Sadako… Qui était-elle exactement ? Depuis ce jour où j’ai été témoin de ses autres facultés, bien plus effrayantes et mortelles que sa simple propension à pouvoir utiliser son esprit pour imprimer des images sur le papier photographique, je ne suis plus sûr de sa véritable nature. Elle était bien détentrice d’un corps physique, n’importe qui peut en attester en dehors de moi. Que ce soient mes assistants qui étaient présents lors des tests privés ou bien les personnes témoins de ses pouvoirs au sein des séances publiques que j’avais organisées, sans oublier les nombreux détracteurs de mes travaux, aucun d’entre eux ne peut contester son existence. Alors, que dois-je penser de ce que j’ai vu au fond de ce puits, lors de mon voyage pour découvrir le secret de ses origines, au cœur du petit village jouxtant les rizières où elle a vécu son enfance ? Je sais que je n’ai pas rêvé, que je n’ai pas été sous l’influence d’hallucinations à cause de mon état, certes peu reluisant. La faute à ma nervosité et ma culpabilité d’avoir dû me taire sur les actes de Sadako pour protéger à la fois son secret et mon intégrité en tant que scientifique.
Dois-je vraiment la blâmer pour ce qu’elle a fait ? Je sais qu’elle ne pensait pas à mal : son intention était celle d’une pure jeune fille me considérant presque comme un père. Celui qu’elle avait toujours rêvé d’avoir, en remplacement de son géniteur véritable lui ayant fait subir mille tourments, lui reprochant même d’être née. Non, je ne peux pas lui en vouloir d’avoir voulu jouer les protectrices en réduisant au silence tous ceux ayant eu l’outrecuidance de vouloir anéantir tout ce qui faisait le sel de ma vie. À savoir ma persévérance de prouver le pouvoir de l’esprit sur la matière. Je comprends l’innocence dont elle a fait preuve pour justifier ses actes. Mais il me sera toujours impossible de cautionner l’horreur de ces derniers.
Aujourd’hui, alors que je suis au seuil de la mort, je sens qu’elle n’est pas loin de moi. Je n’en suis pas sûr, mais il me semble avoir aperçu sa silhouette hier soir, alors que la pluie battante agressait la vitre de ma fenêtre de chambre. Comme si elle attendait mon trépas pour emporter mon âme loin de la vicissitude de la vie terrestre. Comme si elle patientait, guettant le moment où mon être quitterait mon corps physique, pour le prendre par la main et le guider vers le monde qu’elle connaît si bien, étant à l’origine de ses pouvoirs : celui des esprits. Je revois ma rencontre avec elle ce jour de Septembre 1911 de l’ère Meiji. J’ai d’abord cru à une apparition, tellement l’aura qui émanait d’elle paraissait irréelle.
Elle n’était qu’une jeune fille somme toute assez banale de prime abord, mais il semblait y avoir une telle maturité dans son regard que je me suis posé la question si elle ne m’avait pas menti sur son âge. Sadako n’a jamais montré d’inquiétude sur la nature de son don. Elle n’avait pas de réticence à le montrer à qui voulait en connaître la substance. C’était ce qui me fascinait chez elle, plus que tout autre ayant fait partie de mon cortège de preuves vivantes du pouvoir psychique de l’être humain. Chizuko et Ikako ont fini par détester, ce qui se blottissait à l’intérieur de leur corps, même si elles ne le montraient pas ouvertement. Enfin plus exactement, elles n’étaient plus si sûres que c’était un don après avoir tant subi à cause de ce dernier. Elles m’en avaient fait part. J’ai dû insister pour qu’elles acceptent de continuer à participer à ces séances publiques, juste après avoir été humiliées. Leur honneur, leur intégrité, avait été souillé jusqu’au plus profond de leur âme. Je n’ai jamais eu à faire de même pour Sadako.
