Depuis mon plus jeune âge, j’étais fasciné par chaque action du
druide de notre village, Hewald le Sage. Notre clan, les Durotriges, le
consultait pour à peu près tout et n’importe quoi. Jamais le chef n’aurait pris
une décision sans avoir demandé l’avis d’Hewald. Il était bien plus qu’un
druide : il était un conseiller pour diverses tâches — militaire,
botanique, vie familiale —, un guérisseur ou encore un architecte capable de
déceler n’importe quelle faille dans une construction à usage agricole.
C’était un personnage indispensable à la vie de notre village et personne
n’aurait jamais commis la moindre remarque à ses décisions. Surtout pour la
finalisation d’un ouvrage essentiel à la vie de notre communauté. Oui,
vraiment, Hewald — aux yeux de beaucoup — représentait même un statut se
trouvant au-dessus du chef officiel de notre village.
Nombre de jeunes l’ont sollicité pour devenir son apprenti.
Il s’y est toujours refusé, arguant qu’aucun des prétendants ne possédaient en
eux ce qu’il fallait pour obtenir cet honneur. Seul un être d’exception — avec
des capacités propres à l’impressionner par ses actes et pouvant démontrer son
utilité exceptionnelle au sein du village —, obtiendrait son aval pour
qu’il lui prodigue son enseignement. Moi qui l’admirais depuis enfant — comme
tant d’autre de mes camarades —, jamais je n’aurais imaginé attirer son
attention. Je me considérais comme ordinaire, sans le moindre talent
particulier dans un domaine ou un autre — que ce soit pour l’agriculture, la
chasse, la pêche, le commerce ou la construction. Jusqu’à ce que vint ce fameux
jour où tout a basculé pour moi.
C’était une journée chaude et ensoleillée. Nous venions de fêter
Beltaine, il y avait deux semaines. Beltaine — dans notre culture —, c’est le
passage de la saison sombre de l’année à celle plus lumineuse. Elle débute le
1er Mai, et représente le point de départ de la reprise de la chasse, ainsi que
des activités champêtres et agraires pour les agriculteurs et les éleveurs. Mon
père m’avait imposé le poste de donneur d’eau aux villageois chargés des
travaux aux champs du jour. Un travail ingrat, consistant à apporter des
louchées d’eau à qui en éprouvait le besoin, à travers tout le périmètre des
plantations. Ce qui m’exigeait de courir souvent pour m’acquitter de ma tâche.
Il m’était interdit de boire dans le récipient en céramique contenant le
breuvage. Celui-ci avait été purifié par Hewald, afin d’offrir de la force aux
travailleurs à chaque gorgée et redonnant du cœur à l’ouvrage après un
instant de fatigue. Pour étancher ma soir, je devais me contenter d’une simple
gourde en peau de chèvre pour la journée. Ce qui montrait bien ma position
très basse au sein de ma communauté, faisant la honte de mon père.
Nous étions à la mi-journée quand je fus témoin du brisement d’une
roue du chariot servant au transport des cultures. Le hasard — ou peut-être
était-ce prédestiné, comme me l’indiquerait Hewald plus tard — a fait que je me
trouvais à seulement quelques mètres à ce moment-là. Mon grand frère se
trouvait à proximité du véhicule et était sur le point d’être écrasé par le
poids de la carriole et son contenu, sans que personne — tous pris par surprise
— ne soit en mesure d’éviter le drame en devenir. Envahi par un instinct
fraternel que je ne pus maîtriser, j’ai lâché l’amphore d’eau attachée dans mon
dos violemment — qui s’est brisée sur le sol caillouteux du chemin où je me
trouvais —, et je me suis précipité vers mon frère. Avant même que ce dernier
ne soit percuté, j’ai lancé ma main droite en avant, dans un geste désespéré
pour venir en aide au seul membre de ma famille qui me respectait un tant soit
peu. Et là, l’incroyable s’est produit.
Inexplicablement — par ce simple mouvement de main de ma part —,
le chariot s’est vu non seulement freiné dans sa chute, mais il a été repoussé
sur plusieurs mètres. Loin de mon frère. Hewald a vu le miracle de loin, comme
tant d’autres avec lui. Laissant les autres villageois vérifier que mon frère
n’avait rien — une partie du lourd chargement ayant malgré tout eu le temps de
se déverser à ses pieds — le druide s’est alors avancé vers moi prestement. Il
affichait une mine satisfaite sur le visage. Arrivé à ma hauteur, il m’a pris
la main. Celle détentrice de ce pouvoir que j’avais libéré sans comprendre
comment j’avais fait. Il est resté plusieurs secondes à tâter cette dernière,
puis le haut de mon bras, et enfin ma poitrine. Immédiatement, il s’est alors
retourné en direction des villageois — encore à se demander ce qui avait bien
pu arriver —, et leur a tenu ces propos que je n’oublierais jamais :
— Que ce jour soit célébré comme il se doit ! Le jeune
Wolnoth le Fébrile devient dès ce jour mon apprenti ! Il recevra mon
enseignement pour devenir celui qui sera amené à me succéder.
Hewald revint vers moi et s’employa à présenter ma main vers les
cieux — celle qui venait de déclencher ce miracle pour beaucoup. Il a déclamé
le pourquoi de sa décision face à des villageois médusés, n’arrivant pas à
croire que moi, l’incapable que mon père avait failli renier plusieurs fois à
cause de la honte que je lui procurais — et seulement empêché par Hewald de le
faire —, je pouvais devenir l’apprenti de notre vénéré et puissant
druide.
— Wolnoth ne devra plus être appelé « Le Fébrile » en ce jour. Il devient Le Miraculeux. Le
pouvoir qui est en lui et qui vient de se révéler à vous est le signe d’un
futur grand druide. Rares sont ceux à posséder ce don. Même moi, je n’ai pas
cette capacité en moi de déplacer les objets par la seule force de ma pensée.
Vous devrez désormais lui témoigner le respect dû à son rang. Quiconque le
raillera, montrera du dédain ou encore de la jalousie à son encontre se verra
banni du clan !
Hewald rabaissa ma main et mon bras, puis me parla d’une manière
doucereuse et amicale. Un comportement qu’il n’adressait que rarement à qui que
ce soit dans le village. Même pour des paroles de réconfort auprès d’une
famille, après avoir sauvé leur nourrisson d’un étrange mal. Il me donna
l’impression d’un père félicitant son fils pour un acte de bravoure.
— Wolnoth, tu es destiné à de grandes choses. Tu peux en être
certain. J’avais décelé quelque chose en toi depuis ta naissance, mais je ne
pouvais en parler tant que tu n’avais pas éveillé ce don en toi. C’est pour
cela que j’ai toujours défendu à ton père de te chasser de chez toi et du
village. Bien qu’il n’ait jamais véritablement compris ce qui motivait ces
demandes de te préserver. Aujourd’hui, jeune apprenti, ta vie va changer du
tout au tout. Tu es ce qu’on appelle un Saino. Une catégorie de druide très
puissante. Tu es un enfant de la déesse Arianrhod et du dieu Borrum. La fusion
du vent, du ciel et du temps. Mais cela est sans doute encore un peu
confus dans ta tête. Ne t’inquiète pas : je t’apprendrai tout ce que
tu as besoin de savoir te concernant. Toi et ton pouvoir béni des dieux.
