CHAPITRE 6 : ALMA
Le voyage a été agréable, si ce n’est une menue perturbation lors du trajet se présentant sous la forme d’un charmant bambin ayant oublié le numéro du compartiment où se trouvait sa mère. Il avait profité d’un assoupissement de cette dernière pour jouer les explorateurs à l’intérieur du train, avant de se perdre en route. Ayant entendu ses pleurs se prolongeant dans le couloir, sans que cela inquiète qui que ce soit, je me suis précipité pour connaître la raison de ces larmes. L’enfant, répondant au prénom de Chester, m’indiquait, entre deux larmoiements, le pourquoi de son désespoir. Je parvenais, non sans mal, à calmer sa tristesse en lui promettant de retrouver sa chère maman. Ne voyant pas d’agent susceptible de m’aider dans ma tâche, j’ai dû, à contrecœur, procéder au dérangement des autres occupants du train. Ceci en ouvrant les différents compartiments et m’affairant à questionner les passagers sur d’éventuels indices à me fournir sur le lieu dans lequel la maman du petit Chester était logée. Après plusieurs minutes de recherches, je finissais par tomber nez à nez avec une jeune femme éplorée, cherchant son petit garçon ayant disparu de son compartiment. Chester, reconnaissant sa mère, m’échappait des mains pour se blottir en larmes contre elle.
– Chester ! Bonté divine ! Pourquoi es-tu parti sans me prévenir ?
Pleurant de plus belle, le garçon se confondait en excuses.
– Je suis désolé maman ! Je m’ennuyais et j’ai voulu explorer le train. Je voulais pas te réveiller, tu dormais si bien. Excuse-moi, je le referai plus ! Je te promets…
– Petit sacripant… Évidemment que je te pardonne… Mais je ne veux plus que tu réitères un coup pareil, c’est bien compris ?
Regardant le visage de sa mère, Chester, essuyant ses larmes, promettait.
– Plus jamais, maman…
Et se tournant vers moi :
– Mais tu sais, c’est grâce au monsieur. C’est lui qui m’a aidé à retrouver mon chemin…
Retenant ses larmes à son tour, toute heureuse d’avoir retrouvé son chérubin enfui, la maman dirigeait son regard dans ma direction.
– Cher monsieur, je n’aurais jamais de mots assez forts pour vous gratifier de ma reconnaissance…
Souriant, tout en observant le jeune enfant blotti contre sa mère, je rassurais la mère du petit fuyard.
– Je vous en prie : rien de plus normal. J’ai été enfant, moi aussi. Et j’ai fait mon lot de frayeurs à mes parents. Je sais à quel point il peut être terrifiant de se retrouver séparés d’eux alors qu’on veut jouer les grands…
Esquissant un sourire à mes mots, elle sortait à ce moment-là un mouchoir du petit sac à son bras droit. Elle séchait ses larmes naissantes, qu’elle avait eu bien du mal à empêcher de couler, et se présentait.
– Je me nomme Alma. Alma Hawthorne. Et ce petit espiègle, c’est mon fils, Chester. Je ne peux faire moins que de vous offrir un thé en remerciement de votre aide fort appréciée, monsieur… Monsieur ?
Répondant à sa demande, je me présentais à mon tour.
– Ciaran. Ciaran Cornwell. Ravi d’avoir pu secourir cette âme en peine qu’est Chester. Et j’accepte avec grand plaisir votre proposition.
Alma semblait surprise en découvrant mon identité, et elle ne put se retenir de m’interroger sur celle-ci.
– Cornwell ? Est-ce que vous seriez en parenté avec la même famille Cornwell à la tête des sociétés d’import-export Far Away Industries ?
Je faisais mine de faire une révérence, posant ma main droite sur ma poitrine, et m’inclinant légèrement, tout en affirmant mon appartenance à ma célèbre famille.
– Tout à fait. J’ai l’honneur d’être le fils de mon illustre père Ezra Cornwell. Pour vous servir, madame Hawthorne.
Elle me reprenait à cet instant :
– Je vous en prie, appelez-moi Alma. C’est la moindre des choses que de vous permettre cette familiarité après m’avoir sorti de l’angoisse de la disparition de ce petit gredin de Chester.
Ce dernier, pour répondre aux paroles de sa mère, se blottissait encore plus contre sa mère, et s’excusait de nouveau.
– Je suis désolé, maman. Je voulais pas te faire de peine…
Alma souriait et caressait la tête blonde du petit garçon.
– Je t’ai déjà pardonné. Inutile de te répéter.
Puis, relevant la tête à nouveau vers moi.
– Mr. Cornwell…. Ciaran, si vous me permettez de vous appeler par votre prénom, me ferez-vous donc l’honneur de me suivre pour que nous puissions discuter autour de la tasse de thé promise ? Je dois avouer que j’ai des dizaines de questions à poser à quelqu’un appartenant à une famille aussi illustre que la vôtre.
Je souriais et exécutais à nouveau une révérence.
– Mad… Alma, je vous suis. Et je répondrai à toutes vos interrogations en toute sincérité.
