CHAPITRE 10 : LES MEANDRES DE BURLOW
Nigel se révéla être un guide très consciencieux, me montrant les recoins les plus proches de la ville. Il agrémentait notre périple d’anecdotes au fur et à mesure que nous passions devant un bâtiment, une ruelle ou une habitation emblématique de la ville. Comme pour la petite maisonnée de Nya Longfurst, une vieille dame affichant l’âge vénérable de 104 ans et matriarche de la ville. Nigel me racontait que tout un chacun vivant dans la cité, dès lors qu’il avait un doute sur un fait passé, considérait comme une obligation de consulter au préalable Nya avant toute recherche. Elle était la source principale d’informations des chroniques de Volker Norrest, celui qui tenait le petit journal local, que Nigel se proposait de me faire rencontrer dès le lendemain. Volker était un vieil ami de sa famille, ainsi qu’un partenaire de bridge au talent indéniable selon ses dires. Il était souvent amené à dîner chez mes hôtes d’un soir, et a fait partie des amoureux secrets d’Alma à l’époque où celle-ci vivait encore à Burdlow, lorsque lui et elle appartenaient au même groupe d’enfants parcourant les rues de la ville en quête d’aventures. Mais à cette époque, la toute jeune fille qu’elle était n’avait d’yeux que pour le chef de cette petite bande.
Nigel me précisait qu’Alma avait passé une grande partie de son enfance ici et affolait déjà nombre de garçons. De son côté, elle n’aspirait qu’à partir loin d’ici, afin d’obéir à ses envies de voyage et de découverte d’autres espaces. Elle avait toujours promis qu’elle répondrait aux avances de celui qui serait à même de la guider vers ce qu’elle envisageait comme avenir, loin de Burldlow. À ce sentiment d’envie de voir d’autres horizons s’est rajouté, à un âge plus avancé, un besoin crucial de partir de la ville, car ne s’y sentant plus à sa place. Je sentais dans la voix de ma nouvelle connaissance une pointe de nostalgie, doublée d’un je ne savais quoi de troublant, mélangé à un sentiment de tristesse flagrant. Il apparaissait assez évident qu’Alma ne tenait pas véritablement cette ville dans son cœur, au vu des efforts qu’elle avait déployée étant enfant pour se sortir de son carcan. Je m’étonnais qu’elle ait voulu revenir ici après tant d’années passées hors de l’ambiance de cet endroit qui ne lui avait manifestement pas laissé un très bon souvenir, si je m’en tenais aux mots et à l’expression du visage de mon interlocuteur.
Ce dernier me dressait un panel dithyrambique du lieu de vie idéal que représentait Burdlow à ses yeux. Cependant, à bien y réfléchir, même lors de notre longue conversation dans le train, je me rendais compte qu’Alma n’avait fait qu’effleurer la surface de l’attrait véritable que pouvait avoir sa ville de naissance pour elle. Comme si elle était loin d’éprouver une sympathie profonde envers celle-ci. Comme si elle était revenue ici presque par obligation. Ma curiosité m’enjoignait à demander plus en détail à Nigel si mon impression était la bonne. Si Alma détestait bien Burldow, et pourquoi. Mais je préférais ne pas faire preuve d’impertinence de cet ordre envers quelqu’un que je ne connaissais encore que très peu, et portant, qui plus est, sur un sujet aussi intime que le passé d’une femme qui n’était pour moi, après tout, qu’une simple amie. Et ce, depuis peu. Cela aurait été très maladroit et inconvenant de ma part, et je m’abstenais donc d’en savoir plus, pendant que Nigel m’entraînait plus loin dans les tréfonds de la ville.
Notre petite visite se concluait aux abords de l’Église du Père Thorin. Contrairement aux autres bâtiments, Nigel ne m’a pas fait don de descriptif détaillé sur les lieux, ni même sur celui qui y résidait. Tout au plus s’est-il contenté de m’indiquer ce que je savais déjà sur le personnage. Notamment au travers de ce que j’en avais entendu au cours de sa dispute avec son épouse en début de soirée, lors de mon arrivée. Il était manifeste que mon hôte ne désirait pas s’attarder sur lui. Sans nul doute à cause de la gêne occasionnée ayant suivi sa confrontation envers les idées bien arrêtées d’Emily sur Thorin et raison principale de notre petite sortie dans le but d’apaiser un peu tout le monde. Ce qui était pour moi un élément de frustration. Thorin se trouvait être l’une des personnes m’intéressant le plus, de par son implication directe dans ce qui m’avait conduit à me rendre au sein de Burdlow. Dans le même temps, le silence dont a fait preuve Nigel à cet instant, alors qu’il s’était montré extrêmement bavard jusque-là sur tous les habitants marquants de cette cité, était compréhensible. Comme s’il avait lu dans mes pensées, alors que nous nous apprêtions à revenir vers le centre de la ville, Nigel s’est ensuite retourné vers moi.
– Ne m’en voulez pas si je me rends coupable d’avarice de propos concernant le Père Thorin. Je préfère ne pas davantage m’étaler sur lui ce soir, au vu de ce qui s’est passé tout à l’heure.
Me sentant un peu gêné que Nigel ait compris ma déception d’en savoir plus sur celui qui représentait l’une de mes principales cibles d’investigation, je m’employais à rassurer Nigel.
– Vous n’avez pas à vous en vouloir, je vous assure… J’ai bien compris qu’il était un sujet de divergence, et je m’en voudrais de ranimer les braises d’une flamme que je vous sais vouloir rester éteinte…
Nigel me souriait poliment, semblant me remercier silencieusement de ma courtoisie et ma compréhension, tout en m’assurant que ce n’était que partie remise.
– Je vous en sais gré. J’avais peur, au vu de votre mine déconfite, que mon silence à son encontre ne crée une incompréhension entre nous bien dommageable. Ce qui m’aurait quelque peu ennuyé. Non seulement auprès de vous, mais aussi d’Alma. J’ai bien vu qu’il y avait une petite étincelle entre vous deux.
Comme je l’avais compris, les regards portés par Alma envers moi un peu plus tôt dans la soirée n’étaient pas passés inaperçus. Tout comme mon attention toute relative envers elle avait dû faire naître des idées toutes construites sur notre éventuelle attirance l’un envers l’autre. J’ai balbutié alors quelques mots, cherchant à faire dissoudre le quiproquo sur les sentiments que nos réactions respectives avaient pu faire éclore.
– Vous vous méprenez… Alma et moi ne sommes nullement attirés en quoi que ce soit. J’ai un profond respect pour votre cousine, et…
Nigel ne m’a pas laissé finir ma phrase.
– Je n’ai rien contre, rassurez-vous, et vous n’avez pas à vous sentir blessé par ma remarque fort peu discrète, j’en conviens. Alma a subi une grande souffrance au cours de sa vie. Ici, à Burdlow, en premier lieu. Puis, il y a eu une ribambelle de malotrus ayant voulu profiter de la gentillesse de son regretté époux, en cherchant à la courtiser dans le dos de ce dernier. Ne voulant pas porter ombrage à la réputation de son conjoint en provoquant des scandales, elle a toujours pris sur elle et fait preuve d’une diplomatie sans égal pour repousser les importuns, sans que cela nuise à Kent. Parmi ces rustres sans convenances, il y avait le fameux Rufus, dont vous avez entendu les frasques lors de notre trajet ensemble en direction de Burdlow. Pour d’autres, leurs inconvenances étaient d’une tout autre nature, et Kent n’était pas étranger à leurs actes. Je dirais même qu’il les a fortement encouragées...
Il semblait se fondre dans un passé que je devinais fort douloureux, aussi bien pour lui que pour Alma, puis reprenait son monologue.
– Je ne pense pas qu’Alma vous en a parlé, durant le peu de temps où vous avez lié connaissance à l’intérieur du train vous ayant mené ici, et je ne saurais que trop vous recommander de garder pour vous ce que je m’apprête à vous révéler concernant sa relation avec Kent. Mais je pense qu’il est important que vous en sachiez davantage sur les raisons ayant poussé Alma à revenir ici, au sein de cette ville qu’elle avait fui plus jeune. Je devine que vous avez déjà compris que Burdlow n’est pas un endroit qu’elle affectionne, loin de là. Son retour sera une suprise pour beaucoup. Surtout que nombre des habitants ont contribué à l’inciter de prendre cette décision de partir le plus loin possible de Burdlow. Une décision qu’elle a amèrement regrettée par la suite.
Nigel montrait un air encore plus triste que précédemment, semblant envahi par une émotion que je ne connaissais que trop bien : le sentiment de culpabilité. Il reprenait :
– J’ai honte de l’avouer, mais je suis en quelque sorte responsable de ce qu’elle a subi dans sa vie auprès de Kent, à Narvisworth. Là où elle a choisi d’aller pour fuir Burdlow. Pas directement. Mais je me suis rendu coupable par mon silence et ma complicité avec Maxwell, son frère. Nous ne voulions que son bien, mais nous avons commis une erreur terrible. À cause de nous, elle a plongé dans un véritable enfer dont je sais qu’elle ne s’est pas encore remise à l’heure actuelle...