Il s'ensuivitensuivit un peu plus d’un an d’un intense
apprentissage, pendant lequel Hewald m’enseigna les rudiments du langage
druidique à travers des codex et ses propres connaissances, transmises
uniquement de druide à druide. Il s’employa aussi à m’apprendre
à maîtriser mes capacités magiques hors-normes. J’étais heureux de voir
mon père se remplir de fierté à chaque souper, dès que je revenais le soir au
sein de notre hutte. Quant à mon grand frère, j’étais devenu son
jeune héros, et il m’harassait de questions sur chacune de mes journées en
compagnie d’Hewald. Que ce soit au sein de sa demeure ou dans les alentours,
dans le but de parfaire mon apprentissage. Bien entendu, je n’avais pas le
droit de lui dire quoi que ce soit. Tout juste survolais-je certains détails
pour ne pas le frustrer. Néanmoins, il ne m’en voulait pas de ne pouvoir lui en
dire davantage sur ce qui m’était autorisé à révéler. Il était conscient qu’un
druide en devenir tel que moi ne pouvait divulguer les secrets dont j’étais désormais
détenteur.
Les regards des villageois étaient remplis à la fois de crainte et
de respect, se montrant ainsi conformes aux menaces d’Hewald en cas de
manquement à leur devoir me concernant. Mes anciens ennemis — celles et ceux
qui aimaient quotidiennement me rabaisser —, faisaient de même. Ce qui me
procurait une jouissance intérieure que j’avais bien du mal à dissimuler.
Chaque jour, je sentais mon savoir augmenter. Cependant, obtenir le plein
contrôle de mon pouvoir de Saino demanderait des années avant d’en devenir maître.
C’était la même chose pour tout ce qui concernait le reste en matière de
connaissances des formules druidiques et autres compétences d’ordre botanique,
architecturale, agricole… Tout ce qui devait faire de moi le digne
successeur d’Hewald. Celui qui deviendrait la personne la plus importante du
village.
Je participais en tant qu’aide aux nombreuses processions liées
aux fêtes religieuses propres à notre culture. C'est-à-dire celles ne pouvant
être pratiquées que par un druide de haut rang. Je n’étais encore qu’un simple
apprenti : je ne pouvais pas encore prétendre à les exécuter
moi-même. Toutefois, servir d’assistant à Hewald lors de ces moments
représentaient un énorme privilège. J’attendais patiemment que je sois en
mesure de me retrouver au premier rang de ces processions, avec Hewald se
contentant de m’observer afin de vérifier que je procédais efficacement à ma
future fonction. Un rôle qui fut entaché d’un évènement qui allait à jamais
plonger notre village au sein d’un cauchemar dont nous n’aurions
pu imaginer qu’il arriverait. Surtout d’une telle manière.
Entre autres festivités annuelles, le jour du Samain était le plus
important. Dans la culture celte, il représente le renouveau. Le passage à la
nouvelle année celtique, le début de la saison sombre. C’est donc une fête de
transition entre l’ancienne et la nouvelle année. D’une durée de trois jours,
elle s’ouvre par des rituels consistants à éteindre chaque lumière présente
dans le village. Personne n’est autorisé à allumer quoi que ce soit — même une
bougie — sous peine d’irriter les dieux et se voir infliger de lourdes
sanctions. Des peines pouvant aller jusqu’au bannissement si la personne est
récidiviste, se moquant des traditions et coutumes celtes. Ce qui est perçu
comme une insulte aux divinités et à la personne représentative de leur
volonté. À savoir le druide en charge des processions.
Symbolisant le soleil, une roue garnie de bougies est placé au
centre du village. Bougies qui doivent impérativement être allumées par le
druide. Dès lors, la tribu doit se conformer à respecter des heures précises
pour s’affairer aux chasses, pêches et travaux des champs, avant la tombée de
la nuit. Il est rigoureusement interdit de travailler une fois le crépuscule
arrivé, et donc d’utiliser la moindre lumière pour ce faire. Cette période de
trois jours est certes contraignante, mais elle est nécessaire pour le bien de
la communauté, afin d’obtenir les faveurs des dieux lors de la nouvelle année
qui s’annonce. Durant cette période, la lune s’assombrit, prenant des teintes
presque rougeâtres dans certaines régions. Elle ne retrouve sa clarté et sa
couleur habituelle que lors de la dernière heure du Samain. Celle durant
laquelle le druide rallume les bougies de la roue symbolique, puis parcourt le
village pour faire de même avec toutes les sources de lumière se trouvant dans
chaque hutte.
Si — par malheur, à l’issue de cette dernière heure , il reste ne
serait-ce qu’une lumière dans le village à ne pas avoir été rallumée, les
ténèbres entourant ce dernier resteront présentes pour l’éternité. Obligeant
donc le village à dépérir et mourir à petit feu, car notre communauté a une
particularité bien distincte d’autres. De même que la mise en lumière de la
roue, le druide procède à une incantation destinée à envelopper le village
d’une sorte de dôme invisible. Une barrière magique qui empêche quiconque de
sortir durant les trois jours du Samain. Disons que c’est une précaution
supplémentaire instituée par Hewald pour s’assurer à ce que personne ne
commette l’erreur d’aller chasser ou se rende aux champs en pleine nuit. Ceci
dans le but de ramener de quoi nourrir sa famille, car n’ayant pas été assez
prévoyant pour subvenir à ses besoins jusqu’à la fin du Samain.
Le dôme ne peut être franchi que par un druide, ou une personne
bénéficiant de ses connaissances. Un apprenti tel que moi peut donc parvenir à
passer la barrière sans encombre. En revanche, une seule personne à la foi peut
franchir le dôme. Un élément qui a son importance, comme vous le comprendrez
plus tard dans mon récit. Durant les trois jours, le village est donc
doublement envahi par l’obscurité. En journée — même en présence d’un soleil
à la clarté affaiblie —, et dès le soir tombé, une fois que la lune
apparaît. Ce qui est loin d’être rassurant, le dôme renforçant l’effet de
l’astre lunaire. Pour que chacun puisse manger à sa faim pendant cette phase,
la semaine d’avant Samain, les villageois s’empressent de réunir les produits
nécessaires pour se nourrir. Pas seulement à titre individuel, pour chaque
famille et hutte. Mais aussi pour permettre les banquets rituels se déroulant à
chaque fin de journée pendant cette période.
Des banquets qui débutent dès le milieu de la journée, et
s’achèvent avant la tombée de la nuit. Il y a aussi parfois des sacrifices
d’animaux. Toujours dans le but d’obtenir les faveurs des dieux pour l’année à
venir. Les restes de ces animaux ne sont pas consommés : ils sont
enterrés dans une fosse prévue à cet effet, se trouvant derrière la hutte
d’Hewald. Une manière pour le druide — là encore — de surveiller que personne
n’ait l’outrecuidance de déterrer les corps des animaux sacrifiés. Si un
villageois était surpris à cet acte hautement blasphématoire, c’est lui qui
servirait de sacrifice au cours d’une cérémonie rituelle supervisée par notre
druide. Et sa chair serait au menu du banquet du jour. Un élément qui aura
également son importance pour vous permettre de mieux comprendre l’issue de mon
histoire.
