On était en décembre 2007. Mathilda partageait ma vie en tant que colocataire d’un petit appartement qu’on avait louées ensemble, non loin de l’université où nous suivions ensemble nos études. Une manière de pallier les difficultés de se lever de mon inséparable amie. Je ne compte plus les fois où j’ai dû user de stratagèmes pas très orthodoxes, je devais bien l’avouer, pour faire sortir du lit Mathilda. Quand la secouer dans tous les sens ne suffisait pas, je n’avais d’autre choix que de me servir d’outils capables d’occasionner un réveil immédiat de Miss Flemmarde. Le patronyme dont j’aimais l’affubler, en rapport avec son rapport compliqué avec l’exercice du lever matinal. Ça pouvait aller de méthodes douces, comme le versement d’un fond de tasse d’eau sur son visage, ou encore du positionnement d’un miroir orientant la lumière du soleil sur ses yeux ; et parfois des techniques quelque peu plus “violentes” : pincements de la peau du bras, blocage des narines, utilisation du cactus ornant l’entrée, une passion de Mathilda qu’elle a vite regrettée… Je n’étais jamais à court d’idées.
Mais le plus efficace était le placement méthodique des écouteurs de mon mobile, suivi de la lecture à plein volume du titre d’un de mes groupes de métal préférés. L’effet était immédiat. Mathilda pestait plusieurs minutes pour avoir été forcée à écouter ma “musique du diable”, n’ayant pas vraiment les mêmes goûts musicaux que moi. C’était l’une des rares choses qu’on n’avait pas en commun. Juste après, elle se dirigeait vers la salle de bains pour prendre sa douche, pendant que je préparais le petit déjeuner. Elle me pardonnait rapidement le recours à mes “tortures” après coup. Elle savait que sans moi elle n’aurait eu aucune chance d’être à l’heure pour les cours, et ça se finissait toujours par de longs éclats de rire en dissertant sur la méthode du jour pour réveiller la belle au bois dormant qu’elle était.
Avant de partir, je ne manquais jamais de donner leur pitance à mes chers protecteurs, attendant depuis l’aube que je leur ouvre la fenêtre de la cuisine à cet effet. Dans les débuts de notre emménagement ensemble, Mathilda, au courant des exactions de mes garde du corps ayant forgé ma réputation peu flatteuse à Blois, se montrait très peu rassurée sur leur présence. Mais en voyant que ceux-ci lui montraient des gestes de bienveillance appréciés, se manifestant la plupart du temps par de petits coups de têtes affectueux contre l’un de ses bras, Mathilda a remplacé son appréhension à leur égard par une vraie communion avec eux.
Thethys avait même pris l’habitude de se percher sur une des épaules de ma chère amie lors de nos petits déjeuners, lui mordillant légèrement l’oreille parfois pour lui signifier qu’elle désirait un bout de croissant en complément de leurs repas personnalisés. C’était devenu une sorte de rituel entre les deux complices. Matthew n’était pas en reste, monopolisant mon épaule droite de son côté. Mais lui était moins glouton. Il se contentait de ce que je lui donnais à lui et sa femelle, dès lors que je leur ouvrais la fenêtre de la pièce pour qu’ils puissent entrer en voletant et croassant, juste avant de se poser sur la table. Gare à moi si je ne leur apportais pas dès cet instant leur plat, sous peine de me voir assommée par leurs manifestations bruyantes de mécontentement. Ça faisait rire Mathilda, qui y voyait une petite “vengeance” à son lever brutal de ma part, et ne se cachait même pas du plaisir que lui procurait ces séquences. C’étaient de beaux moments, et bien que les regards craintifs des autres ponctuaient mon quotidien à l’Université, surtout quand Matthew et Thetys voletaient aux alentours car ne manquant aucun de mes déplacements, la présence de Mathilda à mes côtés avait un effet annihilateur aux croisements emplis d’une peur non dissimulée dans les couloirs de la part des autres élèves de l’établissement.
Elle était comme le Yang empêchant le Yin que je représentais d’étendre mon aura obscur et punitive, et pouvant atteindre n’importe qui me côtoyant. Quand vint le jour de mon anniversaire, Mathilda voulut fêter ça dignement. Cela ne faisait que quelques mois qu’elle était à Blois et partageait mon quotidien. Ce qui faisait qu’elle n’avait jamais eu l’occasion de me faire don de festivités dignes de ce nom en ma compagnie. Les années précédentes, elle devait se contenter de m’appeler pour me souhaiter cet évènement, et je sentais sa frustration évidente à chacun de ses appels. Preuve de son envie de tout faire pour que je n’oublie pas de sitôt cet anniversaire en sa compagnie, le tout premier, je n’ai même pas eu besoin de m’affairer à un nouveau stratagème pour la lever le matin. Je ne cache pas que, l’espace d’un instant, j’ai presque ressenti une déception sur ça. À ma grande honte. Mon côté un peu sadique semblait déçu de ne pas avoir eu la satisfaction d’opérer à son lever de mes mains sans doute. Je crois même que Mathilda l’a remarqué en voyant ma mine déconfite au retour de sa chambre, où je venais de trouver son lit vide, tout en ayant entendu du bruit dans la cuisine. Je me suis rendu dans la foulée sur place, pour y découvrir une Mathilda toute guillerette, occupée à réunir les ingrédients pour me confectionner un gâteau qui fasse honneur à mes 19 ans du jour. Ceci sous l’œil attentif de Matthew et Thetys, qui semblaient interrogatifs à cette effervescence inhabituelle venant de leur maîtresse numéro 2. Par la suite, leur instinct de protection m’a clairement montrée qu’ils considéraient Mathilda comme tel, au même titre que moi. Avec une fougue presque aussi virulente.
Je dis presque parce que, contrairement à moi, leurs actes pour venir à l’aide de Mathilda étaient plus rares et éparses qu’ils ne le pratiquaient pour moi. Entendez par là qu’ils n’agissaient pour la secourir que dans des cas où ils sentaient qu’elle ne serait pas à même de se défendre par elle-même. Alors que dans mon cas, le moindre écart de quelqu’un à mon égard entraînait des réactions pouvant se montrer très violentes, et occasionnant des blessures à divers stades de gravité. Qui plus est, les attaques de Matthew et Thetys s’accompagnaient presque toujours de la présence d’autres corbeaux : les soldats des généraux qu’ils représentaient envers tout corvidé vivant aux alentours. Ça n’était pas le cas pour Mathilda. Jamais aucun corbeau autre que Matthew et Thethys n’intervenait pour la protéger. Je ressentais un devoir de leur part de faire office de garde du corps pour elle, autant que pour moi, mais à un niveau bien moindre. Sans doute considéraient-ils être obligé d’offrir ce sentiment de protection envers Mathilda, car elle était ma meilleure amie et qu’ils l’avaient adopté, car faisant partie de ma vie. Mais ça s’arrêtait là.
Chaque fois qu’ils agissaient pour moi, je sentais qu’ils étaient prêts à mettre leur propre existence en jeu pour écarter la menace qu’ils considéraient être près de moi. Alors que pour Mathilda, même leurs attaques étaient nettement plus modérées, sans véritable violence. Ça semblait plus se montrer comme des tentatives de mise en garde à l’attention des “perturbateurs” agissant contre Mathilda, que de véritables actions suicides dont ils faisaient preuve pour me protéger. Quoi qu’il en soit, ils se montraient comme étant de fidèles assistants à Mathilda à son entreprise ce matin-là. Ce qui me montrait une autre facette d’eux. On se serait presque cru dans un live-action de “Cendrillon” ou “Blanche-Neige”. Tour à tour, Matthew et Thethys apportaient certains ustensiles à mon amie dès qu’elle exprimait à voix haute son besoin de tel ou tel outil, mais négligeant le transport de toute forme d’alimentation constituant les ingrédients du futur gâteau. Comme s’ils étaient conscients qu’ils ne feraient qu’occasionner des dégâts en prenant cette initiative.
J’ai voulu proposer mon aide, mais connaissant ma propension à transformer toute recette, même la plus simple, à l’état de catastrophe, ce qui avait conduit de nombreuses fois à se résoudre à commander des pizzas, ou autres repas livrés à domicile, à chaque fois que j’avais voulu faire la surprise de m’atteler aux fourneaux, Mathilda m’a clairement indiquée qu’elle avait assez de ses commis de cuisine improvisés. Alors, je me suis contenté de prendre mon petit-déjeuner en installant une chaise près de l’évier, pour ne pas déranger la “chef” ayant monopolisée l’intégralité de la table. Une fois son œuvre achevée, elle a dû faire preuve de rigueur pour m’empêcher de goûter au produit fini, arguant que ce n’était pas pour tout de suite, mais destiné à l’avant-surprise de ce soir. Une déclaration qui m’a intriguée. Connaissant le goût du fantasque de Mathilda, je m’attendais à tout, et je me suis interrogé toute la journée pendant les cours sur ce qu’elle me préparait. J’ai bien tenté de lui soutirer quelques informations, mais elle n’a rien voulu me révéler, se contentant de sourire en me précisant simplement que cet anniversaire changerait ma vie.
Ça me questionnait encore plus, et j’en oubliais presque qu’en dehors de Mathilda, personne n’avait fait preuve du moindre geste d’attention à mon égard pour me souhaiter mon anniversaire, qui était pourtant connu de tous. Ma réputation étant ce qu’elle était depuis déjà de nombreuses années à Blois, à la suite de plusieurs incidents provoqués par mes corbeaux, et ayant causé diverses blessures et traumatismes de ceux et celles ayant fait l’erreur de hausser la voix ou faisant preuve de gestes déplacés, voire menaçants envers moi, j’étais habitué à ce que tout un chacun montre de l’indifférence totale à mon égard en ce jour particulier. J’avouais ressentir une forme de jalousie quand je voyais des groupes d’élèves s’étant accordé avec la dirigeante de la cantine afin de confectionner un gâteau, dans le cadre de l’anniversaire d’un des étudiants au réfectoire. Quand ce n’était pas carrément en classe. Mais je préférais faire bonne figure et me contentais d’accepter ma part apportée par l’heureuse bénéficiaire de la petite fête. L’un des rares moments où un de mes camarades faisait preuve de compassion envers moi.
Je n’étais pas dupe cependant : je savais bien que si j’avais droit à ça, c’était uniquement parce que personne ne voulait subir de remontrances de la part des professeurs ou des surveillants, qui auraient vu d’un mauvais œil que je sois écartée volontairement des festivités. Ce qui était quelque peu paradoxal, vu qu’aucun des mêmes enseignants ne montrait de gêne quand moi-même j’étais privée de toute forme de félicitation ou de présents pour mon propre anniversaire. J’ai senti que Mathilda montrait de la colère en étant témoin de ce rejet volontaire, et j’ai dû insister envers elle pour qu’elle ne cause pas de troubles en interpellant ceux et celles m’ignorant de la sorte. Je lui disais que ça n’en valait pas la peine, du moment qu’elle-même me faisait don de ce moment d’attention. Pour moi, ça valait largement tout ce que je manquais de la part des autres élèves, ainsi que les professeurs ayant jugé inadéquat de donner une importance à la Reine des Corbeaux, dont les protecteurs avaient été les bourreaux de tant de leurs amis et camarades. Que ce soit au sein des établissements où j’avais suivi mon programme scolaire, ou bien au-dehors de l’enceinte de ceux-ci.
Mathilda me souriait, comprenant ma position de ne pas vouloir provoquer d’esclandre inutile à ce sujet, et contenait sa colère le reste de la journée. À la fin des cours, nous revenions à notre appartement où j’ai enfin pu goûter au fruit des efforts en cuisine de mon amie si chère. Ceci en présence de Matthew et Thetys qui manifestèrent bruyamment d’avoir un morceau également. Ce qui nous fit éclater de rire Mathilda et moi. Elle s’empressa, entre deux croassements d’impatience caractérisée, à donner leur part à nos deux convives ailés. Après ça, elle s’adressa soudainement à moi, précisant qu’il était l’heure pour moi de recevoir mon “cadeau”. Elle me demanda de fermer les yeux, et d’attendre. Au bout de quelques minutes, elle revint dans la cuisine, me susurrant à l’oreille que je pouvais regarder à présent. J’ai cru que j’allais avoir une syncope en voyant une robe de soirée magnifique de l’autre côté de la table, placée sur un présentoir cintré.