J’avouais que je m’étais interrogé longuement sur les motivations d’Alma à quitter ce qu’elle désignait pourtant comme un havre, là où elle résidait avant qu’elle soit séparé de la présence de son mari. Mais j’avais supposé que le stress dû à la reprise des affaires de son mari, bien qu’épaulé par son frère attentionné, était la cause principale de cette envie de revenir aux sources. Un besoin de s’éloigner un temps de la vicissitude de la solitude aussi. Sans compter que j’imaginais bien que les vautours qui avaient déjà cherché à obtenir ses faveurs par le passé, avaient dû décupler leur hardiesse en la sachant désormais à la portée de leurs tentatives de séduction. D’autant que la richesse dont elle était dorénavant porteuse était un attrait supplémentaire pour ces prétendants n’ayant dû faire guère preuve d’empathie en voyant sa tristesse. Il semblait plus que plausible qu’elle avait dû faire face à leur recrudescence, et cela était sûrement un élément ayant dû faire balance dans son désir de trouver un air plus respirable que leur entourage. Même si cela devait signifier revenir en un lieu qu’elle exécrait lors de ses jeunes années.
Nigel et son épouse avaient probablement été l’attrait principal de cette décision. Alma savait devoir compter sur la compréhension de son cousin dans son désarroi et sa position délicate, piégée entre sa vie de femme à la tête d’une entreprise florissante et enviée, et l’angoisse de retrouver l’ambiance d’une ville lui ayant fait prendre la décision de prétendre à une nouvelle vie ailleurs autrefois. Je devais bien avouer que la perspective d’obtenir plus de renseignements grâce à l’attirance qu’avait déjà montré Alma me concernant m’avait semblé être une chance inespérée. Bien que mentir à elle et son entourage sur les espoirs qu’elle portait sur une relation future nous liant intimement me révulsait au fond de moi. Je craignais de la faire souffrir plus qu’elle ne le ressentait en son for intérieur, et que cela cause en elle des ravages qu’il me serait impossible de réparer. Mon cher Milton, vous qui serez sûrement amené à lire ces lignes un jour, je sais que vous comprendrez dans quelle situation drastique, fort désagréable au demeurant, je me suis trouvé à ce moment.
Vu les griefs de Nigel et Emily sur les préférences apparentes ayant rapproché ce Conrad avec Ridgwell, il était plus que primordial de ne pas avouer la vérité sur mes penchants envers la gent masculine plutôt que la féminine. Ce qui leur ferait porter un autre regard sur moi, en plus d’une animosité croissante pour m’être rendu coupable de leur avoir fait entrevoir la possibilité d’une relation attendue entre Alma et moi. Je me retrouvais coincé. Si je révélais ce qui en était véritablement sur mes sentiments envers Alma, je m’exposais à une vindicte de leur part, aussi importante qu’ils en ressentaient envers ce pauvre Ridgwell. Sans compter qu’ils ne me pardonneraient sans doute jamais d’avoir éconduit une jeune veuve ayant retrouvé un goût de vivre certain en ma présence. Je ne savais pas combien de temps je serais obligé de jouer ce jeu ignoble, juste pour assouvir ma passion de l’occulte et des mystères autour du paranormal. Ceci en voulant découvrir le secret de cette ville et ce qui se cachait dans les sous-sols de cette ancienne bâtisse, relaté dans le témoignage de Ridgwell, avant qu’il ne soit relayé par ce cher Ethan.
Comment trouver une issue à cette situation sans briser le cœur d’Alma, et faire perdre la confiance que Nigel et son épouse me portaient ? C’était un problème insoluble à plus d’un titre. D’autant que je comprenais aisément, au vu de l’expression du visage de Nigel, qu’il se préparait à me livrer des confidences la concernant d’une gravité certaine. La douleur qu’Alma avait déjà subie, se rajoutant à celle qu’elle serait à même de ressentir en découvrant que rien ne serait possible entre nous, et que j’ai osé lui faire entrevoir un possible avenir entre nous deux, cela risquait de la détruire plus que de raison. Cela m’était insupportable. Mais je ne pouvais pas aller à l’encontre de ma passion. Est-ce que cela fait de moi un monstre ? Je vous laisserais seul juge de cet état de fait, Milton, lorsque vous aurez lu l’intégralité du journal que vous devez tenir en main en ce moment même. J’ose espérer que vous ne me jugerez pas trop sévèrement lors de mon retour chez moi, et que je vous offrirais la primeur de mon aventure. Car oui, cette fois, j’ai bien l’intention de vous laisser lire entièrement mon journal. Je tiens à ce que vous ne perdiez pas une miette de mon périple que je sais déjà être l’apothéose de tout ce que j’ai vu jusqu’à présent.
Pour revenir à mon dilemme de cet instant, avant que je me lance dans ce léger aparté, faute de savoir comment résoudre cet imbroglio dans lequel je m’étais laissé fait prendre sans penser aux conséquences à long terme, je n’avais d’autre choix que de continuer sur ma lancée et me faire passer pour un potentiel compagnon d’Alma hautement apprécié. Le visage qu’exprimait à cet instant Nigel était entre l’anxiété de me révéler certains secrets sur sa cousine et le besoin de se libérer d’un poids que je devinais fort encombrant pour sa conscience. Je ne pouvais décemment pas détruire les espoirs qu’avait cet homme sur un bonheur qu’il idéalisait pour sa cousine. Ceci en mettant au jour la vérité sur ce que j’étais et la fausse idée qu’il se faisait sur la relation entre Alma et moi. J’ai donc choisi de me taire. Je me disais que j’aurais tout loisir de réfléchir aux solutions s’offrant à moi pour me sortir de ce pétrin insoluble par la suite, et je me suis contenté de montrer un air attentif aux révélations de Nigel. Tout en l’assurant de ma discrétion sur celles-ci.
– J’aurais bien aimé prétendre ne pas me montrer particulièrement intéressé par ce que vous désirez me confier, mais ce serait mentir éhontément. Je ne cache pas que cet aspect des motivations d’Alma à revenir au sein d’une ville qu’elle ne semble pas vraiment apprécier m’a interrogé. Cependant, je ne me voyais pas oser lui demander ouvertement les raisons de ce retour à Burdlow que, manifestement, elle ne désirait pas tant que ça. Même si je supposais que la ronde incessante de ses prétendants, qui ont dû fleurir à la disparition de son époux, était certainement l’une des causes de ce revirement sur son choix de rester éloigné de sa ville natale.
Nigel souriait un peu nerveusement à l’évocation des vues sur Alma qu’avaient les “rejetés” d’autrefois, du temps où Kent était encore présent dans la vie de cette dernière.
– Il y a un peu de ça, en effet. Mais ça ne représente pas la raison principale de son envie pour elle de fuir ce qui était considéré jadis comme un paradis pour nombre de personnes n’ayant pas eu vent de ce qui s’est vraiment passé, y compris ses amis les plus proches, alors qu’il n’était qu’illusoire. Ils n’imaginaient pas ce qui se cachait derrière l’apparente vie de rêve d’Alma.
Ces derniers mots m’ont encore plus intrigué. Je voulais demander ce à quoi il faisait allusion. Sa vie maritale n’avait pas été celle que je supposais, si je m’en tenais à ce que venait de me confier Nigel, loin d’un quotidien plein de douceur et d’amour partagé. Nigel devina mon intention, mais il me fit signe de ne pas l’interrompre, de manière courtoise.
– Je vais vous dire tout ce que vous avez besoin de savoir. Je vous demanderai juste d’écouter attentivement, sans que vous ayez de jugement sur qui que ce soit. L’histoire que je vais vous conter n’a pas été simple pour tous les protagonistes la composant. À l’exception des goujats ne la voyant que comme un bon parti, et pas comme une femme ayant eu une enfance plus que détestable, en quête d’un vrai amour et d’une vie décente. Ce qu’elle n’a pas eu à Burdlow, loin de là…
J’acquiesçais de la tête pour signifier mon approbation sur ses recommandations de ne pas l’interrompre durant son récit. Nigel s’engagea alors dans une histoire édifiante, me faisant voir la vie à priori heureuse d’Alma, et digne d’un conte de fées moderne, sous un tout autre jour. Bien que je ne connusse Alma que depuis moins de 24 heures, j’avais toujours cru voir en elle un modèle de bonheur resplendissant, seulement brisée par la perte d’un époux aimant, et d’une enfance aisée et pleine d’entrain auprès d’une famille tout aussi fortunée. Une famille que mon esprit, nourri aux belles romances telles qu’on en voit au travers des lignes des livres des plus grands auteurs du genre, avait instinctivement classé dans la catégorie de celles chérissant avec tendresse leur fille, leur sœur, leur nièce ou toute autre branche d’une fratrie aimante. Je suis tombé de haut en découvrant que l’idéal de vie que je pensais être celui d’Alma était nettement plus éloigné que ce à quoi je pensais, en me fiant à ses sourires plaisants, l’amour porté à son chenapan de fils, ainsi que ses tenues soignées. Tout comme l’était son apparence physique : simple et sophistiquée à la fois. Le passé d’Alma s’est révélé être plus proche de l’œuvre d’Octave Feuillet, “Le roman d’un jeune homme pauvre”, en version féminine, que d’un quotidien parsemé de joie de vivre.
CHAPITRE 11 : UNE VIE TOURMENTÉE
Alma est née au sein d’une famille aisée. Le père était une des personnes les plus influentes de Burdlow et avait fait fortune dans l’import-export, avec plusieurs filiales implantées dans d’autres villes. Il aurait pu partir s’installer ailleurs, de manière à être au plus près de ses entreprises et ses employés, dont très peu le connaissaient de visage, mais il n’en fit rien. Il lui arrivait bien de voyager pour honorer de sa présence celles et ceux travaillant pour lui, mais c’était assez rare, et motivé uniquement par la signature d’un contrat juteux avec un nouveau client, ou un partenariat qui assurerait une expansion encore plus importante de sa société. Il faisait entièrement confiance aux hommes qu’il avait choisis lui-même pour le représenter à la tête de ses bureaux et entrepôts disséminés à travers tout le pays. C’était une célébrité qui aurait pu avoir ce qu’il voulait comme demeure, quel que soit le lieu où il aurait choisi de se positionner durablement. Plusieurs communes auraient été capables de débourser des sommes considérables, sans avarice aucune, en piochant allègrement dans les caisses. Juste pour jouir du prestige de la présence de ce grand homme qu’était Monty Hawthorne.
Il lui était arrivé d’être sollicité de nombreuses fois en ce sens. Des demandes soutenues par ses “lieutenants” comme il aimait les appeler, et désignant les dirigeants de ses entreprises. Mais il avait toujours refusé l’appel des sirènes lui enjoignant de vivre une vie plus adaptée à son statut, et préférait la modestie de sa maison de Burdlow, là où se trouvaient ses racines. C’était là où ses enfants étaient né, là où il avait demandé la main de Maggie, celle qui partageait sa vie depuis de nombreuses années, là où étaient rassemblés les vestiges de son passé. Cette maison, il l’avait fait construire spécialement pour sa famille, au sein de la ville qui lui avait tant apporté, aussi bien en prestige qu’en émotions durables. Il était hors de question pour lui de se séparer de ce qu’il considérait quasiment comme le symbole de son bonheur. Ce que tous acceptaient, et plus encore son épouse et ses enfants. C’était un père parfait, tendre et aimant envers sa progéniture. Du moins, jusqu’à ce qu’il découvre la vérité concernant sa dernière née, Alma.
Monty, en dehors de son apparente gentillesse et souplesse d’esprit, pouvait se montrer très dur envers les personnes se montrant coupable de lui avoir menti sans vergogne, pensant le tromper sans en subir les conséquences. Il était connu pour se montrer sans pitié envers des employés indélicats ayant eu l’audace de croire qu’ils pouvaient user de son nom pour gagner de l’argent sur son dos, à travers des escroqueries notoires, relayées par la presse une fois mises au jour. Pour ces gens-là, il n’avait aucun scrupule à user d’une destruction mentale méthodique. Il faisait de leur vie un cauchemar social sans égal, jusqu’à les voir ramper à ses pieds pour demander son pardon. Ce qu’il n’accordait jamais. C’était un homme bien plus rude qu’on le pensait pour tout un chacun n’ayant pas l’habitude de le côtoyer régulièrement. Et si le mensonge touchait l’honneur de sa famille, il ne montrait que peu de compassion envers les contrevenants. Nombre de ceux s’étant cru capable d’aller à l’encontre des règles de bienséance, qu’ils soient simples employés ou des associés de son entreprise, ont eu la mauvaise surprise de découvrir un autre visage du Monty qu’ils pensaient pouvoir duper aisément, car montrant de l’humanité à leur égard.
Quand Alma est née, il ne tarissait pas d’éloges sur sa fierté d’accueillir au sein de son foyer une fille, lui qui n’avait eu que trois garçons jusque-là. Elle était un vrai miracle. Monty avait toujours affirmé qu’un père ne pouvait prétendre au véritable bonheur qu’à la condition immuable de posséder au sein de son foyer au moins une fille et un garçon. Pour lui, voir grandir une fille resplendissante, illuminant de sa grâce les rues de Burdlow en se déplaçant, et s’enorgueillant de son savoir, c’était quelque chose qui ne pouvait avoir d’équivalent en termes de joie paternelle. Il imaginait déjà emmener sa fille chérie à l’autel de l’Église de la ville, accrochée à son bras, entouré d’une assistance ravie de son bonheur de marier son Alma. C’était ainsi qu’il l’appelait à ses débuts, jusqu’à ses 6 ans. Avant qu’il découvre la vérité lui faisant comprendre qu’il abritait l’image même de la tromperie au cœur de son foyer à travers elle.
Alors qu’il envisageait de faire d’Alma celle qui serait à même de lui succéder dans le temps, bien plus que ses garçons qui montraient moins d’aptitudes et de rigueur à apprendre les subtilités commerciales qu’elle, il a soudainement changé d’attitude à l’égard de celle avec qui il aimait se pavaner, en père fier de sa fille adorée. Sans qu’Alma ne comprenne, il s’est soudainement transformé en père froid et distant envers elle, la méprisant dès lors qu’elle croisait son chemin au sein de la maison. Nigel a été témoin de la médisance dont il faisait preuve envers Alma, disant d’elle qu’elle n’était pas une vraie Hawthorne, et qu’elle ne devrait même pas vivre sous son toit. Il dédaignait lui répondre quand elle lui adressait la parole pour comprendre ce qu’elle avait fait pour être passée d’un coup du rang de fierté familiale à celui de dégoût manifeste. La plupart du temps, quand il daignait enfin lui adresser la parole, il se contentait de dire :
– Je te l’ai déjà dit mille fois : ce n’est pas à moi que tu devrais poser la question, mais à celle que j’appelais autrefois mon épouse, ta mère. Elle saura mieux te révéler les origines de ta naissance, et pourquoi je me refuse désormais à te considérer comme ma fille…
Des mots qui sonnaient comme un couperet pour la jeune enfant qu’elle était, sans oser faire preuve d’une répartie mal placée. Elle avait déjà avoué à Nigel, avec promesse de ne rien en dire à quiconque, que son père s’était déjà montré coupable de lever la main sur elle. Ceci au cours d’un repas où elle avait eu la malencontreuse idée de vouloir réciter le bénédicité. Son père s’était alors levé de table, abattant avec force ses poings sur la table, vociférant des paroles incompréhensibles à son encontre, pendant que son épouse se murait dans le silence, baissant les yeux, sans chercher à la défendre des accusations de son père.
– JE T’INTERDIS DE PARLER AU NOM DE DIEU, MISÉRABLE IMPIE QUE TU ES !
Un long silence a alors empli le salon, avant qu’il rajoute, une fois ramené à un certain degré de calme :
– Tu n’es que le produit d’une infamie qui a perdu ce droit depuis ta naissance… Rassis-toi immédiatement et laisse le soin à tes frères de s’acquitter de cette tâche. Contrairement à toi, ils sont seuls dignes de le faire autour de cette table.
Il a alors dirigé son regard vers Maggie, la fusillant des yeux, comme pour lui signifier qu’elle était aussi au centre de sa colère. Cette dernière n’a dit mot, continuant de fixer la table, pendant que les trois garçons se moquaient ouvertement de leur petite sœur, ricanant de concert. Monty n’a rien fait pour les empêcher de procéder à ce moment déplaisant pour la jeune Alma, qui reprit alors une position assise sur sa chaine, les larmes aux yeux, sans oser rien dire. Peu après que Luther, l’ainé de la fratrie, ait récité les mots qu’elle pensait se faire une joie de déclamer à sa place, Alma a osé indiquer son incompréhension.
– Ce n’est pas juste… Qu’est-ce que j’ai fait pour subir autant de mépris ? Tu dis toujours qu’on ne peut pas punir les gens qui ne méritent pas de l’être. Ou en tout cas, qu’ils ont le droit de connaître leurs fautes. Mais toi, tu m’ignores constamment. Tu refuses de me parler, de me dire ce dont je suis coupable. Tu me traites comme une moins que rien alors que je suis ta fille chérie, comme tu aimais si bien le dire avec fierté à nos voisins, à nos amis. Pourquoi je ne suis plus ça à tes yeux ?
Cette fois, les trois garçons accompagnèrent la mère dans son geste de baisser la tête, comme s’ils s’attendaient à ce qui allait découler de cette phrase assassine envers le maître de maison. Monty, sans un mot, se leva de table et marcha en direction de la chaise sur laquelle se trouvait Alma. Arrivé à son niveau, il écarta la chaise violemment, faisant plonger encore plus Alma dans l’incompréhension et la peur. Sans se baisser, montrant son refus de se mettre à son niveau afin de montrer sa supériorité sur la jeune fille apeurée, Monty répondit aux paroles proférées quelques secondes plus tôt, après avoir frappé du plat de la main la joue droite de sa fille. Ce qui la fit tomber au sol, déclenchant une vague de larmes encore plus retentissante.
– Je n’ai pas à me justifier envers toi ! Tu es une honte au sein de cette maison ! Tu n’as aucun droit de demander quoi que ce soit sur ce que je suis autorisé à faire ou non sous mon toit ! Tu n’es plus ma fille, Dieu m’en soit témoin ! Tu n’es qu’une étrangère à qui j’ai accordé le droit de vivre dans cette demeure, par pure piété. Je ne veux pas qu’on dise que j’ai jeté à la rue une enfant, et que cela conduise à nuire à la réputation de mes affaires.
Alma continuait de pleurer de plus belle, s’étant recroquevillée sur elle-même. Elle avait uriné de peur sur le sol. Une flaque coulait de son entrejambe jusqu’aux pieds de Monty, qui s’écartait du flux liquide avec dégoût.
– C’est comme ça que tu me remercies de te donner à manger ? De te permettre d’avoir un lit ? De bénéficier du savoir que je t’offre à travers les livres que j’ai eu la faiblesse de t’acheter par le passé ? Tu n’es qu’une ingrate qui n’a pas son mot à dire. RELÈVE-TOI ! Fais au moins preuve d’une certaine dignité et va chercher de quoi laver ta pisse, immonde créature que tu es !
Monty se retourna alors vers son épouse, qui avait toujours les yeux rivés sur la table, n’osant pas envenimer la situation en indiquant son avis, qui, de toute façon, n’aurait fait qu’accentuer la colère de son mari furieux.
– Toi ! Aide-la à se remettre debout et à nettoyer le fruit de sa saleté ! Je ne veux pas que mes fils, la vraie chair de ma chair, souillent leurs souliers en marchant dessus… Dépêche-toi !
Maggie, tremblant de partout, s’est alors immédiatement affairée à sortir de son immobilité. Elle s’est levée et s’est dirigée vers Alma, l’aidant à se relever. Ensemble, elles se sont dirigées vers la salle de bains, avant d’en revenir peu après avec de quoi éponger la flaque d’urine qui s’était propagée sur le sol. Sans dire un mot, elles ont nettoyé le sol, pendant que Monty et les trois garçons avaient repris le cours du repas. Pas une seule fois l’un d’eux n’a porté le regard sur les deux fautives aux yeux de Monty. Maggie et Alma ont finalement terminées de manger après le départ du père et ses fils, laissées pour compte comme des malpropres. Alma avait tellement été choquée, aussi bien du coup porté par son père que du désert de silence et d’actes de sa mère, sans chercher à la défendre une seule seconde, qu’elle ne trouva pas la force de demander des explications à sa celle-ci.
En apprenant ce dont Alma avait été soumise, Nigel avait eu bien du mal à retenir ses larmes à son tour, ne trouvant pas les mots pour réconforter sa cousine. Voyant sa gêne, c’était elle qui avait pris les devants et s’était assurée de rassurer celui qui était devenu son confident le plus dévoué. Lui et Trévor, leur meilleur ami. L’un des membres de leur petite bande depuis quelque temps. C’était Nigel qui avait introduit Alma au sein de leur petit groupe. Elle était la seule fille, ce qui avait été au centre des discussions. Nombre des membres du groupe ayant du mal à concevoir l’utilité d’une fille parmi eux. D’autant qu’ils savaient qui elle était, à quelle famille elle appartenait. Ils craignaient que son père ne voie d’un mauvais œil le fait de voir traîner sa petite chérie avec des garçons faisant les 400 coups. Nigel a eu tôt fait de les apaiser sur ce point, affirmant qu’Alma n’était plus en odeur de sainteté de la part de son père et qu’elle méritait autant qu’eux de faire partie de leur bande.
Bien que la plupart des cinq autres membres du groupe se montraient un temps réticents, c’était Trévor qui avait su calmer la rudesse de ses camarades en accueillant officiellement Alma parmi eux. Il s’est alors montré un véritable chevalier servant pour le nouveau membre du “clan”, ce qui a été au centre de petites moqueries de la part des autres, le surnommant en coin le “chevalier” de “Dame Alma”. Néanmoins, au fur et à mesure de leurs escapades ensemble, Alma fut très vite acceptée. La jeune fille qu’elle était voyait dans les périples vécus avec ses nouveaux amis une manière d’oublier ce qu’elle subissait au sein de sa famille. Personne n’ignorait ce qu’elle devait affronter chaque jour, et cela avait contribué à ce qu’elle soit reconnue comme la première “Jammer” féminine. C’était ainsi que se désignaient les différents membres du groupe. Un terme qui symbolisait la chance et la liberté d’aller où le voulaient ceux faisant partie de ce petit clan de rejetés. Chacun d’entre eux étaient des mal-aimés de leurs familles respectives, Nigel compris. Leurs aventures dans les rues leur apportaient un souffle de fraicheur nécessaire pour qu’ils mettent de côté leur vie morose au sein de leurs maisons.
Le malheur d’Alma, bien pire que ce que chacun endurait au quotidien, en avait fait une sorte d’étendard au sein de leur groupe. L’attirance qu’éprouvait l’un pour l’autre Alma et Trévor ne devint plus un sujet de moqueries, mais, au contraire, une forme de renforcement du clan. Chacun était fier du couple naissant formé par les deux amoureux, les considérants comme leurs “Bonnie et Clyde” à eux. Personne n’osait le dire, mais tous les garçons du clan étaient secrètement amoureux de leur “reine” et enviaient un peu la position privilégiée auprès d’elle de leur camarade. Alma a vécu plusieurs années ainsi, passant de la liberté de ses escapades parmi les “Jammers” à la violence qu’elle devait supporter chez elle. Son père devenait chaque jour plus odieux avec elle, sans que sa mère ne lève le moindre petit doigt pour s’opposer aux actes de son époux. Ce qui ne faisait qu’attiser la haine d’Alma envers ses parents et leur comportement envers elle, sans qu’elle puisse comprendre l’origine de la vindicte de son père à son encontre. Ce n’est que lorsqu’elle eut atteint l’âge de 16 ans qu’elle a enfin pu apprendre pourquoi elle avait été rejetée du jour au lendemain par son père et reléguée au titre de paria, même auprès de ses frères.
Ces derniers profitaient de leurs privilèges envers leur père, qui les éduquaient pour faire d’eux ses successeurs futurs, en lieu et place d’Alma qu’il avait prédestiné à ce rôle avant eux. Avant qu’il change radicalement d’attitude envers elle. Ils bénéficiaient de cadeaux prestigieux à chaque fois que Monty les jugeait dignes d’en recevoir pour leurs résultats à l’école, ou bien à la suite de cours personnalisés où ils apprenaient les bases du commerce. De son côté, Alma, malgré les excellentes notes qu’elle ramenait régulièrement, était toujours traité avec dédain par Monty. C’était tout juste s’il daignait jeter un œil sur ses bulletins, pourtant bien plus élogieux que ses frères qui peinait à ramener des notes satisfaisantes. Malgré ça, ils avaient toujours des encouragements de la part de Monty. Ils les rassuraient, leur disaient qu’ils parviendraient bien un jour à être les premiers de leur classe et feraient rendre jaloux leurs camarades.
Les trois frères, largement entraînés dans ce but par l’aîné, Luther, se complaisaient à faire tomber au sol régulièrement Alma lors de ses déplacements, parfois même sans se cacher de leurs méfaits. Ils mettaient en vrac son lit avant l’inspection des chambres de leur père. Un rituel institué depuis leurs 5 ans et qui avait toujours été le point fort d’Alma, recevant les félicitations de Monty avant qu’elle chute de son piédestal. Évidemment, ils opéraient en silence, s’appliquant à s’affairer à leur délit en s’arrangeant pour éloigner leur sœur au préalable. Ce qui faisait qu’Alma n’avait que rarement le temps de réparer les dégâts dans les moments précédant la venue de Monty, au sein des chambres des enfants. En punition, elle se voyait retirer une partie de son argent de poche, déjà bien moindre par rapport à ce que recevaient ses frères. Elle voyait les rires étouffés de ces derniers, tout heureux de la réussite de leur plan. Et ça ne représentait qu’un simple exemple des fourberies dont se montraient coupables ceux qui n’étaient déjà plus des membres de sa famille aux yeux d’Alma.
Le seul plaisir qu’avait la jeune fille était la compagnie toujours appréciée des “Jammers”. En particulier Trévor et Nigel qui étaient toujours les premiers à être au courant des frasques qu’elle subissait. Et ce jour-là, c’était une Alma encore plus abattue que d’habitude que les deux garçons virent arriver au sein de leur repaire. Une cabane confectionnée en périphérie de Burdlow, dans la lisière du petit bois avoisinant. Alma montrait un mal fou à retenir ses larmes et elle n’a pu se retenir de tomber dans les bras de Trévor alors que les autres membres venaient d’arriver. Il fallut beaucoup d’efforts de la part de celui qui était reconnu comme étant le leader du groupe depuis longtemps pour qu’Alma daigne expliquer la raison de son état. Elle venait d’apprendre le secret de ses origines de la bouche de sa mère. Celle-là même qui s’était tu de nombreuses fois sur ce sujet alors que la jeune fille désirait comprendre pourquoi son père s’était mis à la détester autant, sans qu’il daigne s’en expliquer.
Monty n’était pas le père biologique d’Alma et avait fini par découvrir la vérité sur la paternité de celle qu’il considérait comme son bijou précieux. On lui avait rapporté les fréquentes visites à son domicile du Père Thorin, pendant qu’il était occupé à son bureau pour traiter ses nombreuses et lucratives affaires. Officiellement, le religieux venait pour confesser Maggie, qui avait avoué de nombreuses fois auprès de son mari et son entourage proche ne pas être à l’aise pour parler au sein de l’Église. De peur d’être jugé par le Christ lui-même. Ça, c'était pour la version officielle. La vérité était tout autre. Monty, clamait haut et fort accorder une grande importance à sa famille. Dans les faits, il était peu présent à son domicile, car plongé constamment dans la pérennisation de sa société florissante. Aux yeux de Maggie, Monty passait plus de temps au suivi de ses nombreuses affaires qu’à lui accorder de l’attention. Elle soupçonnait que son époux, bien qu’il ne veuille pas l’avouer publiquement, lui en voulait de ne pas pouvoir lui offrir une fille comme descendant.
Elle savait qu’il voulait une famille complète, et ça ne pouvait être le cas que s’il y avait une fille au sein de son foyer. Elle avait osé lui poser la question à de nombreuses reprises, désirant savoir si c’était à cause de ça s’il la dédaignait quotidiennement, sans lui donner autant d’attention que lors des périodes suivant la naissance de leurs trois enfants. Monty s’en défendait, affirmant que cela n’était aucunement en cause et qu’il était simplement dans une période faste pour son entreprise : cela lui demandait plus de présence à son bureau. Il se montrait désolé si Maggie avait pu ressentir un éloignement de sa part. Il promettait de faire en sorte d’être plus souvent auprès d’elle par la suite. C’était un mensonge, évidemment, et c’était ce qui avait sans doute contribué à ce qu’elle se laisse séduire par les avances du Père Thorin. Elle était bien sûr au courant des rumeurs naissantes attribuant au religieux des aventures contre-nature, au vu de son statut de modèle de vertu. Mais elle, ce qu'’elle recherchait, c’était la tendresse perdue, la sensation d’un homme lui offrant du plaisir lors d’étreintes passionnées. Et c’était exactement ce que le Père Thorin, de manière subtile, lui proposait par l’utilisation de phrases en sous-entendus. À condition qu’elle se décide à mettre de côté ses valeurs, consistant à ne pas se rendre coupable d’adultère.
Le Père Thorin appréciait les belles femmes, et si possible jeunes. Comme j’ai cru le comprendre lors de la conversation houleuse entre Nigel et Emily dont j’avais été témoin, lors de mon arrivée à Burdlow. Maggie avait 35 ans et était l’exemple même d’une femme que l’âge n’atteignait pas, semblant avoir un visage et un corps aussi jeune qu’à ses 20 ans. Svelte, avouant ne pas user de produits pour épanouir ses traits, souriante et sportive... Elle était l’archétype même de la femme désirable par n’importe quel mâle en rut. Si personne ne voulait commettre l’erreur de l’aborder parmi les hommes de la cité, c’était dû essentiellement à la peur engendrée par son époux. Celui-ci avait déjà montré son intransigeance envers ceux ayant commis l’erreur de fauter à son désavantage. Donc, courtiser son épouse délaissée, c’était un risque que personne de censé ne voulait prendre. Et ce, même si elle avait montré à de nombreuses reprises, lors de soirées ou de bals populaires organisés par la mairie à l’occasion de fêtes nationales, ne pas être indifférentes aux atours d’hommes de son âge. Voire bien plus âgés, mais pourvu d’un certain charisme.
C’était quelque chose qui n’avait pas échappé au Père Thorin : il voyait en Maggie la cible idéale de ses envies peu pieuses d’aider son prochain à se sentir bien dans sa peau. C’était, sans nul doute, l’excuse dont se porterait garant le Père Thorin s’il en venait à avouer un jour ses péchés de chair. Quoi qu'il en soit, les visites régulières du prêtre étaient suspectes pour un grand nombre d’habitants de la ville, et voyant le curé allonger allègrement la durée de ses visites au domicile de l’épouse de Monty, sans que ce dernier n’en ait eu connaissance. La naissance d’Alma, alors que jusque-là Maggie s’était révélée incapable de mettre au monde autre chose qu’un garçon, n’avait fait que renforcer les rumeurs sur la paternité de l’enfant. Sans pour autant oser en parler à Monty. Sans doute dans un instinct de protection envers Maggie, et le désir de ne pas briser le bonheur affiché du propriétaire des entreprises Hawthorne, faisant la fierté et le prestige de la ville de Burdlow.
Personne ne sait qui a vendu la mèche, ni pour quelle raison il a éventé ce secret qui n’en était pas vraiment un, mais la réaction de Monty a été sans équivoque. Il a cherché à discuter directement avec le Père Thorin. Devant le refus de ce dernier, Monty a eu recours à une méthode plus violente, propre à son caractère. Un soir, il s’est rendu à l’Église. Plusieurs témoins l’ont vu entrer dans l’édifice avant d’en ressortir une demi-heure plus tard, paré de nombreuses gouttes de sang sur sa veste et son visage. Il s’est empressé d’essuyer d’un revers du bras le liquide rougeâtre présent sur sa face, avant de quitter cette dernière et la jeter dans une poubelle peu après, de manière peu retenue. Les voisins ont entendu une dispute fort peu discrète émanant du foyer Hawthorne, avec pour sujet de fond le Père Thorin et sa relation avec Maggie. Cette dernière a fini par avouer, criant même que si elle s’était rendue coupable de ça, c’était parce qu’elle ne retrouvait plus la fougue et l’attention des débuts de celui qui se prétendait être son mari, car pensant plus à ses affaires qu’à son épouse.
Monty, dès le lendemain matin, est monté dans la chambre d’Alma. L’enfant, tout juste réveillée, s’est vu empoigner le bras, avant d’être entraînée hors de la maison, sans comprendre la raison de la colère de son père. Il l’a emmené au sein du cabinet du médecin de la ville, le docteur Mingherst, afin de procéder à un test de paternité. N’ayant pas le matériel disponible sur place pour effectuer celui-ci, il s’est contenté de prélèvements à même d’être examiné par un laboratoire plus compétent pour le processus. Quelques jours plus tard, le résultat fut sans appel : Monty n’était pas le père d’Alma. Pour prouver que le Père Thorin était le géniteur de la jeune fille, il aurait fallu exécuter des prélèvements auprès du prêtre également. Mais Monty a jugé que c’était inutile : il avait toutes les preuves à sa disposition pour savoir que c’était bien le cas. À partir de là, son attitude envers son épouse et Alma a changé du tout au tout. Quand cette dernière a eu connaissance de cette vérité implacable, avoué par sa mère car la jugeant en âge de comprendre ce qu’il en était, le cœur d’Alma s’est brisé d’un coup.
Elle s’est enfuie de la maison durant trois jours, sans vouloir y retourner, se réfugiant au cœur du repaire de ses amis, les Jammers. Monty n’a jamais montré l’intention de venir la rechercher, se moquant bien du devenir de celle qu’il ne considérait plus depuis longtemps comme sa fille. S’il n’avait jamais voulu mettre dehors volontairement Alma, par peur du qu’en dira-t-on, le fait qu’elle soit partie d’elle-même arrangeait les choses. Pour lui, elle avait fait son choix, et ne se sentait aucunement coupable de son refus de lui faire entendre raison, et la ramener à son foyer. La situation lui convenait parfaitement. Maggie ne pouvait pas non plus se déplacer pour prendre des nouvelles de sa fille, à défaut de convaincre Alma de revenir à la maison : Monty refusait catégoriquement à son épouse de sortir depuis le jour où il a appris sa liaison avec le Père Thorin et la paternité de ce dernier concernant Alma. La jeune adolescente était livrée à elle-même, blessée au plus profond de son corps et son cœur. Quitte à ne plus pouvoir vivre en tant qu’Hawthorne au sein de ce qui avait été une maison pleine de joie jusqu’à ses 6 ans, Alma s’est décidé à rencontrer le Père Thorin à l’Église. Elle qui ne s’y était rendu que pour les messes dominicales, en présence de sa mère, sans se douter que c’était l’origine de son malheur. Le prêtre n’a pas pu s’opposer au désir de la jeune fille d’avoir la confirmation de ce qu’elle avait appris de la bouche de sa mère auprès de lui.
Elle attendait de celui-ci qu’il reconnaisse sa paternité haut et fort, de manière officielle. Elle voulait qu’il l’adopte tout aussi officiellement et l’accueille au sein de son lieu de vie : dans les appartements jouxtant la Nef de l’édifice. Le Père Thorin a refusé catégoriquement, aussi bien le fait de la reconnaître comme sa fille que de lui permettre de vivre à ses côtés. Il a tout nié en bloc, affirmant que ce n’était que des manigances de la part des ennemis de Dieu pour salir l’Église qu’il représentait, ainsi que sa dignité. Dégoûtée du déni du Père Thorin, Alma a juré sa haine de Burdlow ce jour-là, criant haut et fort dans les rues qu’elle partirait de cette ville de menteurs et d’ordures. Tout le monde a entendu les paroles d’Alma. Chacun se sentait partagé entre de la peine pour ce que la jeune fille avait subi à cause du Père Thorin, de sa mère et de Monty, et le choc reçu en se voyant affilié aux exactions de ce trio infernal. Les habitants comprenaient sa colère, qui était légitime, mais ils ne pouvaient pas pour autant adhérer à ces mots. Ils étaient attachés à leur ville, malgré ses défauts et ses vices reconnus. Ils n’arrivaient pas à accepter que leur silence consenti sur la situation fût aussi en cause dans la réaction d’Alma.
La jeune fille était dans une rage extrême quand elle est revenue au QG des Jammers, et Trévor, tout comme Nigel, a eu toutes les peines du monde à contenir cette colère légitime. En accord avec le reste du groupe, Alma est resté vivre au sein du repaire. Chacun lui apportait de quoi se changer régulièrement, ainsi que de quoi manger et boire. Trévor lui confiait des livres venant de ses propres possessions. De manière à lui constituer de quoi l’occuper quand lui et les autres n’étaient pas là. Nigel n’en était pas sûr, mais il avait vu de nombreuses fois Trévor sortir en pleine nuit dans les rues de Burdlow, se dirigeant vers le repaire et fixant les fenêtres des maisons qui l’entourait durant son trajet. Sans doute pour vérifier que personne ne le voyait. Nigel étant atteints d’insomnies chroniques, il a pu voir le manège de son ami de nombreuses fois. Trévor s’arrangeait pour revenir au sein de son foyer avant l’aube. Nigel supposait que ces fois-là, Alma et Trévor avaient consommé leur amour de manière plus charnelle que ce qu’ils montraient en présence de leurs compagnons. C’est vraisemblablement lors de ces nuits que le projet de fuir loin de Burdlow a commencé à poindre peu à peu dans leur esprit.
Quelques mois après sa fugue, alors que personne en ville ne semblait s’apitoyer sur l’absence d’Alma de chez elle, et encore moins du manque de réaction de la part de Monty et du Père Thorin, Trévor a annoncé au groupe son désir de quitter Burdlow avec Alma. Si c’était compréhensible pour cette dernière, le désir de Trévor, qui avait, lui, toujours un foyer, était plus difficile à admettre pour la plupart des membres du groupe. Certains ont tenté de le dissuader de partir définitivement, acceptant même de les accompagner jusqu’à une ville susceptible d’offrir une vie plus décente à Alma, se disant prêts à les aider à lui trouver un endroit où dormir, en attendant qu’elle puisse apprendre à se débrouiller par elle-même. Mais Trévor n’en démordait pas et voulait fuir avec elle, quels que soient leurs avis. Ce fut un triste jour pour le petit club, car tous savaient que le départ de Trévor signifierait la mort de leur groupe. Il était celui qui l’avait mis en place, les décidant à se regrouper pour devenir les Jammers de Burdlow. Sans lui, sans leur leader, le créateur de leur association d’adolescents incompris et délaissés par leurs parents, l’existence même du groupe perdait tout son sens.
D’ailleurs, dès lors que le couple fut parti à l’aventure, ce fut effectivement le cas. Personne ne retrouva l’envie de se retrouver en réunion, sans la présence de Trévor et Alma : ça n’avait plus le même goût, plus le même plaisir de se revoir pour discuter entre eux et planifier de petites escapades ciblées. Que ce soit pour des farces ou simplement pour assouvir leur soif d’aventures au niveau de leurs compétences de baroudeurs juvéniles. La suite de ce qu’il est advenu, Nigel l’a appris des années plus tard. D’abord par l’intermédiaire de courriers envoyés par Alma. Ceci grâce à la complicité d’une âme charitable leur ayant permis d’occuper une vieille mansarde abandonnée, dès leur arrivée au sein de la ville de Narvisworth et acceptant de s’assurer que les lettres arrivent à bon port. Par la suite, il a appris d’autres détails de la vie nouvelle d’Alma, par l’intermédiaire de Maxwell, le troisième frère de la fratrie de la famille Hawthorne. Le benjamin de la famille a été contraint d’étudier le commerce au cœur de Narvisworth, dont l’école commerciale faisait partie des plus prisées de la région. Une volonté de Monty qui a été autant une surprise pour Alma de retrouver son frère là-bas, que de l’espoir d’une meilleure vie pour elle et Trévor. Et enfin, Nigel a été mis au courant de plusieurs autres pans de ce qu’Alma vivait aux côtés de son désormais compagnon, lorsque lui-même s’est rendu à Narvisworth.
CHAPITRE 12 : RETROUVAILLES
L’homme leur ayant permis d’avoir un gîte, qui, à défaut d’être confortable, leur assurait au moins d’avoir un abri, Hank, officiait en tant que gardien à l’American Business School de Narvisworth. Au fil des mois qui suivirent, peiné de la situation d’Alma et Trévor, qui avaient bien du mal à vivre du peu de ce que leur apportait la mendicité à laquelle ils avaient recours pour ne pas à dépendre totalement de la générosité d’Hank, ce dernier a voulu suivre une piste que lui dictait son instinct. Le nom de famille d’Alma lui rappelait celui d’un des élèves de son lieu de travail, Maxwell Hawthorne, qui avait commencé ses études depuis quelques semaines au sein de l’école. Il faisait partie d’ailleurs des garçons les plus prometteurs de la profession. Au point qu’il avait attiré l’attention d’une des figures les plus emblématiques de Narvisworth : Kent Huxley. Le philanthrope, qui apportait nombre d’aides financières à l’école, eut tôt fait d’entendre parler des prouesses de l’élève adoubé par ses professeurs. Ceux-ci voyaient en lui un futur magnat de la finance et s’était empressés de remercier son père de leur avoir confié la tâche d’apprendre les ficelles du métier à ce jeune prodige.
Kent s’est montré impressionné par la faculté de l’étudiant à manier les chiffres avec dextérité, ce qui faisait l’admiration de nombre de ses pairs au sein de l’école, et a organisé une entrevue entre eux deux. Il lui a lors fait la proposition de le prendre officiellement sous son aile en tant qu’associé de son entreprise, voyant en lui un successeur à même de faire fructifier ses affaires une fois qu’il ne serait plus en mesure de le faire lui-même. Kent n’avait pas d’enfants. Son épouse était décédée depuis plusieurs années et n’avait pu lui offrir cette descendance attendue. Il voyait en Maxwell une opportunité qu’il ne pouvait laisser passer. Il prit contact avec le père du garçon afin d’obtenir l’accord de ce dernier pour devenir son tuteur légal, en lieu et place de son véritable paternel. Le père accepta avec joie, trop heureux de savoir son fils devenir une sommité de la haute finance américaine, grâce à l’appui de Kent Huxley. Une grande figure qui faisait régulièrement la une des journaux, louant ses réussites dans diverses affaires commerciales.
C’était une aubaine aussi bien pour Maxwell que pour son père. Bien que le fait qu’un père accepte qu’un de ses enfants ne porte plus son nom au profit d’un bienfaiteur voulant l’adopter pouvait sembler choquant, c’était une pratique courante dans la haute société. Elle donnait divers avantages aux parents concédant à une telle demande qui aurait pu se révéler inacceptable pour n’importe quelle autre famille. Parmi les privilèges apportés à “l’ancien père”, un contrat officiel de partenariat offrant des revenus substantiels chaque mois, et faisant office de préjudice à la perte du rattachement de l’enfant à son ancienne famille. Ainsi qu’un pourcentage sur les ventes occasionnées par le nouveau fils du magnat financier. Un exécuteur testamentaire, accompagné de l’attorney de Narvisworth, ami de longue date des Huxley, se rendirent à Burdlow pour la signature des documents officiels “léguant” Maxwell à Kent. Hormis cela, ce fut un autre détail qui mit la puce à l’oreille de Hank.
Il ne lui avait pas échappé que le nom de la ville natale de Maxwell, Burdlow, ainsi que le nom du père “légueur”, Monty Hawthorne, faisait partie de ceux ayant été lâché dans le fil de discussions entre lui et le couple formé par Alma et Trévor. Pas en très bons termes. La jeune fille avait également indiqué qu’elle avait trois frères qui n’étaient pas non plus désignés comme étant des modèles familiaux : elle en gardait un souvenir amer. Hank se souvenait des prénoms de ces derniers : Luther, Mark et Maxwell. Ça ne pouvait pas être une simple coïncidence. Il était persuadé que le jeune étudiant prodige, adopté de façon peu conventionnelle par Kent Huxley, était l’un des frères d’Alma. Pour avoir vécu une situation similaire étant enfant, à une époque où il était conspué par ses frères et sœur car étant le petit dernier de la famille, il savait que, très souvent, ce phénomène de rejet était orchestré par l’ainé. Les autres suivaient le mouvement des sévices portés au “vilain petit canard”, sans forcément avoir les mêmes ressentiments vils que celui qui les avait imposés.
Hank espérait que Maxwell s’était retrouvé dans une position similaire vis-à-vis de ses deux autres frères. N’osant pas s’opposer aux directives de ceux-ci, de peur de se retrouver rangé au même niveau qu’Alma, la cible de leurs odieuses frasques sur fond de moqueries, jour après jour. Pour ne pas subir la même chose, il était possible qu’il ait accepté, bien malgré lui, de participer aux vilénies de ses frères, tout en ressentant de la peine pour sa jeune sœur sans pouvoir lui avouer. Hank se basait sur l’apparente gentillesse et bonté d’âme dont avait fait preuve le jeune Maxwell envers lui. Une valeur dont il avait également gratifié la plupart des camarades de la American Business School, tout comme ses professeurs. C’était une particularité de sa personnalité qui avait également hautement contribué à la popularité de cet élève surdoué dans l’économie et les finances. De ce qu'Hank savait, ses deux autres frères avaient été envoyés dans d’autres écoles, au sein d’autres communes plus éloignées, avec moins de réussite notable.
Il y avait de fortes chances que le Maxwell qu’il connaissait était bien le frère d’Alma. Le nom de famille, la ville de Burdlow évoqué par la jeune fille, le rejet de cette dernière par sa famille l’ayant obligé à fuir ailleurs... Ça correspondait tout à fait aux confidences de Maxwell sur le propre passé du jeune homme, et l’ayant conduit à Narvisworth. Hank se souvenait aussi que Maxwell regrettait avoir été aussi horrible avec sa sœur quand il se laissait emporter par un flot de nostalgie. C’était un garçon sensible à la détresse des autres. Un sentimentalisme qui était paradoxalement assez opposé aux méthodes employées par ceux travaillant dans la branche dans laquelle il était destiné à être glorifié. Ceci par l’entremise de Kent Huxley, véritable ogre de la finance, réputé pour être sans pitié envers ses détracteurs et ses concurrents, et agissant de même à l’encontre de ceux qui devaient leur existence à ses apports financiers pour créer leurs commerces.
L’association de Kent et Maxwell était assez étonnante en y repensant. Pourtant, il avait eu l’occasion de voir la complicité qui liait l’Ogre et le jeune garçon. Ce dernier se montrant plus que reconnaissant envers son bienfaiteur et nouveau père officiel. Hank décida de faire part de sa “découverte” à Maxwell lorsqu’il aurait l’occasion de se retrouver seul avec lui. Ce qui serait assez aisé. Le garçon aimait la compagnie du vieil homme respectable, avec qui il pouvait discuter d’autres sujets que des montagnes de chiffres sur un bilan d’entreprise ou de la manière la plus adéquate pour faire augmenter la valeur d’une société en déclin. Hank soupçonnait que Maxwell voyait en lui ce qu’il ne parviendrait jamais à obtenir de Kent, et qu’il n’avait jamais connu non plus de la part de son ancien père : une forme d’amour et de fraternité hautement appréciée. De la tendresse même.
Oui, décidément, Hank savait que s’il parlait de la situation de celle qui ne pouvait être que sa sœur, Maxwell saurait aller contre la volonté de ce que ses frères et ses deux pères lui avaient institués comme règle : cet apparat d’être impassible, vouant sa vie à sa propre condition, sans empathie aucune. Non, Maxwell n’était pas comme ça, Hank le savait. Leurs longues conversations l’en avait convaincu. Alors, il a suivi son instinct et parlé d’Alma et Trévor à Maxwell. Comme il s’y attendait, le jeune homme a écarquillé immédiatement les yeux en apprenant que sa sœur était bien ici, à Narvisworth, comme il le supposait sans jamais avoir osé en parler, et qu’elle se trouvait dans une situation de précarité que peu parviendraient à supporter. Il reconnaissait bien là le caractère de sa sœur.
– Hank… Tu ne peux pas imaginer à quel point cette nouvelle me ravit. Pas que je me réjouisse de la vie misérable d’Alma, je te rassure. Non, je suis tellement heureux de savoir que je vais avoir l’occasion de me racheter auprès d’elle…
Il baissait les yeux, comme ceux d’un coupable s’apprêtant à avouer ses fautes.
– J’ai été tellement monstrueux avec elle par le passé. J’ai agi en égoïste, car je ne craignais de subir la même chose qu’elle si je montrais trop de compassion envers Alma. Je craignais que mes frères, et plus encore mon père, ne me pardonnent pas cette sensiblerie indigne d’un Hawthorne. Tu n’imagines pas les nuits horribles que j’ai passés à me lamenter seul dans ma chambre, après m’être rendu coupable des pires ignominies ciblant Alma…
Hank avait la larme à l’œil en écoutant les remords de Maxwell. Il ne s’était pas trompé : le jeune garçon était en proie à la douleur de son comportement auprès de sa sœur. Il voyait bien qu’il aimait profondément sa sœur, sans avoir jamais pu lui dire. De peur que cela provoque l’incompréhension du reste de sa famille. À l’exception de sa mère, elle aussi rendu au rôle de victime. Selon Maxwell, cette dernière a souffert au moins autant qu’Alma. Elle ne pouvait pas faire preuve de pitié envers sa propre fille sans risquer la colère de son époux, qui ne lui avait jamais pardonné son adultère. Maxwell l’a entendu pleurer des nuits entières quand Alma s’est enfuie, sans qu’elle puisse sortir pour prendre sa fille dans ses bras et la consoler en lui avouant qu’elle était désolée de son impuissance à son égard. Finalement, la tristesse a eu raison d’elle : elle s’est éteinte un mois après la fuite d’Alma de Burdlow. Une nouvelle que Maxwell avait appris par les rumeurs circulant en ville, et confirmés par Nigel, avant de le rapporter à sa mère.
C’est à la suite de ça que Nigel et lui se sont rapprochés en tant qu’amis. Le décès de Maggie a été la douleur de trop pour Maxwell. Surtout en voyant l’indifférence de son père, qui avait brillé par son absence aux funérailles et avait empêché, à lui et ses frères, de s’y rendre. De ce qu’il avait appris par la suite, seul Nigel s’était rendu à l’enterrement. En dehors de lui, il n’y avait qu’une dizaine de personnes venues rendre un dernier hommage à Maggie Hawthorne. Que ce soit à l’église comme au cimetière. Elle qui avait toujours été l’une des femmes les plus aimées de Burdlow, ça avait été un choc pour Nigel. C’est lors d’une course chez l’épicier que Maxwell a eu connaissance des faits. Nigel était là et s’est rendu coupable d’un scandale en accusant Maxwell de fils indigne et de frère exécrable, lui reprochant le départ d’Alma et son absence aux funérailles de sa propre mère. Elle qui lui avait donné la vie, elle qui l’avait chéri autant que ses frères, tout comme Alma, avant que la vérité sur la paternité du Père Thorin n’éclate au grand jour. Bien que ce dernier n’ait eu de cesse de nier les faits.
Alors que Nigel quittait la boutique, il s’est fait rattraper par Maxwell, lui demandant pardon pour tout. Pour Alma et son attitude odieuse envers elle ; pour la tristesse de sa mère qui avait fini par se laisser mourir, refusant de s’alimenter décemment, sans que ça inquiète le moins du monde Monty, Luther et Mark. Ses deux frères étant dévoués à la cause de leur monstre de père. Un premier échange de paroles qui fut suivi d’autres, la plupart du temps hors du regard des habitants de Burdlow. Maxwell craignait que les proches de son père ne relatent les avoir vus discuter fréquemment. Il savait que la réaction de son père pouvait être irrationnel et soumis à une impulsivité sans le moindre contrôle. Il l’avait vu frapper sa sœur de nombreuses fois après l’histoire du repas et le savait capable de lui asséner la même chose s’il ne se conformait pas aux “règles” de silence imposé.
Ainsi, Nigel et Maxwell ont pu se livrer à cœur ouvert sur leurs ressentis respectifs, principalement au sein de l’ancien repaire des Jammers, abandonné après le départ d’Alma et Trévor. Maxwell ayant appris vers quelle ville le couple comptait se rendre, il a fait en sorte que le choix de son père le concernant pour l’école de commerce où il devait être envoyé se porte sur Narvisworth. Choix que ce dernier n’a pas regretté par la suite. À l’origine, c’était Luther qui devait s’y rendre. Mais devant l’insistance de Maxwell, sans en comprendre la raison véritable mais se félicitant de l’intérêt porté par son plus jeune fils envers cette école prestigieuse, Monty n’a pas cherché à en savoir plus. En venant ici, Maxwell comptait bien retrouver Alma et s’excuser auprès d’elle. Il a cherché en secret pendant longtemps, sans jamais parvenir à savoir où elle se trouvait et si elle était seulement encore en vie. Par mesure de protection, ne sachant pas si Kent et son ancien père communiquait fréquemment sur lui, que ce soit pour parler de ses progrès ou d’autres sujets, Maxwell avait jugé préférable de mener ses investigations en secret. Mais, après plusieurs semaines de recherches infructueuses, il avait fini par perdre tout espoir de la retrouver et de pouvoir accomplir sa rédemption. Jusqu’à ce qu’Hank lui offre sur un plateau ce qu’il recherchait depuis plusieurs semaines.
Les retrouvailles entre Alma et Maxwell se sont déroulés la semaine suivant la discussion avec Hank. Ce dernier s’étant porté garant auprès du couple de la bonne foi de Maxwell lorsqu’il leur a proposé la rencontre, et leur demandant d’accepter la venue du garçon voulant obtenir le pardon de sa sœur. Trévor a été le premier à donner son accord, faisant une totale confiance à Hank. Alma était plus réticente au départ, ayant du mal à croire que Maxwell soit l’ange à purifier qu’il disait être. Mais elle aussi a fini par accepter. Hank avait été d’une telle gentillesse pour elle et Trévor qu’elle ne pouvait qu’accorder le bénéfice du doute à son frère. Maxwell s’est mis à genoux devant Alma, lui demandant en pleurs d’excuser toutes les horribles choses dont il s’était rendu coupable lorsqu’elle vivait encore à Burdlow. Trévor et Alma ont été très touchés par l’attitude de Maxwell qui paraissait sincère. Une longue conversation s’ensuivit, parsemé de souvenirs douloureux et de promesses pour que le couple puisse bénéficier d’une vie meilleure désormais.
Quelques jours plus tard, Maxwell revenait à la mansarde servant de foyer à Alma et Trévor, s’étant permis d’être accompagné de Kent Huxley. Il leur avait déjà parlé de lui, leur affirmant qu’il saurait les aider. Même si, officiellement, il ne portait plus le nom de Hawthorne, du fait de son adoption par Kent, il était certain que ce dernier saurait être compatissant et viendrait en aide au couple, en sachant que l’un des deux était sa sœur. Il s’était confié sur son attitude envers elle auprès de Kent à plusieurs reprises, s’attardant sur sa beauté et sa gentillesse, tout comme sa force de caractère qui lui avait fait se confronter à leur père autrefois. Kent s’était montré sensible à l’importance que revêtait le fait de sauver sa sœur d’une vie misérable, et avait accepté d’aider son jeune fils dans sa quête de pardon. Tout en acceptant de ne pas parler de quoi que ce soit concernant Alma à Monty Hawthorne. Ce fut le début de quelque chose de bien plus tolérable pour Alma et Trévor. Kent leur permit de vivre au sein d’une maison d’un de ses anciens employés, décédé depuis peu. Il ne leur demanderait pas de loyer, dans un souci de générosité conditionné par les racines d’Alma avec son fils, ancien Hawthorne de naissance.
Il usa de son influence pour offrir un poste de serveuse à Alma au sein d’un bar de la ville. La propriétaire des lieux lui devait bien ça : il avait sauvé son commerce de la faillite plusieurs années auparavant. Concernant Trévor, il lui obtint un emploi de serviteur au sein du club dont il était copropriétaire. Un lieu où se retrouvait de grands notables de la ville. Ceux-ci pouvaient se montrer très généreux en pourboires si Trévor se montrait digne de leur montrer une allégeance respectueuse. Il devrait sans doute prendre sur lui de nombreuses fois. Les membres du club n’étant pas connus pour leur humanité flagrante envers le personnel. Mais tant qu’il se prêterait à leurs exigences et leur assurerait un service impeccable, en se soumettant à leurs petits caprices de temps en temps, il serait vite apprécié. En tout cas de la plupart d’entre eux. Dans les deux postes fournis, le travail était dur et obligeait Alma et Trévor à se conformer au regard hautain des membres du club pour l’un, et à ceux remplis de convoitise et de perversité de la part des clients pour l'autre. Mais ils tinrent bon, malgré les contraintes et leur amour-propre perdu.
Alma bénéficiait en plus de la protection de sa patronne, Hedwige, une femme n’ayant pas sa langue dans sa poche et n’hésitant pas à remettre à leur place tous ceux montrant de l’irrespect à sa jeune recrue. Plusieurs fois, Alma a vu Hedwige sortir de derrière le comptoir où elle se trouvait pour intervenir. Ceci juste après qu’un client s’était montré un peu trop familier avec Alma lorsque celle-ci apportait les commandes à une table. Dans le meilleur des cas pour le client indélicat, ça se concluait par une remontrance concernant les bonnes mœurs de l’établissement en bonne et due forme contre le réfractaire. Ce qui était souvent renforcé par la menace d’un couteau de boucher qui ne quittait jamais la ceinture dont était doté Hedwige. Pour les contrevenants plus audacieux et machos, refusant de se soumettre aux volontés d’une femme, toute patronne qu’elle était, ça se terminait invariablement par la mise à terre de l’inconscient, avant qu’il soit proprement soulevé du sol et mis dehors avec force. En règle générale, le pervers aux mains baladeuses, trop entreprenant sur Alma au goût de la propriétaire des lieux, terminait sa course dans une flaque boueuse dans la rue. Ceci sous les rires des autres clients et des passants au dehors de la boutique, témoins de l’infortune du pochard n’étant pas au courant de la réputation de cette force de la nature qu’était Hedwige.
La nouvelle vie d’Alma et Trévor, qui s’étaient habitués à leurs emplois respectifs, prenait une tournure leur faisant oublier leurs débuts précaires au sein de la ville. Maxwell leur rendait régulièrement visite. Avec le temps, il était sorti promu de l’American Business School de Narvisworth, avec les meilleures notes de l’établissement et les félicitations de ses professeurs. Kent Huxley put ainsi officialiser de manière définitive son statut d’associé et futur successeur de son entreprise. Il lui offrait même la direction d’une de ses sociétés, dédiée au courtage et située en ville. Sa position lui permettait d’avoir plus de libertés sur ses déplacements, pouvant déléguer certaines fonctions ingrates dues à son rang à ses subordonnés. Ce temps libre, il le consacrait donc à ces visites auprès du domicile d’Alma et Trévor. Les trois développèrent une amitié solide et indéfectible, oubliant les tourments du passé liant Alma et Maxwell. À ce titre, il n’était pas rare que le trio soit invité au sein de la maison Huxley, à la demande de Kent, ravi, selon ses propres mots, de faire bénéficier sa demeure de la présence d’une personne aussi charmante qu’Alma.
Si Maxwell et Trévor se montraient heureux de ces soirées organisées en leur honneur, durant lesquelles se joignaient parfois quelques personnalités distinguées de Narvisworth, il en était différemment pour Alma. Dans les premiers temps, elle manifestait un intérêt et une joie à la hauteur de son frère retrouvé et son compagnon, mais cela changea en étant témoin de marques d’affections un peu trop renforcées de la part de Kent. Ce dernier lui offrait régulièrement des cadeaux somptueux, la mettant dans une position de gêne. Surtout que le maitre de maison agissait à la vue de Trévor, sans le moindre remords. Pour Alma, il était évident que ce que Kent nommait de simples gestes d’amitié ressemblaient plus à des tentatives de séduction à peine voilées. Elle en fit part discrètement à Trévor et Maxwell. De leur point de vue, Alma se faisait des idées et Kent n’était coupable que de sa générosité exubérante auprès de la gent féminine. Il était coutumier du fait auprès d’autres épouses de ses connaissances, de l’aveu de Maxwell, et il n’y avait pas lieu de s’inquiéter.
Alma finit par s’accorder à la confiance de ses deux comparses concernant Kent et fit mine de se montrer enchantée pour chaque présent offert gracieusement par Kent. Elle désirait plus que tout éviter de créer toute forme d’esclandre auprès de celui qui leur avait donné des emplois, un foyer dont il ne réclamait jamais le moindre loyer, malgré l’insistance de Trévor de vouloir rembourser tout le bien que Kent leur avait offert depuis qu’ils avaient été mis en contact par le biais de Maxwell, et d’autres avantages non négligeables. Comme des entrées privilégiées dans les théâtres et autres salles de divertissement réservées à la haute sphère de la société de la ville habituellement. Alma finit par se dire qu’elle se faisait sans doute des idées et, qu’effectivement, ce qu’elle prenait pour des approches de séduction n’était, après tout, que des marques d’amitié. Ce qui s’ajoutait à la complexité de la personnalité de Kent, toujours prêt à faire plaisir à ses amis. Et plus encore quand il s’agissait de ceux de son fils officiel, Maxwell. Elle pensait que jamais Kent ne prendrait le risque de manquer de respect à la sœur de son fils par ces présents qui semblaient inadéquats de prime abord. Pourtant, son instinct montrerait vite qu’il avait été le bon : elle allait bientôt se mordre les doigts de ne pas avoir fait preuve d’insistance auprès de Maxwell et Trévor sur les agissements douteux auprès d’elle de la part de Kent.
à suivre...
Publié par Fabs
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