Cela peut paraître inhumain et barbare, mais il s’agit de coutumes
parfaitement habituelles dans notre culture. Rares sont ceux à avoir osé
braver l’interdit lors des 4 festivités rituelles constituant l’année celtique.
À savoir Samain (du 30 Octobre au 1er Novembre) ; Imbolc
(le 1er Février) ; Beltaine (le 1er Mai) ; et enfin
Lugnasad (le 1er Août). Vint donc le jour où Hewald venait de procéder à la
mise en place du dôme, précédant les rites d’ouverture de Samain que je vous ai
déjà évoqués. Au deuxième soir des festivités, je me pressais de revenir auprès
des miens — dans la hutte familiale —, pour éviter de me cogner partout, du
fait de l’absence de lumière. La nuit fut calme, comme celle l’ayant précédée.
Ce n’est que le lendemain qu’une découverte funeste allait bouleverser et
horrifier la vie de notre village, le faisant basculer dans l’incertitude, la
peur et l’incompréhension.
Comme chaque matin au chant du coq, je me suis dirigé vers la
hutte d’Hewald, afin de recevoir mon enseignement du jour. J’ai d’abord été
surpris que celui-ci ne m’attende pas à l’entrée — comme il en avait l’habitude
—, le sourire aux lèvres. Car ravi d’être témoin de mes progrès qu’il jugeait
de bon augure pour la suite de ma future fonction au sein du village. Je me
suis alors dit que mon maître avait peut-être un peu trop abusé de l’alcool
lors des banquets de la veille, et je ne me suis pas vraiment inquiété. J’ai
poussé la porte de bois et ai pénétré dans la hutte, me préparant à me moquer
gentiment d’Hewald pour son manquement. Je savais qu’il ne m’en tiendrait pas
rigueur, étant lui-même familier de petites blagues à mon encontre. Comme, par
exemple, m’indiquer de fausses mesures d’épices pour certaines décoctions, et
s’amuser de ma tête en constatant l’instant d’après des
effets… surprenants de ceux-ci. Cela faisait partie de notre quotidien, se
partageant entre la rigueur des leçons et la convivialité. Je ne m’attendais
pas un instant au spectacle qui allait s’offrir à moi, une fois pénétré dans la
pièce lui servant de lieu de repos.
J’ai d’abord été interloqué par son manque de réaction quand j’ai
lancé une petite réplique railleuse à son intention, sur le fait qu’il n’était
pas encore levé. Même avec une gueule de bois — ce dont j’avais été témoin de
rares fois —, il était capable de percevoir le moindre son se trouvant dans sa
hutte ou dans ses alentours directs. À tel point que je me demandais
parfois s’il ne possédait pas un sixième sens, dû à une fusion avec un animal
totem. Ce qui était une pratique assez courante chez les druides, bien
qu’Hewald ne m’ait jamais précisé qu’il disposait de cette faculté. Mais il
était possible qu’il me réservait cette information pour plus tard, quand
j’aurai acquis un niveau suffisant dans mon apprentissage.
Quoi qu’il en soit, son silence était inquiétant. En m’approchant,
j’ai remarqué que son bras droit était ballant, hors de sa couche, et était
parsemé de longs filets de sang tombant jusqu’au sol. Affolé à cette vision, je
me suis hâté de vérifier qu’Hewald n’avait pas été victime d’une conséquence
inattendue de son excès de boissons de la veille. Ce qui pouvait se
caractériser par un rejet de sang de sa bouche, ayant occasionné un
évanouissement, et expliquant la présence de ce sang le long de son bras.
Mais c’était bien pire que ça… La peau de mouton recouvrant sa couche était
gorgée de son sang, partout où je regardais. J’ai alors été marqué par la
lividité de son visage, ses yeux vides et surtout la présence d’une longue
ouverture à la hauteur de son cou : il avait été
égorgé ! Qui ? Qui avait pu commettre une telle
atrocité ? Hewald pouvait certes se montrer intraitable à certaines
incartades des villageois, mais il restait une figure inattaquable de notre
tribu ! Comment pouvait-on avoir eu le cran de tuer notre
druide ? D’autant que sa mort allait provoquer un problème
majeur, mettant en péril la vie même de notre village…
Comprenant la gravité de la situation, j’ai tout de suite couru en
direction de la hutte du chef du village, tout en criant la nouvelle sur mon
chemin. Cela dans le but d’attirer l’attention de tout le monde. Les faits
étaient catastrophiques pour le bon achèvement du Samain. Sans Hewald, sans
un druide de haut rang de son encablure — n'étant moi-même pas assez
qualifié pour ça, du fait de mon statut de simple apprenti —, nous risquions de
rester à jamais coincé dans les ténèbres. Plus grave encore : à cause
du dôme magique — celui-ci ne pouvant être franchi par une personne
non-druidique, même avec l’aide de quelqu’un comme moi — nous courions tout
droit à la mort annoncée de notre village tout entier. Alerté par mes
cris, notre chef — Egric le Sévère —, venait de se poster à l’entrée de sa
hutte. Sans plus attendre, je lui apprenais la terrible découverte. Les autres
villageois — se trouvant présents autour et ayant écouté mon annonce —, sont
tombés des nues. Non seulement parce que tous se demandaient qui avait bien pu
commettre un tel crime, mais aussi à caude de ce que cela sous-entendait pour
le devenir de notre village.
Sans prendre le temps de s’habiller, Egric — suivi par nombre de
membres de notre tribu — se précipita à la hutte d’Hewald, dans l’objectif
de constater la mort de la plus haute personnalité de notre communauté.
Plus haute encore que lui-même. Il en a toujours été conscient, sans en
ressentir la moindre honte. Toutes les tribus ne possédaient pas forcément un
druide, et Hewald était de très loin le plus qualifié de toutes celles se
trouvant dans la région. Alors, avoir quelqu’un comme Hewald au sein d’un clan
était un privilège qui valait bien de mettre sa fierté de chef de côté. Les
minutes qui suivirent furent terribles. Nombre de villageois ne pouvant cacher
leur anxiété sur ce que cette mort signifiait pour tous. À savoir la
crainte de voir le village rester à jamais coincé dans les ténèbres, avec
l’éventualité plus que prononcée de mourir de faim. J’étais le seul à pouvoir
franchir la barrière magique, et je n’avais pas l’âme d’un chasseur ou d’un
agriculteur pouvant me permettre de remplacer tous les hommes de notre clan à
l’extérieur. J’étais un apprenti-druide, et c’était cette fonction qui m’avait
valu d’être revalorisé aux yeux de notre tribu. Chacun d’entre nous n’ayant pas
oublié qu’en matière d’autres travaux, je me révélais être un incompétent
absolu.
Une réunion extraordinaire sur la place du village fut de suite
annoncée, avec pour objectif de décider de ce qu’il convenait de faire pour
éviter au village de s’éteindre progressivement, faute de pouvoir se nourrir et
commercer avec les villages alentour. Il en était de même pour les camps
romains se trouvant non loin, et source principale de l’opulence dont
bénéficiait notre communauté. Il ne fallut pas longtemps pour décider de
m’attribuer une mission urgente, car étant le seul à pouvoir franchir le dôme.
Comme il m’était impossible de permettre à d’autres villageois de faire de
même — éliminant donc toute éventualité de chasse et de continuité des travaux
des champs —, je devais absolument quérir un autre druide. Un druide acceptant
de prendre la place de mon maître — au moins pendant quelque temps. Tout en
espérant qu’il serait capable de briser le dôme après la clôture des rites de
fin du Samain.
