23 nov. 2025

CELUI QUI CHARMA UNE DEESSE




Le désespoir et la tristesse profonde occasionnent des choix hasardeux, pour ne pas dire regrettables. Ils font prendre des décisions irréversibles, transformant une vie en un enfer permanent. Et le mot « enfer » n’est pas anodin concernant mon histoire, car il représente le lieu où m’a conduit mon arrogance, en pensant que les Divinités anciennes parviendraient à calmer les fleuves de larmes qui ont coulées sur mon visage, depuis la mort de ma chère Estrela. Il s’était passé deux semaines depuis que celle qui avait fait de ma vie un torrent de bonheur avait vu son âme fauchée par un conducteur ivre. La mort dans l’accident de ce dernier ne m’a offert qu’une maigre consolation : la lumière de mes jours n’était plus. J’ai eu la faiblesse de croire dans les affirmations d’une cousine m’ayant affirmé que la solution à mon malheur résidait dans d’antiques croyances, liées à la cosmogonie grecque. Dans les divinités qui, selon elle, perdurait en ce monde, après avoir perdu la foi du peuple grec, qui avait causé leur prétendue extinction. Dans les faits, les dieux grecs n’ont fait que se cacher, vaquant à des fonctions mineures pour continuer d’exercer leurs pouvoirs et ne pas les voir s’affaiblir, au sein de diverses contrées. Dont mon pays, l’Italie.

 

Ma cousine m’indiqua que ma chance était que je vivais près du lac Averne, que l’on disait être l’une des portes menant aux Enfers. Il existait un carrefour situé avant l’accès au lac, qui offrait l’avantage de pouvoir demander l’aide d’une déesse pour accéder aux Champs Elysées. Là où Estrela avait forcément été envoyée. Toujours selon ma cousine, l’enfer grec s’étendait sur tout le globe, et les catholiques n’avaient fait que s’approprier cette appellation, en déformant sa fonction première. Je n’y croyais pas trop, mais j’ai fini par suivre les recommandations de ma parente. Je me suis rendu au carrefour évoqué, et j’ai sacrifié notre chien, la seule chose qui me restait d’Estrela, en invoquant Hécate. La triple déesse. Seule capable de pouvoir intercéder en ma faveur auprès d’Hadès, seigneur des enfers, pour me permettre de rejoindre mon aimée perdue avant mon heure. La déesse n’est pas apparue elle-même : elle a envoyée 3 Avernales munies de torches. Des nymphes des enfers. Elles m’ont menées au lac pour m’y noyer. Condition inexpugnable pour passer inaperçu et obtenir l’aval de Charon pour traverser le Styx. En tant que vivant, il m’aurait été impossible de ne devenir autre chose qu’une âme en perdition sur les rives du fleuve.

 

Je ne me souviens pas très bien de l’étape où mon âme a été conduite auprès de Charon, pendant que mon enveloppe charnelle vide flottait probablement sur la surface des eaux du lac, à la surface terrestre. Je ne me rappelle que des sourires bienveillants des Avernales ayant pris place avec moi dans la barque ténébreuse, afin d’être conduit auprès d’Hécate. Celle qui m’obtiendrait une audience auprès d’Hadès, dans le but de rejoindre Estrela aux Champs Elysées. J'ai le souvenir des cris lugubres proférés par des milliers de visages dans les flots du Styx. De leurs bras tentant de m’attraper pour que je rejoigne leurs souffrances. A eux qui n’avaient eu la chance de pouvoir donner l’obole nécessaire à Charon pour être jugé, condamnés à errer pour l’éternité dans ces eaux noirâtres et nauséabondes. Plusieurs fois, j’ai bien failli chavirer, car agrippé par l’une de ces mains éthérées. Je n’ai dû d’échapper à ce sort funeste que par l’intervention des Avernales qui brûlaient ces âmes perdues. Les flammes particulières de ces torches étant les seules capables de provoquer des souffrances plus terribles que leur déjà triste sort.

 

Pour ma part, étant ici par la volonté d’Hécate à qui j’avais fait appel par le sacrifice nécessaire pour faire appel à elle, j’avais été dispensé de déposer dans la paume de main de Charon ce que ces âmes n’avaient pu donner. Un privilège. Si tant est que l’on peut l’appeler ainsi, du fait de ma désormais condition incertaine. Rien ne garantissait qu’Hadès accepterait de me recevoir, après qu’Hécate se soit portée garante de ma requête. Mais j’avais bon espoir. Je repensais aux paroles de ma cousine : « Seule Hécate pourra te permettre de revoir Estrela. Aie confiance en moi. Aie confiance en elle… ». Stupide que j’aie été ! Comment aurais-je pu connaître la véritable raison de ma présence aux enfers grecs ? Comment aurais-je pu deviner que ma cousine n’était qu’une nymphe ayant pris possession du corps de ma cousine, cette dernière étant morte depuis longtemps sans que personne ne s’en soit doutée, qui avait vu en moi le moyen de régler sa dette envers Hécate. Lloria, le nom de cette nymphe, admirait tellement la vie terrestre qu’elle a décidé un jour de quitter sa fonction de servante d’Hécate pour vivre en surface, auprès des humains. En partant sans en avoir le droit, en s’emparant et dévorant l’âme de ma cousine, Lloria s’était rendue coupable d’un grave crime aux yeux de la déesse. La seule manière pour elle de conserver sa vie en surface et expier sa faute était de livrer à son ancienne maîtresse un substitut à son absence : moi.