Avec le recul, je me dis que j’aurais peut-être dû justement m’alarmer de cette différence d’acceptation de sa part vis-à-vis de ses consœurs l’ayant précédée. Mais j’étais trop obsédé par ce dont elle était capable, aveuglé par l’incroyable maîtrise de son "art”, elle qui parvenait à mettre en échec mes détracteurs. Ceux-là mêmes qui ne parvinrent pas à manipuler de nouveau le public par leurs manigances, comme ils avaient procédé pour Chizuko et Ikako, afin de mettre à jour ce qu'ils pensaient être une supercherie grotesque destinée à m’apporter une notoriété. Elle a été la plus belle chose qui ai pu m’arriver dans mon désir de démontrer la réalité de la puissance psychique, et, en même temps, elle a aussi été la pire par ses actions cachées. Celles mises à jour quand j’ai découvert la vérité sur ce qu’elle pratiquait dans l’ombre, tout comme le secret de ses origines…
Je sais que je n’ai plus beaucoup de temps à pouvoir bénéficier d’une vie terrestre et je tenais à profiter de mes derniers jours, mes derniers instants, pour rédiger ce mémoire de ce qui a constitué mon existence en ce bas-monde. Les lignes que j’écris en ce moment sont le témoignage de ma passion pour le pouvoir du cerveau humain dans toute sa splendeur, de ma carrière teintée de moments forts comme d’autres où j’ai bien failli tout abandonner. Ceci à cause des attaques incessantes des opposants à mes idées. Quand je ne serai plus là, il restera au moins quelque chose de moi. Quelque chose d’autre que mes travaux ayant causé aussi bien ma gloire que ma chute. Ce sera le testament de ma vie passée sur Terre, de ma rencontre avec des personnes admirables ayant ponctué diverses phases de mon périple professionnel. Chizuko, Ikako, et surtout toi, Sadako : les pages qui vont suivre je vous les dédient. À vous qui avez cru en moi…
Je me nomme Tomokichi Fukurai. Je suis né le 12 septembre 1869 au sein de la Préfecture de Gifu, dans la ville de Takayama. Vers l’âge de 12 ans, j’ai suivi ma mère au sein de la maison d’une médium locale. Je n’aurais pas dû être présent ce jour-là. Il était convenu que j’accompagne mon père lors d’une sortie avec ses amis commerçants. Cela afin qu’il m’initie aux plaisirs de la pêche. Cependant, j’ai été pris d’une forte fièvre m’empêchant de m’y rendre. Ma mère cachait le fait qu’elle voyait régulièrement une médium lorsqu’il était absent de notre maisonnée. Elle savait qu’il n’était guère réceptif à ce qu’il considérait comme des charlatans abusant de la crédulité des pauvres gens refusant la mort de leurs proches. Je pense que c’est cette habitude que j’avais d’entendre les griefs de mon père envers le surnaturel, qu’il dénigrait avec forte véhémence, qui m’a aidé à comprendre et combattre ceux qui, une fois que j’eus atteint l’âge adulte, prendraient plaisir à vouloir rabaisser mes travaux.
Quoi qu’il en soit, comme à son habitude et profitant de l’absence de mon père, ma mère, ne voulant pas que je reste seul chez nous alors que je tenais à peine debout, car toujours envahi par la fièvre bien que celle-ci se montrait être en récession, n’eut d’autre choix que d’imposer ma présence au sein de la demeure de l’experte en divination qu’elle avait l’habitude de consulter. Curieusement, bien que je sois incapable de dire si notre hôtesse en était la cause indirecte ou volontaire, ma fièvre baissa instantanément dès lors que l’on eut mis les pieds à l’intérieur de ce qui constituait le cabinet de consultations de Reiko Kobanashi. Ce fut ma première confrontation avec le surnaturel. J’étais émerveillé en premier lieu de la tenue drapée de soie de Reiko : cela ajoutait au charme certain de cette femme d’une grande beauté, très prisée des épouses de notre ville voulant connaître l’avenir financier de leurs époux, pour la grande majorité d’entre elles.