J’acceptais le rôle qu’on me demandait de tenir et je partais du
village dans la minute qui suivit, en quête d’un druide à même de nous sauver
tous. Cela en s’employant à finaliser le rituel de fin du Samain, qui s’avérait
indispensable à notre survie future. La route fut longue. Le chemin menant au
Conseil des Druides — le seul en mesure de m’autoriser à m’adjoindre l’un des
leurs pour sauver notre village —, serait parsemé d’embûches non-négligeables.
Nos rapports avec les romains étaient bons, mais c’était uniquement parce
qu’ils craignaient Hewald. Si jamais ceux-ci apprenaient que nous nous
retrouvions sans défense, il n’était pas certain que nous ne ferions pas
l’objet de fin des échanges commerciaux avec eux. Sans compter que nous
devrions nous plier aux règles de la vie romaine, dont nous avions échappé
jusqu’à présent. Nous en acceptions certaines, mais les plus contraignantes
nous étaient épargnées, toujours grâce à Hewald.
Les talents d’orateur de ce dernier — en plus des démonstrations
de force magique dont il avait usé devant les troupes des camps romains,
lorsque celles-ci s’installèrent non loin de notre village —, avaient été la
clé de notre tranquillité et des accords spéciaux passés avec les romains. Sans
lui, notre communauté risquait de payer cher l’affront que nous avions fait
subir aux troupes romaines de la région, qui ne manqueraient pas de nous faire
rappeler le changement de force. C’était un vrai parcours de la dernière chance
qu’il m’imposait de réussir. Contourner les camps pouvait occasionner des
interrogations de la part des vigiles, se demandant pourquoi je partais si loin
hors du village. Parmi les accords passés entre Hewald et eux, il y avait
l’obligation de ne pas s’éloigner au-delà d’un certain périmètre établi. S’il
s’avérait que les romains s’apercevaient que l’un des nôtres transgressait ces
accords, ils se rendraient au village pour demander des explications, et je
ferais forcément l’objet d’une traque de la part de leurs troupes.
Certes, dans un tel scénario catastrophe, les romains se
rendraient compte de l’impossibilité pour eux d’entrer dans le village. Ils
n’ignoraient pas les rites liés à Samain, ainsi que diverses traditions et
coutumes en rapport avec la culture celtique. Si une troupe dépêchée sur place
s’installait aux abords du village et me voyait soudainement arriver en
compagnie d’un druide n’appartenant pas à notre clan, il était aisé de deviner
qu’ils comprendraient une grande partie de la situation. Ce qui veut dire qu’il
me serait impossible d’amener le druide dans notre village : je
serais inévitablement arrêté et enfermé dans leur camp. En attendant d’être
transféré probablement vers Rome, à destination des jeux du Cirque. Le druide,
lui, serait raccompagné vers là d’où il était venu, sans trop d’encombre. Si ce
n’est un rappel à l’ordre auprès du Conseil, qui devrait se tenir à
carreaux après ça, pour éviter des sanctions de la part de l’armée romaine.
Malgré les pouvoirs des druides, les romains pourraient très bien
ordonner que soit brûlée la bâtisse où siégeait le Conseil. Cela à titre de
représailles de ce manquement aux accords romains.
Pour toutes ces raisons pouvant amener à des dommages collatéraux
énormes, je devais redoubler de vigilance quant à mon parcours. Tout en ne
perdant pas de vue qu’il me fallait me hâter si je ne voulais pas
irrémédiablement condamner mon village. Je n’étais même pas sûr que le Conseil
m’accorderait ma requête, à cause des risques importants pour lui, tel que je
vous l’ai évoqué plus tôt. Mais je n’avais pas le choix de tenter l’aventure.
Il me fallait jouer à quitte ou double dans mon cas. Non sans ma — avec la peur
au ventre de croiser une patrouille romaine sur le trajet —, je suis parvenu à
Drogunum. Une petite cité rebaptisée par Rome, où il fut imposé au Conseil des
Druides de vivre. C’était une manière pour les légions romaines de
surveiller les activités de ceux-ci, pouvant se montrer dangereuses pour
l’Empire romain. La ville en elle-même — vue de l’extérieur — montrait
davantage des allures de forteresse qu’une simple ville. Elle était entourée de
postes de garde qui surveillaient les quatre entrées. En tout cas, en temps
normal. Je savais — par Hewald — que l’entrée Est était régulièrement dénuée de
toute surveillance.
La raison en était qu’une rivière se trouvait en face. Aux yeux
des romains chargés de surveiller les faits et gestes d’éventuels messagers
voulant se rendre à Drogunum, cette rivière représentait un obstacle important.
Ils se disaient que — étant mouillé après une éventuelle traversée —, il serait
aisé de distinguer un non résident de la cité en son sein. Plusieurs
patrouilles romaines vaquant à heures régulières dans la ville, ces intrus
seraient très vite repérés à cause de leurs tenues trempées. Une aubaine et une
faille de la surveillance qui m’était profitable. Mes pouvoirs me permettraient
de sécher ma tenue une fois sorti de la rivière. Je pourrais ainsi me déplacer
dans la ville sans interroger quiconque parmi les romains. Ainsi, je parvins au
cœur de Drogunum, là où se tenait le siège du Conseil des Druides.
Celui-ci n’étant pas surveillé de près — les romains pensant sans doute que les
patrouilles et les postes de garde s’avéraient suffisants —, je pus me glisser
sans encombre à l’intérieur.
Obtenir une audience auprès du Conseil fut plus facile que je ne
le pensais. Une fois exposé l’urgence de la situation à l’un des esclaves
fournis par les troupes romaines pour l’entretien des locaux,
celui-ci m’amena à son maître. Lui-même — une fois connu les faits —, me
présenta au Conseil. Comme il était l’un des membres, cela facilita les choses.
Ce fut difficile de contraindre le Conseil à m’aider à réussir ce pourquoi
j’étais venu : j’ai dû faire appel à leur cœur et à la mémoire
d’Hewald. Je savais qu’il était une personnalité plus que respectée au sein de
ses confrères. Finalement, l’un des druides présents dans la salle d’audience
accepta de remplacer temporairement Hewald au sein de notre village. Durant une
période de six mois. Un temps nécessaire pour trouver un remplaçant définitif
qui prendrait la suite. En toute discrétion bien évidemment. À l’insu des
troupes romaines qui verraient cette «
transaction » d’un mauvais œil, au vu des tensions en lice entre mon
village et les camps romains se trouvant dans ses alentours.
Accompagné d’Horik — le druide s’étant désigné en tant que
successeur temporaire à Hewald, ce dernier étant un ami de longue date —,
je repris le chemin inverse pour revenir au village. Un voyage de retour qui
fut ponctué de nombreux obstacles. Bien plus qu’il n’y en eut à l’aller, de
manière incompréhensible. Parmi ceux-ci, nous avons croisé des brigands très
vindicatifs, et nous nous sommes blessés en sortant de divers pièges disséminés
au travers des bois que nous devions traverser. Il y a aussi eu un marchand
ambulant qui avait accepté de nous avancer, et qui a vu ses bêtes tomber raides
mortes sur un chemin. Sans qu’on comprenne la cause de ces décès inexplicables.