 

C’est la vérité dont j’ai eu connaissance, une fois mis en présence d’Hécate. Il n’avait jamais été question que la déesse me fasse obtenir une audience auprès d’Hadès. Et encore moins que je puisse espérer rejoindre Estrela aux Champs Elysées. Qui plus est, j’allais apprendre une autre terrible raison de cette impossibilité, du fait du passé de celle qui avait toujours été pour moi un océan de tendresse et de compassion. Mon cher amour était détentrice d’un secret que je n’aurais jamais pu soupçonner : elle était une meurtrière qui avait fui son véritable pays natal et s’était réfugiée en Italie. Là où elle avait vécu une grande partie de sa vie, elle faisait partie d’une famille d’assassins. Une famille dont le quotidien se résumait à tuer sur commande des cibles toutes désignées, selon le désir de commanditaires fortunés. Estrela s’est lassée de cette vie s’organisant dans la préparation de meurtres en tout genre, ponctuée par le sang et la mort. Un contrat de trop. Un jeune enfant, seul héritier d’une famille au pouvoir économique immense, dont la disparition permettrait à une famille rivale de s’accaparer des marchés colossaux. Une famille qui avait déjà orchestrée la mort des parents de l’enfant. Celui-ci ayant miraculeusement échappé à l’accident mis en place par ces ordures sans nom. Estrela avait été chargée par son père de tuer le jeune garçon, un dénommé Anton. Elle n’a pu s’y résoudre et a fui. Elle a fui son père, son rôle de tueuse, cette vie qu’on lui avait imposée et qu’elle ne supportait plus. Elle savait qu’elle ne pouvait pas sauver cet enfant, et elle n’a même pas essayé. Elle est partie, espérant trouver un autre destin plus conforme à sa nature véritable, ailleurs.


 Après des mois d’errance à survivre de petits boulots tout juste suffisants pour payer le loyer de son logement et se nourrir, elle m’a rencontrée. J’ai représenté la sortie de son enfer. Elle a pu enfin goûter au bonheur auquel elle aspirait. Jusqu’à ce jour tragique. Cet accident qui n’en était pas un. C’est également ce qui me fut mis en lumière par Hécate, ravie de voir ma mine déconfite quand au passé de mon aimée et la véritable raison de l’accident qui lui avait coûté la vie. Sa famille l’avait retrouvée et organisé sa mort, par l’intermédiaire d’un homme criblé de dettes, chargé de l’exécuter, tout en faisant croire à un coup du sort. A cause du passé d’Estrela, des morts dont elle avait été l’ange mortel, elle n’avait pu prétendre aux Champs Elysées. Elle se trouvait au Tartare. Là où se trouvait les criminels et les dieux déchus. Là où elle subissait déjà les pires tourments en réponse de ses actes lors de son ancienne vie. Avec aucune possibilité de pouvoir recevoir la moindre visite de quiconque…

 

J’étais anéanti. Non seulement de découvrir qui était Estrela en réalité, mais aussi du piège dans lequel m’avait fait tomber Lloria. Un piège lui permettant de jouir désormais pleinement de sa vie terrestre, en faisant de moi le nouveau servant d’Hécate. Je ne pouvais rien changer à mon destin, quoi que je fasse ou dise : les dés étaient jetés. J’avais été victime d’une double trahison. Je ne sais pas comment j’aurais réagi si c’était Estrela qui m’avait avoué son passé sanglant. L’aurais-je rejetée pour ses actes, ou, au contraire, aurais-je décidé que cette partie de sa vie appartenait à une personnalité d’elle qui n’était plus. Après tout, elle avait fui cette ancienne vie, et j’étais celui qui lui avait permis de revivre. Non, décidément, je ne pense pas que j’aurais pu lui en vouloir de m’avoir caché cet aspect d’elle. Cela aurait sans doute provoqué une brisure entre nous, mais qui aurait pu être réparée avec le temps. Elle avait déjà souffert de son passé : jamais je n’aurais pu la faire replonger en la répudiant. Cela m’aurait été humainement impossible.

 

Malheureusement, c’est ce même passé qui avait fini par mettre un terme à sa vie, à notre vie. C’est ce passé qui, indirectement, m’avait privé d’elle, me plongeant dans le désespoir, et fait une cible de choix pour les plans de Lloria. Si ce n’avait pas été moi, un autre aurait pris ma place. Mais mon désir de retrouver mon aimée s’était révélé l’étincelle ayant décidé cette nymphe à faire de moi son choix idéal pour se libérer de la colère d’Hécate, et continuer de profiter de sa vie terrestre. Je m’étais révélé n’être qu’un simple jouet, une marionnette ayant cru la piété de ma fausse cousine, et je payais le prix aujourd’hui de ma naïveté. Je suis désormais condamné à vivre aux enfers, en tant que servant privilégié d’Hécate. Lloria était sa première servante, celle qui était la préférée d’Hécate. D’où sa colère compréhensible suite à la trahison dont la déesse avait été la victime. Je ne suis pas sûr que je serais capable de remplacer efficacement Lloria aux yeux d’Hécate. A ses yeux, je représenterais à jamais la représentation de la traitrise de celle qui était l’objet de toutes ses attentions.