Et puis, il y avait cette impression étrange qui se dégageait d’elle : je ressentais comme des ondes arrivant par vagues, me transperçant le corps, tout comme il semblait qu’il en fut de même pour mon auguste mère. Je ne pense pas que c’était volontaire de la part de Reiko d’être la source de ce qui m’envahissait, tout comme je doutais qu’elle s’en soit rendue compte à vrai dire. Mais cette expérience m’a transporté, et je buvais les paroles de Reiko pendant que celle-ci répondait aux questions de ma mère sur l’avenir de notre famille. Profitant de ma présence à ses côtés, elle voulait savoir ce qu’il adviendrait de moi dans le futur. Reiko a alors apposé sa main sur mon front. J’ai ressenti une douce chaleur à son contact et j’ai pu constater un grand sourire s’affichant sur son visage. Elle rassurait ma mère, lui disant que j’étais promis à une grande carrière de scientifique et qu’il était indispensable d’alimenter autant que possible mes demandes de connaissances en la matière.
Il était vrai que je m’intéressais aux secrets de la médecine et d’autres rudiments de la vie animale, mais ça restait assez anecdotique. Cependant, dès l’instant où Reiko m’a indiqué ce qui m’attendait étant adulte, je n’ai eu de cesse de me plonger dans différents ouvrages traitant de toutes les formes de sciences existantes. À la grande joie de ma mère qui s’arrangeait pour me faire rencontrer d’éminents professeurs à même de me conduire vers ce qui serait ma future profession. C’est ainsi que je me suis retrouvé à étudier au sein de la prestigieuse Université Impériale de Tokyo, dans le College of Letters, où je me consacrais à l’apprentissage de la philosophie. Dans le même temps, j’approfondissais mes connaissances sur le Mesmérisme. Une doctrine mettant en avant l’influence d’un fluide magnétique propre à tous les êtres, capable de guérir les maladies nerveuses. Ce qui m’a amené à publier ce qui constitue la toute première étude systématique basée sur cette théorie au Japon, en 1905.
J’ai persévéré dans cette voie, me spécialisant dans le domaine de la psychologie anormale et les états hypnotiques, avant de recevoir un doctorat en 1906 pour mes recherches. Celles-là même qui constitueraient la base de mes futurs travaux. Ayant acquis le respect de mes confrères dans le domaine scientifique au sein de l’Université, on m’a confié le statut de conférencier au sein de cette dernière, après être devenu professeur assistant en 1908. J’étais alors au sommet de ma carrière et j’étais fier de ma réussite. Je n’oubliais pas pour autant qu’en parallèle de ce parcours exemplaire, je tenais à mettre en pratique mes recherches sur le domaine psychologique. Ceci en me tournant vers le psychisme pur. Mon idée était de démontrer que l’esprit humain pouvait agir sur le solide, dans la droite lignée des fondements du Mesmérisme. Pour cela, il me fallait trouver quelqu’un capable de prouver mes théories. Une personne fiable en regard de ses capacités, pouvant apporter une vraie crédibilité aussi bien aux yeux du public que de la communauté scientifique. En 1910, j’ai trouvé ma première perle rare : Chizuko Mifune.
C’est l’un de mes collègues partageant mon goût pour tout ce qui touchait de près ou de loin au pouvoir de l’esprit, qui me parla en premier de Chizuko. A dire vrai, il avait surpris une conversation d’un groupe de ses étudiantes dont l’une d’elle, Naomi, vantait les mérites et les incroyables capacités du médium, précisant qu’elle l’avait elle-même consulté avec sa mère. Chizuko avait été capable de lui prédire des faits qui se sont produits quelques jours plus tard. Notamment la rencontre avec un jeune marchand avec qui elle flirtait depuis, et qui se trouvait être très apprécié de ses parents. Mon collègue ne sachant pas avec exactitude où officiait la médium, il me fit rencontrer ladite étudiante lors de la pause de midi de l’établissement. Pour éviter toute rumeur malvenue, j’ai demandé plus de détails à la jeune fille en présence de ses amies, de mon collègue, et d’un surveillant affecté au réfectoire de l’Université.