Il serait fastidieux de tout énumérer, mais sachez qu’à chaque contretemps,
l’angoisse de ne pas parvenir à temps augmentait, me faisant serrer davantage
encore ma poitrine. Je craignais d’échouer. C’était comme si une force inconnue
s’évertuait à ralentir notre épopée à Horik et moi. Une force qui avait du
penser que je ne parviendrais pas à entrer dans Drogunum ou que ma tentative
d’émouvoir suffisamment le Conseil — pour que l’on donne une issue favorable à
ma demande d’aide — avorterait lamentablement.
Nous sommes enfin parvenus au village. Mais avec toutes nos
péripéties, il restait à peine une heure avant la fin du Samain. L’un après
l’autre, Horik et moi avons franchi le dôme. Le druide fut accueilli en liesse
par les villageois. Calmant l’ardeur de ceux-ci — et leur rappelant que le
temps n’était pas aux acclamations —, Horik opéra à l’exécution des rites
fermant la période du Samain. Cependant — là encore — la force qui s’était
employée à nous mettre des bâtons dans les roues fit encore des siennes durant
le processus. Si le point de départ des rites — dont la roue et ses bougies à
rallumer —, se déroulèrent sans encombre, il en fut tout autre pour la suite.
Plusieurs fois, des bougies dans les huttes se virent souffler après le passage
d’Horik. Je ne pouvais pas le seconder pour cette dernière phase. Mon statut
d’apprenti ne m’avait permis que de l’aider pour les phases préliminaires des
rites. Le dernier stade des opérations devait impérativement être effectué par
un druide de haut rang, tel que l’était Horik. Si je m’employais à l’aider dans
cette partie du rituel, cela pouvait rendre caduc tout ce qui avait été fait
depuis le début, et obliger à tout recommencer. Au vu du temps restant, il
aurait été impossible de s’y atteler et de finir à temps la dernière phase.
Horik n’avait d’autre choix que de revenir vers les huttes dans lesquelles je
venais de constater l’extinction des lumières. Ce qui l’obligeait
à renouveler ses actions en leur sein.
Il ne restait alors que quelques minutes, et les lumières
continuaient d’êtres soufflées régulièrement par cette force invisible qui
visait le bon accomplissement des rites. La tension était palpable dans le
village, chacun s’adressant aux dieux pour demander le pourquoi de cette
épreuve, persuadés qu’ils avaient été courroucés par l’acte d’un des leurs.
Raison de ce qui arrivait, mettant tout le monde en position de peur de plus en
plus oppressante, au fur et à mesure que l’échéance de fin du Samain approchait.
Malgré tous ses efforts et les miens, Horik ne put parvenir à allumer
l’intégralité des bougies à temps. Il était trop tard. La lune redevenait
sombre au-dessus du village. L’obscurité émanant du dôme se faisait plus
intense qu’elle ne l’avait jamais été. Certains villageois tombaient à genoux
de désespoir, implorant les dieux de nouveau, espérant obtenir une réponse qui
ne vint jamais.
À la place, nous avons enfin pu savoir l’origine de la force
s’étant employée — avec succès — à faire échouer la quête que je m’étais
pourtant juré de réussir. Seule condition de la survie de mon clan. Ce n’était
pas une force, mais un souvenir de la cruauté des nôtres, se montrant sous la
forme d’une jeune fille que nombre de nous avions oublié : Hildelith.
Elle avait grandie, mais je me souvenais d’elle. Tout comme je me rappelais une
partie de son histoire, et les actes monstrueux dont elle avait été victime par
l’ensemble de notre communauté. J’étais moi-même très jeune à l’époque, et je
ne connaissais pas tous les détails. Mais j’avais en mémoire une petite fille
de 8 ans bannie du village, après que sa mère fut lapidée en place publique. Je
n’ai jamais bien compris à l’époque le pourquoi de cette exécution horrible à
laquelle j’avais refusé de participer. Ainsi que de ce bannissement tout
aussi violent pour une jeune enfant. Hildelith s’est elle-même chargée du
rappel à l’ordre de son histoire, face à des villageois dont les expressions
faciales ne faisaient aucun doute quant à la compréhension de la situation. La
raison du malheur leur tombant dessus, lié à leur faute impardonnable… Il
était cependant trop tard pour regretter : Hildelith avait eu le
temps de mûrement mettre au point sa vengeance dont nous étions les cibles…
— Vous vous souvenez de moi, je le sais… Bande
d’assassins ! Je n’ai jamais oublié ce que vous m’avez fait. Ce que
vous avez fait à ma mère… Je n’étais qu’une enfant… Mais vous m’avez
abandonnée sans la moindre compassion… Je n’étais pas responsable des
fautes de ma mère. Tout comme elle-même n’a pas choisie de commettre les actes
dont on l’accusait. Vous ne jurez que par vos rites odieux. Il vous
fallait une punition à la hauteur de la noirceur de vos cœurs, tous autant que
vous êtes ! Une punition vous rendant esclaves à vie de vos
ignominies…
Elle s’approcha d’Horik, usant du même pouvoir dont je disposais
pour me repousser loin d’eux. Je commençais à comprendre… L’instant
d’avant, je m’étais demandé comment elle avait pu franchir le dôme, vu qu’elle
avait été chassée d’ici depuis des années. Elle était aussi un Saino. Une
catégorie particulière de druide. Je supposais que ses facultés se sont
développées après son bannissement, alors qu’elle devait lutter pour sa survie.
Je me trompais. Son parcours était bien différent du mien. Et surtout, elle
avait eu le temps nécessaire pour acquérir le contrôle de ses pouvoirs, de
manière bien plus importante. J’en étais encore à me poser mille questions sur
elle quand elle a placé un couteau sacrificiel sur la gorge d’Horik, ce dernier
se montrant impuissant à contrer les facultés puissantes d’Hildelith. En moins
de temps qu’il n’en faut pour le dire, la jeune fille a tranché la gorge
d’Horik. Elle n’a même pas sourcillé durant cette action, laissant retomber au
sol le corps sans vie du druide. Le dernier espoir qui nous restait encore de
sauver notre village venait d’être tué sous nos yeux.
— Peut-être que certains et certaines d’entre vous sont trop
jeunes pour comprendre qui je suis, et pourquoi j’en veux tellement à ce
village. Qui a aussi été le mien à une époque. Vous vous demandez pourquoi j’ai
tué Hewald, qui a participé à faire de moi ce que je suis ? Et pourquoi aussi
j’ai tué Horik à l’instant. Alors, pour vous — de même que pour rafraîchir la
mémoire aux plus anciens —, je vais vous raconter mon histoire. N’essayez pas
d’approcher entre temps pour essayer de me faire passer de vie à trépas. Les
pouvoirs dont je dispose dépassent ceux des plus grands druides de
Bretagne… Vous serez morts avant même d’avoir fait trois pas dans ma
direction. Donc, tenez-vous tranquille, et écoutez…
C’est ainsi qu’Hildelith rappela les faits à une population en
proie à la terreur la plus totale. Aussi bien les plus jeunes que les plus
âgés. Moi-même, je n’étais pas en reste. Surtout après avoir vu la mort brutale
d’Horik. Il y avait plusieurs années de ça, les parents d’Hildelith faisaient
partie des commerçants les plus fervents du village. Ils avaient l’habitude de
se rendre dans d’autres villages, ainsi qu’au camp romain le plus proche.