 

Je pense qu’il y a eu aussi un peu de ça dans le choix de Lloria de quitter le monde des Enfers pour rejoindre la surface : cet amour immodéré d’Hécate envers elle. Une manière pour la déesse de lui faire oublier son amour perdu qu’était Hadès. Elle n’a jamais accepté de voir Perséphone obtenir les faveurs du dieu des enfers. Néanmoins, elle a fait profil bas, et rangé sa haine envers la fille de Demeter et Zeus. Malgré le désaccord de départ de Demeter, c’était cette dernière qui avait finalement mis en place ce pacte particulier entre sa fille et Hadès. Un pacte obligeant Coré, nom d’origine de la déesse du printemps qu’était Perséphone, à vivre 6 mois en enfer, et les 6 autres en surface, à ses côtés. Demeter avait été sensible à la détresse de sa fille suite au bannissement d’origine, après que Coré alias Perséphone, une appellation donnée par Hadès lui-même pour son rôle de reine des enfers, eut transgressé sans le savoir une promesse divine. Celle faite en buvant le breuvage du Styx lorsqu’elle n’était qu’une enfant, devant dévouer sa future vie en tant que déesse vierge. Un désir de Déméter elle-même, qui refusait de voir son unique fille se retrouver loin d’elle, dans les bras d’un homme. Ces hommes qu’elles haïssait, depuis que Zeus l’avait abandonnée en lui promettant monts et merveilles. Des mensonges que Demeter a cru, persuadée que Zeus quitterait Héra pour elle. Mais c’était mal connaitre le lien indéfectible, malgré ses adultères à répétition, entre Zeus et Héra.

 

Pourtant, Demeter a accepté l’amour de sa fille auprès d’Hadès. Elle ne voulait pas que Coré subisse les désillusions qu’elle-même avait subie, bien qu’ayant tout fait pour que sa fille chérie ne découvre jamais les bras d’un homme. Sans savoir que de l’autre côté Hécate avait usé de tous les stratagèmes pour que cette union entre Hadès et la désormais Perséphone n’ait jamais lieu. Lloria était une servante dévouée, toujours prête à répondre aux attentes de sa maitresse. Une admiration qui a été prise pour de l’amour par Hécate. Lloria n’a jamais eu la force d’avouer qu’elle ne voulait pas d’une telle relation, qui avait fini par la faire fuir les enfers. Un drame en entrainant un autre, je m’étais trouvé au bon endroit au bon moment pour libérer Lloria de cet amour unilatéral entre elle et Hécate. La friandise parfaite, d’autant que mon visage ressemblait à celui d’Hadès. C’était aussi un élément qui avait eu son importance. Pour la nymphe, j’étais celui qui serait le plus à même de combler les désirs de la déesse. Celui qui lui ferait oublier l’absence de sa servante préférée et amour de substitution, celui qui serait le remplaçant parfait d’Hadès.

 

J’ai vu la réaction de la déesse quand j’ai été présenté à elle. J’ai entendu ses mots : « tu lui ressemble tellement… ». Je ne peux pas oublier Estrela, surtout en sachant qu’elle est là, tout près, dans ce Tartare qui m’est inaccessible. Je pense que c’est ça qui m’a fait me résigner à devenir le nouvel amour d’Hécate. Je ne lui avouerais jamais lors de nos ébats, mais c’est le visage d’Estrela que je vois devant moi lors de ces moments intimes. Pas que la déesse qui a fait de moi son servant aux multiples privilèges me soit indifférent, au contraire. Je ne connais aucun homme qui ne reconnaitrait pas la chance qui m’a été assignée d’être son préféré, au vu de l’exceptionnelle beauté de celle qu’on désigne parfois comme la déesse des carrefours. Mais je ne peux pas effacer 5 ans de vie commune avec une mortelle d’un claquement de doigt. Peut-être qu’un jour je ne verrais plus le visage d’Estrela à la place de celui d’Hécate. Quand ce moment arrivera, cela signifiera que j’ai définitivement et volontairement rangé mon ancien amour au fond de mon cœur pour le remplacer par cet amour divin. Celui qui a poussé Hécate à dédaigner complètement Hadès. Jusqu’à oublier de fomenter des plans pour briser la relation de son précédent amour avec Perséphone.

 

Alors oui, il y a désormais deux amours en moi : celui du passé, représenté par l’inaccessible mais proche Estrela ; et celui du présent, représenté par cette déesse qui parvient, jour après jour, à repousser au loin mes appréhensions envers elle, suite à le découverte du plan orchestré par Lloria. Même cette dernière, je ne parviens plus à lui en vouloir. Avec le temps, connaissant ses raisons, il ne m’est plus possible de la haïr, tel que cela a été le cas au départ. La beauté d’Hécate, ses attentions pleine de tendresse à mon égard, les folles nuits que nous passons ensemble… J’ai appris à les apprécier à leur plus haut niveau. Je ne sais pas encore si c’est vraiment de l’amour, car j’ai encore, par moments, le visage d’Estrela qui emplit mes pensées, mais il est indéniable que je ressens de plus en plus quelque chose de profond pour cette déesse trahie plusieurs fois. J’ai rencontré Hadès. J’ai discuté avec lui. Je ne sais pas si cela fait partie de ses pouvoirs, mais il a compris les ressentiments qui me rongeaient. C’est lui qui m’a enseigné comment faire table rase du passé.