Naomi me fit l’éloge de Chizuko. Une jeune femme initiée à ses 20 ans à l’hypnose par son beau-frère, avant de développer ses pouvoirs de médiumnité par des exercices de respiration et de méditation récurrents durant de longs mois. Au départ, elle se contentait de faire des prédictions aux membres de sa famille et à des amis proches. Très vite, l’exactitude des ses présages est arrivé aux oreilles de commerçants et de familles aisées, voulant connaître la destinée de leurs affaires ou de l’avenir de leurs enfants. Soutenue par sa famille, alors qu’elle venait de fêter ses 24 ans, la jeune femme a alors compris tout l’intérêt qu’elle avait de faire profiter ses proches de l’aura de sa renommée croissante, et a commencé à accueillir des clients au sein de la maison familiale. Naomi me fournit l’adresse de Chizuko, ainsi que ses coordonnées téléphoniques.
L’usage du téléphone était assez récent dans la région, depuis 1909, et environ 100.000 personnes seulement au japon bénéficiaient de cette révolution dans le pays. Ce qui était fort peu en regard de la population totale japonaise. La réputation des pouvoirs de divination de Chizuko avait permis à sa famille de se payer le luxe de cette installation. L’établissement où j’officiais faisant, lui aussi, partie des “élus” possédant ce nouveau moyen de communication, je pus convenir d’un rendez-vous avec Chizuko. Je lui évoquais brièvement ce que j’avais en tête et qui nous serait profitable aussi bien à moi qu’à sa renommée. Séduite par la perspective d’étendre un peu plus la portée de sa clientèle, nous nous rencontrâmes donc au sein de son domicile en mars 1910. Chizuko était une jeune femme radieuse, coquette et étant aux petits soins pour ses parents. J’obtins de sa part une démonstration de ses talents, ceci en présence de sa mère. Elle me demanda d’écrire un message, alors qu’elle détournait la tête, puis de glisser celui-ci dans une enveloppe que sa mère se chargerait de fermer consciencieusement.
Une fois cette opération faite, elle parvint à lire le contenu du bref message contenu dans l’enveloppe. J’étais bluffé. Aujourd’hui, je sais que j’ai aussi été naïf et sans doute trop excité par l’espérance de pouvoir prouver mes théories au plus grand nombre par son intermédiaire. Si j’avais été plus attentif ce jour-là, je me serais rendu compte du subterfuge utilisé : l’enveloppe était faite d’un papier très fin, facilement perçable par la lumière se trouvant près d’elle. Ce qui lui permettait de lire aisément. C’est de cette même technique qu’elle userait par la suite lors d’un test de nature plus officielle, en présence de témoins un jour d’avril 1910, au sein d’une salle de l’Université affrétée spécialement pour l’occasion. Elle exigea pour cela la présence d’un certain type de lanterne et d’enveloppes spécifiques, composées du même papier que celui ayant servi à la démonstration de ses capacités lors de notre première rencontre. Qui plus est, prétextant d’avoir besoin de se concentrer plus intensément, elle tournait le dos pour “lire” les enveloppes contenant divers messages de plusieurs personnes présentes, dont des professeurs.
Je me postais sur le côté, non loin de la petite table où elle se tenait pour la lecture, pendant que deux autres témoins étaient positionnés de l’autre côté. Ceci dans le but de vérifier que Chizuko ne nous bernait pas et n’ouvrait pas les enveloppes discrètement. Le test fut concluant et les personnes présentes furent éblouis par les pouvoirs de la médium. Celle-ci ayant également fait des prédictions à chacune d’elles qui se sont réalisées les jours suivants. J’étais aux anges à ce moment, et très vite j’organisais une première séance publique, à grand renforts de publicité et en présence de scientifiques et de journalistes pouvant attester de la véracité des facultés de Chizuko. Ce qui prouverait mes théories sur la puissance de l’esprit sur la matière. Cependant, mes espoirs ont très vite été anéantis.
