southriver, mon père avait fait l’objet de la cible d’un groupe religieux. Ce dernier acceptait mal les critiques que mon père faisait de leur communauté au sein du journal où il était employé. Les membres de ce qui était considéré comme une quasi-secte, bien que prétendant le contraire, opérait à des recrutements en masse au sein des quartiers désœuvrés de la villes, faisant miroiter monts et merveilles à leurs habitants, et leur promettant une vie meilleure s’ils rejoignait leur communauté.

 

Dans les faits, les nouveaux adeptes se faisaient délester des peu de revenus qu’ils avaient, pour le « bien de la communauté », et nombre d’entre eux en venaient au suicide ou quittaient la ville, ne supportant plus d’être relégués pratiquement au statut d’esclave, en étant utilisés pour les tâches les plus ingrates, alors que les dirigeants se la coulaient douces, profitant de l’argent obtenu de leurs fidèles. Mon père avait plusieurs fois dénoncés les actes de ce groupe qui nuisait à l’économie de la ville. Le souci, c’est que l’influence de cette secte était telle qu’elle possédait des membres jusqu’au conseil municipal de la cité. Si, au départ, mon père a fait l’objet de simples remontrances de la part de la mairie, tout comme le journal qui l’employait, par la suite, les attaques furent plus virulentes. Graffitis sur les murs ou la carrosserie de la voiture familiale, appels anonymes, parfois en pleine nuit, tentatives d’effractions. Ça pouvait aller parfois au refus de certains commerces de nous permettre de nous ravitailler chez eux, car le patron était un membre de cette communauté toxique.

 

La situation devenant invivable, et craignant pour sa famille, mon père a finalement obtenu d’être muté à une succursale du journal, située donc à Bluewoods. Ce fut un déchirement pour moi, ayant dû me séparer de tous mes amis. Mon frère, âgé de 4 ans de plus que moi, a été encore plus affecté, car s’étant vu obligé de devoir rompre avec sa petite amie. Cette dernière ne voulant pas se résigner à être seule, avec des milliers de kilomètres de distance avec mon frère. En résultait cette situation, où notre famille s’était résignée à abandonner tout ceux que nous aimions, afin d’échapper à la menace que représentait cette secte et son influence pour la tranquillité de notre quotidien. Mes parents se sont faits assez vite de nouveaux amis et connaissances. Mon père grâce au journal, par le biais de ses collègues. Ma mère, elle, avait trouvé un emploi plutôt bien rémunéré auprès de la bibliothèque de la ville, du fait de son expérience au sein de la petite librairie où elle était employée à Southriver.

 

Pour mon frère et moi, ce fut plus difficile de trouver nos marques. Le collège où nous nous trouvions avait en son sein plusieurs élèves ayant un niveau de vie bien au-dessus de nous. A vrai dire, ma mère avait eu du mal à nous y faire intégrer, justement à cause de la différence de statut social régnant dans l’établissement. C’était un collège privé, et donc forcément, les élèves avaient des parents occupant des fonctions importantes au sein de la ville. Mon frère et moi aurions pu suivre les cours dans le collège de Trenxtown, la ville la plus proche, plus adapté à notre condition modeste de vie, mais celle-ci se situait à plus de 50 kilomètres de là. 

 

Il y avait d’autres petites villes plus proches, mais elles ne disposaient pas d’établissements au-dessus du 5ème grade primaire. Pour ceux et celles voulant suivre des études supérieures à ce niveau, il était impératif de se rendre à Trenxtown. Cependant, le coût du trajet était trop élevé pour que nous nous rendions là-bas, en regard des revenus de notre famille. Bien qu’important, les prix demandés pour que nous suivions les cours au collège de Bluewoods étaient moindre en comparaison du budget qu’aurait nécessité une intégration au sein d’un établissement similaire à Trenxtown, du fait de la distance. Ma mère ne pouvant pas nous y emmener en voiture, cela l’aurait obligée à recourir à la ligne directe de bus reliant Bluewoods à Trenxtown, qui était prohibitif. Le collège privé de la ville était la seule alternative possible pour nos parents afin de s’adapter à leurs ressources.

 

A cause de notre statut, j’ai été très vite une cible parfaite pour les moqueries des autres élèves, voyant en moi, à cause de mon caractère timide, le souffre-douleur parfait pour les distraire. Si, au sein du lycée, les brimades étaient discrètes, pour que mes bourreaux ne se fassent pas voir des professeurs et surveillants, elles étaient pour moi la source de souffrances psychologiques régulières. Ne voulant pas attirer de problème à mes parents s’ils se voyaient obligés d’intervenir en dénonçant ces actes odieux qui touchaient aussi mon frère, j’ai préféré supporter en silence ces sévices qui se répercutaient également au -dehors du collège. Je dirais même qu’au-delà des murs de l’établissement, c’était pire, mais était surtout du fait de 3 d’entre eux en particulier. John, Mark et Douglas. Des brutes qui attendaient que moi et mon frère soyons installés à l’arrêt de bus devant nous ramener chez nous, pour venir nous tourmenter, et surtout racketter mon grand frère.

 

Au début, il subissait les mêmes attaques ciblées que moi, malgré son âge plus important. Jusqu’à ce que le trio se rende compte que mon frère recevait de l’argent de poche de la part de mes parents. Ce n’était pas grand-chose à proprement parler, mais pour mes parents, c’était une manière d’habituer mon grand frère à avoir une certaine autonomie. Cet argent, c’était pour payer les trajets de bus bien sûr, pour lui et moi, mais pas seulement. Il était libre de se payer ce qui lui faisait envie, pour se faire plaisir, tout en faisant preuve de légère parcimonie pour qu’il ait l’habitude d’économiser et prenne conscience de la différence à faire entre dépenses essentielles et superflues, en vue de la vie qu’il aurait après son parcours scolaire. Il recevait une petite somme chaque semaine. Pour que ça soit plus simple, il avait pris l’initiative de prendre des abonnements pour le bus, dont je bénéficiais bien entendu.

 

Ce qui lui permettait de faire ce qu’il entendait du reste de l’argent. Seulement, celui-ci finissait invariablement dans les poches de nos trois tourmenteurs principaux, et Riley, mon frère, n’osait pas avouer à nos parents qu’il était obligé de donner son argent pour éviter de subir des coups. Tout comme moi je me taisais, il ne voulait pas que nos parents soient obligés de se retrouver avec des dépenses plus importantes, s’ils étaient obligés de nous faire suivre notre parcours scolaire à Trenxtown. Alors, il se taisait et acceptait de leur reverser son argent de poche. C’était aussi, et surtout, pour me défendre. John avait menacé de s’en prendre à moi plus violemment si Riley ne leur versait pas leur « pourboire ». C’est comme ça que les trois désignait leur racket. J’avais beau être plus jeune que mon frère, je fulminais en moi à chaque fois que je voyais le trio s’approcher de nous, une fois par semaine, pour obtenir ce qu’il demandait.

 

Depuis que mon frère leur versait cet argent, ils se contentaient de moqueries à notre égard, seulement ponctué parfois de jets de boulettes de papier en cours, ou de crocs-en-jambe pour nous faire chuter dans les couloirs du collège. Ce qui était déjà source d’humiliation importante. Je savais que si mon frère ne se rebellait pas, c’était à cause de moi. S’il avait été la seule cible de représailles de leur part en refusant de leur verser son argent, j’étais persuadé qu’il aurait eu la force de résister. Mais la menace que je subisse des violences poussées, il ne pouvait pas prendre le risque, en frère protecteur qu’il était. Ce qui me mettait dans une rage encore plus intense à chaque vol organisé de leur part. J’ai tenté de lui dire une fois que j’étais assez grand pour me défendre, qu’il ne devait pas se rabaisser juste pour moi. Mais sa réponse a été sans appel :

 

 -   Quel grand frère je serais si je laissais faire ça ? Je ne pourrais jamais me le pardonner. Maman et Papa compte sur moi pour te protéger. Et si ça doit passer par devoir renoncer à certains plaisirs, ça n’est pas un problème.

- 

Il m’avait caressé la tête, comme il le faisait souvent pour me rassurer ou me consoler :

 

 -        Jérémy, tu sais que tu comptes bien plus pour moi que cet argent. Ta sécurité passe avant tout le reste.

 

Mais ce n’est pas juste. Eux ils ont déjà plein d’argent à leur disposition. Ils sont bien plus riches que nous. Pourquoi ils te prennent le tien, alors qu’on as pas grand-chose ?

- 

 - Malheureusement, il y en a qui se moque de ce genre de logique ou de justice. Ils profitent de leur force pour soumettre les plus faibles. Nous ne devrions même pas être dans ce lycée, à cause de notre niveau social modeste. C’est quelque chose que les personnes comme elles ont du mal à accepter. Le fait de me prendre cet argent, c’est leur manière de nous faire comprendre qu’on n’est pas à notre place.

-     

Je m’étais muré dans le silence à ce moment. Je comprenais bien sûr, mais je ne l’acceptais pas. Je sentais une rage monter en moi à chaque racket, sans rien pouvoir faire. L’accumulation de frustration en voyant mon frère se sacrifier pour moi, se rajoutant aux divers sévices et moqueries que l’on subissait l’un et l’autre au collège, à l’insu des professeurs, je pense que ça a été la cause de ce qui a suivi. J’ai la conviction que j’avais cette fureur en moi depuis ma naissance, mais elle était restée enfouie dans un recoin de mon corps, car n’ayant pas l’utilité de se réveiller. Comme une feuille sur le sol qui va monter petit à petit, à cause d’une bourrasque, un vent de plus en plus fort. Jusqu’à ce que cette feuille s’approche d’un niveau du ciel qui la fasse brûler au soleil, la consumant complètement. Cette image, c’est exactement ce que je ressentais. Pour l’instant, je n’avais pas encore atteint le niveau où je me rapprochais du soleil. Mais au fil des semaines, la distance m’éloignant de l’embrasement se réduisait. Je savais qu’il viendrait un moment où ce bouillonnement en viendrait à sortir de moi. Ce que j’ignorais c’était quelle forme il prendrait. Puis arrivait le jour où le feu en moi explosa d’un coup, comme le couvercle d’une cocotte-minute arrivé au bout de ce qu’il pouvait supporter comme pression. On était le 12 novembre. Ce jour-là, Riley semblait plus nerveux que d’habitude. J’ai alors tenté de savoir ce qui en était : 

 

 - Riley… Qu’est-ce que t’as ? Pourquoi tu trembles de partout ? C’est à cause des autres qui vont venir ? Pourtant, t’es pas comme ça d’habitude… Qu’est-ce qui est différent aujourd’hui ?

 

-     Riley me regardait, essayant de dissimuler l’angoisse qui envahissait son corps de partout, pour ne pas que je m’inquiète sans doute. Mais il était un très mauvais acteur, et il n’avait jamais su mentir.

 

 - C’est… C’est rien… Je t’assure… Je… ça va aller, t’inquiètes pas. J’ai un peu froid, c’est tout.

 

  Il fait pas froid aujourd’hui. J’ai même du enlever ma veste, parce que j’avais trop chaud…. T’es malade et tu veux pas me le dire, c’est à cause de ça que tu trembles ?

Non… Rassure-toi : je suis pas malade… C’est juste que je suis un peu déçu que maman soit partie plus tôt ce matin. J’ai pas eu le temps de lui souhaiter une bonne journée…

- 

D’un coup, rien que par cette phrase, je pensais comprendre la raison de sa nervosité. Aujourd’hui, on était le jour où maman donnait son argent de poche à Riley. Comme elle part toujours avant nous, maman laisse l’enveloppe contenant les billets sur la table. Mais ce matin, je n’avais rien vu sur la table. Peut-être que maman s’était levée en retard, et qu’elle avait oublié de laisser l’argent pour mon frère. En temps normal, j’aurais pu dire que Riley avait pris l’enveloppe sans que je le voie et qu’elle était déjà dans son sac. Mais ce matin, j’avais été le premier dans le salon. C’était certain. Maman avait zappé de laisser la somme habituelle pour Riley. Ce qui fait qu’il ne pourrait rien donner aux 3 petites merdes, expliquant sa nervosité. Jusqu’à présent, le fait d’avoir cet argent nous avait permis de moins subir leurs sévices au collège et ailleurs. Ça servait d’expiatoire à ces brutes, bien plus costauds que mon frère. Une excuse pour pas être trop vache avec nous et nous laisser relativement tranquille.

 

Mais s’ils n’avaient pas leur argent habituel, ils risquaient d’être en colère et vouloir des explications sur le fait que Riley n’avait rien à leur donner aujourd’hui, comme chaque semaine. Je voulais parler à Riley, lui dire qu’on ferait peut-être mieux de partir à pied avant que les autres arrivent, mais je n’en ai pas eu le temps, car déjà John et les deux autres se montraient, avançant le sourire aux lèvres vers l’arrêt de bus où nous nous trouvions. Je voyais Riley trembler de plus en plus, de la sueur perlait sur son visage. Je ne l’avais jamais vu comme ça, même lors des premières fois où on avait subi les attaques de ces salopards, et que ces derniers ne savaient pas encore que mon frère avait de l’argent de poche. Le trio était arrivé à notre hauteur, et déjà John, le leader du petit groupe, s’adressait à Riley :

 

 - Alors, les deux minables, prêts à nous donner notre pourboire de la semaine ? ça urge, parce que Mark fête son anniversaire demain. Et je tiens à lui offrir un beau cadeau.

-         

 - Le seul cadeau que je trouverais satisfaisant, c’est que tu me serves Vanessa sur un plateau.

 

Ouais ben rêve pas trop hein… Vanessa, c’est du niveau 5 en termes de classe. Toi, t’es même pas au niveau 1.

-        

 - T’es vache, là… Dis plutôt que tu voudrais bien te la taper aussi.

 

En même temps, qui voudrais pas avoir cette bombe dans son lit ?

 

Bon, allez, trêve de conneries. Riley, aboule le fric, on est un peu pressés.

-         

Riley se levait, tenant à peine sur ses jambes, n’osant pas parler. Mark fut le premier à remarquer l’attitude étrange de mon frère :

 

 - Pourquoi tu trembles comme une feuille, mec ? Rassure-moi : t’as bien notre fric ?

 

Eh mon gars, vaut mieux pour toi que tu nous fasses pas un coup de pute, parce que sinon tu sais ce qui va arriver. Ton frérot va morfler. On t’as prévenu à ce sujet déjà.

 

Riley parvenait à rassembler son courage, et leur répondit :

 

 - Ecoutez… Je… Je sais que ça va pas vous plaire, mais… Ma… Ma mère… Elle… Elle a oublié de me donner mon argent aujourd’hui. Mais je vous le donnerais lundi, sans faute… Laissez mon petit frère tranquille…. Je vous promets que lundi vous aurez l’argent…

-         

Les 3 brutes se regardaient, montrant clairement leur colère :

 

 - Mec, on t’as pourtant déjà donné les consignes plusieurs fois. Tu oublies le fric, ton frère se prend une branlée. C’est quoi que t’as pas compris ?

 

Ou alors, il s’en fout que son frangin se fasse refaire le portrait…

 

 -      C’est vrai ça ? ça te dérange pas qu’on le cogne ?

 

Non ! Non, laissez- le, je vous en supplie. C’est pas sa faute, c’est la mienne. Frappez-moi si vous voulez, mais le touchez pas…

-       

Mark et John se regardaient, riant de bon cœur :

 

 - Tu sais mec, je devrais être en rogne, mais t’as de la chance : je suis dans un bon jour. Et pis, ta proposition m’amuse. Alors écoute : on va te déglinguer la gueule en premier, et on s’occupera de ton frangin après.

 

Ouais, c’est bon ça : et pis ça sera plus marrant de frapper le grand d’abord.

- 

Je n’en tenais plus. Fou de colère, je me levais du siège de l’arrêt, et m’interposais entre mon frère et ces 3 ordures :

 - Arrêtez, bande de salauds ! Mon frère vous a dit que ma mère avait oublié. C’est pas sa faute ! Il vous a dit que vous auriez l’argent lundi ! Alors laissez-le !

-        

Le trio se regardait en silence, avant d’éclater de rire à nouveau pendant que mon frère tentait de rattraper ma bévue :

 

 -          Ne l’écoutez pas… Il est jeune… Il sait pas ce qu’il dit.

-

Puis, se tournant vers moi, à demi-mots :

 

 - T’es pas bien ? Qu’est-ce qui te prends ? Va t’en ! Je m’occupe de les ralentir…

 

Je refuse ! Je veux pas que tu te fasses taper ! Ils ont pas le droit !

-       

Au même moment, John s’était approché, et attrapait l’épaule de mon frère :

 

 - Bon allez, ça suffit ! ton frangin m’a fait bien rire. Pour la peine, je le taperais moins fort. Maintenant, c’est le moment de te faire comprendre que tu dois plus oublier le fric. Je me fous du reste. Démerde-toi pour l’avoir en temps et en heure.

-        

Là-dessus, il décochait un direct au visage à mon frère, qui tombait au sol. Immédiatement les deux autres le rouait de coups de pied, souriant. Je tentais de les arrêter, mais John me repoussait, m’envoyant valdinguer contre le banc de l’arrêt de bus :

 

 - Reste à ta place toi ! ça sera ton tour après. En attendant, profite du spectacle !

-       

Il rejoignait ses deux acolytes et redoublait les coups sur mon frère qui s’était recroquevillé par terre, se laissant faire sans broncher, acceptant son sort pour son « erreur ». Dès ce moment, ma rage atteignait son maximum, oubliant qu’ils étaient plus grands que moi et ne pensant qu’à défendre mon grand frère. Je serais incapable d’où m’est venue ma force. On dit que sous le coup de la colère, on est capable de surpasser ses limites. Peut-être est-ce ça : une explosion de testostérone à un niveau incroyable. Inhabituel pour un garçon de mon âge. Cette fureur que j’avais accumulée durant toutes ces semaines venait d’atteindre son point culminant. La feuille s’était embrasée de tout son éclat, et sans me poser de questions, j’ai foncé directement sur ceux qui faisaient du mal à Riley, poings en avant.

 

Je ne saurais pas trop décrire le déroulement des évènements qui a suivi : j’étais dans un tel état de fureur que j’ai laissé parler mes poings tout seul, frappant sans hésitation, sans la moindre retenue, chaque portion des corps de John, Mark et Douglas. Je me souviens juste de leur état de surprise à la violence de mes coups, de mon visage rouge de colère, de leur regard terrifié et leurs tentatives pour bloquer mes attaques. Mais tous leurs efforts étaient vains. Je dirais même que, plus ils résistaient, plus je trouvais du plaisir à les frapper encore plus fort. A ce moment, je n’avais plus 13 ans. En tout cas, la puissance de mes coups, elle, avaient la force d’un adulte ou d’un sportif habitué au combat.

 

 Je ne m’expliquais pas la facilité que j’avais à les asséner de frappes toujours plus violentes, pendant que je les entendais me supplier d’arrêter, disant qu’ils regrettaient, qu’ils ne le ferait plus. Mais je savais qu’ils mentaient. Je savais qu’ils continueraient. Si ce n’était pas à moi et mon frère, ils s’en prendraient à d’autres. Je ne voyais plus le rouge du sang sortant des blessures consécutives à mes coups accélérant leur cadence infernale. Mark et Douglas étaient allongés, ils ne bougeaient plus. Seul John parvenait à tenir encore debout. Je crois que ça m’énervait encore plus, et je redoublais de fureur sur lui. Finalement, j’ai senti des bras m’enserrer par derrière, m’enlevant de la zone de combat pendant que je me débattais de plus belle. J’entendais alors la voix de mon frère :

 

 -          Arrête ! Jérémy, arrête-toi ! Ils ont leur compte, regarde-les : ils ne bougent même plus ! Je t’en prie, Jérémy, redeviens toi- même ! tu me fais peur là !

-

Je ne sais pas si ce sont les paroles de mon frèrem, ou simplement parce que le fait de ne plus avoir les corps de ceux que je considérais comme des ennemis à éliminer n’étaient plus au bout de mes poings, mais je me calmais petit à petit. J’avais le visage rouge de sueur, du sang sur les mains et sur ma tenue. Mais ce n’était pas le mien : c’était celui de ces 3 salauds qui restaient immobiles sur la route. Même John avait fini par s’évanouir à son tour, tellement la violence de mes coups avait eu raison de sa résistance. Riley me serrait dans mes bras, parvenant à endormir ma fureur peu à peu, jusqu’à ce qu’elle disparaisse complètement. L’état second dans lequel je me trouvais s’évanouissait, et je commençais à me rappeler ce qui l’avait précédée : mon frère au sol, les coups de pieds assénés sur son corps à répétition, cette chaleur montante en moi. J’avais même eu l’impression de voir mes yeux sortir de leurs orbites tellement mes veines, mes nerfs, mes muscles avaient gonflés de partout. Je reprenais mes couleurs de peau habituelles, étant redevenu le petit frère que Riley avait toujours connu. Comprenant que j’étais à nouveau dans mon état normal, mon frère défaisait l’emprise de ses bras sur mon corps et se mettait à genoux, plongeant son regard dans le mien. 

 

 - Jérémy… Qu’est-ce qui t’es arrivé ? Je… J’avais l’impression de voir quelqu’un d’autre… Ce n’était plus toi… C’était… Je ne suis même pas sûr de comprendre ce que j’ai vu… On aurait dit un animal, une bête féroce… Tu t’es acharné sur eux comme si ta vie en dépendait. 

 

Reprenant mon souffle, je m’adressais à Riley :

 

 - Ils te faisaient du mal. Je sentais ta souffrance, même si tu retenais tes larmes. Je… Je ne sais pas comment… Mais j’ai senti quelque chose qui est monté en moi… Une sorte de force… de haine se transformant en rage… Je n’ai pas pu me retenir…

 

Jérémy… Ecoute-moi… Tu ne dois jamais dire ce que tu as fait aujourd’hui… ça te causerait des problèmes… Et je ne veux pas qu’on t’enferme. Je ne le supporterais pas… Je ne pourrais même plus regarder mon reflet dans une glace si je laissais faire ça…

-        

Riley jetait un coup d’œil en arrière, me lâchant, se dirigeant vers les corps étalés sur la route. Je le voyais mettre son oreille droite sur la poitrine de nos anciens bourreaux un à un, vérifiant s’ils respiraient encore. Riley se relevait, semblant rassuré, puis revenant vers moi.

 

 - Jérémy, il faut que tu m’écoute : c’est très important… Tu me promets de faire tout ce que je te dis ?

-       

L’air encore un peu absent par ce qui venait de se passer, je hochais la tête, en guise de réponse.

 

 - Parfait. Alors, on va se mettre d’accord sur un point : tu n’as jamais frappé ces gars. C’est moi qui l’ai fait, ok ? Ces petites merdes arrogantes oseront jamais dire qu’ils se sont fais démolir par un gamin de 13 ans. Leur fierté en prendrait un sacré coup, et ils seraient montrés du doigt. Si je dis que c’est moi qui leur ai causé leurs blessures, ils confirmeront ma déposition…

 

Mais c’est pas juste. C’est toi qui va avoir des problèmes, alors que c’est moi qui ai tout fait…

 

  Jérémy, dans la vie, rien n’est jamais juste. Mais encore une fois, c’est mieux que ça soit moi qui soit puni à ta place. C’est mon rôle de grand frère de te protéger, je te l’ai déjà dit. Donc, je veux que tu me promettes de dire que c’est moi qui les ai frappés, pas toi. On est bien d’accord ?

 

D’a… D’accord… Je te promets…

 

Parfait. Maintenant, file à la maison. Tout de suite. Ça te prendras un peu plus de temps qu’avec le bus, mais il vaut mieux que tu ne sois pas là quand les secours viendront. Je vais appeler une ambulance, et je dirais que c’est moi qui est responsable de tout ça. On a de la chance que cet arrêt est situé dans un coin de campagne. Personne d’autre que nous et les trois au sol seront au courant de la vérité. Et comme je t’ai dit, une fois qu’on leur demandera si c’est moi qui les ai frappés, ils diront oui. Ils prendront pas le risque de passer pour des nazes en disant que c’est toi.

 

- Et… Et Qu’est-ce que je dis à maman et papa ?

 

Tu leur dis que tu t’es enfui, parce que des méchants nous ont attaqués, et que je suis resté pour les affronter. Le reste, je leur dirai moi-même plus tard. Tu as bien compris ce que tu dois dire ?

 

  Oui… Mais qu’est-ce que tu vas devenir toi ?


Riley m’a regardé, souriant. Mais je me doutais qu’il savait déjà ce qui arriverait. Toujours avec son foutu instinct de protection, il m’a rassuré :

 

 - Rien. Rien de bien méchant, t’inquiètes pas. Je vais juste expliquer ce qui s’est passé. Que c’est eux qui nous ont attaqué, et que j’ai riposté pour que tu puisses t’enfuir. Tout se passera bien, tu verras. Je rentrerais très vite à la maison. 

 

   Tu me le promets ?

 

      Oui… Je te promets que je serais vite de retour.

-        

Alors, je l’ai cru. J’ai voulu lui faire confiance, en l’abandonnant, courant aussi vite que je le pouvais en direction de notre maison. Ralentissant de temps en temps pour reprendre mon souffle. Ça m’a pris trois quarts d’heure pour revenir. Maman était déjà là. Quand elle m’a vu avec mes habits plein de sang, elle a cru devenir folle :

 

 -   Jérémy ! Qu’est-ce qui s’est passé ? Pourquoi tu es rempli de sang ? Et où es ton frère ? Il est blessé ? Réponds-moi, mon chéri !

-      

Alors, je lui ai tout dit, en suivant la version que Riley m’avait dit de donner. J’expliquais que le sang sur moi, c’était parce que j’étais à côté quand mon frère se battait avec les autres de manière très violente. Y’avait plein de sang qui a giclé sur moi et mes habits. Et après Riley m’a demandé de m’enfuir. Je ne savais pas ce qui s’était passé ensuite. Peu de temps après, une voiture de police est arrivée à la maison, expliquant la même version que je venais de dire, sans doute donnée par Riley. Les jours suivants, toute la ville ne parlait que de ça. Mais ça ne s’est pas passé comme mon frère avait dit. Il n’est pas revenu à la maison. Les 3 « victimes » ont porté plainte pour coups et blessures. Vu leur état, sachant que Riley n’a pas nié les avoir frappé et que la police, les rapports des médecins, tout indiquait que Riley était quelqu’un de dangereux, en se basant sur la violence des coups. Même en ayant expliqué qu’il n’avait fait que se défendre, personne n’a voulu lui accorder des circonstances atténuantes.

 

Mes parents ont dû payer les frais d’hôpitaux, et Riley a écopé de 3 ans ferme pour violences volontaires aggravées, ainsi que d’autres termes dont je ne me rappelle plus. J’ai continué à aller au collège, mais l’ambiance était différente d’avant. On me regardait constamment, me pointant du doigt. Des fois, j’entendais parler sur moi, me désignant comme le « frère du taré ». D’autres disaient que le directeur du collège ne devrait pas accepter quelqu’un comme moi, que ça allait ternir la réputation de l’établissement, des trucs comme ça. Ils disaient des horreurs sur mon frère, et moi je ne pouvais rien dire, parce que j’avais promis de ne pas répondre aux méchancetés à maman. Alors, pour échapper à tout ça, je me réfugiais dans mon monde, regardant des vidéos sur YouTube, surfant sur le web à la recherche d’histoires d’horreur. J’adorais ça. C’était une manière pour moi de mettre de côté mon quotidien. Je ne l’oubliais pas, car c’était impossible. Mais le temps d’une histoire, je pouvais dissiper la réalité.

 

C’est comme ça que j’ai découvert les creepypastas, à force de passer d’un site d’horreur à un autre. J’ai découvert plein de créatures et de personnages tous aussi fascinants les uns que les autres. L’un d’entre eux en particulier me semblait plus proche. Plus proche de ma propre histoire, plus proche de mon état d’esprit, de la rage que je continuais à ressentir. Une colère intérieure sur le fait que mon frère m’ait été pris, alors qu’il n’avait fait que son rôle de grand frère : me protéger. Comme il l’avait toujours fait. C’était un personnage auquel je m’identifiais, car son parcours était quasi identique à moi.  En tout cas le départ. C’était même troublant. Comme moi, il avait un frère. Comme moi, il s’était retrouvé au sein d’un environnement qu’il n’aimait pas, dans une ville qu’il n’aimait pas. Comme moi, il avait été la cible de personnes mauvaises, s’étant acharnées à lui pourrir la vie à lui et son frère. Comme moi, enfin, son frère avait été accusé à tort, pour quelque chose qu’il avait commis.

 

Bien qu’il y avait de légères différences, je me reconnaissais dans ce personnage de Jeffrey Woods. Jeffrey Woods. Même son nom me semblait être un caprice du destin. La ville où nous avions emménagés s’appelait Bluewoods. La première lettre de son prénom était la même que la mienne. Jeffrey, Jérémy…Comme deux parties d’un tout. Et si je rajoutait à ça notre nom de famille, Flesher… Comme Flesh, la chair.  Encore une similitude avec le parcours de Jeff. Peut-être que vous me direz que je vois des ressemblances là où il n’y en a pas vraiment, simplement parce que je veux me persuader que Jeff et moi on est pareils. Mais on a vécu la même souffrance, on a eu la même rage à un moment. Lui, il a déclenché une bagarre contre ceux qui tourmentaient son frère Liu lors d’une soirée. Moi c’était à un arrêt de bus. On a eu la même réaction de protection, avec le même sentiment d’injustice en voyant notre frère porter le fardeau de nos actes. Oui, vraiment, je ressentais l’histoire de Jeff comme la mienne. Trait pour trait.

 

J’étais obsédé par lui. J’ai relu des dizaines de fois son histoire, téléchargé des centaines de dessins, écouté des podcasts qui reprenait la creepypasta, des vidéos, des études sociologiques le prenant comme exemple sur des sites s’intéressant au phénomène des creepypastas. Je me sentais tellement proche de ce personnage. Comme moi encore, il avait une faible constitution d’un point de vue physique, mais était doté d’une force quasi surhumaine cachée en lui, qui est restée en sommeil pendant des années avant de resurgir suite à cette bagarre qui a fait naître son véritable lui. J’étais tellement fasciné par Jeff que je le voyais en rêve, revivant son périple en image. Je le dessinais en cours, le couteau à la main. Je l’imaginais tuer John, Mark et Douglas. Moi aussi, j’avais envie de le rejoindre, pour répondre à ses appels nocturnes. Il m’appelait. Il voulait que je devienne lui, j’en étais persuadé. Lui aussi avait vu la connexion qu’il y avait entre nous. Il savait que j’étais lui.

 

Une fascination qui ne plaisait pas à tous. Une des élèves a parlé au directeur du collège de mes dessins, indiquant qu’ils étaient malsains. N’importe quoi. Ces dessins étaient de l’art : elle n’y comprenait rien. Le directeur a fini par convoquer mes parents, après avoir confisqué mes dessins. L’imbécile. Comme si ça m’empêcherait d’en faire d’autres. Ma mère a promis de faire en sorte de me faire la morale afin que je ne fasse plus de dessins de ce type. J’ai effectivement arrêté d’en faire en cours, vu qu’on ne comprenait pas ma part artistique. Je me contentais d’en faire chez moi, à l’abri du regard de mes parents. Eux aussi ne comprenaient pas le lien qu’il y avait entre Jeff et moi. Il me permettait de pallier l’absence de Riley, qui me manquait terriblement. Pourtant, je ne rêvais pas de mon frère. De mon vrai frère. Mais j’avais désormais un autre frère, Jeff. Lui ne me quitterait pas. Au contraire, il aspirait à devenir moi. Il voulait qu’on fusionne. Et c’est une autre injustice qui m’a fait me rapprocher encore plus de lui.


Deux mois s’étaient passés depuis le drame qui m’avait séparé de Riley et conduit en prison, et j’ai revu John et ses deux comparses revenir au collège. Ils montraient un visage radieux, souriant, comme si rien ne s’était passé. Pire : ils étaient accueillis en héros, comme les victimes qui avaient résistées à mon dérangé de frère, me montrant du doigt comme un pestiféré. Je savais qu’on leur avais parlé de mes dessins de Jeff, et c’est sans doute ça qui les a incités à commettre leur autre méfait. Ça s’est passé lors de la pause de midi. Je n’ai pas eu le temps de réagir : ils sont arrivés derrière moi. Mark et Douglas m’ont attrapé chacun un bras, pendant que John s’adressait à moi :

 

 - Tu vas nous suivre petite merde. Tu vas regretter ce que tu nous a fait…

-       

Ils m’ont entrainé vers les toilettes. J’aurais pu crier, me débattre, mais j’étais tétanisé par leur présence. Moi qui pensais avoir été débarrassé définitivement d’eux, moi qui pensais qu’ils ne reviendraient jamais ici, je ne savais pas comment réagir face à eux. Alors je n’ai rien fait, je n’ai rien dit. Je ne retrouvais pas cette rage que j’avais déclenché contre eux le fameux jour où mon autre moi s’est réveillé. Il s’était à nouveau endormi, et je ne savais pas comment faire pour qu’il remonte à la surface. Ils m’ont fait entrer dans le local, puis Douglas se postait derrière la porte pour que personne n’entre, la bloquant de son corps. John et Mark m’ont amené à un des lavabos. Pendant que John mettait ma tête penchée au-dessus, il s’adressait à Mark :

 

 - Sors les bidons des sacs ! On va bien s’amuser avec le Musclor de mes deux-là.

-         

Mark ouvrait son sac et celui des ses deux complices, en sortant différents petits bidons, puis revenait vers l’endroit où John me maintenait contre le lavabo. 

 

 - Parfait ! Verse le contenu maintenant ! Le spectacle va pouvoir commencer !

-         

Mark mettait en place la bonde servant à empêcher habituellement l’eau de s’écouler dans les tuyaux, puis versait le contenu de tous les bidons dans la vasque. Je reconnaissais cette odeur caractéristique. De l’eau de javel. En tout cas, ça y ressemblait. John reprenait :

 

 - Alors, comme ça, il parait que t’es un fan de Jeff the Killer ? C’est cool ça. Mais un vrai fan, ça fait du cosplay. On va t’aider à y ressembler un peu plus.

 

Tu crois que c’est de l’eau de javel ? Y’en a un peu dedans, mais pas seulement. C’est un mélange spécial : j’ai trouvé la recette sur le net. Tu m’en diras des nouvelles.

-        

A peine Mark m’avait dit ça que lui et John enfilaient des gants, l’un après l’autre, pour être sûr que je ne cherche pas à m’échapper, chacun me tenant pendant que l’autre s’affairait à protéger leur mains et leurs avant-bras. Puis ils s’équipaient de blouses, comme celles qu’on utilisaient pour les cours de chimie. 

 

 - Tu comprends : nous on est pas des fans comme toi. On veut pas prendre le risque d’abîmer notre peau. 

 

    Bon, allez : c’est l’heure du grand plongeon !

-         

Jusque-là, je n’avais pas réussi à faire sortir un mot de ma bouche, mais en voyant ce qu’ils s’apprêtaient à faire j’ai eu envie de crier pour que quelqu’un m’entende et me vienne à l’aide. Mais si je le faisais, je prenais le risque d’avaler la substance que John et Mark avait versé dans le lavabo. Dans un geste de défense, je me suis donc contenté de fermer les yeux. J’ai senti juste après le déferlement du liquide sur mon visage, sur mon crâne, sur mes cheveux, suivi d’une sensation de chaleur extrême ronger ma peau pendant que John et Mark continuait de garder ma tête immergée. Je me débattais mais ça ne servait à rien : ils étaient trop forts, et je ne retrouvais toujours pas cette hargne qui m’avait fait les affronter et sauver mon frère la première fois.

 

Finalement, après plusieurs secondes qui me parurent des heures, ils me lâchaient pendant que je hurlais de douleur, sentant comme un feu m’envahir sur tout le visage. Je tombais sur le carrelage en position fœtale, tentant de m’essuyer le visage avec mes manches et mon sweat, pour ne pas que mes mains soient en contact direct. J’étais tellement envahi par la douleur ressentie sur l’intégralité de ma tête que je n’ai même pas entendu mes bourreaux ressortir. Plus tard, je sentais plusieurs mains tenter de me relever, de retirer les manches de mon visage. J’ai entendu plusieurs cris de terreur, sans doute dû à la vision de mon visage qui continuait de subir l’action de l’acide spécial concocté par Mark. Après, plus rien. Le trou noir. Quand je me suis réveillé, j’étais dans un endroit que je ne connaissais pas, dans un lit que je ne connaissais pas. J’ouvrais les yeux lentement, ressentant encore légèrement une sensation de douleur au visage, mais moins intense que lorsque l’acide s’était écoulé sur moi. Je reconnaissais un visage familier, mais ma vue était encore embuée. J’avais du mal à définir ses traits. Mais sa voix m’était familière, tout comme ses pleurs. Maman. Elle me tenait la main, me demandant comment j’allais. Je voulais parler, mais quelque chose m’en empêchait. Une sorte de tissu, qui semblait me recouvrir tout le visage et même les cheveux. C’est l’impression que j’avais en tout cas. Il y avait une autre personne avec ma mère, et je percevais leur conversation :

 

 - Vous croyez qu’il va s’en sortir docteur ? Son visage… Est-ce que son visage pourra être comme avant ?

 

Son diagnostic est encourageant. Malgré le choc subi et l’action de l’acide, il semble avoir gardé sa lucidité si on en croit les tests effectués. Pour son visage… je ne peux pas encore me prononcer. Il faudra attendre que la cicatrisation fasse son effet, et que nous enlevions les bandages pour savoir…

-        

Un bandage. C’était ça que j’avais sur la tête. Je commençais alors à me souvenir de ce qui s’était passé. John, Mark, Douglas, l’acide, la douleur…N’importe qui aurait paniqué en étant dans la même situation que moi. Mais bizarrement, ce n’était pas mon cas. Je me rappelais aussi les paroles de John concernant ma fascination de Jeffrey Woods, alias Jeff the Killer. Lui aussi avait subi une attaque à l’acide sur son visage le faisant tel qu’on le connaissait. Est-ce que… Est-ce que moi aussi j’aurais le même visage que lui ?  Ce serait formidable… Je serais encore plus proche de lui, lui ressemblant de plus près encore. Curieusement, malgré leur acte ignoble, je ne parvenais pas à en vouloir à John et les autres. Même s’ils avaient fait ça dans le but de me faire du mal et se venger, sans le vouloir, ils m’avaient offert un cadeau magnifique. C’est la sensation que j’avais et j’attendais impatiemment de pouvoir retirer mon bandage pour admirer mon beau nouveau visage, espérant qu’il serait aussi parfait que celui de Jeff. J’ai surpris d’autres bribes de paroles de la part d’une autre personne qui venait d’entrer dans la pièce. A ce que je voyais, il s’agissait d’un policier.

 

 - Est-ce que vous avez découvert qui a fait ça à mon fils, inspecteur ?

 

Malheureusement, non. Les auteurs ont bien préparé leur coup. Ils ont agi à un moment où tout le monde était attablé, et donc personne n’a vu qui que ce soit sortir des toilettes. On a retrouvé des traces du liquide qui a servi à brûler le visage de votre fils sur les bords du lavabo. Un mélange de javel et d’autres produits. Très corrosifs pour la peau, mais sans danger pour la tuyauterie. Et aucune trace de ce qui a servi à transporter le liquide. 

 

Vous avez fait fouiller les casiers, les sacs ? Il doit bien y avoir un endroit où ils se trouvent ?

 

Madame, je vous assure que nous avons tout fait comme il faut. Mais entre le moment des faits, et le moment où nous sommes arrivés pour enquêter, en même temps que les secours, le ou les coupables ont eu le temps de se débarrasser de toutes les preuves pouvant les accuser…

 

     Vous dites les. Vous pensez qu’ils sont plusieurs ?

 

Oui, madame. C’est indéniable. Pour le maintenir dans le lavabo pour qu’il soit immergé, le plus probable c’est qu’il y avait au moins deux personnes. Et vraisemblablement un autre qui bloquait la porte pour que personne ne les dérange…

 

  3 personnes donc… Est-ce que ça pourrait être…

 

Ceux que votre autre fils a corrigés ? J’y ai pensé. D’autant qu’ils venaient de revenir depuis peu au collège. On les a interrogés, mais pour l’instant, on n’a aucune preuve qu’il pourrait s’agir d’eux. Désolé, madame.

-      

Je sentais la colère qui émanait de ma mère, et la tristesse du policier de me voir allongé sur ce lit sans savoir quel visage j’allais arborer une fois débarrassé de mes bandages. Mais contrairement à eux deux, je n’étais pas inquiet. J’allais peut-être avoir une chance de me rapprocher de celui que j’idolâtrais, mais ils ne pourraient pas me comprendre. C’était mieux que je ne puisse pas parler, pour dire mon ressentiment. D’ailleurs, même une fois sorti d’ici, et mon visage à nouveau découvert, j’aurais beau expliquer que ce celui-ci était un don du ciel, cela ne ferait que les inquiéter sur mon état mental. C’était mieux que je me taise.

 

Plusieurs semaines de convalescence furent nécessaires avant de pouvoir me retirer les bandages, et je fus fou de joie. C’était encore mieux que je ne pouvais me l’imaginer. La blancheur de ma peau, ces lèvres rouge vif, ces paupières presque inexistantes, ces cheveux d’un noir opaque. Cette fois, j’y étais presque : j’étais presque Jeff. Pendant tout le temps où j’avais été alité ici, au sein de cet hôpital, il est revenu me visiter en rêve, et m’a indiqué ce qu’il me restait à faire pour être en osmose complète avec lui. J’ai appris à me fondre dans son image, me mêler à sa silhouette, m’imaginer manier son couteau. Je savais que je devenais lui de plus en plus. Je faisais d’autres rêves. Des songes où le sang inondait mon esprit avec une telle délectation, un tel plaisir, que je ne saurais vous détailler l’état d’esprit dans lequel je me trouvais dans ces moments.

 

 Je voyais des corps aussi. Des dizaines de corps étendus, le visage souriant, la gorge tranchée de manière tellement artistique. Ils dormaient paisiblement. Ils dormaient d’une nuit éternelle et calme. Jeff m’a dit qu’il n’y avait rien de plus magnifique que d’offrir le sommeil aux autres. Je le crois. Je sais qu’il a raison. C’est tellement beau quand ils dorment tous ensemble. Je dois montrer aux autres quelle sérénité ils peuvent atteindre en dormant. Mais pour ça, pour pouvoir leur faire comprendre, pour pouvoir les aider à atteindre ce nirvana, il me fallait un outil. Comme Jeff. Et pour parachever mon si beau visage, qui avait déjà atteint un niveau de quasi-perfection, j’avais besoin d’une lame aussi étincelante que le sont les étoiles autour des corps qui sont dans mes rêves.

 

Une lame qui serait la continuité de mon bras. Une lame à l’image de mon visage blanc, seulement parsemé du rouge qui sied le mieux à sa pureté. Un rouge sang qui saurait lui donner toute sa finesse et sa magnificence. Je savais déjà laquelle prendre. Jeff m’a montré où la trouver, au sein même de ma maison. Je saurais l’adopter, la faire mienne, faire d’elle le prolongement de la main qui la tiendra. Le médecin m’avait dit que je pourrais sortir dès le lendemain. J’avais donc la possibilité de sortir de ma chrysalide, après avoir achevé les derniers préparatifs qui feraient de moi le nouveau Jeff the Killer. Le nouveau Jeffrey Woods. Je pourrais élever son art au firmament comme jamais personne ne l’avait fait auparavant. Il serait fier de son successeur, celui qui avait su comprendre toute la subtilité qu’il apportait à ceux et celles qu’il avait choisi pour se plonger dans la nuit. Dans le sommeil. Bientôt, tous pourraient goûter à cette quiétude unique au son de ma lame, cette mélodie symphonique de la mort dans ce qu’elle a de plus noble.

 

Je quittais enfin l’hôpital et pouvais rejoindre le lieu qui serait celui de la nouvelle naissance de mon idole, à travers mon corps et mon visage si magnifique. J’ai dû attendre le bon moment pour me mettre en quête du couteau devant servir à finaliser ce que j’étais. Il fallait faire la surprise à mes parents du nouveau moi. Je ne voulais pas qu’ils se doutent de quoi que ce soit. Sinon, ça n’aurait plus vraiment été une surprise. Ce serait comme un cadeau qu’on a ouvert avant la date d’un anniversaire. C’est un peu ce qui se préparait à arriver. Un anniversaire. L’an 0 de la naissance d’un nouveau messie. Ainsi, après que mes parents m’aient assailli d’embrassades pour fêter mon retour à la maison, ils m’ont laissé retrouver mes repères. Mon père s’était affairé à monter mes affaires dans ma chambre, pendant que ma mère, elle, se rendait dans le jardin pour tailler ses rosiers, afin d’évacuer le stress qui s’était emmagasinée en elle depuis mon séjour à l’hôpital.

 

Cela m’a permis de me rendre dans la cuisine discrètement et faire mien le couteau suggéré par Jeff dans mes rêves. Je le cachais sous mon sweat, afin de ne pas alerter mon père. Je le voyais sortir de ma chambre, tentant de sourire du mieux qu’il pouvait pour ne pas masquer l’angoisse que mon visage semblait lui provoquer. Ou peut-être était-ce de l’envie, qui sait ? Il était tellement subjugué par sa beauté qu’il se demandait comment obtenir le même ? Désolé papa, mais ce visage, c’était celui de Jeff. Il ne pouvait y en avoir qu’un sur terre, et c’est moi que Jeff avait choisi comme son successeur. Néanmoins, pour l’intérêt qu’il avait porté à l’éclat de son visage, je me promettais qu’il serait un des premiers qui aurait droit de goûter à la nuit éternelle. Je lui devais bien ça, à lui et à maman, à eux qui m’avaient offert l’opportunité de naitre ma première vie et d’être choisi par Jeff. Après m’avoir croisé, il descendait les escaliers, me laissant pénétrer au sein de l’antre qui servirait à ce que je devienne enfin et définitivement lui. Jeffrey Woods.

 

Je fermais la porte de ma chambre, et me dirigeais alors vers le grand miroir de l’armoire située devant mon lit, sortant l’outil qui allait servir à faire de mon visage la copie identique de celui de mon idole parmi tous. J’entrais la lame dans ma bouche, et commençais à la faire glisser sur le côté droit de ma joue, de manière à pratiquer la première incision. Ça faisait un peu mal, je devais bien l’avouer, mais il faut savoir souffrir pour mieux renaitre, n’est-ce-pas ? Je pratiquais de même de l’autre côté. Je ressentais moins la douleur. Preuve que l’osmose entre Jeff et moi était presque achevée. J’observais le résultat qui était sans pareil. Ces lignes partant de ma bouche et offrant l’extension de mon sourire étaient d’une perfection rare. Une fois fait cette première étape, je posais mon couteau sur le dessus du lit, et ouvrais le tiroir situé dans ma table de nuit. Je savais que j’y trouverais le briquet indispensable à terminer le tout.

 

Le briquet en main, je m’affairais à brûler ce qui restait de mes paupières, qui seraient le symbole de l’invitation à dormir pour les chanceux et chanceuses qui bénéficieraient de ma bonté. Après ça, je pouvais admirer l’étendue de ce chef d’œuvre qui se montrait à moi, là, sur la surface de ce miroir. Et le summum fut l’apparition de Jeff lui-même, se fondant dans mon reflet, jusqu’à fusionner complètement avec lui. C’était fait : j’étais Jeffrey Woods. Je n’étais plus Jérémy. Désormais, mes compatriotes aurait l’insigne honneur de goûter au sommeil que je m’apprêtais à leur donner dans les prochains jours. Du moins, c’était ce que j’avais prévu à cet instant. Mais je m’étais trop enthousiasmé, sans doute à cause de la fusion de Jeff avec moi. Le chemin qui m’était destiné avait prévu une autre étape à la condition d’incarner de manière définitive le maitre de mes pensées. Ma mère entrait au même moment dans ma chambre, dans le but de m’annoncer qu’elle allait préparer le dîner. Elle poussait un cri d’horreur ,qui faillit me vexer, en voyant l’achèvement de ma ressemblance avec Jeff. Alerté, mon père vint à la rescousse, et se permit de lancer lui aussi une exclamation ingrate. J’ai cru percevoir d’autres paroles blessantes qui sont restées dans ma mémoire de ce jour :

 

 - Jérémy ! Que… Qu’est-ce que tu as fait ? Tu es devenu fou ?

 

Mon chéri… Pourquoi tu as fait ça ? Le médecin m’avait prévenu qu’il pouvait y avoir des séquelles. Mais je refusais d’y croire…

-        

Après ça, ils ont fermé ma chambre à clé de l’extérieur, me faisant constituer prisonnier des lieux. Quand elle s’est à nouveau ouverte, des hommes aux tenues que je pensais n’appartenir qu’aux films portant sur les psychopathes firent leur apparition, ayant en leur mains une tenue qui ne faisait aucun doute quand à leur intentions. Bien sûr, j’aurais pu user de la force que je sentais revenir en moi pour repousser les intrus, débutant ce que je considérais comme une mission, signe de mon osmose avec Jeff. Mais je ne l’ai pas fait.

 

Comme dit précédemment, je sentais que le temps n’était pas encore venu pour faire connaitre les joies du sommeil à tous ceux et celles croisant mon chemin. Il y avait un sentiment en moi qui me disait que je n’avais pas encore acquis toute la force nécessaire pour m’atteler à cette tâche. Alors, je me suis laissé approcher, sans dire un mot, souriant à ceux qui allaient m’emmener vers ce qui allait représenter la véritable dernière étape du processus de fusion totale avec Jeff. Un établissement où j’allais connaitre 6 ans de pure méditation entre moi-même et l’esprit de Jeff qui continuait de se mélanger en moi, jour après jour, mois après mois, année après année. 

 

Entourée de murs capitonnés et de l’attention appréciés de geôliers, j’allais persévérer dans l’art délicat du mélange de mon esprit avec celui de Jeff, jusqu’à n’être plus qu’un. Je saurais que j’ai atteint mon objectif quand je ne verrais plus Jeff en rêve. Une fois atteint ce stade, je savais qu’on me laisserait sortir, car je serais « guéri » selon les termes en vigueur des lieux. Et je pourrais alors me mettre en quête des premiers bénéficiaires du long sommeil. En premier lieu, ma famille, ce qui était bien normal. Je leur devais la vie. Normal que je leur offre l’entrée dans leur seconde existence à eux. Puis il me faudrait remercier ceux qui m’ont aidé involontairement à atteindre ce stade : John, Mark et Douglas. Pour les autres qui suivraient, cela se ferait au cas par cas, selon leur empressement de goûter au sommeil…

 

FIN DE LA PARTIE 1

 

A suivre…

Publié par Fabs

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