 

Selon lui, Hécate n’a jamais été aussi conciliante avec son rôle de dieu des enfers. Elle qui trouvait toujours à redire au moindre de ses ordres, cherchant de nombreuses fois à remettre en cause ses décisions, du fait de la présence proche de Perséphone la plupart du temps, cette même déesse souvent ingérable, dont il n’ignorait pas l’attirance non réciproque qu’elle éprouvait pour lui, était devenue un modèle de compréhension et de calme. Grâce à moi. Ses mots m’ont touché, et je me suis remis en question plusieurs fois, après chacune des fréquentes conversations que nous avons eues, lui et moi. Je ne dirais pas qu’il est devenu un ami, mais il y a une compréhension commune nous liant qui fait que nous nous entendons comme rarement cela pourrait être le cas entre un Dieu chtonien et un ancien mortel. Je dis ancien mortel, car depuis mon arrivée aux enfers, j’ai été… disons… « élevé » à un rang supérieur. Une sorte d’équivalent des Nymphes, justifiant ainsi totalement mon poste auprès d’Hécate. C’est elle-même qui en a fait la demande à Hadès, après quelques années passé à ses côtés.

 

Elle a complètement oublié Lloria à l’heure où je vous parle. Ce n’est pas encore mon cas concernant Estrela, mais son image a tendance à s’estomper de plus en plus. Viendra sans doute un jour où je pourrais offrir l’intégralité de mon amour à Hécate, sans que le visage de mon ancien amour s’interpose au sein de notre couche. Qui plus est, je jouis maintenant d’une certaine notoriété aux enfers. Celui qui a su rendre douce une déesse bien connue pour ses sautes d’humeur. Surtout concernant Hadès et Perséphone. Certains s’amusent parfois de son trouble quand elle me voit aux côtés du Dieu des enfers. Notre ressemblance y est pour beaucoup. Ce n’est pas qu’on pourrait nous prendre pour des jumeaux parfaits, mais nombre de nos traits sont d’une telle similitude qu’un non habitué pourrait s’y tromper.

 

Donc, voilà mon histoire. Moi, le mortel devenu l’amant d’une déesse. Nous ne pourrons jamais nous marier selon les dogmes des dieux. N’ayant pas de statut divin, cela m’est impossible. Mais j’ai tout de même quelques privilèges, comme accompagner Hadès sur l’Olympe lors de festivités particulières. Zeus a donné son accord sans sourciller, trop heureux de voir en moi le compagnon qui a su dompter le caractère de l’irascible Hécate. Ça ne plait pas à toutes les divinités, nombre d’entre elles refusant de m’approcher et n’hésitant pas à dire que je n’ai pas ma place auprès d’eux, mais bénéficiant de la protection d’Hadès et Zeus, ils se gardent de me provoquer ou de s’en prendre ouvertement à moi, malgré leur réticence à ma présence. Ils se taisent encore plus quand Hécate se joint à la fête, pour ne pas risquer de l’énerver. Même Arès sait à quel point il ne fait pas bon agacer la Déesse de la magie. Il a déjà fait les frais de ses sorts par le passé, et il est évident qu’il n’a pas vraiment envie de se retrouver sous la forme d’une table de banquet comme cela a déjà a été le cas, suite à une rixe entre les deux divinités.


Mon histoire paraîtra sans doute invraisemblable à beaucoup, mais c’est la mienne : je ne peux pas mentir sur les faits. Je me suis habitué à la proximité des dieux et d’autres créatures. Dionysos fait partie de ceux qui viennent régulièrement aux enfers pour me voir. Il dit qu’il me considère comme bien plus que ce que je suis. Il se dit souvent prêt à m’inculquer des conseils pour que je me prête à des épreuves de courage et de force, à l’aide de breuvages dont il a le secret, et pouvant m’offrir un statut de demi-dieu comme lui. Mais je ne me sens pas encore avoir le niveau pour ça. Mon rôle de servant privilégié d’Hécate, et mes liens avec d’autres divinités me conviennent parfaitement pour l’instant. Mais qui sait ? Si un jour, vous voyez un nouveau nom s’ajouter au panthéon des dieux anciens, malgré son histoire récente, ce sera sans doute parce que j’aurais cédé aux demandes incessantes de Dionysos, et que j’aurais fait en sorte de réussir les épreuves m’accordant un statut plus important au sein de l’Olympe. Dès lors, ma relation avec Hécate pourrait prendre un nouveau cap. Mais ça ne pourra arriver que le jour où Estrela aura complètement quitté mes songes…


Publié par Fabs

7 nov. 2025

LA CROISIERE (Spécial Halloween)