C’était une période se situant peu de temps après les accords conclus entre
Hewald et les romains. Tidhild et Wighard ne passaient pas inaperçus à chacune
de leurs visites au camp. Tidhild essentiellement. C’était une femme
magnifique, aux cheveux roux ensorcelants, dont les formes affolaient chaque
soldat la voyant déambuler aux côtés de son mari. Wighard se montrait fier
d’être l’époux d’une telle beauté. Il ne craignait pas le regard d'autres
hommes sur elle, car il la savait être la plus fidèle des femmes. Ce qui était
vrai. Pour autant, cette fidélité se verrait bientôt fragilisée par
l’intermédiaire du centurion dirigeant le camp.
Quintus Caedicius Helvius était à part au sein de l’armée romaine.
Ses hauts faits dans de nombreuses contrées lui avaient valu de se voir
attribuer le grade de centurion très jeune, grimpant les échelons de manière
rapide. On le disait tellement doué que certains parmi les hommes sous ses
ordres pensaient de lui qu’il était bien plus qu’un simple humain. Ils se
persuadaient qu’il était protégé par Mars, le dieu romain de la guerre et
de la jeunesse. Quintus s’est vite montré subjugué par la beauté de Tidhild,
et il s’est mis en tête de la séduire. Cependant, la fidélité de la jeune femme
— qui a de nombreuses fois repoussée les avances du centurion —, était un
obstacle. Tidhild préférait se taire auprès de son mari concernant la volonté
de Quintus de vouloir la faire tomber dans ses bras. Elle craignait que porter
de telles accusations envers un officier romain se retournerait contre eux, et
que leurs affaires en pâtiraient.
Cependant, Quintus connaissait quelques habitudes de celle qui
hantait ses pensées. Il avait appris qu’elle se rendait régulièrement dans la
forêt proche, afin d’y cueillir fruits, herbes et racines nécessaires aux
produits qu’elle revendait aux villages avoisinants et au sein du camp romain
dont il avait le commandement. Un jour, il a prétexté d’un voyage important à
effectuer dans un autre camp pour surprendre Tidhild lors de l’une de ses
excursions en forêt. La jeune femme tenta bien de s’enfuir quand elle aperçut
le centurion, se doutant de ses intentions. Mais ce qu’elle ignorait, c’était
que celui-ci possédait la maîtrise de certaines techniques druidiques. Le
résultat de la capture d’un druide alors qu’il n’était encore qu’un simple
légionnaire, qu’il a enfermé dans les caves de sa maison à Rome. Juste avant de
l’obliger à lui révéler certains secrets. C’était là l’origine de sa
fabuleuse ascension militaire. Usant de ses connaissances druidiques, Quintus
avait parsemé divers endroits de la forêt de cercles magiques, destinés à
empêcher Tidhild de bouger une fois qu’elle aurait posé le pied sur l’un de ces
pièges mystiques.
Il s’est servi de formules pour prendre le contrôle de l’esprit de
Tidhild. Après quoi, la jeune femme devint une amante passionnée, qui
rejoignait quotidiennement le centurion en forêt. Au cours de plusieurs mois de
cette liaison interdite, Tidhild tomba enceinte. Quand elle revenait au
village, elle n’avait plus de souvenirs de ses rencontres avec Quintus. Cela
faisait partie des autres facultés du centurion que d’effacer des moments
choisis à sa convenance. De son côté, Wighard — persuadé qu’il était le père —,
se montra ravi. Cela faisait des années que le couple essayait d’avoir un
enfant, en vain. L’homme pensait que sa femme était victime d’une malédiction,
l’empêchant d’enfanter. Alors cette grossesse, ce fut l’occasion de festivités
en grandes pompes dans le village. Hildelith fut entourée d’un amour sans
concession par ses parents, faisant l’admiration des villageois. L’enfant
semblait avoir héritée des attributs de beauté de sa mère.
Le temps passa. Tidhild continuait de voir Quintus, en n’ayant
aucun souvenir de ces escapades amoureuses. Mais un jour — lors d’un rituel
propre au village, destiné à procurer un avenir radieux aux enfants venant
d’avoir 8 ans —, Hewald s’aperçut de la présence d’une marque de naissance se
trouvant située derrière l’oreille droite de la fillette. La marque était
absente à la naissance. Le phénomène était sans doute dû à la nature
magique de la relation entre Quintus et Tidhild, ce qui a retardé l’apparition
de la marque. Comme ni Tidhild, ni Wighard ne comportaient une telle marque,
Hewald soupçonna une relation adultère de la mère. Celle-ci jurant qu’elle
avait toujours été fidèle à son mari, le druide s’employa à sonder l’esprit de
Tidhild. Cela afin de vérifier si la jeune mère disait la vérité, ne
s’expliquant pas la présence de cette marque incompréhensible. Hewald comprit
alors que la jeune femme avait été victime d’un maléfice. Il vit en
visions les ébats amoureux de Tidhild avec le centurion romain.
Néanmoins, le druide a caché la nature magique de l’adultère, se
contentant d’indiquer la tromperie de Tidhild avec un romain. Sans préciser de
qui il s’agissait, pour éviter toute forme de complications diplomatiques.
Hewald était inquiet sur le fait qu’un centurion romain puisse être en
possessions de facultés druidiques. Il ne pouvait accepter cette hérésie, mais
le révéler au Conseil des Druides pourrait avoir des conséquences fâcheuses sur
l’entente entre leur ordre et les légions romaines. Pour éviter un chaos
pouvant résulter de la déclaration de ce fait, Hewald a donc gardé le secret.
Même en sachant ce que cela entrainerait pour la pauvre Tidhild. Les lois de la
tribu étaient claires : toute femme s’étant montrée coupable d’avoir
trompé son époux devait être lapidée par les villageois. Jusqu’à ce que mort
s’ensuive. La fillette qu’était Hildelith assista en pleurs au lent calvaire de
sa mère, dont son père lança les premiers projectiles et s’acharnant même sur
elle.
Le corps sans vie de la femme fut placé dans la forêt, laissé en
proie aux animaux sauvages. Quant à Hildelith, Hewald craignait qu’elle
représente un problème, elle aussi. Si l’un des villageois en venait à
découvrir la nature magique de la marque — pouvant donc mettre à jour le fait
qu’un romain était doté de connaissances druidiques —, cela pourrait causer un
discrédit sur le village et son propre pouvoir politique en tant que druide. En
plus d’une possible exclusion de l’Ordre des Druides du pays. Refusant que
cette possibilité puisse mettre à néant sa position, Hewald entreprit de
demander le bannissement de la fillette — conformément à d’anciennes lois
celtiques connues de lui seul. Il espérait ainsi que l’enfant — lâchée en
pleine forêt, comme le corps de sa mère quelques jours avant —, périrait d’une
manière ou d’une autre au sein de cet environnement hostile. Il ne pouvait pas
la faire exécuter comme cela avait été le cas de sa mère, les sanctions
celtiques de cet ordre ne s’appliquant pas aux enfants. Le bannissement était
sa meilleure option pour se débarrasser du danger que représentait l’existence
même d’Hildelith.
Le plan d’Hewald semblait parfait, mais il avait négligé un
détail : Quintus. Ce dernier avait trouvé le corps de Tidhild,
portant des milliers de traces de pierres sur son corps ravagé. Il comprenait
qu’un évènement avait révélé aux villageois qu’il était le père génétique de
l’enfant. Lors de certaines des escapades de Tidhild, cette dernière était
accompagnée de sa fille. Quintus soupçonnait qu’elle pouvait être le résultat
de sa relation avec son amante, mais il ne pouvait en être certain. Ses
pouvoirs ne lui permettant pas de déterminer s’il était bien son père
biologique. Malgré cette incertitude, Quintus s’est attaché à la fillette. Les
jours où elle venait avec sa mère, le centurion discutait avec cette petite
famille, laissant de côté ses envies de sexe. Des moments attendrissants, qui
révélèrent un élément important au centurion. Bien qu’il usait aussi de
l’effacement de mémoire sur Hildelith, celle-ci semblait ne pas être affectée,
et se souvenait des moindres détails de ses rencontres avec le romain.
Toutefois, sans doute consciente qu’il fallait garder secret ces
instants familiaux — après avoir compris que sa mère n’en avait pas le souvenir
une fois revenues au village —, Hildelith a toujours tut ce qu’elle savait. Y
compris lors de l’exécution de sa mère. À ce moment-là, la fillette
craignait que cette révélation lui causerait une lapidation à elle aussi. Pour
n’avoir pas avouée ce dont elle était détentrice comme information sur la faute
de sa mère. Hildelith ignorant les coutumes celtiques — empêchant la mort
directe d’une enfant , elle se pensait vraiment en danger. Puis, après son
bannissement, Hildelith a cherché le corps de sa mère. On lui avait refusé le
droit de se recueillir sur son corps auparavant. C’était avant qu’Hewald
prononce sa sanction qui la ferait devoir partir du village. Alors, une fois
lâchée dans la forêt, c’était l'opportunité de pleurer sa mère devant son
corps. Elle a vu Quintus se lamenter devant la dépouille de celle-ci.
Hildelith a alors expliqué au romain ce qui s’était passé,
indiquant qu’elle se vengerait des villageois quand elle serait plus grande.
Quintus a su — à la lumière de ces révélations —, qu’Hildelith
était bien sa fille. Décidant de prendre ses responsabilités, Quintus entreprit
d’emmener la fillette avec lui à Rome. Ceci après avoir fait envoyer un message
à ses supérieurs, et prévenant de son statut de père, suite à une liaison
avec une autochtone. Il tenait à s’occuper personnellement de son éducation, au
sein de son foyer. Etant donné son haut statut militaire, on lui accorda ce
droit. Il pouvait élever l’enfant jusqu’à ce qu’elle soit en âge de devenir
servante au sein de sa maison. Après quoi, elle continuerait son éducation
auprès du reste de son personnel vivant sous son toit. Hildilith se vit changer
son prénom en Laberia, et pu vivre plusieurs années sous le toit de Quintus.
Des années durant lesquelles le centurion comprit les dispositions de sa
désormais fille à la magie druidique. Il lui enseigna ce qu’il savait lui-même,
et fit développer son pouvoir qui montra de plus en plus sa puissance. Quintus
n’avait jamais vu de telles facultés, même chez des druides de haut
rang.
Il comptait faire de sa fille une véritable arme vivante qui
pourrait servir Rome. Hors de question pour lui qu’elle devienne une simple
servante, comme il l’avait promis. Il fit part de son projet à
César. Bien que réticent au départ à la demande de Quintus, ce dernier
fut témoin des extraordinaires aptitudes de Laberia, et donna son aval afin
qu’elle bénéficie d’un statut spécial. César accorda à Quintus qu'il fasse de
la jeune fille son héritière, lui attribuant ainsi toute légitimité en tant que
romaine. Pour le reste, elle ne pouvait pas prétendre à devenir
militaire : étant une femme, c’était contraire aux règles romaines.
Mais en tant qu’arme, ça ne posait aucune difficulté qu’elle puisse participer
à certaines campagnes. Quintus imposa juste d’être toujours présent lors de
celles-ci. César n’y vit pas d’objection. Les deux furent envoyés en Bretagne
pour participer à diverses opérations militaires, destinées à mater certaines
tribus montrant des signes de rébellion. Une aubaine pour Hildelith/Laberia,
qui voyait ainsi le moyen de se venger des assassins de sa mère. D’autant qu’on
approchait de la période du Samain. Ce qui lui fit entrevoir comment se venger
efficacement de son ancien village.
Entre autres facultés, Hildelith pouvait influer sur l’esprit des
autres, de manière à ce que les cibles touchées ne perçoivent pas sa présence.
C’est cette technique qui lui a permis de s’approcher de la hutte d’Hewald sans
qu’on la voie, puis parsemer mon voyage aller et retour des divers obstacles
rencontrés. Franchir le dôme avait représenté pour elle une formalité, étant
donné la portée du pouvoir en elle qui dépassait allégrement le mien, de toute
évidence. Maintenant qu’elle s’était assurée que notre village serait condamné
aux ténèbres éternelles — en tuant Horik —, il ne lui restait plus qu’à
modifier la constitution du dôme, afin que son action perdure dans le temps. De
façon indéfinie. Son long monologue s’étant achevé, Hildelith souriait, ravie
de la terreur s’affichant sur les visages des villageois.
— à présent, je vais vous laisser absorber toutes ces
informations, ainsi que le fait que vous allez tous mourir ici. Au sein de ce
village et ses rites barbares. Vous aurez toute l’éternité pour réfléchir à vos
fautes.
Après ça, Hildelith s’est contentée de marcher tranquillement
jusqu’à la sortie du village. Tout le monde s’écartait sur son passage, chacun
étant tétanisé par ce qu’elle représentait. Elle avait pratiquement les
pouvoirs d’une déesse. À se demander d’ailleurs si elle n’était pas la
réincarnation de Morrigan, une déesse de la guerre et de la mort. Un silence
mortel s’empara du village durant toute sa marche, jusqu’à ce qu’elle
franchisse la barrière sans le moindre effort apparent. Alors que même
moi, je devais m’employer à un effort intense pour traverser. L’instant d’après
— tandis qu'Hildelith était de l’autre côté —, nous avons vu les ténèbres
envahir encore plus les lieux. On ne voyait même plus le ciel et la lune. Il en
fut de même pour le soleil les jours suivants. C’était comme si nous avions
tous été envoyés — avec nos huttes —, au sein du Sidh. L’autre monde celtique.
Ce fut le début d’un cauchemar encore plus abominable pour nous tous.
Le renforcement du dôme s’accompagna d’une autre désillusion.
Après le choc causé par les révélations d’Hildelith, je constatais que je ne
pouvais plus franchir la barrière. J’eus beau user de tout mon pouvoir, rien
n’y faisait. Si les villageois espéraient se servir de moi pour effectuer de
quoi subvenir aux besoins en nourriture du village — s’étant même persuadés de
m’inculquer l’apprentissage nécessaire théorique pour cela —, à la lumière de
ce nouvel obstacle, tout était réduit à néant. Il n’y avait plus le moindre
espoir. Les premiers jours — résignés —, nous avons fractionné les parts de
nourriture de chacun, parmi celle restant au sein du village. Ensuite —
tiraillés par la faim —, nous avons mangé nos chevaux, nos chiens, nos poules.