Le 15 septembre 1910, alors que j’avais fait installer une estrade dans le grand hall de l’Université et qu’un parterre de personnalités diverses se trouvaient sur les fauteuils mis en place pour l’occasion devant la scène, Chizuko a renouvelé sa prestation. Pour convaincre les sceptiques, notamment les scientifiques ne croyant pas à mes théories qui commençaient à faire l’objet de railleries de la part de mes pairs, je fis appel au Baron Yamakawa Kenjiro pour le test. Il rédigea plusieurs messages, qui furent placés dans des enveloppes examinées par des personnes choisies au hasard dans la salle, avant d’être disposées sur la table située derrière elle. Chizuko faisait mine de se concentrer, expliquant qu’elle devait absorber de l’énergie avant de pouvoir lire les messages. Puis s’installait devant la table, avec, de chaque côté, comme pour le test privé, des témoins chargés de veiller au bon déroulement de l’expérience. Les premiers rires se firent entendre, venant de journalistes demandant pourquoi ma protégée se montrait de dos pour lire les enveloppes.
J’eus beau expliquer la raison, je sentais que le scepticisme grandissait, même après que ma protégée parvenait à lire chaque message. Si le Baron Yamakawa, lui, s’enthousiasmait, ce n’était pas le cas de tous, et nombre d’autres personnes indiquèrent des éléments qui leur semblaient suspects. Certains évoquaient justement la lumière utilisée, située de manière très proche des enveloppes lors de la “lecture”. Ainsi que l’éloignement important des témoins qui ne pouvaient donc pas juger, à leur sens, d’irrégularités, au vu de la distance. Il y a eu aussi un autre élément qui me ferait un grand tort par la suite. Sur le moment, je n’avais pas eu conscience du discrédit que cela apporterait à la fiabilité de l’expérience. Parmi les enveloppes fournies à Chizuko, étant censées contenir uniquement les messages du Baron Yamakawa, qui furent écrits au préalable avant la séance, (autre détail qui fut également utilisé dans les attaques des sceptiques à mon encontre), certains feuillets avaient été écrits de ma main. L’écriture du Baron était particulière et je craignais que Chizuko peine à lire certains mots. D’où cette petite précaution que je pensais bien innocente à ce moment. Certains messages, identiques à ceux du Baron, furent donc escamotés pour être remplacés par les miens, avant d’êtres glissés dans les enveloppes sous les yeux des intervenants, sans que personne ne se doute de quoi que ce soit.
Pour moi, que ce soient mes messages ou ceux du Baron que Chizuko lisait, ça ne changeait rien aux démonstrations de ses pouvoirs : le résultat était le même. Cependant, je ne m’attendais pas à un tel déferlement de haine envers elle les jours suivants. Les journaux parlaient de “spectacle grotesque”, de “calomnie scientifique”, de “farce constituée d’un pantin se prétendant médium”… Des mots extrêmement durs, aussi bien pour moi que pour elle. J’avais beau défendre la véracité des facultés de Chizuko, avec le témoignage des bénéficiaires de ses prévisions, rien n’y faisait. D’autres séances publiques furent mises en place, avec la même ferveur négative envers moi et ma protégée. Ma marionnette, comme disaient certains, dont le seul pouvoir était de parvenir à tromper le plus grand nombre n’étant pas au courant de ses techniques, et qui n’avaient rien de surnaturel : c’étaient les mots qui étaient employés par les journalistes et les scientifiques. J’étais montré comme un illuminé ne méritant pas mes titres, passant son temps à fanfaronner pour obtenir de l’attention en utilisant des servantes soumises et suivant mes directives d’illusionniste raté.
Si je parvins à tenir bon face à cette hostilité, ce ne fut pas le cas de Chizuko. Elle fut anéantie par l’animosité dont elle était le centre, et ce fut pire encore quand la présence de mes messages au milieu de ceux du Baron fut révélé. Cela à cause de l’indélicatesse d’un de mes assistants. C’était l’étincelle que recherchaient mes détracteurs pour détruire toute mon entreprise, causant le désespoir de celle qui voyait sa réputation et son honneur bafoués à jamais. En janvier 1911, elle s’est donné la mort à son domicile par l’ingestion de poison. Ce sont ses parents qui la trouvèrent inanimé dans sa chambre. Un flacon, vraisemblablement acquis chez l’apothicaire de la ville, gisant à ses côtés sur le sol. Ils ne m’ont jamais pardonné la mort de leur fille et je ne peux que les comprendre. Néanmoins, malgré la technique employée par Chizuko pour les enveloppes, son pouvoir de divination était réel et je m’employais à chercher quelqu’un qui aurait en elle un pouvoir plus démonstratif, et pouvant faire taire ceux qui fustigeait mon travail et mes recherches.
Je l’ai trouvé un mois après que Chizuko eut choisi de quitter la vie terrestre, en la personne d’une autre jeune médium : Ikuko Nagao. Dans son cas, j’ai eu moins de mal à me rapprocher d’elle. La semaine d’avant notre première rencontre, j’avais fait publier une annonce dans le journal national, indiquant que j’étais à la recherche de personnes dotés de capacités médiumniques exceptionnelles et indiscutables, dans le cadre d’expériences publiques, sans trop préciser plus de détails. C’est elle qui m’a contacté le lendemain de la diffusion de l’annonce. Ikuko était très différente de Chizuko. Aussi bien de par la nature de ses facultés que par sa capacité à s’enthousiasmer de tout. Elle avait beau être du même âge que celle qui l’avait précédée, elle avait un tempérament bien plus vif, toujours souriante, et s’était fixée comme objectif de devenir célèbre. Ce sont les mots qu’elle a employés. Elle s’est désignée comme détentrice d’un pouvoir que personne n’avait. J’ai été intrigué par ces dernières paroles, tout comme son euphorie quand elle en parlait. Il y avait une assurance dans sa voix qui me remplissait d’espoir. Effectivement, quand je l’ai rencontré et que j’ai fait procéder à des tests en privé, cette fois de manière plus rigoureuse que je ne l’avais fait pour Chizuko, je n’ai pas été déçu.
Ikuko était capable d’imprimer des images de son esprit sur des supports photographiques, et ce de manière troublante. Ce n’étaient pas des impressions usant de techniques comme l’avait fait le photographe William H. Mumler à la fin du XIXème siècle. Dans son cas, celui-ci avait découvert le moyen de créer des silhouettes de “fantômes” sur des photographies. Ceci en se servant du procédé dit de la double exposition. Il en fit son commerce, se servant de la crédulité des gens en leur faisant croire qu’il était capable de faire apparaître les aura de leurs défunts sur les photographies qu’il prenait d’eux. Ikuko ne connaissait rien aux spécificités de la photographie et ne pouvait donc pas prétendre user de telles méthodes. Qui plus est, cela demandait un certain matériel, assez coûteux, et du temps pour arriver aux mêmes résultats dont usa Mumler à son époque. Alors que, pour Ikuko, l’impression se faisait en quelques minutes. Elle avait un vrai pouvoir et n’avait pas menti : celui-ci était vraiment exceptionnel et jamais vu auparavant.
J’ai donné le nom de Nensha au résultat de cette faculté, des photographies psychiques créées par la seule force de la pensée de cette jeune fille pleine de vie. Comme je l’avais fait pour Chizuko, après le test privé pour vérifier la véracité de ses capacités, j’ai organisé des séances publiques pour montrer de quoi elle était capable dans le but de prouver l’existence du pouvoir de l’esprit sur la matière. Bien entendu, à l’annonce de nouvelles expériences publiques, mes détracteurs et la communauté scientifique montèrent au créneau. Ceci en indiquant que j’allais encore me couvrir de ridicule en exposant une autre prétendue clairvoyante de pacotille, qui usait de techniques de foire, juste pour démontrer des fariboles qui n’existait que dans mon imagination. Je n’ai pas répondu à leurs attaques et préparé mentalement Ikuko à ce genre de propos virulent. Je l’ai senti un peu fébrile au début quand elle a lu ce qu’on disait sur elle, alors même que la première séance publique n’avait pas débutée. Elle me montrait un sourire forcé, mais j’ai senti que sa joie qu’elle arborait n’était pas aussi pure qu’auparavant.