L’amitié est un alliage sentimental des plus étranges. Il suffit d’une rencontre dans une cour d’école, dans une soirée, une convention pour que l’on se découvre des atomes crochus avec quelqu’un qui était un ou une illustre inconnue quelques instants plus tôt. Une rencontre qui s’est formée au détour d’une pensée qu’on a exprimée un peu plus haut qu’on l’aurait voulu — en proie à un agacement ou, au contraire, à une profonde admiration pour un sujet quelconque — pour que la personne nous côtoyant découvre que nous avions les mêmes goûts qu’elle. Ou du moins des aspirations très proches. On discute, on élabore des théories, on vilipende sur une célébrité ou un homme politique… et tout s’enchaîne soudainement. Sans qu’on s’en rende compte, on s’échange des sourires, des numéros de téléphone, des adresses… On se donne rendez-vous pour tout et n’importe quoi qui sert de prétexte à se revoir l’un et l’autre… Et, très vite, ces liens fragiles de départ — qu’on pense oublier une fois l’évènement nous ayant rassemblés se soit achevé — deviennent indéfectibles. D’inconnus, on se transforme en des frères et des sœurs sans qui on ne conçoit pas de partager nos petits tracas quotidiens. Des plus plaisants aux plus terribles. Ainsi naît l’amitié.

 

Qu’est-ce qui m’a rapproché de mes éternels complices, faisant de nous des pièces d’un puzzle reliées, malgré la distance nous séparant les uns des autres ? Je ne suis pas sûr d’avoir une réponse concrète à donner à cette question. Peut-être qu’il n’y en a pas. Peut-être que la constitution de notre petit groupe s’est construit par le plus grand des hasards en fait. Nous étions tous là au même endroit, au bon moment. Il ne faut pas chercher plus loin. 4 âmes partageant la même passion de la fête, de la musique et des anciennes civilisations. Je pense que le secret de notre amitié réside aussi dans le fait qu’on s’est jurés de ne jamais s’amouracher les uns des autres de manière trop sentimentale. Nous étions deux filles et deux garçons : on aurait pu croire que l’alchimie qui nous unissait alors allait faire de nous des clones de Chandler, Rachel, Joey, Ross, Phoebe et Monica. Les héros de notre série favorite à tous : Friends. Un show basé sur une troupe d’amis tous aussi déjantés les uns que les autres, mais incapables d’en vouloir véritablement à l’un de leurs membres, s’il arrivait qu’il commette une erreur. Aussi importante soit-elle.

 

On était comme eux. Nous étions notre propre version de Friends. Une troupe un peu plus réduite, mais s’adorant de la même manière. Mais comme évoqué plus tôt, nous nous sommes promis de ne pas former de couples, pour que ça ne serve pas de prétexte à déchirer notre belle unité. Attention : je n’ai pas dit qu’il n’y a jamais eu d’histoires de sexe entre nous, bien au contraire. Cependant, ça s’arrêtait à cette limite : une osmose entre nos corps, sans aucuns sentiments véritables. Des SexFriends : voilà ce que nous étions. Ça peut sembler bizarre pour certains, mais c’était notre mode de vie et la recette de la longévité de notre amitié. Comme — en plus —, nous vivions loin les uns des autres, nous retrouvant à l’occasion d’évènements particuliers dans la ville de l’un de nous, on peut dire que nous avions toutes les cartes en main pour faire durer ces liens entre nous. Gary pouvait réserver une chambre à l’hôtel le plus proche avec Nubia, pendant que moi-même je passais du bon temps avec Kora le temps d’une nuit. Et le soir suivant, on s’échangeait nos partenaires sans que ça suscite la moindre jalousie ou animosité de l’un ou de l’autre. J’ai oublié de dire qu’il m’est aussi arrivé de finir parfois des nuits avec Gary, pendant que les filles partaient ensemble dans leur coin. Je vous l’ai dit : l’unité parfaite, à tous les niveaux possibles et imaginables. 

 

Cette bisexualité, elle n’existait pas au départ. Sauf pour Kora et Nubia qui avaient déjà eu des expériences avant que se forme notre guilde de bons vivants. Pour Gary et moi, ça s’est fait naturellement, sans qu’on se pose de questions sur l’envie de se connaître mieux. On n’était même pas saouls ce soir-là. Cela faisait trois semaines que notre groupe à part s’était mis en place, et on venait d’assister à une conférence sur l’hédonisme dans l'Antiquité. Une doctrine qui a été révélatrice de notre volonté de ne jamais se prendre la tête pour des histoires de cul, ou d’opposition religieuse et politique. Nous étions en phase avec Aristippe de Cyrène concernant ce qui nous unifiait. Nous recherchions le plaisir, sans en ressentir les souffrances y étant liées. Alors, ce soir-là, pour Gary et moi, goûter à cette nouvelle étape de fusion de notre groupe, c’était une évolution logique de ce à quoi nous aspirions pour conserver intacte notre amitié.

 

D’ailleurs, à chaque fois que nous nous retrouvions tous les quatre, on multipliait les débauches sexuelles à travers les boites d’échangismes dans lesquelles nous nous rendions. Dès le lendemain, nous comparions nos expériences mutuelles avec nos partenaires d’une nuit. Qu’elles aient été parfaites ou plus médiocres. On s’en amusait, n’omettant aucun détail croustillant. Ce qui impliquait les descriptions les plus salaces qui soit, où les attributs masculins et féminins se retrouvaient au centre des conversations. Et dire que tout avait commencé par une simple soirée cosplay. Chacun de nous avions choisi non pas de nous revêtir de costumes de héros de mangas ou de films, mais des personnages de l'Antiquité. Le thème de la soirée était “les grands héros de votre enfance”. Je crois que nous avions tous le même esprit tordu sur la signification de l’accroche. J’étais en Ulysse ; Gary en César ; Nubia en reine de Saba ; et Kora en Pythie. Autant vous dire qu’on jurait clairement au milieu des Seiya, Harry Potter et Superman qui remplissaient l’espace de la salle dans laquelle se déroulait la soirée. 