J’ai voulu lui dire qu’elle était folle, qu’un tel cadeau avait dû lui coûter une fortune et que je ne méritais pas un tel présent. Mais elle a anticipé ma réaction, posant un doigt sur mes lèvres, me disant de me taire, en soulignant que je devais juste accepter son présent. Elle sortit également un carton d’entrée à l’une des salles de spectacle les plus huppées de la ville, précisant qu’elle avait dû avoir recours à ses parents pour obtenir deux de ces précieux sésames, ainsi qu’un peu d’aide financière de leur part. À la fois pour les “pass” et pour la robe. Mais elle tenait à ce que je reçoive le meilleur des anniversaires de la terre entière, et rien n’était assez beau pour sa meilleure amie. J’ai fondu en larmes, ce qui a provoqué des croassements d’indignation de la part de Matthew et Thetys qui commençaient à s’agiter. J’ai cru qu’ils allaient oublier leur relation avec Mathilda sur le coup, mais celle-ci a eu tôt fait de leur faire comprendre que c’étaient des larmes de joie. Ceci en m’entourant de ses bras d’un geste tendre, souriant de son plus bel éclat, et séchant délicatement mes larmes avec son mouchoir. Mes deux protecteurs, comprenant la situation, se sont immédiatement calmés. Non sans adresser un dernier croassement à Mathilda, comme pour lui indiquer :
– C’est vraiment pas drôle : on a failli te faire mal…
Je ne cache pas qu’à ce moment, j’ai ressenti un moment de panique. Bien qu’appréciant fortement Mathilda, j’ignorais ce dont ils pouvaient être capables si un jour on en venait à se disputer, quel que soit le sujet, aussi idiot que pouvait l’être la nature de notre différent. Je craignais chaque jour qu’un tel moment arrive, et je m’efforçais de croire que ça n’arriverait jamais. Il y avait un grand attachement entre Mathilda et eux, surtout Thetys, mais je n’étais sûre de rien. Après ce court moment de tension, qui venait de succéder à une joie intense grâce à mon adorable amie, cette dernière m’a fait hâter de revêtir la robe, pendant qu’elle même se préparait pour notre sortie. Je la serrais à nouveau dans mes bras. J’ai bien dû la remercier mille fois, tout en lui faisant promettre de me rappeler d’appeler ses parents pour qu’ils aient droit également à ma gratitude en tant que complices. Un peu plus tard, elle a tenu à s’occuper personnellement de mon maquillage, sachant que ce n’était pas vraiment mon fort. Pour elle, si je n’attirais pas plus de garçons, c’était parce que je ne montrais pas d’intention de tout faire pour qu’ils viennent à moi, et que mes protecteurs n’étaient pas les seules causes de mon incapacité à monopoliser les regards de la gent masculine.
J’ai eu beau lui rappeler certains incidents, elle ne démordait pas de son explication. Elle était persuadée que, dès lors que je ne montrais pas d’assurance envers mes flirts avortés, cela générait du stress, sans doute involontaire, mais qui était perçu par Matthew et Thetys comme une menace. Elle se doutait que ceux-ci, d’une manière ou d’une autre, ressentaient la moindre de mes angoisses, et réagissaient en conséquence. C’était pourquoi elle allait s’assurer ce soir que je ne ressente aucune peur à ce sujet, sans me donner plus de précision. Je comprenais mieux ce à quoi elle faisait référence plus tard, une fois entré au cœur de “L’Éden”, en me tirant par la main pour m’amener au bar. Elle commanda deux verres d’un cocktail prévu pour m’enlever toute forme de peur, de manière à draguer comme jamais je ne l’avais fait. Ou en tout cas, être moins paniquée si un garçon m’invitait à danser, car ébloui par ma beauté qu’elle avait élevé par son action de maquilleuse chevronnée au sein de notre appartement, avant notre venue au cœur de cette boite de nuit à l’allure de palace.
Je savais que Mathilda avait l’habitude de sortir souvent le soir, même quand je ne pouvais ou ne désirais pas faire de même. On a eu l’occasion de faire la fête toutes les deux plusieurs fois, et j’ai même eu, lors des ces escapades, le court bonheur de faire abstraction de mes doutes en me laissant séduire. Mais comme je vous l’ai déjà précisé ultérieurement, ça ne s’est jamais bien terminé. Je ne pensais pas que ce soir changerait grand chose, mais je me refusais à ternir l’espoir qu’avait Mathilda sur la finalité de cette soirée. Je comprenais que son vrai cadeau pour moi ce soir, c’était que je puisse goûter enfin au bonheur, et que je parvienne à oublier ma “malédiction”. C’était le mot que j’employais fréquemment concernant mes amours se finissant tous par des échecs retentissants. La robe offerte a fait sensation : c’était le moins que l’on puisse dire. Sur la piste de danse, j’ai eu plusieurs approches de garçons. Mais avant même que je puisse entretenir une vraie communication avec eux, Mathilda s’était imposé comme devoir de jouer les “profileuses” les concernant. Elle disait que son expérience en la matière lui permettait de juger lequel de mes prétendants serait à même de me comprendre. Un vrai chaperon.
À dire la vérité, je devais dire que c’était plutôt amusant de voir chacun d’entre eux éconduits par mon amie, car jugeant qu’ils ne correspondaient pas à un certain critère de qualité. Aussi bien vestimentaire que physique, et encore plus concernant leur quotient intellectuel. Je me retenais de rire en la voyant les “interroger” comme un inspecteur sur une enquête, pour leur demander leurs goûts dans divers domaines, leur passé en termes de relations sentimentales, et d’autres “tests” du même style, dès lors que l’un d’entre eux était accepté pour boire un verre à une table en sa présence. Ce qui avait pour conséquence de faire fuir la plupart d’entre eux se demandant s’ils passaient un entretien d’embauche ou bien participant à une caméra cachée. Voire une émission du style “Next”, tant Mathilda faisait comprendre au malheureux ayant lamentablement échoué à l’épreuve de speed date qu’il pouvait aller voir ailleurs, et que ce n’était plus la peine d’espérer mettre le grappin sur moi.
Après ça, on passait plusieurs minutes à parler du candidat recalé, dans des éclats de rire à peine contrôlés. Et puis vint la perle rare : Alain. Le seul à avoir réussi haut la main tous les tests “d’aptitude” mis au point par Mathilda. Le seul à avoir eu le droit de rester en tête à tête avec moi, après que mon amie lui ai donné son aval pour qu’il puisse aller plus loin dans notre relation naissante. Et je dois dire que le reste de la soirée s’est révélée très enrichissante, sentimentalement parlant. Alain s’est montré très gentleman, tendre et pleins d’attention envers moi. Quand il a évoqué mes amis ailés, ceux-ci ayant dû se résoudre à faire confiance à Mathilda dans l’opération de protection qu’ils s’étaient adjudgé bien malgré moi, car ne pouvant se rendre à l’intérieur de l’Éden, j’ai cru que le rêve était sur le point de se fissurer. Les rares avant lui à avoir abordé le sujet d’emblée s’étaient montrés remplis d’à priori sur ma “notoriété” et la crainte de voir Matthew et Thetys les considérer comme des cibles, pour ne pas satisfaire à leurs propres ressentiments d’acceptation de contact envers moi.
J’ai senti qu’il comprenait que ce sujet épineux sur notre future relation à venir me mettait mal à l’aise, et, là encore, il s’est révélé l’image même d’un modèle de compréhension. Il m’a tout de suite rassuré, précisant qu’il ne craignait pas la réaction de mes protecteurs, car étant persuadé qu’ils comprendraient qu’il ne voulait pas me faire subir les désagréments de ses prédécesseurs. L’un de ses oncles était soigneur autrefois dans un zoo, et durant une bonne partie de son enfance, Alain a eu l’occasion d’être en contact avec divers animaux, dont des oiseaux de diverses espèces. Y compris des corvidés. Il était persuadé qu’il serait au goût de mes petits amis à plumes. Il y avait un peu d’arrogance dans ses propos vis-à-vis de ses futurs “juges”, sans doute développé après avoir passé les éliminatoires imposés par Mathilda. Mais c’était loin de me déplaire, bien au contraire. C’était la première fois que je tombais sur un garçon montrant un tel aplomb et dénué de toute crainte concernant Matthew et Thetys. Et ce, malgré sa parfaite connaissance de leurs méfaits pour me protéger. Ça s’est confirmé plus tard quand nous nous sommes dirigés vers la sortie de l’Éden, afin de nous extirper de l’air surchauffé de l’établissement. J’ai quand même averti cette chère Mathilda avant notre départ. Celle-ci s’étant trouvé de son côté un partenaire à même de satisfaire son insatiable gourmandise de “mâles” frais. Elle m’a même sussuré à l’oreille :
– Tu peux être tranquille : je ne pense pas rentrer à l’appartement ce soir. J’ai d’autres… priorités… me dit-elle en souriant malicieusement.
– Tu as donc toute la nuit pour finir ton “dessert”, sans te préoccuper si je vais débarquer et vous surprendre en pleins ébats…
Je crois que je n’ai jamais autant rougi qu’à ce moment, et Mathilda, voyant mon état de gêne perceptible, s’en ai amusé.
– Vu ta réaction et ta couleur rouge pivoine, j’ai l’impression que l’idée t’a effleuré l’esprit.
– Non… Enfin si… ah, et puis ça te regarde pas, vilaine espionne…
Elle se retint d’éclater de rire, en posant une de ses mains sur la bouche.
– Donc, je ne me suis pas trompée… Allez, va rejoindre ton prince charmant. Il t’attend. Celui-là sera le bon : fais confiance à l’experte que je suis.
Revenant à une couleur de peau plus classique, et souriant à mon tour, je prenais congé de mon incorrigible bourreau des cœurs au féminin d’amie, et retrouvait Alain, attendant patiemment que j’ai terminé ma conversation avec Mathilda, puis tendant son bras pour que j’y glisse le mien. Une invitation qui confortait mon impression qu’il était bien plus qu’un simple séducteur, et faisais preuve de gestes digne d’un aristocrate, finissant de me séduire totalement. Notre sortie a été ponctué d’une longue conversation sur à peu près tout ce qui concernait nos vies respectives. Et, bien qu’envahie d’une angoisse à peine dissimulée concernant l’attitude de Matthew et Thetys sur la présence d’Alain, et surtout de leur accord sur la proximité de son corps auprès du mien, j’ai été très vite rassurée. Si, au début, ils se sont mis à voleter autour de nous, sans doute dans l’objectif de sonder mon compagnon, ils ont très vite montré qu’ils ne voyaient aucun inconvénient à ce qu’Alain soit mon nouveau choix. Thetys s’est même posée sur son épaule, à mon grand étonnement.
En dehors de l’exception Mathilda, jamais je ne l’avais vu faire preuve d’un tel comportement envers quelqu’un, et encore moins à l’un de mes précédents prétendants. Alain, a même pu exercer une caresse sur la tête de Thetys, et celle-ci a montré clairement apprécier cette délicate attention. C’est ce qui m’a décidé à me montrer plus tactile envers celui qui était décidément plein de bonnes surprises. Je me suis un peu plus collé à lui durant notre balade nocturne. Semblant comprendre que je désirais un peu plus d’intimité, Thetys s’est envolée, délaissant l’épaule d’Alain, avant de rejoindre Matthew posté sur une branche d’un arbre proche. Plus tard, nous avons appelé un taxi pour nous rendre à mon appartement, après que j’ai insisté pour qu’il vienne y boire un dernier verre. C’était une invitation innocente. Je pensais que nous nous contenterions de discuter plus longuement, avant de nous donner rendez-vous dans la semaine, en dehors des cours, pour apprendre à nous connaître plus en profondeur. Mais les évènements ont été plus vite que je le pensais, et c’est même moi qui ai pris les devants, refusant de voir partir ce garçon exceptionnel sur plusieurs points, et complètement accepté par mes gardes du corps.
Je préfère ne pas vous dévoiler les détails sur la folle nuit qui a suivie, que je tiens à garder pour moi, plutôt que l’étaler à tous les yeux qui liront ces lignes. Mon récit n’a pas vocation à divulguer mes exploits érotiques, mais se devant être le témoignage de ce que j’ai vécu auprès de mes amis à plumes. Seule Mathilda a eu la primeur de ce qui s’est passé cette nuit-là, dès qu’Alain a pris congé de moi le lendemain matin. Et elle s’est montrée très curieuse, voulant connaître toutes les étapes, sans que je lui épargne le plus petit détail. Parfois, je me disais qu’elle avait une perversité encore plus grande qu’elle ne voulait l’avouer. Ses yeux brillaient à chaque évocation précise de ce que j’avais partagé avec Alain cette première nuit. Elle a montré son étonnement en apprenant que j’avais dirigé les opérations de bout en bout. Pour moi qui avais la fâcheuse tendance à ne pas prendre d’initiative, et pas seulement dans ce domaine-là, pour Mathilda, c’était une vraie révélation de découvrir une autre facette de moi. Ce qui la ravit au plus haut point. Elle se félicitait de m’avoir transformée, par sa présence, en nouvelle égérie du sexe. Ce qui provoqua une douce euphorie sur ce constat, ne pouvant nier que Mathilda avait effectivement été un déclencheur dans mon changement d’ordre sentimental.