Ainsi, nous nous sommes dirigés vers le wagon faisant office de salon de thé, et j’entamais alors une fort agréable discussion avec Alma. Mon cher Milton, si vous aviez été dans ce train avec moi, nul doute que vous seriez immédiatement tombé sous le charme de cette beauté presque irréelle. Je dois avouer que, moi-même, si je n’avais pas mes préférences pour la gent masculine, j’aurais sans doute succombé très rapidement à son sourire ravageur et l’aura de séduction équivoque émanant de sa personne. Au fil de la conversation qui s’établissait entre nous, j’apprenais qu’elle était la cousine du bouquiniste de Burdlow et grande amie de l’épouse du maire de la ville. Je n’ai pu que me réjouir de l’opportunité que m’avait envoyé le destin en ce moment. La perspective d’être accepté plus facilement que je ne l’aurais cru de la populace de Burdlow, grâce à Alma, m’apparaissait comme une nouvelle preuve de ma chance insensée. Et ce n’est pas vous, mon dévoué Milton, qui me direz le contraire. Sachant bien que vous me gratifiez régulièrement de louanges concernant cette faculté innée qui est la mienne d’attirer la providence à mes pieds.
Je n’ai pas osé lui avouer mes préférences, alors même que je voyais ses yeux me dévorer du regard. Je ne savais pas si cet intérêt de sa part à ma personne venait du prestige de mon nom de famille, ou d’une sincère attirance, mais je ne voulais pas risquer de perdre l’avantage qui s’était offert à moi en profitant de cette manne de renseignements substantielle qu’était Alma. D’autant que Chester semblait m’avoir déjà plus ou moins adopté, ne cessant de me poser mille questions sur mes passions et préférences sur de multiples sujets. Ce qui embarrassait parfois sa tendre mère, rougissant d’une honte palpable à l’indiscrétion de son curieux de fils. Ce à quoi je m’empressais de répondre de ne pas gronder un enfant qui montrait autant d’engouement à apprendre. J’apprenais ainsi qu’Alma était veuve depuis quelques mois. Son défunt époux était à la tête d’une confortable fortune obtenue dans le commerce d’armes destinées à des fins militaires et policières, et pour lesquels il était un des fournisseurs exclusifs. N’étant pas très à l’aise avec la gestion de l’entreprise dont elle devait désormais assurer la succession, elle avait fini par recourir aux services de son frère pour s’en occuper. Ce dernier étant plus expert dans ce domaine. Elle se rendait à Burdlow pour se changer les idées des tracas commerciaux de la société dont elle restait à la tête, faisant toute confiance à son frère pour pérenniser l’héritage de son mari disparu et le faire fructifier.
CHAPITRE 7 : NIGEL
Le reste du trajet, je le passais auprès de mes nouveaux amis, que représentait donc Alma et Chester, et je n’ai pas vu le temps passer. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, nous étions déjà arrivés à la petite gare de la ville voisine de Burdlow. Je savais que les voies ferroviaires ne s’arrêtaient pas à ma destination, car Ridgwell m’en avait fait part lors de notre discussion la semaine précédente. Une volonté du maire de la ville, qui semblait ne pas voir du meilleur œil la présence d’un monstre de fer, tel qu’il le désignait, trop proche de la cité dont il s’était fait le devoir de protéger de toute pollution intempestive. C’était la raison pour laquelle tout engin motorisé y était proscrit. Artus Caldwell, le maire, expliquait que les cultures autour de Burdlow, source principale de revenus de la cité, pouvaient pâtir des retombées toxiques de la technologie nocive, tel que voitures ou autres machines du même ordre. C’était louable de sa part, même si, dans les faits, cela m’obligeait à trouver un marchand acceptant de me conduire à Burdlow en usant d’un véhicule archaïque, tel qu’une charrette, à défaut d’un fiacre assurant la correspondance directe avec Burdlow. Ou bien encore un cheval dans le pire des cas.
La rencontre avec Alma m’avait libéré de cette contrainte, puisque son cousin attendait sa venue à bord d’un chariot lui servant pour effectuer les voyages. Ceci afin d’acquérir les livres de son commerce. Ce dernier fut quelque peu étonné de constater ma présence auprès de sa cousine, ayant reçu un télégramme quelques jours plus tôt de la part d’Alma lui signifiant sa venue avec son fils Chester, sans avoir le moindre accompagnant. J’ai cru comprendre que son frère, Maxwell, s’inquiétant du fait qu’elle effectue ce voyage seule et sans protection masculine, avait essuyé un refus d’Alma sur ce point. Celle-ci lui ayant répondu qu’elle n’avait pas besoin d’un chaperon et arguant du fait que le voyage serait court. Sans compter que les voyages en train étaient bien plus sûrs que d’autres moyens de transport. Résigné et convaincu malgré tout par le fort tempérament de sa chère sœur, Maxwell avait cédé, laissant Alma parcourir les quelque 120 miles la séparant de Burdlow avec pour seule compagnie Chester. Il avait aussi été rassuré par la promesse de Nigel, son cousin, de venir personnellement la récupérer à la sortie du train à NorthDown, la ville voisine de Burdlow.
C’est pourquoi l’air inquiet de Nigel à ma vue ne passa pas inaperçue. Alma se hâta de refroidir le tracas visible sur le visage de celui-ci, en lui expliquant de quelle manière elle avait lié connaissance avec moi à l’intérieur du train et la manière dont j’avais été le “sauveur” de l’impétueux Chester. Nigel sourit à ces explications, ne semblant pas vraiment étonné de l’aventure du fils d’Alma. Même si ce dernier s’était montré désolé de sa sortie non dénuée d’un courage certain pour un petit garçon de son âge, ceci au sein d’un environnement inconnu pour lui car étant son premier voyage en train, j’ai vite compris que Chester était coutumier du fait. De nombreuses fois sa curiosité avait donné des sueurs froides à sa mère, et Nigel m’apprit que cela faisait aussi partie des raisons ayant fait insister le frère d’Alma pour qu’elle ne parte pas seule. Il s’inquiétait plus du tempérament de son neveu que de la propension de sa sœur à se débrouiller et se défendre d’éventuels malotrus durant le trajet. Une fois compris la raison de ma présence, Nigel a été d’une courtoisie sans pareil, me remerciant pour mon aide précieuse pendant le voyage, et ravi que sa cousine ait pu voyager sous la protection d’un homme plein de bon sens en plus d'être un gentleman aguerri, comme je lui faisais ressentir.