Malgré ça, je voulais la croire quand elle me disait qu’elle tiendrait le choc et qu’elle ne tenait pas compte des méchancetés dites à son encontre. C’est en avril 1911 qu’Ikuko fut montré de manière officielle au public, aux journalistes et aux scientifiques, lors d’une expérience publique où elle démontra ses capacités hors normes. Contrairement à Chizuko, elle était face au public lorsque furent mis devant elle, sur une grande table, diverses plaques et supports photographiques. Quand elle entrait en transe, ses yeux montraient une intensité dans le regard qui impressionnèrent nombre de personnes dans la salle. Dans ces moments-là, elle se montrait imperturbable et se concentrait sur ce qui ferait d’elle une célébrité. Je sentais qu’elle se persuadait de ça, et j’avais tellement envie à cet instant qu’elle obtienne un tout autre destin que Chizuko. Tour à tour, des images se montrèrent sur les plaques et les supports papiers disposés sur la table. Des images étonnantes et troublantes, montrant des Kanji auréolés de volutes de fumées, des visages nimbées de lumières ou des paysages nageant dans des auras déformées.
J’étais sûr que cette fois, personne ne pourrait avoir à redire sur mes affirmations du fluide présent en l’être humain, tel que mes recherches sur le Mesmérisme m’en avaient convaincu. Pourtant, ce que je pensais être l’accomplissement de tant d’efforts ne fut qu’un cauchemar de plus. Immédiatement, les spécialistes présents critiquèrent la qualité des supports utilisés, prétextant qu’ils ne répondaient pas aux normes habituelles tels qu’on en achetait dans le commerce. Ils prétendaient que les plaques et les papiers avaient été trafiqués en usant de produits chimiques propres à provoquer ces altérations, juste avant la séance, avec un effet de retardement pour qu’on ne puisse pas s’apercevoir du subterfuge. Ou bien qu’on les avait soumis à des effets de lumières, voire d’autres techniques, évoquant celles utilisés par d’autres charlatans avant moi, tel que le fameux Mumler, le photographe dont je vous ai parlé précédemment. Je réfutais leurs hypothèses, jurant que le matériel utilisé était tout à fait conforme et vérifié par des experts, avant qu’ils soient placés sur la table et qu’Ikuko use de son pouvoir.
Ils rétorquèrent qu’il était aisé de tromper de tels experts en se servant de produits indétectables, ou alors de matières suffisamment étudiées pour ressembler à celles usitées habituellement dans la photographie. N’importe quel scientifique serait capable de se servir de techniques proches. Ils affirmaient que ce n’était pas parce qu’on ne voyait pas le stratagème tout de suite qu’il n’y en avait pas, précisant que les analyses ultérieures des clichés prouveraient la fausseté du pouvoir d’Ikuko, qui n’était rien de plus qu’une habile illusionniste comme l’avait été Chizuko avant elle. Je fulminais intérieurement devant tant de médisance et d’inconsidération du travail fabuleux de concentration d’Ikuko. Je voyais cette dernière se retenir de pleurer, alors que journalistes, scientifiques et autres personnalités dans la salle contestaient la véracité de ses facultés, alors même qu’ils venaient pourtant de les voir en action sous leurs yeux. Ils étaient tellement imbus de leur personne qu’ils refusaient l’évidence, car ça perturbait leurs convictions, les règles établies du fonctionnement humain et la réalité scientifique telle qu’ils la concevaient.
Je suis parti furieux, prenant Ikuko avec moi avant qu’elle s’effondre en larmes, pendant que ce ramassis d'imbéciles continuait de l’insulter de tous les noms possibles, la traitant de menteuse, de manipulatrice et de fausse médium. Une fois sorti du lieu de la séance, elle s’est recroquevillée sur un coin de mur, pleurant à chaudes larmes. J’avais beau la rassurer, lui dire de ne pas tenir compte de tout ce qui avait été dit, de croire en elle et son pouvoir, c’était peine perdue. J’ai eu toutes les peines du monde à la ramener chez elle et la persuader de continuer en participant à d’autres séances publiques. Nous en avons effectué 3 autres après ça, disséminées sur plusieurs mois. Ikuko montrait un air impassible après chacune d’entre elles, affrontant les insultes et autres accusations la traitant de charlatan, tout comme moi je le subissais. Elle semblait s’habituer en apparence, mais ce n’est que plus tard que je compris la raison de ce revirement de personnalité.
Ikuko avait contracté une maladie qui la minait de l’intérieur, mais je n’ai jamais su de quoi il s’agissait. Elle refusait d’en parler, disant que ce n’était pas grave, que le mal finirait par s’en aller. Je l’admirais encore plus pour ça : pour son endurance capable de résister à la fois à la maladie et aux vilénies marqués dans les journaux après chaque prestation. Finalement, elle m’a appelé un jour alors que je projetais une nouvelle séance. Elle m’indiquait qu’elle arrêtait tout, qu’elle ne pouvait plus continuer. Si elle persévérait, elle savait qu’elle n’y survivrait pas, et elle ne voulait pas que je subisse la publicité d’une mort lors d’une séance qui ne ferait qu’aggraver ma situation. Elle me souhaita bonne chance et elle me conseilla d’aller voir une autre fille qu'elle connaissait bien, possédant des pouvoirs similaires aux siens, mais encore plus puissants. Deux semaines plus tard, je reçus une lettre m’indiquant qu’Ikuko avait été trouvé sans vie dans la maison où elle vivait avec son frère. Ses parents étaient décédés 5 ans auparavant, et c’était son grand frère qui s’assurait qu’elle ne manque de rien.
C’est d’ailleurs ce dernier qui me fit par du décès d’Ikuko. Je n’ai jamais vraiment pu savoir si c’était sa maladie qui l’avait emporté, ou le désespoir qui l’habitait à cause de ce dont j’étais la cause. Elle m’a adressé une lettre avant de mourir, que son frère me fit parvenir. Sur celle-ci, elle me remerciait d’avoir cru en elle et son pouvoir et de lui avoir donné l’opportunité de le montrer. Dans cette missive, elle précisait également de ne pas m’en vouloir sur ce qui était arrivé, et de continuer à démontrer l’existence du surnaturel à ceux qui ne l’acceptait pas. A la fin de la lettre figurait les coordonnées de la fille dont elle m’avait parlé : Sadako Takahashi. Celle qui allait tout changer pour moi. Celle qui ferait taire, dans tous les sens du terme, tous ceux et celles qui étaient responsables de la mort de Chizuko et Ikuko. Celle, enfin, qui me ferait vivre le pire des cauchemars par ses actes et me ferait voir une autre facette du monde des esprits.
Car celui-ci n’est pas seulement un ensemble de pouvoirs s’étant établi dans des corps et distribué au hasard, habité par des créatures vouées au mal. Non, la dimension des esprits est bien plus que ça. Sadako allait me montrer toute l’étendue de sa puissance sur notre monde, sa complexité aussi, tout comme la mainmise qu’elle possédait sur cette dimension invisible pour la plupart d’entre nous. Car le lien qui la relie à ces territoires est bien plus fort que je ne l’ai cru en premier lieu. La relation entre elle et moi qui allait suivre, professionnelle d’abord, puis familiale, tant elle allait me considérer comme le père qu’elle avait toujours rêvé d’avoir, une relation presque fusionnelle, cela allait me faire vivre des mois de doute sur ce qu’elle était et la terreur de ce qu’elle était capable de commettre pour me protéger, usant de forces dépassant l’imaginable que je n’aurais jamais cru être capable d’exister en ce monde. Ce n’est qu’en me rendant sur les lieux où elle est née que je me rendrais compte de toute l’étendue des pouvoirs de Sadako Takahashi, celle qui commande aux esprits...
Publié par Fabs
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