J’ai revu Alain de nombreuses fois, Mathilda s’arrangeant pour passer la nuit auprès de l’une de ses nombreuses “friandises”, le nom qu’elle donnait à ses relations, aussi importantes qu’elles étaient brèves. Mathilda se lassant vite de ses petits jouets sexuels. Elle disait souvent qu’elle voulait profiter à fond de sa jeunesse, et n’était pas prête pour une relation stable et sérieuse. Tout le contraire de moi qui n’aspirait qu’à vivre le grand amour le plus vite possible, dans le but de fonder une famille dès que la situation le permettrait. Il nous est arrivé de passer des soirées à 4, pour des sorties au restaurant ou dans des fêtes foraines. Mathilda emmenant son compagnon du moment. Ça faisait partie de petits jeux entre Alain et moi : on pariait sur le nombre de jours que Mathilda accorderait à sa nouvelle friandise. Et je dois dire qu’Alain était bien plus doué que moi à cet exercice, parvenant à déterminer presque toujours le chiffre exact. Il y avait même un petit pot dédié à ça à l’appartement. Chaque perdant devant mettre un euro dans le pot. Une forme de variante sur la technique des gros mots pour les enfants. Je vivais de beaux moments avec Alain, et je pensais vraiment que mon amie avait raison. À savoir que, cette fois, j’avais trouvé l’homme idéal. Celui qui serait à même de m’offrir la vie idéale que j’escomptais. Mais j’ai vite déchanté…
Celui que je pensais être l’exemple même de tolérance et de retenue a vite montré les limites de sa patience. Curieusement, dès lors que tout le monde savait que j’étais la petite amie d’Alain, lui qui jouissait d’une certaine notoriété auprès d’un grand nombre de filles, comme je l'apprendrais par la suite, on oubliait que j’étais celle désignée comme la Reine des Corbeaux par la plupart des blésois, les habitants de Blois. Je voyais une pointe de jalousie dans les yeux des filles lorsque je sortais avec Alain dans les rues de la ville. Elles ne voyaient plus en moi un phénomène de foire capable de commander aux corbeaux, mais une simple rivale qui avait mis le grappin inexplicablement sur le garçon qu’elle comptait ajouter à leur tableau de chasse. J’apprenais qu’avant moi, mon compagnon était sorti avec une multitude d’autres filles, sans pour autant que ces relations durent dans le temps. Pour autant, toutes celles ayant fait l’objet d’une rupture ne montraient pas de rancœur envers Alain. Elles mesuraient leur chance, au contraire, d’avoir un jour fait partie de son quotidien. C’était assez bizarre en y repensant. Certaines rejetées continuaient même d’espérer qu’Alain reviendrait vers elles un jour ou l’autre, lassé de sa nouvelle égérie.
Il semblait évident que nombre d’entre elles étaient surprises de le voir nouer une relation sur une durée aussi longue, telle qu’il le vivait avec moi. Elles étaient en telle admiration pour lui qu’il n’y avait pas de jalousie dans leurs yeux me concernant. Je connaissais bien ce sentiment pour l’avoir vécu avec mes ex, et il n’y avait rien de ça dans leurs regards. Ça ressemblait plus à une forme de félicitations silencieuses. Une acceptation. Alain était considéré comme le gros lot d’une loterie à grande échelle remis en jeu régulièrement. Et chacune tentait sa chance à chaque fois qu’il se retrouvait à nouveau célibataire, une fois séparé de sa compagne lors d’une période donnée. Je devais avouer que ça me mettait dans une position inconfortable lors de nos sorties à tous les deux. Mais cela a aussi déclenché un autre phénomène, et qui, cette fois, ne visait pas Alain, mais moi. Du fait de ma relation nouvelle, nombre de garçons se montraient plus prévenants, plus gentils. Y compris à l’université, où mon couple faisait partie de toutes les conversations. Nombre de filles ayant été, à un moment donné, la compagne éphémère d’Alain en dehors du lycée.
Des chuchotements qui étaient plus récurrents chez les garçons, ne voyant plus en moi un être bizarre à éviter, mais quelqu’un possédant plus de normalité qu’ils ne le pensaient, car ayant été choisie par le séducteur le plus connu de la ville. Alain avait la réputation de jeter son dévolu sur des filles plus jeunes que lui. Il avait 27 ans. Son âge m’a surprise au départ, le jour où il me l’a révélé dans le début de notre relation : son aspect juvénile ne montrait pas une telle différence dans nos âges respectifs. Je me suis demandé un temps si notre couple n’était pas contre nature, mais Mathilda m’a vite convaincue que l’âge n’avait aucune importance en amour, et qu’il ne fallait pas que je rejette ma relation avec lui, simplement à cause de ça. Elle m’a même cité toute une liste de personnalités connues pour cette particularité, sans que ça n’empêche ces couples célèbres de s’aimer tendrement, en se moquant du qu’en dira-t-on. Alors, j’ai suivi ses conseils, et j’ai fait confiance à mes sentiments plutôt qu’à mes à priori sur l’âge d’Alain.
Seulement, les regards que portaient les autres garçons sur moi, ne me voyant plus comme une quasi-sorcière, telle que décrite sur des forums ou les réseaux sociaux, mais une fille désirable, étaient loin d’être discrets. Alain s’en est aperçu. Si, au début, il semblait faire preuve d’indifférence à ce sujet, il a fini par montrer son vrai visage. Plusieurs fois, en apercevant les yeux pleins d’envie de garçons me dévorant du regard, il s’est dirigé vers les impudents osant mater sa petite amie. Il y a eu des rixes en pleine rue où Alain jetaient les malotrus à terre, malgré mes demandes de les laisser en lui disant que ça n’était pas nécessaire de faire ça, et qu’il valait mieux les ignorer. Parfois, il se calmait immédiatement à ces mots. D’autres fois, il me fusillait du regard, sans manifester de volonté d’en recourir à la violence avec moi. Il était conscient que s’il s’adonnait à tout acte de cet ordre, ça déclencherait automatiquement l’attaque coordonnée de Matthew et Thetys. Lors de ces altercations, malgré la colère se dégageant d’Alain, comme celui-ci ne s’en prenait pas à moi directement, mes protecteurs ne montraient pas d’intention de nuire. Jusqu’à ce jour maudit du 7 février 2008…
Ce jour-là, comme nous l’avions fait à de nombreuses reprises, Alain et moi, accompagnés de Mathilda et sa friandise du moment, nous nous étions rendus dans un parc d’attractions situé à quelques kilomètres de là, dans une autre ville. Alain possédait un véhicule à son nom, et la journée s’annonçait radieuse en tout point. Que ce soit du niveau de la météo, comme de notre humeur. Les choses se sont envenimées alors que Mathilda et moi étions attablées à la terrasse d’un stand, pendant que nos chéris étaient partis commander de quoi nous restaurer. Durant ce court intermède, un groupe de jeunes s’est installé à la table voisine de la nôtre et s’est mis à nous draguer. Bien que nous leur avions signifié que nous étions déjà avec quelqu’un, le groupe ne semblait pas décidé à lâcher prise, et l’un d’eux de ses membres a insisté lourdement. Au moment où celui-ci a voulu se rapprocher de notre table, dans l’intention évidente de forcer les choses malgré nos explications, Alain et William, le nouveau petit ami de Mathilda, sont revenus.
Alain n’a pas su retenir sa colère. Il a pris le garçon par le col, avant de lui décocher son poing dans la figure. Aussitôt les autres membres du groupe se sont rapprochés pour défendre leur pote, et là Alain est devenu comme fou. Il s’est mis à tabasser copieusement chacun des jeunes, pendant que William, terrorisé de la situation, s’était reculé, se rapprochant de notre table. Effrayé par la scène, j’ai voulu tenter de calmer Alain. Celui-ci, sans doute galvanisé par l’adrénaline de la bagarre, a commis le geste qu’il ne fallait surtout pas exécuter sur moi. Il m’a violemment repoussée, me faisant tomber et cogner sur le rebord de la table où restaient prostrés William et Mathilda, qui n’osaient pas bouger. Mon dos a souffert du choc, et en tombant je me suis retourné le poignet sur le sol. Ce qui m’a fait hurler de douleur.
Comme vous devez vous en douter, tout ça n’a pas échappé à Matthew et Thetys, qui, comme à leur habitude, nous avaient suivis durant tout notre trajet jusqu’au parc, et surveillaient mes moindres faits et gestes, en se positionnant sur le toit du stand devant lequel nous nous trouvions. Ce qui s’est passé ensuite était pire que tout ce dont mes gardes du corps ailés s’étaient rendus coupables jusqu’à présent. Ils ont lancé des croassements tonitruants à répétition, ce qui a fait se diriger vers le parc une nuée de corbeaux, et même d’autres oiseaux, venus se joindre à cette véritable armée en formation. Matthew et Thetys se sont rués sur Alain, lui assénant des coups de bec violents, le griffant avec force, aidés en cela par leurs congénères, pendant que le reste de la troupe faisait de même sur le groupe responsable de l’altercation. Les chairs étaient déchiquetées, les os mis à vif, des yeux étaient crevés. Et ça ne s’est pas arrêté là.
Pris dans l’engrenage de la colère, les oiseaux s’en sont pris aussi à tous ceux qui tentaient de fuir les lieux, terrorisés par l’attaque. Hommes, femmes, enfants : l’armée volante attaquait tout le monde, sans la moindre distinction. J’ai crié, hurlé à Matthew et Thetys de mettre fin à ce massacre en règle, mais contrairement à d’habitude, ils ne m’écoutaient pas. Je pense qu’ils se sont sentis trahis par Alain, à qui ils avaient accordés une confiance totale, et cela a déclenché chez eux une forme de folie meurtrière incontrôlable. Ils étaient déterminés à faire payer à Alain le fait d’avoir commis le double sacrilège de s'en être pris à moi, dans l’excitation de son conflit avec le groupe de jeunes, et par là même les avoir trompés sur sa nature violente cachée. Matthew et Thetys s’en voulaient sûrement pour avoir été berné de la sorte. Ce qui a déclenché chez eux cette subordination, leur faisant refuser mes demandes de cesser leur attaque. Les autres volatiles présents étaient pris de la même fureur. Je devinais que cela était causé par une sorte de lien psychique entre eux et mes protecteurs trop zélés. La colère de ces derniers était telle qu’ils projetaient leur fureur auprès des autres oiseaux, ces derniers ne contrôlant plus rien de leur humeur dévastatrice. D’où le fait qu’il attaquaient tout ce qui bougeait. Seul Mathilda et moi étions épargnées, sans doute par la volonté de protection de Matthew et Thetys. William, pour sa part, a été une autre victime des attaques frontales de la nuée meurtrière, sans que Mathilda ne puisse rien faire. Tout comme moi, toujours à terre, elle était impuissante aux évènements se déroulant sous ses yeux horrifiés.
C’était un vrai cauchemar. J’ai vu Alain se faire proprement massacrer de toute part, succombant sous les serres et les becs de centaines d’oiseaux de différentes espèces, réduit à un tas de chair prostré sur le sol. Son ventre fut eviscéré sauvagement, son visage ravagé, les yeux picorés jusqu’à ne plus être que de la charpie, ses bras et ses jambes mutilés de toutes parts. Concernant le groupe de jeunes, le bilan était du même acabit. Ce n’est qu’au bout d’une demi-heure, qui a paru interminable pour tous, que Matthew et Thetys, satisfaits de leur besogne, ont cessé le carnage, achevant également la furie des autres volatiles qui repartaient d’où ils avaient surgis. Les victimes se sont comptées par centaines. Des mères pleuraient la mort de leurs bébés, des frères leur petite sœur n’ayant pu échapper à cette armée de mort. La terre était rouge du sang des cadavres jonchant le sol, parsemée de nombreux morceaux de corps humains à divers endroits. Quand la police, aidée de spécialistes des oiseaux équipés de filets pour contenir les belligérants ailés arriva, tout était déjà fini, et elle ne put que constater l’ampleur de l’hécatombe.
Si j’ai pleuré à n’en plus finir la mort d’Alain, il n’en fut pas de même concernant le groupe de jeunes responsable de tout ça. Tout était arrivé par leur faute : il m’était impossible de leur pardonner. A cause d’eux, le seul garçon qui avait pu m’apporter du bonheur, malgré ses défauts dû à sa jalousie maladive, ce garçon, ou plutôt cet homme au vu de son âge, m’avait été arraché brutalement au cours d’une véritable guerre sanglante. Mathilda a été secouée durablement par cette attaque, après avoir vu ce qui restait du corps de William. Certes, elle n’était pas autant attachée à lui que moi je l’étais avec Alain, mais sa tristesse n’était pas feinte. Je me suis même demandé si ses pleurs n’étaient pas provoqués par le fait qu’elle éprouvait un attachement plus important à William qu’elle n’en avait eu avec ses précédents compagnons. Elle aussi avait peut-être perdu quelqu’un qui l’aurait sorti de sa routine de vamp jamais rassasiée. Malgré ma douleur au poignet, j’ai réussi à me lever et je me suis rendu devant le tas de cadavres du groupe responsable de toute cette horreur. Je l’ai regardé de longues minutes, serrant le poing de ma main valide rageusement. Je fulminais. J’ai même craché sur leurs corps, tellement j’étais dégoutée de tout ce qui m’avait été volé par leur faute. J’ignorais à cet instant que j’avais été prise en photo par une des personnes présentes sur les lieux.
Je n’ai jamais su qui, mais ça n’avait pas vraiment d’importance. Le fait était que ce cliché a pourri ma vie par la suite, et fut à l’origine de mon changement de personnalité, déjà bien entamé par ce qu’avait déclenché ce groupe de petites merdes se pensant au-dessus des liens rattachant des couples, simplement pour montrer ce qu’il pensait être une démonstration de virilité. Pauvres cons ! Si vous vous étiez contenté de siroter vos bières ou je ne sais quoi sur votre table, en refoulant vos désirs de mâles en rut à la vue de jolies filles à votre goût, sans vous préoccuper si elles étaient libres ou non, rien ne serait arrivé. Et je ne serais pas devenue ce que je suis aujourd’hui. La photo où on me voyait cracher sur les corps du groupe massacré, gisant au sol dans son propre sang, est devenue virale. Elle a fait ressurgir les fantômes du rejet dont j’étais victime avant de rencontrer Alain. Le nom de tueuse s’est rajouté à celui de Reine des Corbeaux. Tout le monde s’accordant à penser, à cause de ce cliché, que j’avais commandité l’attaque volontairement. Quand Mathilda et moi avons été interrogées au sein du commissariat local, en tant que témoins principaux, et bien que les policiers m’assurèrent que je ne pouvais être tenu pour responsable, j’ai bien senti que ce n’était pas l’avis de tout le monde.
En sortant du bureau où nous avions fourni notre déclaration, j’ai ressenti le regard des autres policiers, ainsi que d’autres témoins appelés également à détailler ce qu’ils avaient vu, car présents sur place. Un regard montrant clairement qu’ils me considéraient coupable de toutes ces morts. La justice ne pouvait me déclarer comme celle qui avait orchestré ce massacre, en ordonnant l’attaque à une armée de volatiles digne de la scène finale des “Oiseaux” d’Alfred Hitchock. Mais aux yeux de ces pères et mères de famille qui ont vu les leurs décimés, j’étais coupable. Indubitablement. Et la fameuse photo diffusée à grande échelle sur les réseaux sociaux, figurant même dans des articles de sites d’informations réputés, ça n’a fait que conforter ma réputation de meurtrière se servant de son pouvoir lui permettant de contrôler les oiseaux. Dans l’unique but de se débarrasser de ceux et celles la gênant. Et cela, au détriment des dommages collatéraux de ce que mes ordres supposés déclenchaient.
Les imbéciles… Comme si je contrôlais quoi que ce soit. J’ai pourtant bien tenté de calmer le jeu en m’adressant plusieurs fois à Matthew et Thetys. Je leur ai demandé d’arrêter. Mais ils ne m’ont pas écouté cette fois-ci. Ils étaient trop en colère pour prêter attention à ma voix. Bien que j’étais parvenu, depuis mes 13 ans, à leur instituer des règles pour calmer leurs ardeurs punitives, depuis ce jour funeste où mon statut de monstre est revenu en tête du podium pour me désigner, je n’ai plus aucune forme de modération envers Matthew et Thetys sur leur choix de sanctions vis-à-vis de ceux et celles qu’ils considèrent comme des menaces. Après ce que la presse a nommé le “Massacre de Ravilesse”, du nom de la commune où était implanté le parc d’attractions, mon autorité sur mes protecteurs ailés est tombée de plusieurs niveaux. Pour ce qui concerne la vie quotidienne à l’appartement, rien n’a changé : ils se prêtaient comme avant à mes indications. Mais quand ils décidaient de punir quelqu’un ayant eu l’audace de s’en prendre à moi, quel que soit le degré de menace, je ne possédais plus sur eux la moindre autorité.
Je suis restée quelques jours à l’hôpital pour soigner mon poignet blessé durant l’attaque, suite au geste violent d’Alain qui a valu l’exécution de ce dernier. Je ne peux pas employer un autre mot que celui-là. Mes parents venaient me voir chaque jour. Eux qui s’étaient montrés déjà inquiets de mon moral suite aux précédents faits de Matthew et Thetys, et m’ayant valu mon “titre” de Reine des Corbeaux, je vous laisse imaginer dans quel niveau d’angoisse ils étaient à la suite de ça. Leur présence, ainsi que celle de Mathilda, ça me permettait de mettre un peu de côté le tragique évènement dont j’avais été l’épicentre. La presse locale était divisée. Il y avait les quotidiens et les magazines à ragots qui relayaient les doutes de beaucoup sur ma capacité à “commander” aux corbeaux, et même les autres espèces d’oiseaux, accentuant ma réputation de meurtrière sans scrupules. Ils n’hésitaient pas à mettre en avant le désespoir des familles endeuillées qui, elles aussi, m’accusaient d’être l’instigatrice du drame de manière volontaire et me traitant de tous les noms par presse interposée ; et il y avait les autres, plus rationnels et compréhensifs, qui, au contraire, me positionnaient dans le rôle d’une victime moi aussi, car incapable de prévenir les actes de mes corbeaux. Ces derniers se révélant, à leurs yeux, plus une gêne pour mon quotidien que la protection dont ils me faisaient bénéficier, bon gré, mal gré.
Au sein du centre hospitalier, au moins, j’échappais aux regards accusateurs sur ce qui s’était passé. Nombre de personnes au-dehors, et plus encore à Ravilesse, ne me portaient pas dans leur cœur, comme je le constaterais dès ma sortie de l’hôpital. Les infirmières et les médecins ne voyaient en moi qu’une simple adolescente n’ayant pas compris ce qui s’était passé, et ayant du mal à supporter les accusations qui m’étaient portés. Vous n’imaginez pas la quantité de podcasts, de vidéos YouTube ou interviews des proches des victimes du massacre qui m’identifiaient presque à une envoyée de l’enfer. D’autres étaient moins soucieux de la stupidité de leurs paroles, parlant de moi comme d’un alien ayant pris l’apparence d’une humaine, servant d’éclaireur à une prochaine invasion de la Terre en se servant des animaux comme armes. Ils disaient même que les oiseaux n’étaient qu’une étape, et qu’il ne faudrait pas longtemps avant de voir d’autres espèces se joindre à d’autres, ce qui causerait des morts par centaines.
Ils m’attribuaient chaque acte “bizarre” commis par des chiens errants, des chats, des chevaux… C’était aberrant. Heureusement que le psychiatre venant me rendre visite, après que mes parents m’eurent convaincue de son utilité pour remonter la pente, était d’une gentillesse et d’une compréhension admirable. J’ai continué à suivre ses séances, même une fois revenue à la banalité de ma vie de tous les jours d’étudiante. Cependant, je n’ai jamais osé lui avouer une forme de satisfaction qui s’était ancré en moi ce jour-là, et dont cette photo, prise à mon insu alors que je crachais sur les corps du groupe de jeunes responsables du drame, était le symbole indéfectible. Je savais que le spectacle de leurs corps décharnés m’avait procuré un grand plaisir, et je n’en éprouvais aucune honte. J’ai même failli sourire ce jour-là.
Fort heureusement, je suis parvenue à ne pas donner suite à mon envie. Il aurait suffi qu’une autre photo, où on me verrait sourire devant les morts, en vienne à paraître dans les tabloïds, pour que ma vie devienne plus qu’infernale après coup. Non, j’ai su réfréner mon envie ce jour-là. Ce qui n’empêchait pas ce plaisir d’être présent en moi. Oui, j’avais apprécié de voir ces petits merdeux être réduits à des cadavres sanglants étalés sur le sol. Oui, j’avais ressenti une très grande satisfaction d’être certaine qu’ils ne nuiraient plus jamais auprès d’autres filles servant de cible, comme je l’avais été pour eux. Et ce sentiment allait s’accentuer par la suite. Si je m’étais mis à parler de ce plaisir d’avoir vu des humains, aussi pourris soient-ils, se retrouver à l’état d’un tas de viande mutilé de partout, nul doute que mon psychiatre, aussi compréhensible soit-il, m’aurai catalogué dans la catégorie des schizophrènes. Bon, je ne me serais pas retrouvé placardée sur les murs des postes de police ou sur les pages de sites spécialisés dans le True Crime, aux côtés des tueurs les plus innommables ayant parsemé la France, et même le monde. Mais dans l’esprit des gens, si je m’étais laissé aller à cette confession et qu’un médecin avait surpris mon échange à ce propos avec mon psychiatre, il était évident que ces paroles auraient eu l’effet d’un baril de poudre prêt à exploser.
Alors, je me suis tue sur ce sentiment en moi. J’ai même évité d’en parler à Mathilda. Son statut de quasi-sœur n’aurait pas tenu face à une telle révélation. Curieusement, comme s’ils éprouvaient une forme de honte de leur côté, Matthew et Thetys ont brillé par leur absence durant mon séjour à l’hôpital. Aucune trace de leur présence aux abords de l’établissement lorsque j’ouvrais la fenêtre pour m’aérer et prendre une bouffée d’air frais. Ou alors, ils n’étaient pas visibles à ma vue, se cachant peut-être de moi, car conscients qu’ils avaient peut-être agis inconsidérément. C’était une situation étrange : c’était la première fois que je ne ressentais pas leur proximité non loin de moi, et je devais dire que je ressentais un vide à cause de ça. Malgré leurs actes, ils étaient comme les enfants que je n’aurais jamais à mes yeux. Avec l’histoire du massacre, je savais que plus aucun garçon ne me donnerait la chance qui m’avait été accordée par Alain. Je pouvais faire une croix sur mon idéal de vie de couple, avec enfants, maison et tout ce qui allait avec. Désormais, ça ne resterait qu’un rêve inaccessible. Je devais l’accepter.
Matthew et Thetys ne sont pas pour autant restés à l’écart très longtemps. Peut-être que je leur donnais une intelligence surfaite qu’ils n’avaient pas, mais dès ma sortie de l’hôpital et mon retour à l’appartement, en attendant d’être jugée apte à reprendre les cours à l’Université, ils ont de nouveau manifesté leur présence. C’était comme s’ils m’avaient fait bénéficier d’un calme attendu après l’affaire de Ravilesse, afin que je puisse réfléchir à leur statut auprès de moi. Je sais : dis comme ça, ça les met au même rang qu’un être humain, d’un point de vue intellect. Mais je sais que je ne suis pas loin de la réalité. Après tout, quand ils se sont imposés dans ma vie, suivant mon trajet jusqu’à Blois où ils ont débuté leur rôle de protecteurs avisés et consciencieux, ça dénotait déjà d’une intelligence hors norme pour des corvidés. En plus d’une détermination à me gratifier d’une reconnaissance pour les avoir sauvés à toute épreuve. Il n’était pas si idiot de penser qu’ils étaient très différents de la plupart de leurs semblables à cet égard, et sans doute plus encore que je le pensais.
À leur vue, Mathilda a émis des réserves sur leur retour auprès de nous deux. Je voyais la terreur dans ses yeux quand j’ai accepté qu’ils reprennent leur place au sein de notre quotidien. Elle n’oubliait pas que William avait été tué par eux. Elle m’avouerait par la suite que ce dernier, elle le considérait comme autre chose qu’un simple coup de quelques jours. Ça confirmait mon impression que j’avais eu en constatant son air catastrophé le jour de l’attaque. J’avais deviné que William n’était pas juste une nouvelle friandise pour elle. Il avait changé quelque chose dans sa façon d’être. Celle que je pensais n’être qu’une éternelle croqueuse d’hommes s’était assagie à son contact. Je soupçonnais, qu’à son tour, elle s’était construit une sorte de futur idéalisé avec lui dans son esprit. Si sa mort n’avait pas tout détruit, que William avait survécu, Mathilda aurait sans doute fini par m’avouer qu’elle s’était trompée. Elle qui pensait profiter de sa jeunesse avant de songer à une relation sérieuse m’aurait confié avoir trouvé le garçon qui l’avait fait changer d’avis
Mais maintenant, plus rien ne serait pareil pour elle. Je voyais que son attitude auprès de moi avait changé. Si j’avais le malheur de la surprendre en lui touchant le bras, simplement pour lui demander comment elle allait, elle sursautait brutalement. Comme si je lui avais brûlé la peau, ou quelque chose dans le même style. Elle s’excusait pour sa réaction juste après, affichant un sourire gêné, mais je n’étais pas idiote : il était évident que la mort de William avait causé une déflagration de notre relation. Je n’irais pas jusqu’à dire qu’elle m’en voulait de la mort de celui qu’elle aimait plus qu’elle ne voulait l’avouer avant ça. Mais c’était tout comme, quand je voyais le regard qu’elle portait sur moi par moments. Quelque chose avait été brisé entre nous : je ne pourrais plus jamais ressouder notre lien qui faisait notre fierté et notre bonheur. Chaque fois que Matthew et Thetys faisaient irruption dans l’appartement pour reprendre leurs habitudes à nos côtés, Mathilda montrait la peur qu’elle ressentait à leur présence. Thetys l’a senti : elle ne se posait plus sur son épaule comme avant, préférant rester aux côtés de Matthew.
Il m’a fallu un mois avant que mon psychiatre considère que j’étais en mesure de reprendre les cours. Je lui ai parlé de l’attitude de Mathilda, lui demandant s’il pensait que des séances lui serait profitables à elle aussi. Je lui confiais que j’avais vu son comportement ne plus être le même et que je craignais de la perdre en tant qu’amie. Il m’a promis de contacter ses parents pour leur en parler et voir ce qu’il serait possible de faire. Il ne pouvait rien faire sans leur accord et le besoin de Mathilda de suivre une thérapie à son tour. La préparation à mon retour à l’Université s’est déroulée en plusieurs étapes. En présence de mes parents, j’ai rencontré le recteur pour lui signifier mon désir de reprendre les cours. Il n’y voyait pas d’objection notable, moyennant quelques précautions afin que je ne subisse pas trop le revers de l’affaire de Ravilesse auprès des autres étudiants. Chacun d’entre eux était au courant de ce qui s’était passé, et tous avaient vu la fameuse photo virale. Bien qu’étant étranger à la vie étudiante de l’établissement, Alain était quelqu’un de très populaire auprès d’un grand nombre de mes camarades, et le recteur craignait que je subisse le contrecoup de cette disparition tragique.
Il n’ignorait pas que les prétendantes attendant que le playboy se lasse de moi, lors de son vivant, dans l’espoir de tenter leur chance, ne me pardonneraient pas d’avoir été indirectement la cause de sa disparition prématurée. Le recteur refusait de prêter foi aux rumeurs me désignant comme capable de commander aux oiseaux et d’autres sornettes diffusées en nombre sur les réseaux sociaux, mais il s’inquiétait de ce que mon retour impliquait. Que ce soit pour moi ou pour la tranquillité de son établissement. On a longuement discuté, et il a même contacté par téléphone mon psychiatre. Ce dernier lui a indiqué la démarche qui lui semblait la plus adéquate à suivre. Avant que je fasse ma réapparition officielle, une grande réunion, invitant tous les étudiants et professeurs, a été organisée au sein de l’un des amphithéâtres de l’Université. Le recteur a voulu s’assurer que personne parmi les élèves n’appliquerait un désir de vengeance en s’en prenant à moi. Auquel cas tout débordement serait sévèrement sanctionné. Sanctions pouvant aller d’un simple avertissement à un renvoi pur et simple si les harcèlements me visant s’avéraient être fréquents ou faisant appel à des humiliations publiques. Voire des situations de violence inadmissibles au sein de l’établissement. Lors de cette réunion, personne n’a véritablement montré de réticence à appliquer ces nouvelles règles, mais ce n’était qu’une façade. D’autre part, des étudiants, avec la bénédiction de leurs parents, ceux-ci refusant que leurs enfants côtoient une meurtrière telle que moi, ont préféré quitter l’établissement plutôt que prendre le risque de me croiser dans les couloirs. Une situation qui désolait le recteur. Néanmoins, il a tenu à respecter son choix de me permettre de suivre les cours à nouveau.
Les premiers jours étaient tendus. Je sentais un regard désapprobateur à ma présence à chaque pas que je faisais. Que ce soit sur le campus ou dans les couloirs. Mathilda a accepté la demande de ses parents concernant un suivi auprès du même psychiatre s’occupant déjà de moi. Du coup, elle n’est pas revenue tout de suite au sein de l’Université. Ce qui occasionnais que je me retrouvais seule à la cantine, personne n’étant assez fou pour risquer de se placer près de moi. Même les bancs se trouvant le plus proche de la table où je m’installais se vidaient instantanément, dès l’instant où je m’asseyais. C’était dur, mais je tenais bon. La présence de Matthew et Thetys ne faisaient qu’encore plus renforcer cette atmosphère pesante. Ils me suivaient partout où j’allais, se plaçant sur les rebords des fenêtres de la cantine, celles des salles de cours, sur les branches des arbres situés au sein du campus… Ce qui développait un sentiment d’angoisse et de peur de la part des étudiants de toute parts. Si Mathilda s’était trouvée à ce moment à mes côtés, même avec les réticences dont elle faisait preuve me concernant depuis l’attaque de Ravilesse, il m’aurait été plus aisé de supporter cette ambiance malsaine. Mais plus les jours passaient, plus je sentais l’animosité me visant se renforcer. J’entendais parfois des moqueries de la part de groupes d’élèves, ne se cachant pas en me pointant du doigt, imitant des cris de corbeaux ou faisant mine de mimer un zombie symbolisant l’une des victimes, sous les rires des autres étudiants. Parfois, ils agrémentaient leurs gestes par des paroles rappelant le jour du massacre.
– Raahhh… Regarde-moi : je suis celui que tu as tué à Ravilesse. Je reviens me venger…
Des railleries insistantes de jour en jour, et ce, malgré les règles imposées par le recteur. J’ignorais ces sketchs navrants, et traçais mon chemin. Je ne voulais pas leur offrir le plaisir de me voir pleurer à cause de leurs comportements digne d’enfants de maternelle. Quand l’un d’entre eux se montrait plus hardi que les autres, en ayant l’idée saugrenue de me bousculer volontairement dans le but de me faire trébucher, ça déclenchait systématiquement l’intervention de Matthew et Thetys qui fonçaient directement sur l’impudent. En résultait des scènes de panique où le contrevenant filait se réfugier à l’intérieur du bâtiment le plus proche, afin de ne pas finir comme les nombreuses victimes de mes protecteurs qui ne m’écoutaient pas quand je leur disais d’arrêter. Je n’avais plus d’emprise sur eux, mais ça n’empêchait pas l’ensemble des étudiants d’être persuadés que je leur intimais l’ordre d’attaquer par télépathie, faisant semblant de demander de cesser les attaques, en usant d’un code verbal particulier dissimulé dans mes paroles, juste pour faire croire que je ne les contrôlais pas.
Les départs des élèves visés par Matthew et Thetys grandissaient, au grand désespoir du recteur qui maintenait sa promesse de me laisser suivre les cours, tout en sanctionnant ceux et celles s’adonnant à des blagues de mauvais goût de diverses envergures. Ce qui déclenchait immanquablement la colère des parents donnant raison aux actes de leurs enfants, et renouvelant leur désaccord sur ma présence. Face au refus du recteur sur leurs volontés de me renvoyer, il s’ensuivait d’autres départs, se rajoutant à la haine des élèves envers moi. Les moqueries sur le campus faiblirent cependant, car nombreux étaient les élèves craignant les attaques de mes corbeaux et surtout de ne pas courir assez vite pour leur échapper. Certains malins se dirent que, dans les couloirs, ils auraient plus de possibilités. Mais c’était mal connaître la détermination de protection de Matthew et Thetys. Il suffisait d’une vitre entrouverte quelque part pour qu’ils fassent irruption dans les couloirs, poursuivant les fautifs n’ayant d’autre alternative que de se réfugier dans une salle au hasard, causant encore plus de troubles. Quand ce n’était pas le cas, leurs croassements intempestifs en cognant aux vitres pour manifester leur mécontentement suffisait pour effrayer les harceleurs qui renonçaient à leur envie de me nuire.
Ma réputation devenait pire de jour en jour, comme vous devez vous en douter. Les actions punitives décidées par Matthew et Thetys étant devenus un problème plus grand encore, diffusant un climat de terreur au sein de l’Université inquiétant les professeurs ayant été témoins de ces scènes récurrentes. Plusieurs d’entre eux, prétextant leur impossibilité d’enseigner sereinement dans ces conditions et soulevant le problème de la sécurité des étudiants, se joignirent aux doléances des parents dont les enfants avaient été soumis aux raids de mes corbeaux, demandant mon éviction de l’Université. Là encore, le recteur faisait la sourde oreille, respectant la promesse faite à mes parents et mon psychiatre. Sa décision fut mis à mal à cause d’un deuxième évènement, indépendant de ma volonté là encore, qui se déroula à l’intérieur même d’un des bâtiments de l’établissement, et causé par les prétendantes d’Alain. Celles-ci se sentant orphelines du séducteur décédé par ma faute, et décidées à me le faire payer par tous les moyens à leur disposition, quitte à risquer l’exclusion pour leurs actes. Persuadées de mes “pouvoirs de commandement” sur mes protégés, elles pensaient être à l’abri des attaques de ces derniers si elles agissaient en lieu clos. Elles supposaient que Matthew et Thetys seraient bloqués à ce titre. Mal leur en a pris…
Elles ont comploté dans l’ombre, étudiant les possibilités sous divers angles, avant de passer à l’action, deux semaines après mon retour dans l’établissement. Ça s’est passé lors du cours d’histoire contemporaine, au sein d’un amphithéâtre archi-bondé. Se croyant hors de danger de la menace de mes corbeaux et leurs soldats, le groupe de vengeresses a mis à exécution son plan, en me prenant à partie avant que le professeur n’arrive pour donner son cours. J’étais entouré de plusieurs des filles qui me reprochaient la mort d’Alain, me disant qu’à cause de moi, elles n’auraient jamais plus leur chance. Ce que je trouvais déjà nettement glauque, indécent et dépourvu de toute forme d’éthique concernant un mort, sans oublier qu’elles ne prenaient nullement en compte que je souffrais tout autant qu’elles de l’absence d’Alain. Certaines d’entre elles me désignaient quasiment comme une émule d’Hitler. Voire que j’étais une sorte de descendante de Frankenstein, ayant mis au point je ne sais quel dispositif placé dans le cerveau de mes deux protecteurs, capable de leur commanditer des ordres à l’aide d’un boitier électronique caché dans mes affaires.
Des affirmations toutes aussi saugrenues l’une que l’autre, au raisonnement débile et sans fondements aucun. Ce qui ne faisait que montrer la nature trop crédule qui les caractérisait, car croyant n’importe quelle connerie colportée par Internet. Ce qu’elles ignoraient, c’était que Matthew et Thetys étaient bien plus retors qu’elles ne se l’étaient imaginé, car détenteurs d’une force en eux en totale contradiction de n’importe quel corvidé connu. Au moment de la mise en place de leur action punitive programmée, Matthew et Thetys étaient postés sur le rebord d’une des fenêtres de amphithéâtre, à un endroit leur permettant de ne rien louper de l’altercation dont j’étais la cible. L’une des filles me prenait le bras, pendant qu’une autre se préparait à me forcer à manger une gomme. Alors que je leur demandait de ne surtout pas s’en prendre à moi sous peine de le regretter, ce que je craignais est arrivé. En dépit de toute prudence et voulant montrer leur mépris à tout prix, tout comme leur prétendue “supériorité” sur un monstre tel que moi, qui, selon eux, n’avait rien à faire dans une Université, elles ont causé une nouvelle attaque caractérisée. Ceci au sein même de la salle, juste après que Matthew et Thetys, en proie à une colère perceptible derrière la vitre de la fenêtre où ils se trouvaient, ont brisé cette dernière violemment avec leurs becs, pénétrant dans l’espace occupé par un grand nombre d’étudiants, suivis par un cortège de corbeaux, de pies, de corneilles, de piverts, et des dizaines d’autres espèces se dirigeant directement vers mes agresseurs…
Alors que tout le monde dans la salle hurlait du fait du tournoiement de ce véritable essaim vengeur, celles qui se présentaient en tant que bourreaux envers moi l’instant d’avant passèrent du côté des victimes impuissantes face à cette horde déferlant des airs. Elles avaient beau tenter de se protéger en se dissimulant sous les tables, plaçant leurs bras devant leurs visage ou au-dessus de leurs têtes, elles ne purent rien faire contre l’assaut de centaines de coups de becs qui arrachaient avec violence le tissu de leurs vêtements, écorchaient leurs chairs se retrouvant à nu, découpant des lambeaux de celles-ci par dizaines, avant de les engloutir goulûment ou les recracher avec dégoût en les projetant sur les sièges et le sol. Comme cela s’était produit à Ravilesse, sans doute échaudés par les nombreux cris des étudiants, totalement paniqués, et se dirigeant vers la porte de sortie, la nuée sauvage s’est mise à s’en prendre aux fuyards. Des doigts étaient séparés de leurs corps par la force des becs tranchants, des yeux pendaient sur les visages, violemment extraits de leurs orbites par ces assaillants sans pitié plantant leurs serres dans des cous, des bras, des jambes et autres parties de corps en proie à la folie de cette armée des airs obéissants aux directives silencieuses de Matthew et Thetys, par le biais d’un dialecte vocal à base de sons que seuls des oiseaux pouvaient comprendre.
C’était un nouveau Ravilesse qui s’opérait devant mes yeux. Mais il y avait une différence. Je n’étais pas terrifiée par ce spectacle digne d’un final de film d’horreur. C’était même tout le contraire. Sans pouvoir expliquer l’excitation que me procurait les cris de terreur, les pleurs et la chute des corps tout autour de moi. Je prenais plaisir à voir ceux et celles m’ayant fait subir une torture mentale de premier ordre ces derniers jours, sans que cela les dérange le moins du monde, ni se poser la question de ce que j’avais ressentie lors de leurs attaques ciblées. A mes yeux, tous ne faisaient que recevoir la récompense de leur haine envers moi, et j’adorais ça. Je n’avais aucune peine pour quiconque se retrouvait acculé dans un coin de mur, adossé à une chaise ou affalé au sol, alors que leur sang remplissait les jointures du carrelage où leurs corps gisaient. Que ce soient ceux et celles responsables de gestes accusateurs, de moqueries dégradantes dont j’étais l’héroïne non consentante, ou bien les autres s’étant rendu coupable de complaisance à mes harceleurs par dizaines, personne n’était véritablement innocent parmi la foule d’élèves se faisant déchiqueter l’un après l’autre.
Je souriais de voir chacun de ces témoins passifs des sévices dont j’avais été victime subir un sort mérité, tel que je le concevais. Je me suis même installée en haut de amphithéâtre pour mieux profiter du bonheur de ces faux juges, m’ayant désigné comme fautive, comme bouc-émissaire d’un drame tragique que je n’avais pas voulue, oubliant que les vrais coupables, eux, avaient été érigés en martyrs dans la presse. Pas une fois je n’ai vu un article indiquant leur rôle déterminant dans le massacre de Ravilesse. Pour la majorité des lecteurs de ces torchons, ce groupe de jeunes n’étaient ni plus ni moins que de pauvres jouets soumis aux exactions d’une nouvelle plaie dont j’avais été la donneuse d'ordres. Vous pouvez me juger sur la satisfaction que j’ai éprouvé à voir des dizaines d’étudiants se faire mutiler de la sorte : je n’en ai cure. Vous qui me lisez aujourd’hui, vous n’imaginez pas la souffrance qui fut la mienne, plus encore que le drame de Ravilesse lui-même, en apprenant l’existence de ces vilénies dispensées par des journalistes avides de scoops, se faisant de l’argent en me vilipendant sans vergogne au travers de leurs lignes. Comme un condamné conduit sur le chemin le menant à l’échafaud.
Pour eux, comme pour les nombreuses personnes ayant pris fait et cause à leurs paragraphes tous aussi calomnieux les uns que les autres, je ne pouvais être que la coupable toute désignée. En plus d’être le centre d’intérêt des conversations parsemant l’ensemble des autres habitants de Blois et des alentours. Mes parents ont souffert également de cette vague de haine dirigée contre moi. Ils ont reçu des lettres anonymes les traitant de meurtriers à leur tour, leur reprochant d’avoir donné naissance à un monstre ayant échappé à une justice incapable. Certains étaient même plus virulent encore : ils leur ont envoyé des messages de mort sur les réseaux sociaux, via les messageries comme Facebook, X ou Instagram, où ils partageaient des photos et vidéos de leur train de vie. Dont plusieurs en ma présence. Ils n’ont eu d’autre choix que de fermer tous leurs comptes et demander la protection de la police. Celle-ci a ouvert une enquête pour découvrir l’identité de ces cyber-harceleurs. Des signalements ont été envoyés aux administrateurs de diverses plateformes, dans le but de bloquer ou résilier les comptes des auteurs de ces menaces. Mais ça ne servait pas à grand chose : d’une part parce qu’il était aisé de créer un autre profil une fois l’un supprimé, d’autre part parce que la quantité était bien trop importante pour pouvoir être traitée.
J’ai subi aussi ce suivi de haine sur les réseaux, ayant du, moi aussi, cesser toute activité sur ces derniers. Moi, je pouvais supporter comme je le pouvais cette vague d’accusations sans fondements qui suivait les propos de fanas de complots en tous genres. Mathilda m’avait été d’une grande aide en ce sens. J’estimais que voir un grand nombre de mes détracteurs et accusateurs, ces vigilantes auto-désignés d’Internet, se faire réduire au silence par l’action des soldats dirigés par Matthew et Thetys n’étaient que pure justice. Ça ne pourrait pas changer la peur qu’avaient dû supporter mes parents, ni la détresse qui s’était emparé de moi depuis ce jour, mais j’avais au moins la satisfaction que tous ces miliciens, comme il en nait des centaines depuis l’instauration du web au grand public, ne faisaient que recevoir le contrecoup de leur méchanceté gratuite.
Ils ne méritaient pas pour autant de mourir ? C’est votre point de vue. Cependant, à mes yeux, ils n’avaient pas le droit de bénéficier d’une quelconque pitié. Ils n’ont en pas eu à mon égard. Pourquoi aurais-je dû en avoir pour eux, après ce qu’ils m’avaient tous fait ?Un long silence a empli la salle après que les plus chanceux soient parvenus à quitter les lieux, en franchissant l’unique porte de amphithéâtre sanglant, laissant sur place plus de 55 victimes. Ce furent les chiffres annoncés par la presse et le journal télévisé. Se rajoutait à ça environ 70 autres étudiants parsemés de blessures diverses, plus ou moins graves. Certains ont finis aveugles, d’autres ont perdu l’usage de leurs doigts ou de leurs jambes, du fait de la gravité des blessures causés par la horde volante qui avait déferlé dans la “salle de la mort”. C’est le nom qui fut donné au lieu de ce nouveau massacre perpétré par Matthew, Thetys, ainsi que les centaines d’oiseaux ayant obéis à leur volonté de punir mes agresseurs, trop confiants en eux ce jour-là.
Après ça, le recteur a du prendre une décision difficile. Malgré ses promesses et ses convictions que, là encore, je n’étais pas responsable des actes de volatiles incontrôlables, car rejetant en bloc les théories abracadabrantes présentes sur les réseaux me concernant, il n’a eu d’autre choix que de m’interdire l’accès à son établissement. Il obéissait en cela à la pression exercée à son encontre de la part de l’académie régissant les établissements scolaires de la région, en charge de restaurer une certaine image à la fois de l’Université, mais aussi de la mairie, jugée trop laxiste sur les ravages me mettant directement en cause, et voulant se rattraper sur ce qu’elle considérait être une erreur de jugement de leur part me concernant. J’ai donc dû poursuivre le reste de mes études par l’intermédiaire de formations en distanciel, via des universités situées dans d’autres départements. Bien sûr, j’aurais pu changer de ville, de département, de région. J’aurais pu déménager au sein d’un lieu n’ayant pas eu connaissance des deux drames dont j’étais indirectement responsable. Mais, à ce moment-là, ma dignité intérieure refusait de céder à la volonté de personnes ayant juré ma perte, simplement parce que j’étais la Reine des Corbeaux. Presque un démon supérieur ou la réincarnation d’une sorcière de Salem, selon leurs convictions aussi débiles que ne l’était la croyance en un soi-disant dieu tout puissant.
Je pense que c’était aussi un élément qui a joué en ma défaveur. Mon athéisme était notoire, et je ne m’en étais jamais cachée. Pour de nombreux cercles de croyants, fervents adeptes de superstitions révolues et issues du moyen-âge, le fait de rejeter toute forme de religion, ça faisait de moi l’archétype même d’une entité démoniaque. À coté de ça, quand je me rendais dans la rue, suivi de près par mes deux protecteurs ailés, toute personne me croisant changeait de trottoir. Les commerçants transpiraient à grande gouttes. Il leur était interdit de me refuser une vente : ils savaient qu’ils seraient en faute, et que j’aurais tout à fait le droit de porter plainte à ce titre. Mais je voyais bien à leur mine terrorisée qu’ils acceptaient ma présence dans leurs boutiques à contre cœur. Ce n’était pas déplaisant en soi : j’en éprouvais un certain plaisir, je devais bien l’avouer. Voir la peur dans les yeux de tous ces gens, faussement humaniste, dont aucun ne m’avait accordé le bénéfice du doute sur les drames occasionnés par mes corbeaux, c’était une joie dont je ne me lassais pas.
Plusieurs associations de victimes ont tentés mainte et maintes fois de m’envoyer derrière les barreaux, prétextant de la nocivité de ma présence à Blois. Ils disaient que ça avait un impact sur l’économie de la ville, que les touristes n’osaient plus venir car ayant trop peur de commettre un acte “interdit” envers moi, et pouvant causer une nouvelle attaque. En un sens, ils n’avaient pas tort : je pense que les deux drames sanglants et les diverses attaques perpétrés par Matthew et Thetys, accompagnés par leurs “soldats”, ont eu effectivement une incidence sur le commerce et le tourisme de Blois. J’ai vu plusieurs boutiques, pourtant installées depuis de nombreuses années et considérées presque comme des institutions, fermer le rideau à cause des idées néfastes à leur encontre, et colportées par mes accusateurs, dont la plupart étaient ces fameuse associations évoquées précédemment. Celles qui pensaient utiliser l’argument de la menace grandissante que je représentais pour me mettre hors d’état de nuire, en m’infligeant une peine suivie d’un emprisonnement. Mais toutes leurs actions se sont soldées par des échecs. La justice a beau se prétendre inflexible dans divers domaines, et faire au mieux pour protéger le peuple, elle n’avait aucun recours pour m’attribuer la culpabilité des atrocités commises par des oiseaux. On n’était plus à l’époque où des animaux pouvaient se retrouver au tribunal, car considérées comme étant des créations du diable. La société avait quand même un peu évolué à ce niveau.
Comme elle ne pouvaient pas arriver à leurs fins me concernant, elles s’en prenaient à d’autres cibles. Les commerces ayant commis “l’erreur” impardonnable d’accepter que je me fournisse chez eux étaient l’objet d’une vindicte mis en place par ces associations, prétendant agir pour le bien de la communauté. On aurait cru entendre un slogan du Comité de Salut Public. Celui qui était à l’origine de la création de la guillotine. Cette machine qui avait fait rage lors de la Révolution française, ayant même coûté la vie à de nombreuses figures de proue à l’origine de cette période sanglante de l’histoire de notre pays. C’était du grand n’importe quoi. Malgré l’idiotie de ce climat d’un quasi-totalitarisme, digne de contrées comme la Corée du Nord, beaucoup adhéraient à ces idées et boycottaient systématiquement tous les commerces m’autorisant à acheter des produits chez eux. D’où d’innombrables faillites de plusieurs d’entre eux, les obligeant à quitter la ville et tenter de refaire leur renommée ailleurs. Par souci d’une once de solidarité, j’ai opté par la suite pour des boutiques en ligne en ce qui concernait l’intégralité de mes achats. Des sites qui se moquaient des “travers” de ses clients et qui ne prêtaient foi qu’à leur tiroir-caisse. Ce qui me convenait parfaitement. Même si les livreurs se contentaient de mettre les colis de mes commandes sur le pas de ma porte, sans même attendre que je leur signe un reçu, et craignaient plus encore de se trouver en face de moi à l’ouverture de ma porte. C’était ubuesque à un haut niveau, et ça m’a aussi coûté la présence de Mathilda à mes côtés.
Comme de son côté, elle continuait de fréquenter l’Université, elle subissait également les accusations des autres étudiants. Elle ne m’en parlait pas ouvertement. Sans doute dans le désir de ne pas apporter plus de peine à ma condition, comme elle le pensait, eu égard à son extrême sensibilité. Sans savoir, qu’en fait, j’étais arrivé à un point où je me moquais éperdument de ce qu’on pensait de moi. Néanmoins, j’étais affectée par la gêne occasionnée sur ce sujet par ma sœur de cœur. J’avais déjà dû prendre de la distance avec mes parents, pour qu’ils subissent moins de pression de la part des associations et leurs adeptes ayant fait de mon éviction de la ville une quête quasi-biblique. Par moments, j’avais l’impression d’avoir été projeté dans un isekai. Vous savez, ces mangas où le protagoniste se retrouve, malgré lui, envoyé dans un autre monde. Le plus souvent Fantasy. Des personnages se retrouvant dans l’impossibilité de pouvoir revenir au sein de leur monde d’origine, pour la plupart d’entre eux. Sauf que, dans mon cas, il n’y avait ni chevaliers, ni châteaux, ni créatures féériques faisant l’objet de quêtes. Juste des cerveaux abrutis par des convictions nourries aux fake news du web ou des vidéos bourrées de non-sens, dépourvues de toute forme de recherche sur le bien fondé de leurs affirmations créées uniquement pour faire le buzz.
En résultait ma situation et celle de Mathilda. Elle souffrait en silence de cette attitude engorgeant la ville, et faisant presque revenir à la période du nazisme en France. Chacun n’hésitant pas à dénoncer toute personne ayant un lien avec moi aux associations, devenues les chantres d’une véritable persécution à Blois. Notre amitié s’est dégradée au fil des jours. Pas seulement à cause du comportement des étudiants de l’université vis-à-vis d’elle, mais aussi parce qu’elle s’était aperçue d’un changement notable de ma personnalité. La presse ne m’a pas toujours mentionnée de façon explicite, pour éviter de se faire taper sur les doigts en indiquant des affirmations sur quelque chose qui n’avait pas été prouvé, mais il y avait eu d’autres morts après le drame de amphithéâtre. Et cette fois, j’en assumais l’entière responsabilité, bien que ne l’ayant jamais vraiment désiré à proprement parler, ni même avoué ce qui en était à Mathilda. Car, oui, concernant ces décès tous aussi horribles les uns que les autres, contrairement aux précédentes étant survenues lors des drames de Ravilesse et à l’Université, j’étais bien plus de responsabilité sur ces morts. À force de me faire rappeler que j’étais une meurtrière et un monstre, j’ai fini par adopter cette facette que l’on m’attribuait.
Des corps ont été retrouvés déchiquetés chez eux, dans un état tel que les chaines de télévision préféraient flouter les séquences tournées, voir ne rien montrer du tout et combler le manque de visuels par le témoignage des voisins de la victime. Les blessures infligées étaient trait pour trait les mêmes que pour les attaques commises par mes corbeaux. On avait trouvé la fenêtre d’une pièce ouverte, parfois celle d’un balcon, quand ce n’était pas le verre qui avait été brisé. Des plumes avaient été retrouvées sur les lieux, les personnes interrogées parlaient de cris affreux de douleur en pleine nuit, de bruits de lutte, de meubles renversées et d’autres sons du même genre. Preuve d’une intrusion chez la victime. Dans la plupart des cas, aucun voisin n’avait voulu aller voir sur place quel était l’origine de tout ce remue-ménage, se contentant d’appeler la police. Quand celle-ci arrivait, le silence avait fait place au bruit et aux cris. Les agents retrouvaient un corps inerte, le visage défiguré, les vêtements en lambeaux, les bras et les jambes dans un état horrible, tellement ils étaient mutilés. Le tout baignant au milieu d’une mare de sang.
D’autres cas furent découverts dans des parcs ou des ruelles isolées, à l’arrière de commerces fermés ou dans le jardin de maisons à l’abandon, en périphérie de la ville. Chaque victime avait eu une altercation avec moi les jours précédents sa mort, à divers niveaux de véhémence. A ce stade, vous devez vous demander si j’étais en cause dans ces meurtres ? Inutile de faire durer le suspense. La réponse est oui dans une certaine mesure. Je ne sais pas vraiment comment c’est arrivé, mais après le drame de amphithéâtre, j’ai développé un lien psychique plus fort qu’à l’accoutumée avec Matthew et Thetys. Attention : ce n’était pas de la télépathie ou quelque chose d’assimilé. C’était autre chose.
Il me suffisait de croiser le regard de mes amis ailés pour leur faire comprendre de ne pas agir tout de suite. Pour autant, je ne leur ai jamais demandé de manière directe d’aller exécuter leurs futures victimes. Au même titre que ce qui a débuté avec l’horreur de Ravilesse, Matthew et Thetys continuaient d’agir de leur propre chef, sans que j’aie quoi que ce soit à dire. Ils ne faisaient qu’accepter de reporter leur expédition, pour éviter sans doute que l’attaque soit vue par des témoins directe de la scène, en ma présence. Cependant, au fond de moi, je désirais ardemment la mort de tous ceux et celles ayant fait preuve de de propos ou de gestes que je considérais mériter une punition à la hauteur de leur faute. Et il me semblait évident que mes protecteurs étaient capables de ressentir cette envie, cette noirceur se développant en moi, et visant à me débarrasser de mes détracteurs. Ceux qui me traitaient de monstre, d’aberration, et exprimant leur volonté de me voir disparaître.
Quelque part, je pensais que Matthew et Thetys comprenaient qu’ils avaient agi auparavant de manière très peu discrète, et que cela m’avait valu de me retrouver dans une situation de paria qu’ils n’avaient pas voulus. Au fur et à mesure de mon quotidien avec eux, je savais qu’ils prenaient grand soin de mon état d'esprit. C’était important pour eux que je sois à même d’être dans un état de sérénité. Par deux fois, ils avaient failli à la mission qu’ils s’étaient attribués en allant à l’encontre des règles de modération que j’avais réussis, au fil du temps, à leur imposer. J’ai vu dans leurs yeux à quel point ils étaient dépités d’avoir agi précipitamment, et je supposais même qu’ils regrettaient la mort d’Alain. Après tout, dans les faits, il ne m’avait pas bousculé de manière volontaire. Il était dans un état second à ce moment, envahi par la colère, et il ne s’est pas rendu compte de ce qu’il faisait. Je pense même qu’il ne m’a pas reconnu quand il a agi, obnubilé par le fait de me venger en s’opposant au groupe s’étant rendu coupable d’irrespect. Je ne l’explique pas, mais j’ai vraiment eu cette sensation d’une sorte d’échange silencieux et incompréhensible entre eux et moi. Pendant un temps, j’ai cru être revenu à un niveau de contrôle les concernant, mais je me suis trompé. S’ils acceptaient de ne pas s’en prendre dans l’immédiat à ceux et celles coupables de gestes inappropriés, selon leur point de vue, ce n’était que partie remise, obéissant en cela à mon désir profond de ne plus avoir à revivre les reproches de ces opposants à mon existence.
Et, comme dit précédemment, sans que je sache comment ils parvenaient à savoir où logeaient ou se déplaçaient leurs futures victimes, ils mettaient en place une « vendetta » durant mon sommeil, en pleine nuit. Sans doute dans le souci de s’assurer qu’on ne puisse pas m’accuser des exécutions commises. Ça supposait que leur niveau d’intelligence était plus que supérieure à la normale, et ça me faisait revenir, une fois de plus, à la légende des fameux faunes de Rignac. Les défenseurs de ce petit village où tout avait commencé. Le point de départ de ma protection. Je me demandais si les actes de Matthew et Thetys étaient du fait de la volonté de ces êtres fantastiques, supposés imaginaires, inscrit dans la culture populaire et folklorique de ce petit village du sud de la France. Je sais que ça peut paraître fou de penser ça. Mais ça n’est pas plus dingue que d’avoir deux corbeaux s’étant fait comme mission de punir toute personne me faisant du mal, physiquement ou psychologiquement.
Je ne pouvais pas empêcher mes protecteurs de se rendre coupable de ces meurtres, et je n’avais pas vraiment conscience que c’était mon moi profond qui leur intimaient l’ordre d’agir. C’était comme si j’avais un Doppelgänger, un double maléfique, qui leur dictaient, à ma place, les directives que mon autre moi se refusait à demander. Un double dont j’ignorais s’il existait véritablement. Disons qu’à ce moment de l’histoire, je voulais me persuader que c’était le cas, refusant encore d’accepter que c’était bel et bien moi qui ordonnais à Matthew et Thetys de se lancer à l’assaut de ces proies, sans que mon autre moi ne soit au courant, et n’en subisse les conséquences. À ce titre, je pense que c’est la raison pour laquelle ils agissaient toujours dans mon dos, pendant que je dormais, et leur décision était irrévocable. Mon double, s’il existait, ne pouvait avoir une existence propre que si mon autre moi était en sommeil. Invariablement, il se rendormait dans mon corps dès lors que je me réveillais au petit jour. Je n’irais pas jusqu’à dire qu’il était possible qu’il accompagnait mes bourreaux ailés lors de leurs expéditions, car je n'ai aucun moyen de le savoir. En plus de ça, au même titre que ce qui s’était passé lors de l’attaque à l’Université, je n’éprouvais aucune culpabilité à ces morts. J’estimais leur disparition définitive méritée en mon for intérieur. Ce qui pouvait s’accorder à mon éventuel Doppelgänger se nichant à l’intérieur de moi, à mon insu.
À l’annonce de leur décès dans des circonstances horribles, que je découvrais par le biais de la télévision, je ne pouvais réprimer un petit sourire à chaque fois. Un sentiment de victoire de voir un malotru, un ennemi à ma volonté de vivre ma vie tranquillement, disparaître définitivement, sans qu’il ne puisse plus nuire à personne. Je dirais que c’était ce ressentiment qui faisait que j’étais apaisé à leurs morts, sans éprouver le moins du monde un remords de quelque sorte que ce soit. Mathilda s’était rendu compte de cette satisfaction. Bien que j’affichais un regard triste les rares fois où des policiers sont venus m’interroger, sous la pression de la mairie voulant désigner un coupable dans le but de s’assurer le plus de voix possibles aux prochaines élections législatives, et sommé d’agir par les associations voulant ma perte, Mathilda n’était pas dupe.
Une fois les policiers partis, satisfaits de mon échange avec eux et convaincus que je ne pouvais être tenue responsable des meurtres, Mathilda savait que je n’avais fait que jouer un rôle, et qu’au contraire, j’avais une part non négligeable de culpabilité dans chacune de ces morts. Plusieurs fois on a eu une discussion à ce sujet, et je voyais son air inquiet en me regardant. Jusqu’à qu’à arriver à un point de non-retour, après l’annonce d’une énième victime, ayant eu le tort de s’en être pris à moi la veille ou les jours précédents, et provoquant une nouvelle visite policière à notre domicile. Après leur départ, elle voulut engager une nouvelle discussion à ce sujet, fatigue que j’évite régulièrement d’en parler en toute honnêteté.
– Comment tu peux mentir sans trembler face à ces policiers ? Tu sais comme moi que ce sont Matthew et Thetys qui sont à l’origine de ces morts. On a retrouvé des plumes de corbeaux sur le lieu des drames. À chaque fois. Tu ne peux pas ne pas être au courant de ça : c’est une évidence. Rassure-moi : dis-moi que ce n’est pas toi qui as demandé délibérément à tes oiseaux de commettre ces crimes affreux. Ne mens pas : j’ai vu tes sourires en apprenant leurs décès…
J’éprouvais une forme de gêne face à Mathilda. Comment je pouvais lui avouer que oui, j’avais du plaisir à savoir que ces personnes avaient été rayés de la surface du globe ? Je savais qu’elle ne comprendrait pas, et je craignais de la perdre à cause de ça.
– Mathilda… Tu sais parfaitement au fond de toi que jamais je ne demanderais ça… Mais tu sais également qu’il y a déjà longtemps que je ne contrôle plus rien concernant Matthew et Thetys…
Elle me regardait encore plus tristement.
– Mais tu savoures chacune de ces morts…
Je soupirais. J’étais lassé de cette conversation. Je savais qu'elle ne mènerait à rien. J’avais changé et je n’y pouvais rien. Même si Mathilda s’était retrouvée victime collatérale des méfaits de mes corbeaux parce qu’elle était mon amie, elle était à des années lumières des souffrances qu’il m’avait fallu endurer durant tous ces mois passés. Je voulais couper court à cette discussion.
– Écoute, Mathilda. Je t’adore, tu le sais. J’ai des défauts, tu as les tiens, et on s’est toujours accepté l’une et l’autre sur nos petits travers. Je ne peux pas changer ce que je suis. Pour répondre à tes interrogations, oui : j’ai été heureuse en apprenant ces morts. Et je le serais encore s’il y en a d’autres. Ce sont des gens qui n’ont eu aucun remords à m’humilier ou pire encore. Je n’aurais aucune larme pour eux. Aucune chance.
Mathilda m’observait, l’air encore plus abattue.
– Je ne te reconnais plus… Je ne reconnais plus celle que j’ai rencontré à Rignac, pleine d’entrain sur le sort de chacun. Je ne reconnais plus celle qui est devenue ma meilleure amie, ma sœur… Celle avec qui j’échangeais des heures durant au téléphone, riant de mes blagues pourries…. Celle avec qui j’ai décidé de vivre en colocation pour être toujours auprès d’elle…. Celle à qui je prodiguais mille conseils… Tu n’es plus mon Agnès… Tu es devenue une étrangère pour moi… Je ne peux plus continuer à te protéger à mon tour… C’est au-delà de mes forces…
Je craignais de comprendre ce qu’essayait de me dire Mathilda.
– Qu’est-ce que tu veux dire par là ? Tu veux dire que nous deux, c’est fini ? C’est bien ce que tu essaie de me dire ? Tu rayes des années d’amitié à cause de la mort de gens qui m’ont fait du mal et qui ont mérité leur sort ?
Mathilda me regardait plus intensément. Son regard était plus dur cette fois.
– Tu vois : c’est exactement sur ça que je veux mettre l’accent . La Agnès que je connaissais n’aurait jamais eu de tel propos. Jamais elle n’aurait souhaité la mort de qui que ce soit. Même de son pire ennemi. C’est pour ça que je t’admirais : il y avait une telle bonté en toi que tu pouvais même trouver des excuses sur le comportement de parfaits imbéciles… Alors, oui : c’est terminé… J’en ai assez de vivre avec une étrangère n’ayant plus d’empathie pour les autres… Je voulais éviter ça, mais je vais partir. Je vais me prendre une chambre à l’hôtel en attendant de me trouver un autre appartement. Tu resteras seule avec ta conscience…
Je suis restée sans voix à cette déclaration de rupture. Je ne savais pas quoi répondre. J’ai alors vu Mathilda se diriger vers sa chambre, sans un regard vers moi. J’ai attendu, immobile sur ma chaise, refusant de croire que Mathilda allait partir. Refusant de croire qu’elle ne me comprenait plus. Je revoyais en boucle dans ma tête tous nos fous rires, nos escapades dans les champs à Rignac, nos soirées ici, à Blois, nos échanges à la cantine de l’Université où nous dissertions sur les garçons “sortables”… Tout ça allait disparaître ? Malgré ma tristesse, je ne parvenais pas à sortir de larmes de mes yeux. Comme si mes émotions s’étaient tellement taries en moi que je me retrouvais incapable de les exprimer. Mathilda est revenue quelques minutes plus tard, une valise à la main.
– Je pars, Agnès. Mais bien que tu aies changée, je reste persuadée que la vraie toi saura refaire surface un jour. Je m’accroche à cet espoir. Quand tu penseras être redevenue celle que je considérais être la sœur que je n’ai jamais eue, peut-être que je reviendrais…
Elle se dirigeait vers la porte. Au moment de tourner la poignée de celle-ci, elle se retourna.
– Dès que j’ai un appartement, je repasserais récupérer le reste de mes affaires. Je ne te dirais pas où j’habite. Pas avant que tu sois redevenue toi-même. Je garderais inchangé mon numéro de téléphone. Quand je serais sûre que tu es à nouveau Agnès, et je le saurais en discutant avec toi, tu seras la bienvenue dans mon nouveau chez moi. C’est mieux ainsi, crois-moi. Ça vaut mieux que de continuer à se mentir sur ce qu’on ressent réellement l’une et l’autre… Je dis adieu à celle que tu es devenue, et à bientôt à celle qui, j’en reste persuadée, reste cachée au fond de ton cœur…
Là-dessus, elle est partie, après avoir refermée lentement la porte. Je repensais à ses paroles. La vraie moi ? Non, elle ne reviendrait jamais. Désolée, Mathilda. Je ne pouvais plus revenir en arrière : c’était impossible. J’aimais la nouvelle moi. J’aimais la force qui émanait de mon corps à présent. Je n’étais plus la faible qui acceptait toutes les humiliations sans broncher. J’étais une autre Agnès. J’étais la Reine des Corbeaux… Les semaines et les mois ont passés, et bien que je pensais supporter l’absence de Mathilda, il m’est vite apparu que cela me serais impossible tant que je vivrais au sein de cette ville. La décision a été difficile à prendre, mais c’était nécessaire pour que la nouvelle moi continue son chemin. Un chemin parsemé d’embûches à venir, mais qui seraient toujours déjouées. Grâce à Matthew, Thetys, et tous les soldats leur étant rattachés. Les retards de loyer pour l’appartement se sont accumulés. Comme je ne pouvais pas trouver un emploi, personne ne désirant embaucher la Reine des Corbeaux pour ne pas attirer le malheur au sein de son entreprise, je n’avais plus les moyens d’honorer les sommes à devoir. Dans les derniers temps, avant qu’elle s’en aille, c’était Mathilda qui payait ma part. Du fait de sa propension à pouvoir persuader n’importe qui de suivre ses conseils, elle était devenue influenceuse et s’était vite imposée sur les réseaux en termes de popularité.
Ses revenus grossissaient de jour en jour, et son sens de l’amitié était tel, avant la brisure, qu’elle ne voyait aucun problème à tout payer de sa poche pour l’appartement, consciente que je ne trouverais jamais d’autre emploi. Quand on avait pris notre petit foyer en colocation, mon père m’avait embauché pour travailler à la serre avec lui le soir, après les cours, 3 fois par semaine. Ce qui permettait largement d’avoir de quoi payer le loyer, et s’ajoutait à ma bourse d’études. Quand j’ai été renvoyé du lycée après l’affaire de amphithéâtre, j’ai tout perdu. Mon père, subissant la pression de ses clients et supérieurs, n’a eu d’autre choix que de ne pas renouveler mon contrat à mi-temps. Je n’avais plus rien pour subvenir à mes besoins. Mes parents m’envoyaient bien un peu d’argent de temps en temps, pour ne pas être démunie de tout, mais ça suffisait tout juste à offrir ma part de nourriture et acheter de quoi avoir un minimum de produits d’hygiène, ainsi que quelques extras. Plus tard, mon père a été licencié à son tour pour des motifs litigieux. Il savait que c’était lié à moi, même si ses patrons dirent le contraire. S’en est suivie une longue procédure judiciaire pour obtenir réparation, du fait de ce renvoi injustifié. À cause de ça, mes parents ne pouvaient plus compter que sur les revenus de ma mère. Et à cause de son âge et d’une perte de mémoire naissante due à un Alzheimer précoce, ceux-ci ont fondu comme neige au soleil. Une grande partie servant au traitement de la maladie.
Aussi bien ma mère que mon père n’étaient donc plus en mesure de m’aider financièrement de manière conséquente. Avec tout ça, j’ai dû prendre la décision de résilier mon bail, et à l’aide du peu qu’ils pouvaient me fournir, mes parents, avec l’appui de quelques-uns de leurs amis n’ayant pas succombé à la vague anti-Reine des Corbeaux, j’ai réussi à réunir une somme suffisante pour quitter Blois, et me diriger vers le département voisin. Là où j’espérais que ma réputation ne me suivrait pas. Malheureusement, les soupçons portés sur moi sur certaines affaires de meurtres commencèrent à interroger la police locale officiant dans la ville où je séjournais. Celle-ci a fini par mettre à jour mes antécédents. S’est ajouté quelques actions zélées publiques de Matthew et Thetys qui devenaient de plus en plus incontrôlables. Et ce, malgré l’accalmie dont je vous ai parlé auparavant qui s’est révélé assez brève au final. Un scénario qui s’est répété de nombreuses fois, au fur et à mesure des villes où je m’installais.
A peine trouvais-je un petit boulot me permettant de subvenir à mes besoins de logement et de nourriture, que Matthew et Thetys récidivaient dans leur rôle de protection à l’aura sanglante. Aujourd’hui, je vis un quotidien de nomade, errant de ville en ville, espérant trouver un endroit où me poser suffisamment longtemps avant que ma renommée ne me rattrape. Ou bien que mes protecteurs ailés ne fassent preuve de nouveaux actes à même de m’obliger à partir de nouveau. Je ne sais pas combien de temps je pourrais vivre de cette façon. Le pire, c’est que je sens mon comportement devenir de plus en plus proche de celui d’une schizophrène. J’ai l’impression d’entendre des voix symbolisant mes corbeaux m’incitant à suivre le mouvement de leurs exécutions. Peut-être l’action de mon Doppelgänger qui prend de plus en plus l’ascendant sur moi.
Ces voix, c’était comme si elles m’incitaient à ne plus laisser faire le “boulot” seul à mes protecteurs ailés. J’essaie tant bien que mal de leur résister, de ne pas succomber à leurs demandes, de ne pas devenir comme Matthew et Thetys. Ce que je prenais au départ comme une compagnie plaisante est devenu, au fil des années, une pure malédiction. Certains pourraient se sentir capable d’y mettre fin en s’en prenant à la source du mal. À savoir l’élimination pure et simple de mes chers protecteurs. Mais je ne peux pas me résoudre à ça : ça irait à l’encontre de ma passion pour les animaux et du respect que j’ai pour eux. Je sens que ma haine de l’homme se développe de plus en plus. Je suis un peu comme Dexter : j’ai un cavalier noir en moi que j’ai de plus en plus de mal à contrôler. J’ignore si les faunes sont à l’origine de ça, ou si c’est simplement dû à la folie qui me gagne à force d’avoir subi tant de persécution. Il s’agit vraisemblablement un peu des deux.
Avant que je cède totalement aux démons qui assaillent jour après jour mon esprit, risquant de me faire glisser vers le gouffre qui m’appelle, j’ai décidé d’écrire mon histoire. Celle que vous lisez actuellement. Ça ne changera pas mon destin, mais je me dis que ça pourra servir à d’autres qui pourraient se retrouver dans la même situation que moi. Si vous vous rendez à Rignac, méfiez-vous de vos gestes de bonté envers les animaux là-bas. Il règne en cet endroit une force qui peut vous sembler positive et amicale au début. Mais de ma propre expérience, ce n’est qu’un apparat. Très vite, vous découvrirez que ce qui vous semblera comme une sorte de “pouvoir” sur les animaux, propice à vous ouvrir des voies vers un avenir radieux, ne sera rien de plus que l’inverse : vous deviendrez l’esclave de cette force invisible, l’esclave des animaux que vous avez eu le malheur d’aider ou de sauver.
Je ne veux pas dire pour cela que vous devez vous abstenir : comprendre la détresse d’un animal, lui venir en aide, même s’il possède une réputation de malheur telle que les chats noirs, les corbeaux ou autre, cela fait partie des évidences propres à des personnalités telle qu’était la mienne. Et puis surtout, il n’y a qu’un seul Rignac. Tant que vous ne céderez pas à votre générosité envers un animal à cet endroit, tout ira bien. Vos actes de bonté pour l’espèce animale doivent se limiter à toutes les autres communes de France, sauf celle-là… Maintenant que vous avez lu mon histoire et ce qui a découlé de ma nature à aider les animaux naturellement, au détriment parfois de l’être humain, vous avez en main votre propre destin. Libre à vous de savoir ce que vous désirez en faire, de me croire, et de décider si, oui ou non, vous vous rendrez à Rignac et subir la générosité des Faunes pour vos actes de bienveillance...
Publié par Fabs
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