Ce à quoi Alma se moqua gentiment.
– Mon cher cousin, oseriez-vous prétendre que je ne puisse pas prétendre à me défendre seule ?
Montrant un air gêné, mais néanmoins guilleret, sans doute dû à l’habitude des réparties d’Alma, Nigel usa d’un flegme certain pour répondre.
– Je ne me permettrai pas cet affront, chère cousine. Je sais bien que vous n’êtes pas du genre à vous laisser faire. Je me souviens encore d’une certaine soirée où ce paltoquet de Rufus a fait les frais de sa rustrerie en osant tenter de vous séduire, alors même que ce regretté Kent se trouvait dans la même pièce…
Retenant à peine un rire discret, Alma s’amusa de cette évocation.
– J’avoue n’avoir pas été tendre avec lui ce soir-là. Sa malencontreuse chute est encore dans toutes les mémoires. Je ne l’ai pourtant pas poussé très fort. Mais il était tellement imbibé d’alcool dans le corps, qu’un simple souffle de vent aurait suffi à le faire basculer, à dire la vérité.
Nigel riait de bon cœur.
– Une bonne bourrasque alors. Rufus n’est tout de même pas un fétu de paille qu’on renverse facilement. Vous sous-estimez votre force parfois, ma chère cousine. Parfois, je me dis que si Kent n’osait jamais vous contredire quand vous aviez une idée en tête, c’est parce qu’il n’ignorait pas cette particularité.
Alma riait de manière plus explicite.
– Oseriez-vous prétendre que je suis une femme dangereuse, Nigel ?
Se grattant la tête, comme pour réfléchir à sa réponse, Nigel répliquait.
– Pour tout homme imprudent et discourtois, oui, vous l’êtes sans aucun doute…
Là-dessus Alma et Nigel rirent de concert. Après quoi, Nigel se faisait un devoir de s’excuser auprès de moi pour ces petites mises en avant du caractère bien moins fragile et réservé qu’on pouvait le penser de la part d’Alma, en m’incitant à prendre garde à ce que je disais pour ne pas en subir les conséquences. Ce qui valut à Nigel un léger coup d’ombrelle d’Alma en guise de représailles. Il m’adressa un regard en coin, jouant un simulacre d’homme martyrisé.
– Vous voyez bien qu’elle n’est pas une femme ordinaire ! Si je peux vous donner un conseil, ne la fâchez pas. Voyez ce qu’il vous en coûtera dans le cas contraire…
Je riais à mon tour, pendant qu’Alma faisait mine de bouder.
– Je prends note, mon cher Nigel. Je tâcherais de m’en souvenir, si d’aventure il me prenait l’idée saugrenue de ne pas être d’accord avec votre cousine.
Nigel souriait à nouveau.
– C’est mieux pour votre sécurité. Alma est aussi belle que pleine de dangers pour qui ne se méfie pas de ses sautes d’humeur.
Souriant d’un air presque machiavélique, Alma rétorquait.
– Cherchez-vous à recevoir un nouveau coup, Nigel ? Je suis d’humeur généreuse vous concernant aujourd’hui…
Nigel montrait un air de défense, tout en m’adressant un clin d’œil. Une manière de dire : “Voyez comment est la véritable Alma sous le masque de douceur qu’elle montre à tous... ”. Ce à quoi je me retenais de ne pas m’esclaffer de nouveau et éviter de subir, à mon tour, les foudres de ce faux ange qui se trouvait à mes côtés. Cette petite mise en bouche me permit de mieux me faire apprivoiser de Nigel, si je puis me permettre cette expression. Nous discutâmes de choses et d’autres concernant son commerce, les facéties régulières dont Chester faisait cadeau à sa mère et au reste de son entourage, ainsi que certaines indiscrétions du passé d’Alma avant qu’elle fasse la rencontre avec son futur époux. Un mariage arrangé entre sa famille et celle de Kent. Si, dans les débuts, elle n’avait guère d’attirance pour son mari, elle avait appris par la suite à apprécier ce dernier et développer des sentiments sincères. Kent n’avait jamais cherché à brusquer les choses, conscient du piège de leur union voulue par leurs parents respectifs. Il avait compris cela et Alma a été très sensible à cette délicatesse de sa part. Ce qui a contribué à ce que les deux époux se rapprochent peu à peu, sentimentalement parlant.
Chester était né deux ans après leur mariage et est devenu le symbole du vrai amour qui a lié Alma et Kent à ce moment. Un amour sincère et pur qui faisait l’admiration de tous. Mais sentant que ces souvenirs montraient une certaine forme de mélancolie de la part d’Alma, on en est vite venu à discuter de ma propre vie. J’ai donc parlé de ce que j’avais déjà discuté dans le train, avec quelques nouveaux éléments. Aussi bien Nigel qu’Alma, et même Chester, discret jusqu’à présent, tous ont bu mes paroles. J’ai évité soigneusement d’indiquer mes sorties régulières avec des femmes, dans le seul but de masquer mes réelles préférences en matière de sentiments et d’aventures d’ordre sexuel. Ça ne me semblait pas pertinent. Et surtout, je craignais que cela me porte préjudice, voire même déclenche un regard différent envers moi de la part d’Alma et Nigel. Sans compter que je ne pouvais décemment pas parler de cela ouvertement en la présence de Chester. Cela aurait été déplacé. Je compris d’ailleurs aux sourires qu’Alma me portait qu’elle me remerciait pour cela. Peu après, le panneau indiquant notre arrivée à Burdlow se montrait.
CHAPITRE 8 : RUMEURS ET REVELATIONS
Une fois arrivé à Burdlow, alors que Nigel se chargeait de descendre les bagages de sa cousine, Alma se proposa de me mener plus tard à l’auberge proche. Nigel insistait pour me présenter son épouse, prétextant qu’elle serait ravi de discuter avec un homme de ma condition, et surtout de voir celui ayant été en mesure d’amadouer Chester. Ce dernier n’accordait que très rarement sa confiance envers quelqu’un qu’il ne connaissait pas, même dans les conditions de notre rencontre. Nigel était persuadé que son épouse considérerait que je devais avoir une aura exceptionnelle pour avoir su faire s’abaisser les barrières d’un enfant comme Chester. Conformément au portrait que m’en avait brièvement fait Nigel, Emily Ravenworth était une femme pleine de sagesse et je me suis tout de suite senti à l’aise avec elle. Après avoir échangé sur ma rencontre avec Alma et son fils lors du trajet en train, afin de tenter de comprendre l’étonnant revirement de Chester envers un étranger, elle m’indiqua que je serais le bienvenu au sein de la boutique de son mari, aussi souvent que je le désirais.
– Mr. Cornwell, j’ai cru comprendre que vous vous êtes rendu à Burdlow dans le cadre d’une… enquête, c’est bien cela ?
J’avais été assez évasif sur ce point auprès de Nigel et d’Alma. Il m’avait semblé plus prudent et judicieux de ne pas indiquer les raisons exactes de ma venue à Burdlow. Il m’avait semblé préférable de me contenter d’indiquer que je m’intéressais à l’histoire de la ville, dans le cadre d’un livre portant sur certaines cités atypiques. Je précisais que le refus du maire, Artus Caldwell, de toute forme de progrès manifeste au sein de la cité m’avait intrigué. Ce qui m’avait incité à placer Burdlow en tête de ma liste des villes à étudier. Ça paraissait assez crédible pour emporter l’adhésion de quiconque, sans révéler ce qui m’avait véritablement amené à venir en ces lieux. À savoir l’école maudite et ce qui s’y cachait. Malgré tout, je jugeais important de révéler que c’était Ridgwell qui m’avait orienté sur mon choix. J’ai pu voir un changement d’ambiance dès lors que j’évoquais son nom… Emily fut la première à prendre la parole à ce sujet…
– Ridgwell… Il est surprenant que vous ayez eu à fréquenter un tel homme. Pas qu’il soit désagréable en soi, bien que n’ayant jamais eu à faire avec lui directement. Mais de par sa position sociale, je m’étonne que vous ayez eu une discussion avec lui, et encore plus qu’il vous ait fait les louanges de Burdlow, qu’il a quitté sans prévenir. De ce que je sais, je n’ai pas souvenir qu’il portait la ville dans son cœur… En partie à cause de ce que lui faisait subir le Père Thorin…
Nigel s’interposait.
– Mon épouse dit vrai. Ridgwell a toujours été quelqu’un au comportement, disons... peu conventionnel. C’était un bon commerçant, loin s’en faut, et il a eu son moment de prospérité. Mais c’était surtout un solitaire. Je ne l’ai jamais vu avec une femme et il ne semblait pas montrer d’intérêt pour elles. Il y a eu des rumeurs sur ça. Je n’y ai jamais cru personnellement. Un homme est en droit de préférer la solitude. Mais vous savez ce que c’est dans les petites villes : les langues des commères parlent, sans prendre en compte les retombées, et cela peut mener à des conséquences inattendues.
Je m’interrogeais à ces propos, bien que paraissant percevoir la raison de ce qui se disait au sujet de Ridgwell, à cause de l’absence de présence féminine aux côtés de ce dernier.
– Je ne comprends pas… Seriez-vous en train de me dire que Ridgwell n’aimait pas les femmes ? Je veux dire…
Alma m’interrompait de la main, après qu’elle ait surveillé où se trouvait Chester. Sans doute pour s’assurer qu’il ne puisse pas entendre notre conversation au sujet un peu brulant. Le voyant jouer dans le petit salon, loin de nous, elle se montrait rassuré, et prenait la parole.
– Vous supposez bien, Mr. Cornwell. On disait que Mr. Fuldorn montrait des yeux remplis de passion uniquement auprès des jeunes gens. Et ses visites régulières à l’auberge de Mme Salter, là où je vais vous conduire pour que vous puissiez y prendre une chambre, n’ont fait qu’alimenter les suspicions à son égard.
Emily continuait :
– Tout à fait. Je pense même que c’est à cause de ça s’il y a eu l’incendie ayant détruit son commerce, et son train de vie par la même occasion. Certaines familles voyaient d’un mauvais œil qu’un homme se livre à de telles dépravations interdites par l’Église. Et je ne peux que les comprendre, ayant les mêmes réticences à l’égard de cette catégorie d’hommes. Pour que vous puissiez y voir plus clair, Mr. Cornwell, sachez qu’au sein de cette auberge vit un jeune écrivain du nom de Conrad Moser, et que lui aussi a des préférences… inhabituelles. Celui-ci sort rarement de sa chambre. Il se fait porter ses repas par Autumn, la bonne, qui fait aussi office de serveuse au sein de l’auberge. Je crois savoir que c’est cette dernière qui a fait part des rumeurs sur les habitudes de Mr. Moser.