 

C’est cette singularité — et l’amusement d’avoir chacun cette impression d’avoir tout foiré en termes de déguisement —, qui a fait que les échanges entre nous ont débutés aussi naturellement que ne le feraient des gosses à une soirée d’anniversaire. Entre rires et comparatifs sur la tenue de chacun, nous nous sommes vite aperçus que nous avions des points de vue sur l’art de vivre très proches. Tout comme la nature de nos vrais héros, très différents de la masse populaire présente dans ce type de festivités. Oui, on s’est connus comme ça : parce qu’on avait la même conception erronée du thème d’une soirée. Chacun était venu pour des raisons différentes. Kora parce qu’elle devait se rabibocher avec sa sœur — qui n’est finalement jamais venue ; Gary à la demande d’une amie, qui l’a snobé toute la soirée en découvrant le costume qu’il portait ; Nubia parce qu’elle accompagnait son frère, le DJ de la soirée ; et moi pour faire plaisir à mon pote de chambrée, qui voulait que je m’amuse autrement qu’en lisant mes livres d’histoire au campus. Quatre destins qui n’auraient jamais dû se croiser en temps normal, mais dont les passions ont fait devenir les meilleurs amis du monde. Et plus encore.

 

Comme je vous l’ai déjà dit, on n’envisageait pas de faire des sorties spéciales séparément. Tout évènement annuel — avec son lot de fête et d’animations de toutes sortes —, se devait d’être pratiqué à 4. Aucun de nous n’a jamais réussi à avoir une relation stable de son côté. Je pense que nos boyfriends et girlfriends partageant nos vies — de manière très souvent éphèmère —, appréciaient sans doute peu d’apprendre notre conception de l’amour libre, sans attaches aucune. Le noeud même de ce qui faisait notre unité de groupe unique. Les séparations avec nos partenaires respectifs étaient donc régulières, et servaient de fil de conversations entre nous à chaque rupture. Et autant vous dire qu’on ne mâchait pas nos mots sur nos ex entre nous. On se faisait fort d’oublier ces petits inconvénients de nos vies sentimentales, en choisissant qui allait faire quoi et avec qui dans le plus proche hôtel. Il nous est même arrivé quelques fois de filmer nos ébats, dans le but de se les projeter ensuite lors de soirées très privées. Très souvent chez le frère de Nubia. Celui-ci étant fréquemment parti un peu partout — pour participer à des raves ou de grosses soirées en tant que DJ officiel —, son appartement se retrouvait vide la plupart du temps. Et comme il ne pouvait rien refuser à sa petite sœur adorée, elle avait toujours l’assurance d’avoir la clé de son domaine durant ses absences. Toujours le week-end. Ce qui arrangeait chacun de nous. 

 

Pour autant, on s’était imposés comme règle principale de ne jamais se livrer à nos petites embardées sexuelles dans cet appartement. Par respect pour Nubia, qui avait la confiance de son frère. Les lieux servaient uniquement pour discuter, boire, fumer et mater films et séries. Que les programmes soient à la télévision, ou bien faisant partie de nos petites collections à part, tel que je l’ai évoqué. Bref, nous étions bien plus que des amis : nous étions une famille. Quatre tarés constituant la plus délurée et plus atypique des familles de cœur, aux mœurs tout aussi particulières, pouvant faire rougir n’importe quel puriste digne de ce nom. C’est lors d’une de ces soirées — après 20 ans passés à vivre de cette façon , qu’on a décidé de marquer l’évènement. Vingt ans de folies sexuelles et d’amitié, ce n’était pas rien : il fallait absolument que l’on honore cette longévité. On était à un mois d’Halloween. La fête par excellence pour nous tous qui étions aussi des fans de l’horreur. Quand on sait tous les meurtres et autres horreurs qui se sont déroulés durant l'époque antique — notre période de l’histoire favorite —, c’était assez logique, en y repensant, de posséder tous cette passion commune. 

 

Tous les quatre, nous sommes tombés sur une publicité sponsorisée sur nos fils Facebook respectifs. Une croisière. Une croisière se déroulant sur les cinq jours précédant le jour-J d’Halloween. Soit six jours au total. Plus deux jours de traversée pour partir du port de Bari — dans notre Italie natale —, jusqu’au Pirée. Là où nous changions de bateau pour le voyage final, consistant à faire le tour des Cyclades. 5 îles représentant autant d’escales. Le trajet passait par Milos, Santorin — sur laquelle nous passerions deux jours —, Naxos, Andros et enfin Kéa. Là où se déroulerait une fête somptueuse pour fêter Halloween. C’était une manière d’allier notre passion de l'Antiquité à la fête. On était un peu déçus que Mykonos ne fasse pas partie des escales — pour les raisons que vous imaginez, étant donné nos goûts pour la luxure et la réputation de cette île en la matière —, mais cela restait une magnifique manière de fêter nos 20 ans d’amitié. Pour vous montrer à quel point nos liens étaient forts, on a tous eu la même idée quand vint dans la conversation le sujet de cet « anniversaire » qui nous tenait tous à cœur. C’était décidé : cette croisière nous permettrait de commémorer à la fois Halloween et la longévité de notre groupe — tout en visitant les Cyclades, ce qui était parfait pour des passionnés des anciennes civilisations tel que nous. 