Nous arrachions des racines, faisions infuser les rares points d’herbes
figurant dans le village. Pourtant, vint un moment où toute forme de ressources
naturelles devint inexistante. Quel que soit l’endroit où nous pouvions
chercher. Nous n’eûmes d’autre choix que de recourir aux pires extrémités de
survie. Le cannibalisme fut notre seule option pour tenir le plus longtemps
possible…
Au début, nous sacrifions les plus faibles d’entre nous.
À savoir les plus âgés… Et aussi les plus jeunes. Autant les
vieux considéraient comme un honneur de périr pour permettre aux générations
plus jeunes de continuer de vivre ; autant il y eut plusieurs
cas de violentes altercations, quand il fallut faire comprendre à des
mères en larmes de céder leurs enfants pour servir de repas… Vous
n’imaginez pas la douleur atroce de ces pères devant assassiner leur fils ou
leurs filles en bas âge, devant leurs épouses qu’on pouvait très difficilement
maintenir de force pour l’empêcher. N’importe quelle mère aurait fait de
même. Il arrivait parfois qu’on les enferme dans leurs huttes, postant des
hommes robustes à chaque sortie possible. Le but étant de leur éviter le
spectacle de la décapitation et l’éventrement de leurs bébés. Ainsi que tout ce
qui constituait leur progéniture.
Une fois arrivés à la fin du «
stock » d’enfants, ce fut le tour des femmes ayant le moins de
capacité à procréer. Les plus jeunes étaient « prêtées » à nombre d’hommes, afin de mettre au monde de
futures sources de bombance pour le reste du village. Donner la vie n’avait
plus aucun sens. Ce n’était que de la nourriture. Rien de plus. Des combats
entre les hommes étaient organisés pour désigner qui serait sacrifié, afin de
préserver les femmes destinées à remplir nos assiettes, par les naissances
qu’elles occasionnaient. Des combats violents et sans pitié, chacun s’évertuant
à ne pas finir dans une grande marmite placée au centre du village, pour plus
de facilité. Le stress et la peur finirent par déclencher des formes de
stérilités de plus en plus fréquentes. Il devint vite évident que conserver les
femmes ne servaient plus à rien. L’une après l’autre, les dernières rescapées
de la gent féminine achevèrent leur vie en servant de plat de viande.
Nous avons tenu 3 années à agir de cette manière, plongeant
toujours plus dans l’horreur et l’inhumanité la plus totale envers nous. Il ne
resta bientôt plus qu’un petit groupe d’hommes. Malgré ma faible constitution
qui aurait dû avoir raison de moi facilement, je profitais de mes pouvoirs pour
ne pas devenir un plat permettant d’offrir de quoi nourrir les autres, durant
quelques semaines ou mois. Au final, je fus le dernier survivant à ce
cauchemar de tous les instants. Je me surpris à avoir de moins en moins de
difficultés à abattre les miens, jour après jour. Sur la fin, j’ai même
envisagé de m’auto-dévorer, une fois les réserves de « viande » arrivées à leur terme. J’ignore si Hildelith —
d’une manière ou d’une autre, vu les pouvoirs qu’elle possédait —, avait
compris que j’étais le dernier survivant du village, et qu’elle a voulu me
donner une chance de m’en sortir — cela parce que j’étais semblable à elle.
Néanmoins, je m’aperçus que l’obscurité au sein du village devint
soudainement moins intense. Comme si le pouvoir du dôme s’était affaibli.
Piqué par la curiosité, j’ai alors testé si je pouvais traverser
la barrière. J’avais effectué ce même test des dizaines de fois durant le
calvaire ayant touché notre village, gardant l’espoir que je puisse trouver de
quoi arrêter le massacre. Sans jamais obtenir autre chose qu’un sévère mal de
tête par mes essais. Pourtant, cette ultime fois, j’ai réussi. J’ai pu franchir
le dôme et me retrouver à l’extérieur du village. Je regoûtais à la lumière du
soleil, au parfum de la terre, à la senteur des fruits des arbres et des
fleurs. J’étais fortement affaibli, mais pour la première fois depuis des
années, je ressentais en moi l’espoir de vivre. J’ai mangé des pommes, dévoré
des céréales sur leurs épis comme s’il s’agissait d’un plat de luxe, cueilli
des champignons dont je m’empiffrais goulûment. Je revivais petit à petit. Dans
le même temps, je sentais à l'intérieur de mon être une étrange sensation.
Comme un appel à me diriger vers un lieu inconnu, loin de la Bretagne.
Je n’ai jamais pu déterminer si c’était l’esprit d’Hildelith qui
me priait de la rejoindre — en tant que Saino moi aussi —, au-delà des
océans, vers la lointaine Rome. Ou peut-être était-ce juste la manifestation
d’une folie s’étant insinuée en moi. Après avoir provoqué tant d’horreurs
envers mes compatriotes au sein de mon village, était-ce vraiment
étonnant ? Toutefois, malgré l’insistance de cet appel, je n’ai
jamais quitté ma Bretagne natale. J’ai trouvé refuge au cœur d’une autre
tribu, à qui j'ai raconté l’épreuve que mon village et moi avions subi. Aux
yeux des villageois, j’avais rêvé Hildelith. J’avais rêvé nombre de choses. Les
miens avaient subi la colère des dieux pour une faute autre que Samain. Nous
avions tous été envoyés dans les méandres d’une folie collective, sans
possibilité pour nous de comprendre notre punition divine. Peut-être qu’ils ont
raison. Peut-être que tout ça était dans ma tête. Que les résidents de mon
village ont subi une mort affreuse — à cause d’une maladie particulière causée
par un aliment ou un évènement quelconque —, et que, durant tout ce temps, je
n’étais plus en mesure de discerner le vrai du faux.
Peut-être. Peut-être pas. Mais ça n’a plus vraiment d’importance à
présent. J’ai une nouvelle tribu, avec un nouveau druide comme maître. Ce
dernier a reconnu lui aussi en moi des dispositions phénoménales — propres
à un futur grand druide —, et il a continué mon apprentissage débuté par
Hewald. Je continue ma vie, mais je garde en moi ces images de mort, de
massacre, de sang éparpillé sur l’autel de pierre servant aux sacrifices. Je
revois en songe ces visages de terreur, ces femmes criant qu’on leur rende
leurs bébés, ces enfants demandant à ne pas mourir… Autant de visions
d’horreur qui ne parviennent pas à s’estomper. Elles font partie de moi à
jamais, enfermées dans ma mémoire. J’ai conservé de mon expérience la peur des
ténèbres. Je suis incapable de dormir sans être entouré de dizaines de bougies
pour me rassurer. Je veux être certain que les ténèbres du Samain ne me
piégeront pas de nouveau.
Un jour viendra où elles m’envelopperont encore, mais cela
signifiera simplement que j’ai atteint la limite de ma vie. Ces tènèbres-là
seront le signe que je peux enfin apaiser mon âme, en toute sérénité. Sans
revoir ces images terrifiantes des miens se massacrant les
uns et les autres. Sans cet appel qui se fait entendre encore certaines
nuits… Ce jour-là, je serais libre. Libre de m’en aller vers un ailleurs
qui ne me torturera plus. Libre de renaître dans un autre corps, pour vivre une
autre existence, quelque part dans l’immensité de ma chère Bretagne...