Nigel s’interposait.
– Il faut préciser qu’Autumn est… comment le dire sans être vulgaire…
Voyant son embarras, Emily jugeait bon de donner son avis personnel sur Autumn.
– C’est une traînée… Il n’y a pas d’autres mots Nigel. Ce n’est pas un secret : il n’y a que très peu d’hommes dans la ville qui ne lui sont pas montés dessus. Artus compris.
Nigel s’offusquait :
– Tu exagères : il n’y a aucune preuve de ça. Je ne pense pas qu’Artus…
Emily l’interrompait :
– Arrête-ça, Nigel. Même toi, tu n’es pas insensible aux charmes oppulents de cette petite… non, je vais me retenir sur ma pensée… Bref, plusieurs habitants peuvent témoigner des regards plus qu’insistants partagés par Artus, notre maire, avec Autumn. Ça ne trompe pas une femme ce genre d’attitude au sein d’un tel établissement. Il est évident qu’Artus et elle ont une liaison. J'ai été également témoin de leurs regards affamés de luxure, lors d’un repas avec mon époux ici présent. Mais bon, on sort du propos. Pour en revenir à Conrad et Autumn, dont le décolleté ravageur fait partie des raisons du succès de l’auberge et attirant nombre de clients en son sein, ce mot ayant ici un double sens, Autumn disais-je a remarqué que Conrad ne montrait aucun intérêt à ses courbes. Au contraire de tous les hommes ayant eu le loisir de la croiser dans l’auberge ou s’étant fait servir par elle. Elle en a vite conclu, et d’autres avec qui elle en a parlé, qu’il préférait les hommes. Donc, forcément, que Ridgwell vienne régulièrement à l’auberge pour “aider” Conrad dans la rédaction de ses livres, en privé, ça a soulevé de multiples rumeurs.
Je sentais une certaine animosité dans les paroles d’Emily, et je me disais à ce moment que j’avais rudement bien fait de ne pas indiquer mes propres préférences. Ce qui m’aurait certainement valu un tout autre accueil de sa part dans sa demeure. Pour ne pas montrer mon désarroi quant aux propos d’Emily, je gardais en moi mes propres ressentiments sur l’ire dont semblait victime le fameux Conrad.
– Vous soutenez donc que Ridgwell pouvait avoir une liaison contre-nature avec ce Conrad ?
Cette fois, c’est Nigel qui prenait la suite. Alma voyant la tournure de la conversation et s’étant aperçu que Chester, lassé de jouer seul, se rapprochait de la pièce où nous nous trouvions, prenait soin d’emmener celui-ci avec elle à l’étage. Vraisemblablement pour rejoindre leur chambre, afin de préserver l’innocence de son jeune fils de nos propos. Nigel, comprenant l’intention de sa cousine et attendant qu’elle et son fils soient suffisamment haut dans les escaliers pour continuer la conversation entamée, répondait :
– On n’est sûr de rien : ça reste des rumeurs. Mais les purs catholiques de la ville n’ont guère apprécié qu’un dépravé fasse partie des commerçants de la ville. Peu de temps après qu’Autumn a révélé ce qu’elle avait constaté sur l’attitude “anormale”, selon elle, de Conrad, se rajoutant aux nombreuses visites de Ridgwell, souvent en soirée qui plus est , ça a causé la chute de ce dernier. En pleine nuit, alors qu’il était occupé avec Conrad à l’auberge, son commerce a subi un incendie. Ridgwell n’a été prévenu par Mme Salter, la tenancière de l’auberge, que bien trop tard. Son magasin était déjà la proie des flammes. Les pompiers volontaires de la ville ont également pris leur temps pour arriver et s’affairer à éteindre le foyer. Ridgwell a tout perdu et personne ne l’a aidé à remonter la pente après ça. Ses clients l’ont lâché l’un après l’autre, parce qu’il était incapable d’honorer ses commandes, et créant une montagnes de dettes en termes de remboursement. Il n’a pu bénéficier d’indemnités, n’étant pas assuré. Sans le Père Thorin, le seul à lui avoir tendu la main, je pense qu’il en serait venu à attenter à sa propre vie par désespoir.
Emily donnait ses propres impressions sur le rôle du Père Thorin.
– Cet opportuniste de Père Thorin, tu veux dire. Il a vu en lui un esclave docile qui ne pourrait rien lui refuser. Lui aussi le détestait, à cause de sa relation plus qu’évidente avec Conrad. Sa proposition, c'était de la poudre aux yeux pour avoir une bonniche qui ne lui coûterait rien, et le plaisir d’humilier quotidiennement un adepte d’actes réprouvés par l’Eglise.
Des propos qui rejoignaient les déclarations de Ridgwell sur sa relation avec le Père Thorin, où il se disait considéré comme pratiquement un sous-homme aux yeux du prêtre, tout juste bon à effectuer les tâches les plus ingrates. Cependant, Nigel semblait plus tolérant envers le religieux.
– Tu exagères, Emily. Je ne pense pas que le Père Thorin soit l’homme que tu décris. Il a vraiment essayé de l’aider. Mais les réactions de certains habitants quand celui-ci travaillait au-dehors de l’Église, les enfants en tête, n’ont clairement pas aidé ce pauvre Ridgwell à se sentir bien dans sa peau non plus.
Emily semblait s’emporter.
– Thorin est un dépravé au moins autant que Ridgwell. Ils se sont bien trouvés ces deux-là. Un homme d’Église digne de ce nom ne va pas chez des femmes célibataires pour des “confessions” privées. Et la petite Nora, tu veux qu’on en parle ? Elle est tombée enceinte par le saint-esprit peut-être ? Elle aussi “bénéficiait” des visites de ce “saint” de Père Thorin. Comme par hasard, dès lors qu’il a appris qu’elle était enceinte, il la considérait comme une pestiférée. La pauvre s’est suicidée, rongée par la honte, la culpabilité et je ne sais quoi d’autre dû à la lâcheté de Thorin d’avouer sa culpabilité !…
Nigel tentait de calmer son épouse. Je ne savais pas qui était cette Nora. Ridgwell ne m’avait pas parlé de cet épisode concernant le Père Thorin. Voyant les tensions que cette conversation apportait, je regrettais presque d’avoir parlé de ma discussion avec celui étant à l’origine de ma venue ici. Je tentais de calmer les ardeurs de chacun.
– S’il vous plait, ne vous fâchez pas. Ça n’en vaut pas la peine. Vraiment. Si j’avais su que le fait d’évoquer Ridgwell envenimerait les choses, j’aurais sans doute évité d’en parler. Vous savez, ce qui compte pour moi, ce n’est pas vraiment les ragots de tout un chacun. Juste ce qui concerne les particularités de la ville et son histoire. De sa création à aujourd’hui, rien de plus. Mais pour l’instant, mettons ça de côté. Concernant l’auberge, Alma m’avait indiqué qu’elle m’y mènerait pour que je puisse m’y loger. Je vais aller la voir pour lui demander si elle est toujours d’accord pour cela. Avec votre accord, bien entendu.
Emily et Nigel semblaient s’interroger du regard, conscient qu’ils s’étaient sans doute un peu emportés sur leurs interprétations opposées concernant Ridgwell, le Père Thorin et même le fameux Artus Caldwell, de ce que j’avais cru comprendre. Emily montrait une rigueur de catholique dévouée, ne portant pas dans son cœur le prêtre de la ville. C’était une évidence. Tout comme l’était son ressentiment sur les actes s’écartant de toute normalité religieuse. L’attitude d’Autumn envers les hommes la côtoyant, la relation entre Ridgwell et Conrad, le statut de reclus de ce dernier, sans doute pour éviter les esclandres de personnes comme Emily n’acceptant pas ce qu’il était, le comportement intéressé d’Artus sur Autumn… l’air de rien, même si j’aurais préféré en avoir connaissance de manière moins houleuse, cette conversation m’avait apporté son lot d’informations loin d’être négligeable pour la suite de mon enquête. Je comprenais un peu mieux les relations entre chacun, leur caractère, leurs positions au sein de la population et le fait que cette ville comprenait son lot de secrets pas très catholiques si l’on puis dire.
CHAPITRE 9 :L'INVITATION
Il y avait un fait, ressortant de ma conversation avec Nigel et Emily, qui me serait profitable : me trouver à l’auberge, là où se trouvait Conrad, ça pourrait m’apporter d’autres éléments capables de répondre à mes interrogations. La tenancière, Mme Salter, serait peut-être aussi une source d’éclaircissements sur certains points. Il me faudrait d’abord “étudier le terrain”, afin de juger de ce que je pourrais soutirer comme révélations, sans que cela attire trop l’attention sur mon véritable rôle à Burdlow. Le Père Thorin faisait aussi partie des personnes à interroger de manière subtile. Je savais qu’il jouait un rôle primordial dans le secret se cachant sous l’école : cette créature et le probable culte autour. Les détails donnés par Ridgwell sur le livre d’incantations, la pièce secrète, la bibliothèque et ses ouvrages singuliers, le fait que le Père Thorin sorte la nuit revêtu d’une tenue monastique étaient éloquents en ce sens. Je devais trouver des confirmations de ces dires et découvrir les raisons de tout ça.
Nigel était bouquiniste et son épouse m’avait assuré que je serais toujours le bienvenu au sein de leur demeure, et donc de leur boutique. Ce pourrait être une autre source d’informations à travers le contenu de celle-ci concernant l’histoire de Burdlow et les origines de l’école. Des parties de ce passé de la ville étaient sûrement inscrites dans les pages des livres du commerce de Nigel. Ce qui pourrait m’apporter des lumières sur ce qui avait été le point de départ de la venue de Yorloth. Tout comme la constitution des inscriptions sur les murs des sous-sols de l’école, le pourquoi de son endormissement, ou encore la raison de l’inquiétude de Thorin sur ce qui allait “recommencer” après la faute de Ridgwell. Il y avait des centaines de questions qui s’entrechoquaient dans ma tête, mais je devais être méthodique. J’avais eu la chance de rencontrer Alma dans le train m’ayant amené ici. Un imprévu salutaire, d’autant que je comprenais que cette jeune veuve semblait avoir une certaine attirance envers moi. J’étais persuadé que Nigel n’était pas aveugle au point de ne pas l’avoir remarqué, ce qui expliquait l’attention toute particulière dont il faisait preuve envers moi.
Emily paraissait avoir montré une certaine gratitude à ma présence en ce sens également. Je supposais qu’elle s’était également aperçue de l’éclat des yeux pleins d’intérêt qu’Alma me portait. Sans compter l’affection dont Chester me gratifiait depuis l’épisode du train. Je ne voulais pas les décevoir et je savais déjà que je devrais pratiquer le même type de jeu auquel je recourais à Providence auprès de mes admiratrices pour donner le change. Dans le même temps, je ne voulais pas blesser Alma. Il était impensable pour moi de briser son cœur. Elle qui avait déjà subi la perte de son époux, se retrouvant seule avec un fils plein d’énergie et de curiosité et ne se montrant pas toujours facile à contrôler. Elle était venue ici, à Burdlow, pour s’éloigner de la pression des affaires de son défunt mari, maintenant administrées par son frère. Un voyage prévu pour lui faire oublier les soucis, mais sans doute sa solitude au sein du vide de son chez soi, malgré la proximité des membres de sa famille et de proches. Je n’étais pas expert bien sûr et je ne la connaissais pas assez pour deviner tout le fonctionnement de son esprit. Mais je devinais une certaine fragilité cachée sous un masque. Elle ne voulait pas le montrer, surtout devant son fils, mais il était plus que probable que ce départ de son lieu de vie habituel, c’était pour ne plus voir pendant quelque temps l’image des souvenirs que devaient lui rappeler chaque objet de sa demeure. Le souvenir d’une absence.
J’avais été une forme de lumière à sa condition de veuve marquée par la perte d’un être cher. Celui qui participerait à une renaissance attendue. Je ne pouvais pas détruire cet idéal en me rendant coupable de maladresse. Avait-elle des sentiments pour moi ? Il était trop tôt pour le dire. Mais si je voulais lui dire la vérité sur mes préférences, je devais le faire de manière à ne pas lui faire couler de larmes, une fois qu’elle aurait compris que l’espoir sur lequel elle comptait ne pourrait jamais avoir lieu entre elle et moi. Cette enquête à Burdlow s’annonçait donc plus difficile que je ne l’avais envisagé, sur plusieurs tableaux. Le Père Thorin, Conrad, Artus, Autumn, Mme Salter, Emily, Nigel et ses livres, sans oublier Alma : c’était tout un pan de renseignements qui s’offrait à moi. Un flot d’informateurs à sonder délicatement, sans précipitation aucune, pour ne pas risquer de montrer mes objectifs secrets. Ce serait difficile, j’en étais conscient. Alors, je devrais être patient et attentif à tout ce que je ferais et dirais. Tout à mes pensées, je voyais à ce moment-là Nigel et Emily montrant un air peiné, s’approcher de moi, après avoir mis fin à leur discussion quelque peu tumultueuse. Emily, prenant un air sérieux et désolé, s’adressait à moi, frottant ses mains l’une contre l’autre et montrant ainsi son extrême anxiété à mon égard.
– Mr. Cornwell, je tiens à m’excuser de notre attitude. J’avoue avoir fait preuve d’un manque de retenue et de discernement. J’espère que vous ne nous en tiendrez pas rigueur. Vous comprendrez que notre petite ville est comme toutes les autres : remplie de secrets et de rancœur de toutes sortes, avec des idées pas toujours conformes au calme, suvant ce que l’on pense les uns envers les autres.
Nigel y allait d'excuses vivaces à son tour.
– Ciaran… Je peux vous appeler Ciaran ? Je suis désolé de ce dont vous avez été témoin. Comme l’a si bien dit ma chère épouse, nous ne sommes pas d’accord sur tout. Nous avons des points de vue différents sur nos concitoyens, et ça entraîne parfois des petits conflits mineurs. Mais c’est le sel de tout couple après tout… Nous tâcherons de faire preuve de plus de modération désormais. Soyez-en assuré.
Je montrais un sourire large, comprenant leur position, et je tenais à les rassurer sur ce qui s’était passé.
– Ne rejetez pas sur vous toute la responsabilité de cette conversation ayant un peu débordé. Je suis aussi en partie fautif. Il était sans doute trop tôt pour vous parler de Ridgwell. Celui qui est à l’origine de mon choix de venir ici. J’étais au courant de certaines choses concernant son histoire au sein de cette ville, mais bien loin d’imaginer tout ce que vous m’avez appris tous les deux. Je comprends mieux certains éléments à présent. Mais qu’importe : cela appartient déjà au passé.
Nigel et Emily montraient un air rassuré à mes propos. Je reprenais :
– En ce qui concerne l’auberge, je devrais peut-être laisser Alma et Chester se reposer. Le voyage a été long et assez mouvementé pour elle. Grâce aux bons soins de ce petit diable de Chester. Moi-même, je commence à ressentir une certaine fatigue. Je ne voudrais pas abuser, mais, si l’un de vous deux pouvait me mener jusqu’à l’accueil de l’établissement, je vous en serais fort gré.
Sans que son mari ait le temps de réagir, Emily s’avançait.
– Mr. Cornwell, au nom de mon mari et moi-même, je tiens à me faire pardonner notre attitude inqualifiable de tout à l’heure. Non, non : ne dites rien. Je sais quand je fais preuve d’une attitude inappropriée envers un invité. Comme Alma vous l’a promis, elle vous présentera à Mme Salter dès demain matin. Pour l’heure, je me charge de vous préparer une chambre pour cette nuit. Il y a celle de notre fils qui est inoccupée depuis son départ pour l’armée. Juste à côté de celle où séjourne Alma. Je suis certaine que s’il était là, il ne verrait pas d’objection à ce que vous puissiez vous en servir en son absence. Et bien sûr, vous souperez avec nous.
Nigel rajoutait :
– Je me joins à la demande de mon épouse. Interdiction de refuser, Ciaran. En plus de ça, je suis bien certain qu’Alma sera ravi de vous savoir à notre table. Et Chester probablement autant.
J’étais un peu pris au dépourvu, mais vu leurs regards pleins d’appréhension à ma réponse, je n’ai pas eu le cœur de refuser. Malgré tout, je repensais à ce dont nous avions discuté, Alma et moi, sur les commérages qui pouvaient survenir nous concernant.
– C’est très gentil à vous, et j’aimerais beaucoup accepter. Mais ne craigniez-vous pas les “qu’en-dira-t-on” sur ma présence sous le même toit d’une jeune veuve ?
Emily et Nigel se regardaient de concert, comme s’attendant à ma question, et prirent plaisir à me rassurer.
– Pas de souci, je vous assure. Ce ne sera que pour une nuit et je me charge de faire taire les mauvaises langues s’il y avait lieu. J’ai une réputation certaine à Burdlow, et mon époux tout autant. Jamais il ne viendrait à l’idée d’un habitant de la ville de douter de notre bonne foi en indiquant que vous avez dormi chez nous, en même temps qu’Alma, et que rien n’étant contraire à la bonne morale ne s’est déroulé lors de ce laps de temps. Soyez tranquille sur ce point.
Nigel me prit par le bras, comme pour compléter le propos de son épouse.
– Venez Ciaran. Pendant que mon épouse se charge de préparer votre chambre, et en attendant qu’il soit l’heure de souper, je vous emmène faire une petite balade au cœur de Burdlow. Je vous montrerai l’essentiel de ce qui la compose. Il ne fait pas encore nuit : nous aurons tout loisir de discuter en profondeur de votre futur livre et de ce que vous recherchez à connaître pour rédiger son contenu. Ça me permettra aussi de vous faire un petit briefing complet sur les personnalités les plus emblématiques de notre ville. Il y a ceux et celles que nous avons évoqués tout à l’heure, de manière pas très fine, dont je vous détaillerais l’histoire au sein de Burdlow. Et il y a les autres que vous rencontrerez sûrement durant votre séjour. Peut-être que nous serons amenés à parler de divers autres sujets également.
Le regard discret qu’il a alors lancé à Emily était équivoque. Je savais qu’à un moment ou un autre, il en viendrait à me parler d’Alma et ma relation avec elle. Une sorte d’intuition de ma part. Il me faudrait donc être prudent dans mes propos. D’une part pour qu’il ne se doute pas de mes préférences, surtout après l’épisode de la conversation précédente. D’autre part pour qu’il ne devine pas le véritable but de ma présence à Burdlow. Néanmoins, jusqu’à présent, ma chance ne m’avait jamais fait défaut, et je comptais à nouveau sur elle pour ne pas faire l’erreur d’en dire plus qu’il ne fallait. J’acceptais donc avec enthousiasme la proposition de Nigel.
– Eh bien, devant tant d’insistance, je ne peux que donner mon accord sur votre aimable invitation. Aussi bien pour le souper et la nuit que sur la balade. Je suis votre obligé, Nigel. Faites-moi découvrir votre belle cité que je compte bien auréoler de louanges dans mon futur ouvrage.
Tout souriant, Nigel se prépara à ouvrir la marche, accueillant avec joie l’adhésion à sa demande.
– Splendide ! Partons de suite découvrir les merveilles de Burdlow et les secrets de ses habitants !
Se tournant vers Emily :
– Nous faisons vite. Si tu as besoin, n’hésite pas à faire appel à Chester. Cette petite girouette sera enchanté de se rendre utile, et ainsi, il ne fera pas angoisser à nouveau sa mère en procédant à je ne sais quelle excentricité acrobatique dont il a le secret…
Emily acquiesçait avec le sourire.
– Je me charge de ce petit tourbillon sur pattes… Après ça, il sera tellement fatigué qu’il ne mettra pas longtemps à aller au lit après le souper…
Nigel ne put réprimer un petit rire.
– Je te fais confiance là-dessus. Je sais que tu sauras y faire.
Se tournant vers moi :
– Très bien. Ciaran, je suis tout à vous. Partons de ce pas dans les méandres de cette chère Burdlow…
L’instant d’après, nous nous dirigions vers la porte d’entrée et passions à côté de son chariot, toujours parqué devant la maison. Avant même que je n’en parle, Nigel s’adressait à moi, devinant ce que j’allais demander.
– Concernant vos bagages, nous les prendrons au retour de notre petite visite pour les monter à votre chambre. Il n’y a pas de voleurs à Burdlow : aucune crainte à avoir.
Je souriais à Nigel, avant de suivre le pas de mon sympathique et jovial hôte au travers des rues de ce qui serait l’épicentre d’évènements qui me ferait voir l’immensité de l’univers d’une tout autre manière. Tout comme la noirceur de l’âme humaine dans tout ce qu’elle a de plus détestable. Et je ne parle pas seulement du Père Thorin, qui se révèlerait être à la hauteur de la réputation exécrable qu’on m’avait donné de lui bien avant mon enquête. À côté de ça, je ferais la rencontre de belles âmes torturées, aux ressentiments insoupçonnés. Des cœurs brisés par le destin, obligé de cacher ce qu’ils étaient par obligation. Vous connaissez l’adage “Il ne faut pas se fier aux apparences”. Je peux vous assurer que parfois, même si ce n’est pas immuable, il est on ne peut plus exact. Cette ville allait se révéler le territoire des à priori les plus faux qu’il puisse exister sur Terre. Les amis se révèleraient ne pas se montrer forcément ceux que je pensais connaître, et les ennemis tout autant…
À suivre...
Publié par Fabs
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