 

Les semaines qui suivirent, nous restions en contact permanent pour se tenir au courant de nos préparatifs respectifs. Dire que nous étions impatients de nous trouver sur le bateau serait un euphémisme, tellement l’excitation qui nous envahissait était à son comble. Pas un jour sans qu’on en discute en visio. Quand le jour-J arriva, la pression accumulée durant tout ce temps s’est déversée en embrassades et danses improvisées sur le port de Bari. Le lieu du point de départ de la future grande traversée. Ces deux premiers jours se montrèrent assez calme. Il faut dire aussi qu’ils ne représentaient pas le cœur de la croisière, qui ne débuterait qu’au Pirée, dès le changement pour le vrai navire devant assurer les festivités. Sur le trailer de la publicité, il était précisé que chaque jour serait ponctué d’animations tournant autour de l’horreur. Toutes assurées par divers artistes. Comédiens, jongleurs, maquilleurs, conteurs… Le top du divertissement en matière d’horreur. On s’est montrés assez sages durant ces deux premiers jours, ne cherchant pas à ajouter de nouveaux partenaires à notre tableau de chasse. Si vous voyez ce que je veux dire. Parmi les passagers, tous ne se rendaient pas au Pirée avec le même objectif que le nôtre. Ce premier bateau servait à différents tours operators, qui se partageaient l’exclusivité pour emmener leurs clients en Grèce.

 

À dire vrai, on aurait adoré profiter du séjour pour visiter quelques coins typiques de Grèce dans le même temps. Toutefois, on se disait que ça restait une éventualité que l’on pourrait s’accorder, une fois la croisière prévue effectuée. Après tout, on avait tous trimés comme des dingues dans nos boulots respectifs, dans le seul objectif d’obtenir des congés suffisants pour couvrir deux semaines. Ce qui permettrait un petit « extra » en Grèce, après notre croisière Spécial Halloween. On a quand même pu savourer les menus de luxe inclus dans le prix, et admirés le magnifique paysage de la mer pendant ces deux premiers jours. Nous avons même eu la chance d’apercevoir des poissons se déplaçant en banc, à la lisière de la surface. Un spectacle impérissable qui resterait gravé dans nos mémoires. Une fois arrivé finalement au Pirée, nous nous sommes dirigés à l’embarcadère sur lequel se trouvait notre nouveau véhicule maritime. Celui destiné à nous faire vivre le véritable but de notre voyage. Je ne cache pas que l’allure dudit bâtiment nous a fortement surpris.

 

Contrairement au navire qui nous avait emmenés jusqu’ici, ce second bateau montrait des dimensions nettement plus réduites. Nous qui pensions être en nombre équivalent aux passagers ayant représenté nos premiers camarades de traversée, la surprise fut grande. Dans les faits — en dehors de nous —, seuls 45 passagers se retrouvaient à attendre que les barrières fermant l’accès au bateau s’ouvrent. En comparaison des 350 de l’autre navire, cela représentait une différence énorme. Cependant, on se persuadait que la convivialité serait sans doute plus en adéquation avec la fête. Il y aurait moins de risques de lourdauds coupables de gâcher les festivités, comme nous en avions été témoins lors des deux jours précédents. Sans parler des gosses courants partout et manquant régulièrement de nous faire tomber, poursuivis par leurs parents en sueur, et harangués par des matelots demandant à ne pas prendre le pont pour un lunapark. On serait uniquement entre adultes. Ce qui n'était peut-être pas plus mal, vu que les images présentes dans le trailer promo de la traversée annonçait du assez lourd, d’un point de vue effets sanguinolents. Mais bon, ça restait un trailer : on se doutait bien que la réalité ne serait pas aussi réaliste que ces images aguichantes nous ayant  décidé à embarquer.

 

Le bateau montrait une allure assez sinistre à l’extérieur. Cependant, l'effet était sans doute voulu, au vu des festivités prévues pour nous mettre dans l’ambiance horrifique attendue. Malgré tout, les taches brunes séchées sur les bastingages — tout en apportant un ton des plus significatifs — nous mirent mal à l’aise tous les quatre. On se demandait si ce n’était pas un peu exagéré d’afficher d’emblée ce type de « décorations ». Certes, le thème de la croisière était axée sur l’horreur, mais quand même. D’autant qu’on apercevait aussi — rejetés par les turbines du bateau vers l’arrière — des trainées rouges parsemées de ce qui ressemblait à des morceaux de chair. Le moins qu’on puisse dire, c’était que la société organisatrice n’y allait pas à moitié niveau ambiance. Et ce, avant même qu’on embarque. Je passerais sur divers autres aspects guère rassurants. À l’image de ce qui paraissait être des traces de coups assez profonds sur la tôle extérieure se trouvant juste en dessous du poste de Capitainerie. C’était comme si on avait balancé des masses importantes de là-haut, ayant cognées les cloisons avant d’atterrir plus bas sur le pont. 

 

Une impression qui se confirma sur ce dernier, porteur de marques significatives. Comme des morceaux de bois semblant avoir été frappés par un objet pointu, ou des trainées de mains ensanglantées sur les portes d’accès menant aux cabines. Shoggotha — le nom de la firme organisatrice —, avait  mis le paquet pour foutre la trouille aux passagers. Nous avions beau être habitués à tout ce qui a trait à l’horreur, d’autres éléments troublants se montrèrent assez dérangeants. Notamment, des effluves sortant de quelques bouches d’aération à l’intérieur, aux senteurs assez nauséabondes. Ou encore des morceaux de chairs criantes de vérités, trouvées au sein des fibres de la brosse servant au nettoyage des toilettes. Un sentiment de mal à l’aise partagé par d’autres passagers, avec qui nous avions fait connaissance à l’issue de notre premier repas du midi, au sein de la salle à manger du navire. Eux aussi avaient remarqué des détails un peu trop poussés dans le réalisme, découverts à l’intérieur de leur cabine. Tel qu’un morceau de ce qui ressemblait à un os plastifié — en tout cas à première vue —, coincé dans la grille d’un radiateur. Ou encore des touffes de cheveux présents dans l’armoire à linge, étonnament humides. 

 

Le soin pris par le personnel de l’Eldritch VII pour semer l’angoisse parmi les passagers était déstabilisante. On ne s’attendait pas — et visiblement les autres voyageurs pensaient comme nous — à une démonstration aussi poussée dans l’horreur manifeste. C’était tellement bien fait qu’on s’est plus d’une fois posé la question : était-ce du factice ou de vrais morceaux de chair, d’os et de sang ? Nubia a même retrouvé un passeport dans un tiroir. Ses pages étaient parsemées de sang. Gary, de son côté, a découvert une dent sous son lit. Vraiment, le voyage promettait d’avoir son lot d’éléments propres à terroriser n’importe quel esprit fragile. Et les expressions faciales du personnel n’étaient pas en reste. C’est simple : si je n’avais pas vérifié par moi-même qu’ils étaient des êtres vivants — en tâtant leur pouls à l’occasion d’une feinte de chute dans un couloir —, on aurait pu jurer qu’il s’agissait de véritables zombies dénués de toute émotion. Et nous n’étions que le premier jour.

 

Quant au contenu du premier repas, je préfère ne pas m’avancer, mais la viande ne ressemblait à rien de ce que je connaissais. En observant attentivement les têtes affichées par mes compagnons — ainsi que d’autres passagers —, je n’étais pas le seul à m’interroger sur la nature des morceaux dans nos assiettes. C’était annoncé être du mouton. Mais, franchement, ce mouton-là avait dû souffrir du voyage pour arriver jusqu’aux cuisines du bateau, vu son goût… particulier. Certains des matelots étaient grimés de manière parfois maladroite. Ce n’était cependant pas le cas de tous. Pour d’autres, le maquillage semblait nettement plus « naturel », si je peux le désigner ainsi. L’un d’eux montrait ce qui apparaissait être des branchies sur les côtés de son cou. Elles bougeaient comme si le marin respirait véritablement grâce à elles. La décoration de la salle — et d’autres endroits du navire destinés à nous divertir —, je préfère ne pas préciser tout ce que j’ai ressenti en m'y rendant. La liste des détails troublants serait trop longue. Le reste de la traversée allait nous procurer d’autres sources de stress, et pas des moindres.

 

La première nuit, Nubia est venue cogner à la porte de ma cabine. Elle était terrorisée. Quand je lui ai demandé ce qui se passait, elle a tout juste réussi à me préciser qu’elle avait entendu des souffles rauques venant de son armoire. Chaque fois qu’elle allumait, les sons disparaissaient, mais revenaient quand elle éteignait. Elle n’arrivait pas à trouver le sommeil à cause de ça, et me demandait si elle pouvait dormir avec moi. Sans autre intention. Je connaissais trop bien Nubia pour savoir qu’elle n’aurait jamais inventé une telle histoire, juste pour passer une nuit de sexe en ma compagnie. Qui plus est, son regard était équivoque : elle était dans un état de terreur non feint. Toute la nuit, elle a grelottée. Même en étant blottie dans mes bras. Elle me disait qu’elle voulait sentir quelque chose de rassurant sur sa peau. Je ne l’avais jamais vue dans un tel état. Si elle a fini par s’endormir, je m’en suis montré incapable.

 

Le lendemain, alors que nous fûmes réveillés à 7 heures par une fausse mélodie — qui ressemblait plus à des cris stridents de quelqu’un qu’on égorgeait qu’à une musique “creepy” —, Gary me fit part qu’il avait — lui aussi —, joué les « doudous » anti-stress avec Kora. Cette dernière avait également entendue des sons similaires. Mais venant des tuyaux de la salle de bains pour sa part. Pour éviter d’autres crises de panique, il fut décidé que les filles resteraient avec nous tout le temps de la croisière, afin de leur éviter d’autres désagréments nocturnes du même ordre. La matinée fut ponctuée par notre première escale, à Milos. Nous y restâmes de 10 heures du matin à 16 heures de l’après-midi. