25 juin 2024

NENSHA-Photographies Psychiques (Partie 2 : Sadako)


 

Il m’a fallu un peu de temps avant de me décider à contacter Sadako. Les funérailles d’Ikuko étaient encore fraichement installées dans ma mémoire, et je commençais à me demander si je ne portais pas malheur. Peut-être que les expériences menées, le fondement même de mes travaux, cela avait irrité un Kamui (1). Je sais que ça peut paraître ridicule de penser ça pour un scientifique tel que moi. Cependant, il faut savoir que ma mère m’a appris, étant jeune, à ne pas irriter les cieux, quel que soient les croyances que l’on portait en soi. Par pur respect. C’était une chose de ne pas croire en l’existence de divinités nous observant chaque jour. C’en était une autre de se moquer de ceux qui en étaient persuadés. J’ai vécu au sein d’une famille qui était très partagée sur la question. Mon père n’y croyait pas du tout, mais il mettait un point d’honneur à respecter les hommes et les femmes profondément religieux dans leur être. Jamais il ne serait permis de railler quiconque exprimait le besoin de prier pour obtenir les faveurs de divinités ou d’esprits, dans quelque domaine que ce soit.

 

Pour preuve de sa tolérance et de son respect, ma mère avait une pièce à elle spécialement dédiée à la prière. A l’origine, ce n’était rien de plus qu’une simple remise qui ne nous servait qu’à entreposer des choses sans grande valeur. Il ne le montrait pas, mais, avant ça, il avait du mal à supporter les mantras et demandes en prières aux dieux de ma mère. Il faut dire qu’elle les effectuait devant un petit autel portatif placé par ses soins dans un coin du salon. Connaissant la réticence de mon père sur se sujet, elle n’avait pas voulu imposer cela dans leur chambre. Elle s’était donc choisi un endroit qui soit le plus discret possible, de manière à ne pas imposer ses rituels à mon père. Toutefois, elle avait beau faire preuve de précautions, il était arrivé plusieurs fois à mon père de rentrer de son travail et entendre ma mère en pleine séance, sans oser indiquer que cela l’importunait, pour lui qui était un non-croyant. D’autant que le bureau où il aimait lire et rédiger des documents en marge de son travail jouxtait le salon où ma mère s’adonnait à ses prières. Les murs étant fins, il lui était impossible de ne pas entendre ce qui se disait de l’autre côté.  Il aimait trop ma mère pour l’empêcher de se livrer à ce qu’elle ressentait comme un besoin journalier.

 

Il a donc eu l’idée de vider cette remise de son contenu, ce qui ne fut pas très difficile vu le peu d’objets s’y trouvant, l’insonorisa, et en fit un petit isoloir privé pour ma mère. Il a même commandé du mobilier exprès pour qu’elle puisse y placer tout ce dont elle avait la nécessité d’avoir dans le cadre de ses prières. C’était la seule pièce de la maison dépourvue de fusuma (2), les parois composées de boiseries et de washi (3), typique des maisons traditionnelles japonaises. Ce qui en faisait un lieu totalement étanche à tout son, pour qui que ce soit passerait devant la porte ou se situerait dans les pièces adjacentes. Ma mère fut fortement touchée de cette délicate attention. Elle n’aurait plus à se forcer à réciter ses demandes aux cieux à voix basse pour ne pas offusquer mon père. Ce dernier avait même installé un petit meuble spécialement dédié à la cérémonie du thé, au cas où elle aurait l’envie d’inviter des amies à la rejoindre et leur offrir de quoi se détendre par la suite autour d’une tasse.

 

J’ai eu l’occasion de me joindre à ma mère lors de ces moments, peu de temps après avoir entendu la prédiction de mon avenir par Reiko Kobanashi, la médium que consultait ma mère en secret. Celle qui était à l’origine de mon intérêt pour divers types de science. Pour moi, assister à ces séances privées de ma mère, cela faisait partie de mon envie de comprendre ce que je percevais comme un élément ayant amené l’homme à vouloir dissocier la science du mystique. C’est aussi dans cette pièce que j’ai eu l’occasion de découvrir que les esprits et le monde où ils vivaient n’appartenaient pas complètement à l’imagination, mais pouvaient se révéler être tangibles. Ma mère ne faisait pas appel uniquement aux Kamui, mais à des esprits dédiés à certaines demandes bien spécifiques. Que ce soit la protection de la maison, la réussite de mon père pour des contrats importants, un examen que je devais passer… C’était une sorte de continuité à ses visites auprès de sa médium attitrée.

 

Je ne saurais dire si les expériences vécues dans cette pièce ont été déterminantes pour ma destinée de scientifique et mon désir de prouver l’existence du surnaturel, mais il est certain qu’elles y ont joué un rôle. Peut-être était-ce les vapeurs de l’encens, celle des bougies, ou simplement l’envie de croire, au même titre que ma mère, mais plusieurs fois j’ai eu la sensation de voir des visages semblant sortir des cloisons se mêlant aux fumées envahissant la pièce. Parfois, j’ai aussi eu la sensation d’une main se posant sur mon épaule, d’un souffle sur la base de mon cou, ou bien encore de voix me chuchotant des phrases incompréhensibles à l’oreille car usant d’un japonais très ancien que je ne comprenais pas. à moins qu'il s'agissait d'une autre langue. J’étais très jeune à l’époque et je ne me souviens pas de tous les détails. Je me rappelle pourtant certaines fois où ma mère m’a fait participer à ces séances dans le but de soigner des maux bénins, comme un rhume ou un mal de tête. D'autres fois c'était dans l'objectif de me redonner confiance à la veille d’une soirée, au début de mon adolescence.

 

Avant que je participe à ces moments avec elle au sein de ce petit sanctuaire, ses demandes aux esprits n’étaient pas très efficaces, car elle était seule et devait opérer dans des conditions pas vraiment appropriées, tel que je vous l’ai expliqué auparavant. Tout a changé le jour où elle a pu bénéficier de ce lieu privé. Surtout que je faisais toujours preuve de curiosité et de confiance en elle pour l’accompagner dans ses prières. Ces attouchements de la part de ces esprits, bien qu’ils se limitaient à des silhouettes engoncées dans les murs la plupart du temps, disparaissant quand je me retournai, et ce, dès lors que je ressentais ne serait-ce qu’un frôlement, provoquaient des effets que je ne pouvais pas nier. Quel que soit la maladie dont j’étais atteint, quelques heures après avoir participé avec ma mère à l’une de ces séances, j’étais guéri. C’est quelque chose qui a beaucoup participé au fait que, bien que mes croyances dans les dieux priés par ma mère (dont je n’ai jamais perçu la présence) se sont estompées en grandissant, celles concernant les esprits sont restées intactes.

 

Au contraire des Kamui, les esprits m’ont donné des preuves palpables de leur existence, par leurs apparitions ou leurs touchers. Depuis ma rencontre avec Sadako, je suis encore plus certain de la réalité de leur monde. Bien plus encore que je ne l’étais lors de mon enfance, du fait de ces séances de prière avec ma mère. Le premier jour où j’ai rencontré Sadako, je savais qu’elle avait en elle quelque chose de particulier. Quelque chose que Chizuko et Ikuko ne possédaient pas : un lien. Un lien avec le monde des esprits. Je l’ai ressenti alors que je discutais avec elle, en ce jour du 5 Septembre 1911, après que je l’ai contacté, suivant en cela les indications fournies sur la lettre posthume d’Ikuko. J’ai d’abord été surpris par sa maturité, malgré sa jeunesse. Elle n’avait que 17 ans et raisonnait pourtant parfois comme une adulte. En plus de ça, elle semblait anticiper la moindre de mes questions. Comme si quelqu’un lui soufflait mes pensées dans l’oreille.

 

– Mr. Fukuraï, je sais que vous n’êtes pas là simplement pour juger de mes capacités. Il me sera très aisé de vous prouver leur réalité. Vous voulez me demander de prendre la suite de Chizako et Ikuko dans votre quête de reconnaissance du surnaturel au grand public, n’est-ce-pas ?

 

-Je… oui, en effet… Mais comment…

 

Elle ne me laissa pas finir ma phrase, fermant les yeux en esquissant un léger sourire.

 

– Je suis une médium, Mr. Fukuraï, ne l’oubliez pas. Mes prédécesseures étaient très douées, je ne le nie pas, et Ikuko était une amie sincère. Une des rares qui comprenait ce que j’ai endurée par le passé. Je ne la remercierais jamais assez pour ça. Mais ni elle, ni Chizuko ne pouvaient prétendre à avoir en elles la même puissance.

 

– Vous affirmez donc être en possession d’un pouvoir plus grand qu’elles. C’est un peu présomptueux, et je suis prêt à vous croire. Mais pouvez-vous seulement…

 

Elle m’interrompit à nouveau en rouvrant les yeux et en dirigeant la paume de sa main droite dans ma direction.

 

– Vous voulez une preuve ? Aucun souci. J’ai ici de quoi satisfaire votre curiosité et votre méfiance.

 

Là-dessus, elle se leva et se dirigea vers un petit Oshiire (4), l’ouvrit et en sortit des tirages photos à priori classiques, tel que je le constaterais par la suite et montrant des paysages divers, d'autres n'ayant pas encore servis, ainsi que deux plaques photographiques vierges. Elle posa le tout sur la table. Il y avait 3 photos en plus des plaques. Elle sépara chacun des éléments d’une distance de quelques centimètres, après me les avoir fait examiner au préalable. Ceci afin que je m’assure qu’elles ne comportaient aucun trucage. Pour éteindre toute suspicion de ma part, elle se leva à nouveau, puis ouvrit la fenêtre située derrière moi, dans le but de laisser entrer la lumière du soleil. Elle éteignit ensuite les lampes de la pièce, devenues inutiles, avant de s’adresser à moi.

 

– De cette manière, vous n’aurez aucun doute possible sur mes pouvoirs. Aucune lampe permettant de traverser le papier, pas d’enveloppes, pas de produits sur les supports comme vous avez pu le constater.

 

Je devinais qu’elle faisait allusion aux subterfuges utilisés par Chizuko et Ikuko. Bien que pour cette dernière, je ne l’ai jamais vu se servir d’un quelconque produit. Mais il est vrai que je n’ai jamais tenté de fouiller sa tenue lors des séances publiques. Je lui fournissais les plaques photographiques et les photographies devant servir pour les expériences quelques minutes avant ses entrées en scène, dans sa loge. Je suivais en ça ses instructions afin qu’elle puisse imprégner les photos et plaques de son essence. Une étape nécessaire pour lui permettre d’assurer le succès de l’expérience, selon ses instructions. Après les doutes émis par les journalistes et les analyses effectuées ultérieurement par des spécialistes, attestant qu’il y avait des traces d’un produit inconnu présent sur les photos sans qu’ils aient pu affirmer que cela avait été la cause d’une éventuelle supercherie, les mots de Sadako semblaient confirmer qu’Ikuko avait sans doute “aidé” ses compétences psychiques. Et ce, à mon insu. Il était tout à fait possible que, lors de notre rencontre , pendant laquelle elle avait effectué une première démonstration de ses capacités, les plaques servant au test avaient été “préparées”. Ne les ayant pas étudiées en détail, faisant confiance à Ikuko, j’avais très bien pu être trompé.

 

Tandis que là, j’examinais en long et en large chaque photographie et plaque que Sadako s’apprêtait à utiliser, et rien ne montrait un quelconque subterfuge habilement dissimulé pour tromper ma vigilance. La jeune fille se mit alors en transe. Ses yeux semblaient se blanchir, comme si les iris de ceux-ci s’étaient retournés de l’autre côté de l’œil. C’était stupéfiant et terriblement effrayant. Je ne saurais le jurer, mais j’ai eu l’impression qu’une partie de sa longue chevelure noire se soulevait, jusqu’à arriver à hauteur de la table. L’une après l’autre, les plaques, puis les photos, firent apparaître des motifs remplissant tout le support. Rien à voir avec ce qu’Ikuko s’était montré capable d’incruster. Les visages apparaissant sur une plaque semblaient sortir tout droit d’un cauchemar. Il y en avait 3 semblant se mêler l’un sur l’autre. Ils donnaient l’impression de grimacer et se tordre de douleur. On aurait dit qu’ils tentaient de sortir de leur “prison”.

 

Sur une autre, on voyait une sorte de gouffre rempli de lave bouillonnante, où étaient immergés des corps en décomposition. Sur une photographie se trouvait auparavant l’image d’un cerisier en fleurs. Celui-ci, sous mes yeux, se vida et les fleurs se retrouvèrent au bas de l’arbre. J’ai eu presque la vision de les voir tomber l’espace de quelques secondes. Sur une autre photographie, on voyait une maison passer de l’état de demeure resplendissante à l’état de gravats. Sur la dernière c’était un chien qui se transforma en créature cauchemardesque. À la vue de l'ultime preuve de ce terrible pouvoir, je me levais de la chaise où j’étais assis, proprement épouvanté de ce que je venais de voir, pendant que Sadako montrait toujours ce visage aux yeux blancs horribles à regarder, son visage empli d’une pâleur irréelle. Sentant sans doute ma terreur, et malgré son état, mon interlocutrice reprit la parole.

 

– Ne vous inquiétez pas Mr. Fukuraï. Je ne voulais pas vous effrayer. Je vais revenir à un état plus… présentable…

 

Dès cet instant, son visage revint à des couleurs naturelles, ses yeux se remirent en place, montrant à nouveau ses pupilles, de la même couleur que celles aperçues lors de ma venue ici et d’un vert presque éclatant de luminosité. Ce qui en soit m’avait déjà frappé par leur aspect inhabituel. Elle rouvrit les yeux et afficha un sourire radieux, à mi-chemin entre l’amusement de me voir sur mes gardes et une intention visible de vouloir me rassurer.

 

– Êtes-vous satisfait, Mr. Fukuraï ? Ou dois-je vous en montrer plus ?

 

Je reprenais peu à peu mon calme, sortant un mouchoir de ma veste et m’épongeant le front nerveusement, avant de m’asseoir à nouveau.

 

– Non, surtout pas ! Enfin, je veux dire : non, ça ira. Je suis pleinement convaincu. Juste une question : ces images… Vous les avez vraiment créées avec votre esprit ? On aurait dit des représentations d’un monde infernal…

 

Sadako souriait à ma remarque.

 

– Non, rien de tel : ce ne sont que de simples images qui ne sont pas plus infernales que ce dont sont capables certains hommes. Maintenant, si vous êtes rassuré sur mes pouvoirs, je pense que nous pourrons donc commencer notre collaboration très prochainement…

 

Durant la démonstration, j’ai ressenti la même impression que lors des séances de prière avec ma mère. Une sensation qu’il y avait quelque chose d’autre avec nous dans la pièce, sans que je puisse déterminer si cela avait été déclenché par ma terreur de voir ces images horribles se former devant mes yeux ou s’il s’agissait d’autre chose. Rien ne m’a touché. Je n’ai pas vu de visage ni de silhouette sortant des murs ou nulle part ailleurs. Pourtant, j’ai vraiment eu la nette impression que quelque chose d’invisible m’avait observé pendant tout le temps de ma présence au sein de cette pièce. Pour me permettre de me détendre, Sadako m’a invité à la suivre dans le grand salon de sa maison.

 

Elle affichait une attitude plus conforme à une jeune fille de son âge. Moins solennelle, plus enfantine, émettant de petits rires étouffés en me voyant à nouveau éponger mon front qui suait encore par moments, avant de s’excuser de son impolitesse à mon égard. J’avais l’impression d’avoir une toute autre personne que la Sadako m’ayant terrifié par ses pouvoirs l’instant d’avant. Quelque chose d’autre m’intriguait. Il n’y avait pas de photographies de parents ou d’amis sur les meubles ou les murs, et aucun serviteur ne s’était montré quand je me suis rendu à l’entrée de la maison. C’était Sadako qui était venu m’ouvrir dès l'instant où j’eus sonné à la porte. Elle me surprit à nouveau en semblant lire mes pensées de l’instant.

 

– Je vis seule depuis plusieurs années, Mr. Fukuraï. Je ne peux pas vous dire qui sont mes parents, où ils sont, ni pourquoi je ne vis plus avec eux malgré mon jeune âge, comme vous semblez vous le demander. Je n’ai pas de serviteurs car je n’en ai aucune utilité. De toute façon, je n’aurais pas les moyens de leur verser un salaire. Puis-je vous poser une question maintenant que nous avons brisé la glace ?

 

Je n’ai pas bien fait attention à sa dernière phrase. J’étais un peu surpris de ce qu’elle m’avait confié. Comment une jeune fille de son âge pouvait être en possession d’une maison aussi luxueuse ? Dans un petit village qui plus est. Elle disait ne pas avoir les moyens d’avoir des serviteurs, mais cette maison et le luxe qui s’y trouvait contredisait son affirmation. Et l’absence de ses parents se rajoutait à mes interrogations… Malgré cela, je préférais ne pas m’interroger davantage. Comme elle m’assurait de vivre seule, sans assistance de qui que ce soit, je ne voyais rien qui puisse m’empêcher de faire d’elle ma nouvelle découverte. S’apercevant de mon « absence », d’un point de vue mental, Sadako s’adressait à moi à nouveau.

 

– Mr. Fukuraï ? Vous vous sentez bien ?

 

Sortant de ma torpeur, je me confondais en excuses.

 

– Oh, Euh… oui… Excusez-moi, je suis confus. J’étais dans mes pensées…

 

Elle souriait, consciente de ma gêne.

 

– Je sais à quoi vous pensez Mr. Fukuraï. Mais vous n’avez pas à vous inquiéter : je vis parfaitement bien et suis très heureuse ici. Maintenant, pour reprendre ma demande, puis-je me permettre de vous appeler par votre prénom ? Ce sera plus simple pour nous deux de nous tutoyer, vu que nous allons travailler ensemble désormais.

 

– Oui, bien sûr. Je n’y vois pas d’objection. Ce sera plus facile, effectivement… Sadako.

 

A la suite de cela, elle m’a suivi jusqu’à Tokyo, où je la faisais séjourner dans la même chambre d’hôtel occupée par Chizuko et Ikuko auparavant. Même si, dans leur cas, leur séjour avait été plus épisodique, du fait qu'elle habitaient toutes les deux Tokyo. Leur chambre à l'hôtel avait surtout servie à leur éviter des va-et-vient incessants les jours précédant chaque séance publique. Tandis que pour Sadako, vivant plus loin de la métropole, ce serait de manière plus prolongé. J'avais pris la précaution de m'assurer de la présence d'un de mes assistants dans une des chambres proches de la sienne et la mienne. Une précaution que j'avais déjà mise en place pour mes précédentes protégées. Cela dans un souci d'éviter, là encore, des rumeurs malvenues, quand à la proximité d'un adulte séjournant au même endroit qu'une jeune fille. D'autant plus que Sadako était mineure, contrairement à celles qui l'avaient précédées dans le cadre de mes travaux. Elle a immédiatement exprimé le désir de visiter les alentours, me confiant qu’elle n’avait jamais séjourné dans une grande ville jusqu’à présent, tout en m’indiquant que ce serait un bon moyen de faire plus ample connaissance dans le même temps. Je me suis prêté volontiers à la fonction de guide. J’avoue que cela a permis de me remettre de cette première démonstration de ses pouvoirs dont je ne m’étais pas encore tout à fait remis. C’était un sentiment qui m’habiterait durablement à chacune des séances officielles qui suivraient. Au vu de ce dont j’avais été témoin, je jugeais inutile d’avoir recours à un test privé comme pour Chizuko et Ikuko. Je n’en étais pas certain, mais je soupçonnais que certains des invités, ceux que j’avais conviés aux tests privés de mes deux protégées précédentes, avaient fait preuve de traîtrise en divulguant des informations en secret sur ce qu’ils avaient vu et constaté. Ceci auprès des journalistes qui seraient présents ultérieurement lors des séances publiques.

 

Je supposais que c’était sans doute ce qui avait permis à ces derniers de préparer leurs attaques futures et pouvait expliquer leurs airs moqueurs prononcés avant même le début des séances. En procédant par surprise, sans test privé, je pensais prendre de cours mes détracteurs et ne pas leur laisser d’opportunité d’établir un plan à l’avance, dans le but de me déstabiliser d’office. Je n’avais rien dit sur la présence de Sadako à Tokyo dans les premiers jours. A aucune de mes connaissances, à l'exception de l'assistant présent près de nos chambres respectives, et tenu, lui aussi, au silence le plus absolu, sans que je lui en donne l'autorisation. J'avais confiance en lui plus que tout autre, et je savais qu'il ne ferait jamais preuve d'indiscrétion de cet ordre. Les autres membres de mon équipe n’ont été au courant de son existence que deux semaines avant la date fournie pour une nouvelle séance publique en présence de ma nouvelle découverte. Ils n’ont même pas su son prénom avant ça, voulant préserver un secret total. Ce qui m’a permis d’approfondir ma relation avec ma jeune protégée, en compagnie de mon assistant qui se prêtait volontiers au rôle de "chaperon". Là encore, sa présence était indispensable pour faire taire d'éventuelles histoires pouvant me dépeindre comme un pervers, friands de jeunes filles innocentes. je savais mes détracteurs capable de recourir à n'importe quelle ignominie pour me décrédibiliser encore plus, et je ne voulais pas leur offrir ce genre d'opportunités, au cas où quelqu'un indiquerait m'avoir vu déambulant dans les rues de Tokyo avec une jeune fille inconnue. Dans le même ordre d'idée, j'avais indiqué à mon assistant nous suivant dans tous nos déplacements, dans la perspective qu'il soit approché par ses amis ou des journalistes, d'indiquer que Sadako était ma jeune nièce que j'avais en garde quelque temps, et à qui je faisais découvrir la ville. Toutes ces précautions visaient à faire en sorte que Sadako ne subisse pas de pression quant à sa future prestation, et avait pour consigne de prétendre à se présenter comme un membre de ma famille le cas échéant. Ceci en attendant que je juge du moment venu pour désigner sa véritable identité et raison de sa présence à mes côtés. Sadako s'est prêté au jeu sans opposition. Malgré tout, comme je vous l’ai déjà dit au début de mon récit, elle pouvait être fortement déstabilisante par moments, à l'opposé de la personnalité de jeune fille qu'elle était en apparence.

 

Quand je discutais avec elle de la probabilité qu’elle soit l’objet de critiques assez virulentes, voire insultantes, de la part des journalistes et des scientifiques présents lors des futures expériences en public, elle n’a jamais montré d’inquiétude sur le sujet. Elle faisait preuve d’une insouciance totale sur ça, car habitée par l’innocence de la jeune fille qu’elle semblait être. Je dis bien semblait, car quand nous nous prêtions à de nouveaux petits tests brefs, dans le but de la préparer aux conditions dans laquelle elle allait se trouver, elle changeait complètement. La jeune fille frêle et sensible, se comportant quasiment comme si j’étais son père lors de nos sorties pour lui faire visiter la ville, devenait une femme, mentalement parlant j’entends, lors de ces moments. Elle devenait plus froide, plus mature, plus adulte. Elle posait des questions extrêmement précises sur son positionnement futur sur scène, sur le temps à suivre entre chaque impression sur les photographies, ainsi que d’autres questions très techniques.

 

J’avoue que je ne me sentais pas très rassuré quand elle agissait de la sorte. En même temps, j’étais persuadé qu’elle ne se laisserait pas faire et ne sombrerait pas comme l’avaient fait Chizuko et Ikuko. C’est lors de ces tests qu’elle montrait d’autres dispositions. Elle pouvait imprimer par la pensée d’autres supports. Pas seulement tout ce qui avait trait aux supports photographiques, mais également des cartes à jouer, des lithographies, des journaux ou de simples feuilles de papier Genkoyoushi (5). Elle pouvait littéralement transformer un dessin présent sur une affiche, le modifiant à un tel point qu’on ne reconnaissait même plus l’image d’origine. C’était vraiment stupéfiant et terriblement effrayant. Autant elle pouvait faire preuve d’une tendresse touchante, prenant toujours soin de me souhaiter bonne nuit au moment de rejoindre nos chambres respectives à l’hôtel où nous étions logés,  ainsi qu'à mon assistant, voire se blottir dans mes bras pour me remercier de lui avoir acheté un vêtement ou une breloque pour décorer sa chambre ; autant elle devenait un être suscitant l’effroi, munie d’un sérieux sur le visage à toute épreuve, dès lors qu’on se prêtait à des essais. Ceci à sa demande.

 

Ces nombreux tests, ce n’était pas moi qui les avais demandés. Les premiers, oui, pour l’habituer, comme je vous l’ai déjà dit. Mais je n’en avais prévu qu’un ou deux, ce qui me semblait suffisant pour la préparer. Cependant, Sadako jugeait qu’il fallait qu’elle “s’entraîne” plus. Elle précisait qu’elle avait besoin d’être en phase régulièrement avec le monde des esprits. Celui-là même qui lui assurait de disposer pleinement de ses pouvoirs. Elle disait que son gardien, son hôte, celui qui la protégeait et lui laissait libre cours pour utiliser ses capacités, avait la nécessité de s’imposer parfois pour investir son corps et conserver le lien entre eux. Je n’ai pas bien compris à ce moment ce qu’elle voulait dire par là. Je supposais que c’était un langage à elle pour indiquer qu’elle devait avoir recours régulièrement à ces transes pour garder la mainmise sur ses pouvoirs. Ce qui se justifiait pleinement. Raison pour laquelle je n’insistais pas sur cette nécessité. J’acceptais de multiplier ces tests privés, qui se déroulaient eux aussi en présence de mon assistant. Ce dernier se montrait au moins aussi terrifié des facultés de Sadako que je l'éprouvais moi-même. Ces séances m'avaient permis d’être témoin de l’étendue de ses pouvoirs qui dépassait largement le cadre d’une simple médium comme elle se désignait l’être malgré tout. Mais je ne m’attendais pas à ce que la suite de notre relation allait déclencher. Dès les jours suivants la première séance publique, alors même que le nom de Sadako, dont j’avais parlé officiellement entretemps à mon entourage et aux médias, était sur toutes les lèvres, des faits tragiques allaient secouer tout Tokyo. Tous liés aux expériences mis en place pour prouver l’existence des capacités psychiques de l’être humain.

 

Le jour-J de la première présentation de Sadako au grand public, j’ai pu voir la surprise qu’elle suscitait auprès des spectateurs. Même les scientifiques discutaient entre eux. Les journalistes, les premiers habituellement à émettre des ricanements, comme ils l’avaient fait pour Chizuko et Ikuko, semblaient rester interdits. Je ne saurais dire si c’était son jeune âge qui en était la cause ou bien l’aura terrifiante qui émanait d’elle. Moi-même, j’avais beau être habitué à ce qui se dégageait d’elle en mode “adulte”, je ressentais des frissons. Je pouvais donc comprendre le double étonnement des personnes présentes. Sadako n’avait que 17 ans, mais le regard qui s’affichait sur son visage lors de la séance montrait celui d’une femme nettement plus âgée. Je pense que cela faisait partie aussi de ses pouvoirs. Je ne pourrais pas le certifier, mais j’avais l’impression que ceux-ci n’apparaissaient que lorsqu’elle était sur le point de procéder à des actions nécessitant leur apparition.

 

J’en voulais pour preuve son attitude désinvolte lors de nos sorties, sa candeur, son émerveillement de voir tout ce qui l’entourait, elle qui n’était jamais sortie de son village auparavant. Elle m’avait expliqué qu’au début de sa “carrière”, il y avait de cela 2 ans, la nouvelle de ses pouvoirs de divination attirait nombre de personnes dans le village où elle avait élu domicile. Village qui n’était pas celui où elle était née, comme je l’apprendrais plus tard. Les habitants des grandes cités et petites localités proches venaient la voir pour bénéficier de ses “lumières” sur leur avenir. Cependant, cela a changé le jour où elle a commencé à faire apparaître des impressions sur des photos à des clients qui lui demandaient de leur montrer le visage de leurs chers disparus, car n’ayant pas eu l’opportunité de les prendre en photo de leur vivant. Soit par manque d’argent permettant d’acquérir un appareil, soit parce que ceux dont ils voulaient un souvenir impérissable ne tenaient pas à être pris.

 

Certaines croyances étant tenaces, beaucoup voyaient d’un mauvais œil le fait de voir leur apparence se positionner sur du papier. Pour eux, c’était quasiment comme de la sorcellerie. Ils craignaient que leur âme soit emprisonnée sur ces photographies. Un peu à l’image de quelques tribus des Indiens d’Amérique. C’était une demande innocente de la part de ces familles endeuillées en apparence, mais que beaucoup ont regretté avoir formulé. L’aspect des défunts s’affichant sur les supports apportés par les clients montraient des traits horribles, comme s’il s’agissait de monstres sortis tout droit du Yomi No Kuni, l’enfer japonais. Cependant, Sadako n’avait fait qu’accéder à leur demande. Elle leur montrait leur aspect tel qu’il se présentait dans l’autre monde. Que ce soit le Yomi No Kuni ou bien le Takama Ga Hara, le paradis japonais. Leur véritable apparence. Pas celle cachée par une fausse peau lorsque les âmes de ces défunts étaient invoquées pour se présenter au sein de séances de spiritisme, quand ce n’était pas  à l’intérieur de temples shinto ou bouddhiques.

 

Des visages décharnés, abîmés par le temps passé dans l’autre monde, aux os effrités le plus souvent, et ne portant que des morceaux de tissus élimés. Il s'agissait de visions horribles faisant ressortir les clients de Sadako de chez elle en hurlant de terreur. Ou en tout cas suffisamment choqués pour ne plus jamais revenir la voir. Bien entendu, ceux qui avaient fait ces demandes ne tardèrent pas à évoquer ce qu’ils avaient vu, et donc de quelle sorcellerie était capable celle chez qui ils s'étaient rendus. À partir de là, le “commerce”de la jeune fille s’effondra, plus personne ne voulant s’approcher de sa demeure considérée comme l’antre d’Onis (6) puissants, pouvant influer sur les pouvoirs de la jeune médium. Nombreux étaient ceux et celles affirmant même que ces démons la contrôlaient et que, si on avait le malheur de contrarier Sadako, il en résulterait des conséquences dramatiques pour les fautifs. Je comprenais mieux le pourquoi des regards épouvantés des habitants lorsque je leur avais demandé où se trouvait la maison de Sadako, lors de mon arrivée au village où elle séjournait. Certains ne me répondirent même pas, traçant leur chemin sans se retourner. Les rares m’ayant donné des indications pour me rendre chez elle, je les ai vus exécuter des signes religieux avant que je m'éloigne d'eux. Comme si je me rendais au sein d’un lieu sans retour.

 

Pour en revenir au présent de mon récit, j’ai pu donc constater l’existence de 2 Sadako bien distinctes lors des jours ayant précédés cette première séance officielle. Le mode enfant : tendre, innocent, joueur, m’ayant adopté comme un père ; et le mode adulte, sombre, inquiétant, s’amusant de la terreur qu’elle inspirait dans ces moments. C’était ce mode qui “s’activait” quand ses pouvoirs se mettaient en fonction et mettait mal à l’aise journalistes, public et scientifiques. Contrairement aux séances exécutées par Chizuko et Ikuko, il n’y avait pas le moindre bruit quand Sadako a commencé à produire ses “œuvres”. Un silence glacial s’était installé, un climat de peur perceptible envahissait la salle. Les personnes chargées de surveiller les gestes de la star de la soirée, et constater ce qui avait résulté de ses facultés, tremblaient. Il faut dire que la pâleur du visage et le blanc des yeux que cette dernière affichait à ce moment ne les incitaient pas vraiment à faire autrement.

 

On se serait cru à une oraison funèbre jusqu’à la fin. Jusqu’à ce que Sadako reprenne son mode “enfant” et affiche un sourire qui permit de détendre l’atmosphère ambiante. Semblant être revenus à un état moins angoissé, les scientifiques n’en étaient pas moins inquiets de s’approcher de la table où figurait ce qui avait été produit. J’ai vu l’horreur remplissant leurs visages à cet instant, et, pour l’avoir vécu également à plusieurs reprises, je comprenais parfaitement leur désarroi. Là encore, il y avait des visions de cauchemars sur ces photos et ces feuilles de papier constituant le “matériel” utilisé pour la séance. Des visages déformés, des paysages enflammés où s’accumulaient des corps enchevêtrés les uns dans les autres, des lieux lugubres habités par des silhouettes tout aussi terrifiantes. Je me retenais de sourire en voyant leurs mines déconfites. Je pensais à ce moment que j’avais gagné, qu’ils ne pourraient rien trouver à redire cette fois.

 

Effectivement, sur l’instant, personne n’a osé émettre la moindre réticence ou critique sur ce dont ils avaient été témoins. L’effet de choc ressenti leur avait ôté toute envie de dire quoi que ce soit. Par la suite, lors des autres séances, ils ont été plus loquaces. Leurs attaques ont débuté le lendemain de cette première démonstration publique, à distance, par l’intermédiaire d’articles de journaux ou de déclarations officielles, lors de conférences de presse. Conférences dans lesquelles ils expliquaient avoir été victimes d’un grand tour de passe-passe savamment orchestré, conçu pour leur faire perdre leurs moyens, sans qu’ils sachent comment moi et ma protégée avions procédés. Ceci dans l’objectif de masquer l’escamotage des supports pour les remplacer par des ignominies monstrueuses. Je n’avais jamais vu autant de mauvaise foi de la part de soi-disant professionnels de la science et de l’information.

 

Certains affirmaient que j’avais dû utiliser un gaz ou un procédé du même genre pour provoquer des hallucinations, ou en tout cas capable de perturber leurs sens. Ce qui les avaient empêchés de disposer de toutes leurs capacités pour s’apercevoir du stratagème employé dans la création des horribles images montrées à l’issue de ce qu’ils qualifièrent de nouvelle farce. Même s’ils m’accordaient d’avoir été plus imaginatif qu’à l’accoutumée. C’était aberrant. Je craignais que Sadako ne tombe, elle aussi, dans une forme de mutisme en apprenant ce qu’on disait d’elle, en la désignant comme une actrice douée pour le spectacle, mais restant malgré tout une impostrice. Les plus virulents employant les mots de “sauvageonne dressée pour terroriser” ou de “pantin ayant bien appris les leçons de son maître”. Ce qui me visait ouvertement. Pourtant, Sadako n’a pas montré un seul instant les signes d’une déception ou de la tristesse en ayant connaissance des horreurs dites par ces menteurs éhontés.

 

– ça n’a pas d’importance. Ils n’ont aucune idée de ce qu’est le vrai pouvoir qui m’habite. C’est leur ignorance qui les fait réagir ainsi. L’homme a peur de ce qu’il ne comprend pas : ce n’est pas nouveau. Je me moque de ce qu’ils pensent de moi. En revanche, je ne pourrais pas leur pardonner qu’ils t’aient inclus dans leur chasse à la désinformation…

 

Elle était en mode “enfant” quand elle a dit ça. Ou peut-être était-ce un état intermédiaire. J’avoue que je ne savais plus trop quoi penser d’elle. Cela étant, elle s’est contentée de sourire, tout en me demandant ce qu’on allait bien pouvoir faire comme sortie. Elle voulait que je m’amuse et que je ne pense plus à ce qui s’était déroulé. J’avais en effet besoin de me détendre après un tel coup dur, et j’ai accédé à sa requête, après avoir pris soin de demander à mon assistant de nous accompagner, comme à chaque fois. Nous sommes tous rentrés assez tard à l’hôtel et j’étais épuisé. Il devait être environ 23 heures. Je me suis presque effondré sur mon lit avant de m’endormir. Le lendemain, alors que je descendais à l’accueil pour commander le petit déjeuner, pendant que je laissais Sadako dormir dans sa chambre, je prenais connaissance des informations matinales en présence de Kôsuke, mon assistant-chaperon, qui, lui, s'était dirigé vers le fumoir de l'hôtel, comme il en avait pris l'habitude chaque matin. Je m’attendais à lire de nouveaux articles incendiaires sur la séance d’il y avait 2 jours. Mais c’est une autre nouvelle qui attira mon regard.

 

La nuit précédente, le corps de deux journalistes avaient été tués chez eux. Selon l’auteur de l’article, ils étaient dans un état à peine descriptible. Leurs corps avaient été déchiquetés, leurs visages ravagés, leurs entrailles sorties de leurs corps. C’était à peine si leurs proches s’étaient montrés capables de les identifier. Les pièces où leurs corps avaient été découverts par un membre de leur famille baignaient dans le sang. La même nuit, un scientifique, officiant comme professeur dans la même université que moi, avait été retrouvé dans un état similaire dans la chambre qu’il occupait occasionnellement dans l’établissement. Par habitude, il travaillait tard. Quand il se sentait trop fatigué pour rentrer au sein de sa demeure, cette pièce spécialement aménagée pour lui, à sa demande, lui permettait de s’éviter un trajet risqué. Les nuits n’étaient pas sûres dans certaines alvéoles de Tokyo, et, pour rentrer à son domicile, il était obligé de traverser certaines d’entre elles.

 

Si la thèse du cambriolage, évoqué par les policiers chargés de l’enquête, pouvait éventuellement tenir la route pour les journalistes, ça n’était pas le cas pour le scientifique. L’université était gardée par deux veilleurs de nuit qui avaient montré à maintes reprises leur efficacité. Qui plus est, l’établissement ne possédait aucun objet de valeur qui vaille la peine de s’introduire en son sein et risquer de se faire prendre en flagrant délit. Mais surtout, ce sont les noms des victimes qui m’interrogeait. Les trois hommes faisaient partie de ceux ayant été les plus abjects envers moi et Sadako. Cela à travers des déclarations virulentes concernant l’expérience publique s’étant déroulée deux jours plus tôt. Ils ne furent pas les derniers, comme j’allais le constater dans les jours à venir. 4 jours après, un autre scientifique a succombé à l’attaque d’un agresseur inconnu. Le jour suivant, ce fut le tour d’un journaliste, puis un autre le surlendemain. Au total, en l’espace d’une semaine, 8 personnes furent assassinées. Toutes étaient présentes lors de la séance publique de Sadako. Toutes avaient émises des critiques violentes sur sa prestation dès le lendemain, par voie de presse interposée pour la plupart. Ça ne pouvait pas être une coïncidence.

 

J’ai repensé aux yeux terrifiés des habitants du village, leur panique quand j’avais évoqué mon désir de me rendre chez ma future protégée. Je me suis souvenu aussi de ce que j’avais ressenti la première fois où cette dernière m’avait fait la démonstration de ses pouvoirs, puis lors des autres tests en privé. Je savais que les pouvoirs de Sadako étaient terrifiants, bien plus que ce que tout le monde pouvait imaginer. Il y avait aussi ces paroles qu’elles m’avaient confiés, sur cette partie d’elle qui l’habitait, sur son lien avec le monde des esprits. Ça me faisait revenir en mémoire également ma propre expérience, lors de mon enfance, au cœur de cette pièce où j’accompagnais ma mère pour ses prières. Là où j’ai ressenti et vu ces esprits. Là où j’ai été convaincu de leur existence. Si Sadako avait ce lien avec le monde des esprits, si ce n’était pas une métaphore ou une expression comme je l’ai supposé dans un premier temps, de quelle ampleur pouvait-il être ? Etait-elle capable de commander à l’un d’entre eux, voire à plusieurs, en leur demandant de procéder à des actes inhumains sur des personnes ayant commis des choses qu’elle n’acceptait pas ?

 

Elle m’avait elle-même indiqué qu’elle se moquait de ce qu’on disait d’elle. Toutefois, elle s’était tellement attachée à moi… Il y avait cette phrase prononcée lors de la découverte des attaques me visant. Celle où elle indiquait qu’elle ne pourrait pas pardonner ceux m’ayant humilié par leurs paroles… La vague de meurtres s’est arrêtée soudainement, au moment où Sadako et moi sommes retournés dans son village, à sa demande. Elle m’avait un peu forcé la main pour effectuer ce voyage à dire la vérité. Ceci pour que je mette de côté les critiques et les meurtres. Elle avait remarqué que cela m’avait fortement affecté. Cela lui avait fait de la peine. Elle m'avait précisé que ce séjour loin de Tokyo permettrait d’établir la prochaine séance publique, et nous mettraient loin des rumeurs m'ayant obligé à la présence de Kôsuke auprès d'eux, au sein de l'hôtel leur servant de refuge. Elle semblait être très attachée à mon confort mental. Et, plus que tout, elle voulait que mon honneur soit réhabilité, maintenant qu’un grand nombre de menteurs ne seraient plus là pour s’opposer à moi. Ceci dans le but de discréditer mon travail et ses pouvoirs. C’est durant ce séjour que j’ai eu l’idée de poser les bases de mon futur livre : “Clairvoyance et thougtography”. L’autre nom que je donnais à cette faculté possédée par Ikuko et Sadako, consistant à créer mentalement des impressions sur des supports photographiques. Bien que pour celle qui me considérait comme un père, ce pouvoir était capable de s’exécuter sur d’autres supports.

 

Cependant, à l’époque, je préférais me concentrer sur la partie photographique, sans trop exposer les autres facultés de Sadako. D’ailleurs, pour les autres séances publiques qui viendraient par la suite, je demanderais à cette dernière de se limiter aux seuls supports photographiques, en évitant les autres. Je pensais que ça limiterait les attaques des sceptiques d’une manière ou d’une autre. C’était illusoire, mais j’avais le secret espoir que cela puisse avoir une incidence. Je me trompais lourdement...

 

La 3ème et dernière partie arrive bientôt...

 

LEXIQUE :

(1) Kamui : Divinités japonaises représentant divers éléments de la nature, affiliés à des métiers ou des tâches du quotidien.

(2) Fusuma : parois coulissantes des maisons traditionnelles japonaises, séparant les pièces du couloir principal, parfois placées entre deux pièces adjacentes aux fonctions proches.

(3) Washi : papier de riz servant à la confection des parois des Fusuma. 

(4) Oshiire : placard japonais présent dans les pièces d'agrément, comme les chambres ou les salons, et servant à entreposer du linge de maison principalement, et plus rarement pour y cacher des objets de valeur.

(5) Genkouyoushi : papier comportant des cases, spécialement étudié pour l'apprentissage de l'écriture du japonais. On s'en sert également régulièrement pour la correspondance dans divers domaines.

(6) Oni : démon japonais.


Publié par Fabs

22 juin 2024

NENSHA-Photographies Psychiques (Partie 1 : Premières Expériences)

 

Sadako… Qui était-elle exactement ? Depuis ce jour où j’ai été témoin de ses autres facultés, bien plus effrayantes et mortelles que sa simple propension à pouvoir utiliser son esprit pour imprimer des images sur le papier photographique, je ne suis plus sûr de sa véritable nature. Elle était bien détentrice d’un corps physique, n’importe qui peut en attester en dehors de moi. Que ce soient mes assistants qui étaient présents lors des tests privés ou bien les personnes témoins de ses pouvoirs au sein des séances publiques que j’avais organisées, sans oublier les nombreux détracteurs de mes travaux, aucun d’entre eux ne peut contester son existence. Alors, que dois-je penser de ce que j’ai vu au fond de ce puits, lors de mon voyage pour découvrir le secret de ses origines, au cœur du petit village jouxtant les rizières où elle a vécu son enfance ? Je sais que je n’ai pas rêvé, que je n’ai pas été sous l’influence d’hallucinations à cause de mon état, certes peu reluisant. La faute à ma nervosité et ma culpabilité d’avoir dû me taire sur les actes de Sadako pour protéger à la fois son secret et mon intégrité en tant que scientifique.

 

Dois-je vraiment la blâmer pour ce qu’elle a fait ? Je sais qu’elle ne pensait pas à mal : son intention était celle d’une pure jeune fille me considérant presque comme un père. Celui qu’elle avait toujours rêvé d’avoir, en remplacement de son géniteur véritable lui ayant fait subir mille tourments, lui reprochant même d’être née. Non, je ne peux pas lui en vouloir d’avoir voulu jouer les protectrices en réduisant au silence tous ceux ayant eu l’outrecuidance de vouloir anéantir tout ce qui faisait le sel de ma vie. À savoir ma persévérance de prouver le pouvoir de l’esprit sur la matière. Je comprends l’innocence dont elle a fait preuve pour justifier ses actes. Mais il me sera toujours impossible de cautionner l’horreur de ces derniers.

 

Aujourd’hui, alors que je suis au seuil de la mort, je sens qu’elle n’est pas loin de moi. Je n’en suis pas sûr, mais il me semble avoir aperçu sa silhouette hier soir, alors que la pluie battante agressait la vitre de ma fenêtre de chambre. Comme si elle attendait mon trépas pour emporter mon âme loin de la vicissitude de la vie terrestre. Comme si elle patientait, guettant le moment où mon être quitterait mon corps physique, pour le prendre par la main et le guider vers le monde qu’elle connaît si bien, étant à l’origine de ses pouvoirs : celui des esprits. Je revois ma rencontre avec elle ce jour de Septembre 1911 de l’ère Meiji. J’ai d’abord cru à une apparition, tellement l’aura qui émanait d’elle paraissait irréelle.

 

Elle n’était qu’une jeune fille somme toute assez banale de prime abord, mais il semblait y avoir une telle maturité dans son regard que je me suis posé la question si elle ne m’avait pas menti sur son âge. Sadako n’a jamais montré d’inquiétude sur la nature de son don. Elle n’avait pas de réticence à le montrer à qui voulait en connaître la substance. C’était ce qui me fascinait chez elle, plus que tout autre ayant fait partie de mon cortège de preuves vivantes du pouvoir psychique de l’être humain. Chizuko et Ikako ont fini par détester, ce qui se blottissait à l’intérieur de leur corps, même si elles ne le montraient pas ouvertement. Enfin plus exactement, elles n’étaient plus si sûres que c’était un don après avoir tant subi à cause de ce dernier. Elles m’en avaient fait part. J’ai dû insister pour qu’elles acceptent de continuer à participer à ces séances publiques, juste après avoir été humiliées. Leur honneur, leur intégrité, avait été souillé jusqu’au plus profond de leur âme. Je n’ai jamais eu à faire de même pour Sadako.

 

Avec le recul, je me dis que j’aurais peut-être dû justement m’alarmer de cette différence d’acceptation de sa part vis-à-vis de ses consœurs l’ayant précédée. Mais j’étais trop obsédé par ce dont elle était capable, aveuglé par l’incroyable maîtrise de son "art”, elle qui parvenait à mettre en échec mes détracteurs. Ceux-là mêmes qui ne parvinrent pas à manipuler de nouveau le public par leurs manigances, comme ils avaient procédé pour Chizuko et Ikako, afin de mettre à jour ce qu'ils pensaient être une supercherie grotesque destinée à m’apporter une notoriété. Elle a été la plus belle chose qui ai pu m’arriver dans mon désir de démontrer la réalité de la puissance psychique, et, en même temps, elle a aussi été la pire par ses actions cachées. Celles mises à jour quand j’ai découvert la vérité sur ce qu’elle pratiquait dans l’ombre, tout comme le secret de ses origines…

 

Je sais que je n’ai plus beaucoup de temps à pouvoir bénéficier d’une vie terrestre et je tenais à profiter de mes derniers jours, mes derniers instants, pour rédiger ce mémoire de ce qui a constitué mon existence en ce bas-monde. Les lignes que j’écris en ce moment sont le témoignage de ma passion pour le pouvoir du cerveau humain dans toute sa splendeur, de ma carrière teintée de moments forts comme d’autres où j’ai bien failli tout abandonner. Ceci à cause des attaques incessantes des opposants à mes idées. Quand je ne serai plus là, il restera au moins quelque chose de moi. Quelque chose d’autre que mes travaux ayant causé aussi bien ma gloire que ma chute. Ce sera le testament de ma vie passée sur Terre, de ma rencontre avec des personnes admirables ayant ponctué diverses phases de mon périple professionnel. Chizuko, Ikako, et surtout toi, Sadako : les pages qui vont suivre je vous les dédient. À vous qui avez cru en moi…

 

Je me nomme Tomokichi Fukurai. Je suis né le 12 septembre 1869 au sein de la Préfecture de Gifu, dans la ville de Takayama. Vers l’âge de 12 ans, j’ai suivi ma mère au sein de la maison d’une médium locale. Je n’aurais pas dû être présent ce jour-là. Il était convenu que j’accompagne mon père lors d’une sortie avec ses amis commerçants. Cela afin qu’il m’initie aux plaisirs de la pêche. Cependant, j’ai été pris d’une forte fièvre m’empêchant de m’y rendre. Ma mère cachait le fait qu’elle voyait régulièrement une médium lorsqu’il était absent de notre maisonnée. Elle savait qu’il n’était guère réceptif à ce qu’il considérait comme des charlatans abusant de la crédulité des pauvres gens refusant la mort de leurs proches. Je pense que c’est cette habitude que j’avais d’entendre les griefs de mon père envers le surnaturel, qu’il dénigrait avec forte véhémence, qui m’a aidé à comprendre et combattre ceux qui, une fois que j’eus atteint l’âge adulte, prendraient plaisir à vouloir rabaisser mes travaux.

 

Quoi qu’il en soit, comme à son habitude et profitant de l’absence de mon père, ma mère, ne voulant pas que je reste seul chez nous alors que je tenais à peine debout, car toujours envahi par la fièvre bien que celle-ci se montrait être en récession, n’eut d’autre choix que d’imposer ma présence au sein de la demeure de l’experte en divination qu’elle avait l’habitude de consulter. Curieusement, bien que je sois incapable de dire si notre hôtesse en était la cause indirecte ou volontaire, ma fièvre baissa instantanément dès lors que l’on eut mis les pieds à l’intérieur de ce qui constituait le cabinet de consultations de Reiko Kobanashi. Ce fut ma première confrontation avec le surnaturel. J’étais émerveillé en premier lieu de la tenue drapée de soie de Reiko : cela ajoutait au charme certain de cette femme d’une grande beauté, très prisée des épouses de notre ville voulant connaître l’avenir financier de leurs époux, pour la grande majorité d’entre elles.

 

Et puis, il y avait cette impression étrange qui se dégageait d’elle : je ressentais comme des ondes arrivant par vagues, me transperçant le corps, tout comme il semblait qu’il en fut de même pour mon auguste mère. Je ne pense pas que c’était volontaire de la part de Reiko d’être la source de ce qui m’envahissait, tout comme je doutais qu’elle s’en soit rendue compte à vrai dire. Mais cette expérience m’a transporté, et je buvais les paroles de Reiko pendant que celle-ci répondait aux questions de ma mère sur l’avenir de notre famille. Profitant de ma présence à ses côtés, elle voulait savoir ce qu’il adviendrait de moi dans le futur. Reiko a alors apposé sa main sur mon front. J’ai ressenti une douce chaleur à son contact et j’ai pu constater un grand sourire s’affichant sur son visage. Elle rassurait ma mère, lui disant que j’étais promis à une grande carrière de scientifique et qu’il était indispensable d’alimenter autant que possible mes demandes de connaissances en la matière.

 

Il était vrai que je m’intéressais aux secrets de la médecine et d’autres rudiments de la vie animale, mais ça restait assez anecdotique. Cependant, dès l’instant où Reiko m’a indiqué ce qui m’attendait étant adulte, je n’ai eu de cesse de me plonger dans différents ouvrages traitant de toutes les formes de sciences existantes. À la grande joie de ma mère qui s’arrangeait pour me faire rencontrer d’éminents professeurs à même de me conduire vers ce qui serait ma future profession. C’est ainsi que je me suis retrouvé à étudier au sein de la prestigieuse Université Impériale de Tokyo, dans le College of Letters, où je me consacrais à l’apprentissage de la philosophie. Dans le même temps, j’approfondissais mes connaissances sur le Mesmérisme. Une doctrine mettant en avant l’influence d’un fluide magnétique propre à tous les êtres, capable de guérir les maladies nerveuses. Ce qui m’a amené à publier ce qui constitue la toute première étude systématique basée sur cette théorie au Japon, en 1905.

 

J’ai persévéré dans cette voie, me spécialisant dans le domaine de la psychologie anormale et les états hypnotiques, avant de recevoir un doctorat en 1906 pour mes recherches. Celles-là même qui constitueraient la base de mes futurs travaux. Ayant acquis le respect de mes confrères dans le domaine scientifique au sein de l’Université, on m’a confié le statut de conférencier au sein de cette dernière, après être devenu professeur assistant en 1908. J’étais alors au sommet de ma carrière et j’étais fier de ma réussite. Je n’oubliais pas pour autant qu’en parallèle de ce parcours exemplaire, je tenais à mettre en pratique mes recherches sur le domaine psychologique. Ceci en me tournant vers le psychisme pur. Mon idée était de démontrer que l’esprit humain pouvait agir sur le solide, dans la droite lignée des fondements du Mesmérisme. Pour cela, il me fallait trouver quelqu’un capable de prouver mes théories. Une personne fiable en regard de ses capacités, pouvant apporter une vraie crédibilité aussi bien aux yeux du public que de la communauté scientifique. En 1910, j’ai trouvé ma première perle rare : Chizuko Mifune.

 

C’est l’un de mes collègues partageant mon goût pour tout ce qui touchait de près ou de loin au pouvoir de l’esprit, qui me parla en premier de Chizuko. A dire vrai, il avait surpris une conversation d’un groupe de ses étudiantes dont l’une d’elle, Naomi, vantait les mérites et les incroyables capacités du médium, précisant qu’elle l’avait elle-même consulté avec sa mère. Chizuko avait été capable de lui prédire des faits qui se sont produits quelques jours plus tard. Notamment la rencontre avec un jeune marchand avec qui elle flirtait depuis, et qui se trouvait être très apprécié de ses parents. Mon collègue ne sachant pas avec exactitude où officiait la médium, il me fit rencontrer ladite étudiante lors de la pause de midi de l’établissement. Pour éviter toute rumeur malvenue, j’ai demandé plus de détails à la jeune fille en présence de ses amies, de mon collègue, et d’un surveillant affecté au réfectoire de l’Université.

 

Naomi me fit l’éloge de Chizuko. Une jeune femme initiée à ses 20 ans à l’hypnose par son beau-frère, avant de développer ses pouvoirs de médiumnité par des exercices de respiration et de méditation récurrents durant de longs mois. Au départ, elle se contentait de faire des prédictions aux membres de sa famille et à des amis proches. Très vite, l’exactitude des ses présages est arrivé aux oreilles de commerçants et de familles aisées, voulant connaître la destinée de leurs affaires ou de l’avenir de leurs enfants. Soutenue par sa famille, alors qu’elle venait de fêter ses 24 ans, la jeune femme a alors compris tout l’intérêt qu’elle avait de faire profiter ses proches de l’aura de sa renommée croissante, et a commencé à accueillir des clients au sein de la maison familiale. Naomi me fournit l’adresse de Chizuko, ainsi que ses coordonnées téléphoniques.

 

L’usage du téléphone était assez récent dans la région, depuis 1909, et environ 100.000 personnes seulement au japon bénéficiaient de cette révolution dans le pays. Ce qui était fort peu en regard de la population totale japonaise. La réputation des pouvoirs de divination de Chizuko avait permis à sa famille de se payer le luxe de cette installation. L’établissement où j’officiais faisant, lui aussi, partie des “élus” possédant ce nouveau moyen de communication, je pus convenir d’un rendez-vous avec Chizuko. Je lui évoquais brièvement ce que j’avais en tête et qui nous serait profitable aussi bien à moi qu’à sa renommée. Séduite par la perspective d’étendre un peu plus la portée de sa clientèle, nous nous rencontrâmes donc au sein de son domicile en mars 1910. Chizuko était une jeune femme radieuse, coquette et étant aux petits soins pour ses parents. J’obtins de sa part une démonstration de ses talents, ceci en présence de sa mère. Elle me demanda d’écrire un message, alors qu’elle détournait la tête, puis de glisser celui-ci dans une enveloppe que sa mère se chargerait de fermer consciencieusement.

 

Une fois cette opération faite, elle parvint à lire le contenu du bref message contenu dans l’enveloppe. J’étais bluffé. Aujourd’hui, je sais que j’ai aussi été naïf et sans doute trop excité par l’espérance de pouvoir prouver mes théories au plus grand nombre par son intermédiaire. Si j’avais été plus attentif ce jour-là, je me serais rendu compte du subterfuge utilisé : l’enveloppe était faite d’un papier très fin, facilement perçable par la lumière se trouvant près d’elle. Ce qui lui permettait de lire aisément. C’est de cette même technique qu’elle userait par la suite lors d’un test de nature plus officielle, en présence de témoins un jour d’avril 1910, au sein d’une salle de l’Université affrétée spécialement pour l’occasion. Elle exigea pour cela la présence d’un certain type de lanterne et d’enveloppes spécifiques, composées du même papier que celui ayant servi à la démonstration de ses capacités lors de notre première rencontre. Qui plus est, prétextant d’avoir besoin de se concentrer plus intensément, elle tournait le dos pour “lire” les enveloppes contenant divers messages de plusieurs personnes présentes, dont des professeurs.

 

Je me postais sur le côté, non loin de la petite table où elle se tenait pour la lecture, pendant que deux autres témoins étaient positionnés de l’autre côté. Ceci dans le but de vérifier que Chizuko ne nous bernait pas et n’ouvrait pas les enveloppes discrètement. Le test fut concluant et les personnes présentes furent éblouis par les pouvoirs de la médium. Celle-ci ayant également fait des prédictions à chacune d’elles qui se sont réalisées les jours suivants. J’étais aux anges à ce moment, et très vite j’organisais une première séance publique, à grand renforts de publicité et en présence de scientifiques et de journalistes pouvant attester de la véracité des facultés de Chizuko. Ce qui prouverait mes théories sur la puissance de l’esprit sur la matière. Cependant, mes espoirs ont très vite été anéantis.

 

Le 15 septembre 1910, alors que j’avais fait installer une estrade dans le grand hall de l’Université et qu’un parterre de personnalités diverses se trouvaient sur les fauteuils mis en place pour l’occasion devant la scène, Chizuko a renouvelé sa prestation. Pour convaincre les sceptiques, notamment les scientifiques ne croyant pas à mes théories qui commençaient à faire l’objet de railleries de la part de mes pairs, je fis appel au Baron Yamakawa Kenjiro pour le test. Il rédigea plusieurs messages, qui furent placés dans des enveloppes examinées par des personnes choisies au hasard dans la salle, avant d’être disposées sur la table située derrière elle. Chizuko faisait mine de se concentrer, expliquant qu’elle devait absorber de l’énergie avant de pouvoir lire les messages. Puis s’installait devant la table, avec, de chaque côté, comme pour le test privé, des témoins chargés de veiller au bon déroulement de l’expérience. Les premiers rires se firent entendre, venant de journalistes demandant pourquoi ma protégée se montrait de dos pour lire les enveloppes.

 

J’eus beau expliquer la raison, je sentais que le scepticisme grandissait, même après que ma protégée parvenait à lire chaque message. Si le Baron Yamakawa, lui, s’enthousiasmait, ce n’était pas le cas de tous, et nombre d’autres personnes indiquèrent des éléments qui leur semblaient suspects. Certains évoquaient justement la lumière utilisée, située de manière très proche des enveloppes lors de la “lecture”. Ainsi que l’éloignement important des témoins qui ne pouvaient donc pas juger, à leur sens, d’irrégularités, au vu de la distance. Il y a eu aussi un autre élément qui me ferait un grand tort par la suite. Sur le moment, je n’avais pas eu conscience du discrédit que cela apporterait à la fiabilité de l’expérience. Parmi les enveloppes fournies à Chizuko, étant censées contenir uniquement les messages du Baron Yamakawa, qui furent écrits au préalable avant la séance, (autre détail qui fut également utilisé dans les attaques des sceptiques à mon encontre), certains feuillets avaient été écrits de ma main. L’écriture du Baron était particulière et je craignais que Chizuko peine à lire certains mots. D’où cette petite précaution que je pensais bien innocente à ce moment. Certains messages, identiques à ceux du Baron, furent donc escamotés pour être remplacés par les miens, avant d’êtres glissés dans les enveloppes sous les yeux des intervenants, sans que personne ne se doute de quoi que ce soit.

 

Pour moi, que ce soient mes messages ou ceux du Baron que Chizuko lisait, ça ne changeait rien aux démonstrations de ses pouvoirs : le résultat était le même. Cependant, je ne m’attendais pas à un tel déferlement de haine envers elle les jours suivants. Les journaux parlaient de “spectacle grotesque”, de “calomnie scientifique”, de “farce constituée d’un pantin se prétendant médium”… Des mots extrêmement durs, aussi bien pour moi que pour elle. J’avais beau défendre la véracité des facultés de Chizuko, avec le témoignage des bénéficiaires de ses prévisions, rien n’y faisait. D’autres séances publiques furent mises en place, avec la même ferveur négative envers moi et ma protégée. Ma marionnette, comme disaient certains, dont le seul pouvoir était de parvenir à tromper le plus grand nombre n’étant pas au courant de ses techniques, et qui n’avaient rien de surnaturel : c’étaient les mots qui étaient employés par les journalistes et les scientifiques. J’étais montré comme un illuminé ne méritant pas mes titres, passant son temps à fanfaronner pour obtenir de l’attention en utilisant des servantes soumises et suivant mes directives d’illusionniste raté.

 

Si je parvins à tenir bon face à cette hostilité, ce ne fut pas le cas de Chizuko. Elle fut anéantie par l’animosité dont elle était le centre, et ce fut pire encore quand la présence de mes messages au milieu de ceux du Baron fut révélé. Cela à cause de l’indélicatesse d’un de mes assistants. C’était l’étincelle que recherchaient mes détracteurs pour détruire toute mon entreprise, causant le désespoir de celle qui voyait sa réputation et son honneur bafoués à jamais. En janvier 1911, elle s’est donné la mort à son domicile par l’ingestion de poison. Ce sont ses parents qui la trouvèrent inanimé dans sa chambre. Un flacon, vraisemblablement acquis chez l’apothicaire de la ville, gisant à ses côtés sur le sol. Ils ne m’ont jamais pardonné la mort de leur fille et je ne peux que les comprendre. Néanmoins, malgré la technique employée par Chizuko pour les enveloppes, son pouvoir de divination était réel et je m’employais à chercher quelqu’un qui aurait en elle un pouvoir plus démonstratif, et pouvant faire taire ceux qui fustigeait mon travail et mes recherches.

 

Je l’ai trouvé un mois après que Chizuko eut choisi de quitter la vie terrestre, en la personne d’une autre jeune médium : Ikuko Nagao. Dans son cas, j’ai eu moins de mal à me rapprocher d’elle. La semaine d’avant notre première rencontre, j’avais fait publier une annonce dans le journal national, indiquant que j’étais à la recherche de personnes dotés de capacités médiumniques exceptionnelles et indiscutables, dans le cadre d’expériences publiques, sans trop préciser plus de détails. C’est elle qui m’a contacté le lendemain de la diffusion de l’annonce. Ikuko était très différente de Chizuko. Aussi bien de par la nature de ses facultés que par sa capacité à s’enthousiasmer de tout. Elle avait beau être du même âge que celle qui l’avait précédée, elle avait un tempérament bien plus vif, toujours souriante, et s’était fixée comme objectif de devenir célèbre. Ce sont les mots qu’elle a employés. Elle s’est désignée comme détentrice d’un pouvoir que personne n’avait. J’ai été intrigué par ces dernières paroles, tout comme son euphorie quand elle en parlait. Il y avait une assurance dans sa voix qui me remplissait d’espoir. Effectivement, quand je l’ai rencontré et que j’ai fait procéder à des tests en privé, cette fois de manière plus rigoureuse que je ne l’avais fait pour Chizuko, je n’ai pas été déçu.

 

Ikuko était capable d’imprimer des images de son esprit sur des supports photographiques, et ce de manière troublante. Ce n’étaient pas des impressions usant de techniques comme l’avait fait le photographe William H. Mumler à la fin du XIXème siècle. Dans son cas, celui-ci avait découvert le moyen de créer des silhouettes de “fantômes” sur des photographies. Ceci en se servant du procédé dit de la double exposition. Il en fit son commerce, se servant de la crédulité des gens en leur faisant croire qu’il était capable de faire apparaître les aura de leurs défunts sur les photographies qu’il prenait d’eux. Ikuko ne connaissait rien aux spécificités de la photographie et ne pouvait donc pas prétendre user de telles méthodes. Qui plus est, cela demandait un certain matériel, assez coûteux, et du temps pour arriver aux mêmes résultats dont usa Mumler à son époque. Alors que, pour Ikuko, l’impression se faisait en quelques minutes. Elle avait un vrai pouvoir et n’avait pas menti : celui-ci était vraiment exceptionnel et jamais vu auparavant.

 

J’ai donné le nom de Nensha au résultat de cette faculté, des photographies psychiques créées par la seule force de la pensée de cette jeune fille pleine de vie. Comme je l’avais fait pour Chizuko, après le test privé pour vérifier la véracité de ses capacités, j’ai organisé des séances publiques pour montrer de quoi elle était capable dans le but de prouver l’existence du pouvoir de l’esprit sur la matière. Bien entendu, à l’annonce de nouvelles expériences publiques, mes détracteurs et la communauté scientifique montèrent au créneau. Ceci en indiquant que j’allais encore me couvrir de ridicule en exposant une autre prétendue clairvoyante de pacotille, qui usait de techniques de foire, juste pour démontrer des fariboles qui n’existait que dans mon imagination. Je n’ai pas répondu à leurs attaques et préparé mentalement Ikuko à ce genre de propos virulent. Je l’ai senti un peu fébrile au début quand elle a lu ce qu’on disait sur elle, alors même que la première séance publique n’avait pas débutée. Elle me montrait un sourire forcé, mais j’ai senti que sa joie qu’elle arborait n’était pas aussi pure qu’auparavant.

 

Malgré ça, je voulais la croire quand elle me disait qu’elle tiendrait le choc et qu’elle ne tenait pas compte des méchancetés dites à son encontre. C’est en avril 1911 qu’Ikuko fut montré de manière officielle au public, aux journalistes et aux scientifiques, lors d’une expérience publique où elle démontra ses capacités hors normes. Contrairement à Chizuko, elle était face au public lorsque furent mis devant elle, sur une grande table, diverses plaques et supports photographiques. Quand elle entrait en transe, ses yeux montraient une intensité dans le regard qui impressionnèrent nombre de personnes dans la salle. Dans ces moments-là, elle se montrait imperturbable et se concentrait sur ce qui ferait d’elle une célébrité. Je sentais qu’elle se persuadait de ça, et j’avais tellement envie à cet instant qu’elle obtienne un tout autre destin que Chizuko. Tour à tour, des images se montrèrent sur les plaques et les supports papiers disposés sur la table. Des images étonnantes et troublantes, montrant des Kanji auréolés de volutes de fumées, des visages nimbées de lumières ou des paysages nageant dans des auras déformées.

 

J’étais sûr que cette fois, personne ne pourrait avoir à redire sur mes affirmations du fluide présent en l’être humain, tel que mes recherches sur le Mesmérisme m’en avaient convaincu. Pourtant, ce que je pensais être l’accomplissement de tant d’efforts ne fut qu’un cauchemar de plus. Immédiatement, les spécialistes présents critiquèrent la qualité des supports utilisés, prétextant qu’ils ne répondaient pas aux normes habituelles tels qu’on en achetait dans le commerce. Ils prétendaient que les plaques et les papiers avaient été trafiqués en usant de produits chimiques propres à provoquer ces altérations, juste avant la séance, avec un effet de retardement pour qu’on ne puisse pas s’apercevoir du subterfuge. Ou bien qu’on les avait soumis à des effets de lumières, voire d’autres techniques, évoquant celles utilisés par d’autres charlatans avant moi, tel que le fameux Mumler, le photographe dont je vous ai parlé précédemment. Je réfutais leurs hypothèses, jurant que le matériel utilisé était tout à fait conforme et vérifié par des experts, avant qu’ils soient placés sur la table et qu’Ikuko use de son pouvoir.

 

Ils rétorquèrent qu’il était aisé de tromper de tels experts en se servant de produits indétectables, ou alors de matières suffisamment étudiées pour ressembler à celles usitées habituellement dans la photographie. N’importe quel scientifique serait capable de se servir de techniques proches. Ils affirmaient que ce n’était pas parce qu’on ne voyait pas le stratagème tout de suite qu’il n’y en avait pas, précisant que les analyses ultérieures des clichés prouveraient la fausseté du pouvoir d’Ikuko, qui n’était rien de plus qu’une habile illusionniste comme l’avait été Chizuko avant elle. Je fulminais intérieurement devant tant de médisance et d’inconsidération du travail fabuleux de concentration d’Ikuko. Je voyais cette dernière se retenir de pleurer, alors que journalistes, scientifiques et autres personnalités dans la salle contestaient la véracité de ses facultés, alors même qu’ils venaient pourtant de les voir en action sous leurs yeux. Ils étaient tellement imbus de leur personne qu’ils refusaient l’évidence, car ça perturbait leurs convictions, les règles établies du fonctionnement humain et la réalité scientifique telle qu’ils la concevaient.

 

Je suis parti furieux, prenant Ikuko avec moi avant qu’elle s’effondre en larmes, pendant que ce ramassis d'imbéciles continuait de l’insulter de tous les noms possibles, la traitant de menteuse, de manipulatrice et de fausse médium. Une fois sorti du lieu de la séance, elle s’est recroquevillée sur un coin de mur, pleurant à chaudes larmes. J’avais beau la rassurer, lui dire de ne pas tenir compte de tout ce qui avait été dit, de croire en elle et son pouvoir, c’était peine perdue. J’ai eu toutes les peines du monde à la ramener chez elle et la persuader de continuer en participant à d’autres séances publiques. Nous en avons effectué 3 autres après ça, disséminées sur plusieurs mois. Ikuko montrait un air impassible après chacune d’entre elles, affrontant les insultes et autres accusations la traitant de charlatan, tout comme moi je le subissais. Elle semblait s’habituer en apparence, mais ce n’est que plus tard que je compris la raison de ce revirement de personnalité.

 

Ikuko avait contracté une maladie qui la minait de l’intérieur, mais je n’ai jamais su de quoi il s’agissait. Elle refusait d’en parler, disant que ce n’était pas grave, que le mal finirait par s’en aller. Je l’admirais encore plus pour ça : pour son endurance capable de résister à la fois à la maladie et aux vilénies marqués dans les journaux après chaque prestation. Finalement, elle m’a appelé un jour alors que je projetais une nouvelle séance. Elle m’indiquait qu’elle arrêtait tout, qu’elle ne pouvait plus continuer. Si elle persévérait, elle savait qu’elle n’y survivrait pas, et elle ne voulait pas que je subisse la publicité d’une mort lors d’une séance qui ne ferait qu’aggraver ma situation. Elle me souhaita bonne chance et elle me conseilla d’aller voir une autre fille qu'elle connaissait bien, possédant des pouvoirs similaires aux siens, mais encore plus puissants. Deux semaines plus tard, je reçus une lettre m’indiquant qu’Ikuko avait été trouvé sans vie dans la maison où elle vivait avec son frère. Ses parents étaient décédés 5 ans auparavant, et c’était son grand frère qui s’assurait qu’elle ne manque de rien.

 

C’est d’ailleurs ce dernier qui me fit par du décès d’Ikuko. Je n’ai jamais vraiment pu savoir si c’était sa maladie qui l’avait emporté, ou le désespoir qui l’habitait à cause de ce dont j’étais la cause. Elle m’a adressé une lettre avant de mourir, que son frère me fit parvenir. Sur celle-ci, elle me remerciait d’avoir cru en elle et son pouvoir et de lui avoir donné l’opportunité de le montrer. Dans cette missive, elle précisait également de ne pas m’en vouloir sur ce qui était arrivé, et de continuer à démontrer l’existence du surnaturel à ceux qui ne l’acceptait pas. A la fin de la lettre figurait les coordonnées de la fille dont elle m’avait parlé : Sadako Takahashi. Celle qui allait tout changer pour moi. Celle qui ferait taire, dans tous les sens du terme, tous ceux et celles qui étaient responsables de la mort de Chizuko et Ikuko. Celle, enfin, qui me ferait vivre le pire des cauchemars par ses actes et me ferait voir une autre facette du monde des esprits.

 

Car celui-ci n’est pas seulement un ensemble de pouvoirs s’étant établi dans des corps et distribué au hasard, habité par des créatures vouées au mal. Non, la dimension des esprits est bien plus que ça. Sadako allait me montrer toute l’étendue de sa puissance sur notre monde, sa complexité aussi, tout comme la mainmise qu’elle possédait sur cette dimension invisible pour la plupart d’entre nous. Car le lien qui la relie à ces territoires est bien plus fort que je ne l’ai cru en premier lieu. La relation entre elle et moi qui allait suivre, professionnelle d’abord, puis familiale, tant elle allait me considérer comme le père qu’elle avait toujours rêvé d’avoir, une relation presque fusionnelle, cela allait me faire vivre des mois de doute sur ce qu’elle était et la terreur de ce qu’elle était capable de commettre pour me protéger, usant de forces dépassant l’imaginable que je n’aurais jamais cru être capable d’exister en ce monde. Ce n’est qu’en me rendant sur les lieux où elle est née que je me rendrais compte de toute l’étendue des pouvoirs de Sadako Takahashi, celle qui commande aux esprits...

 

 

Publié par Fabs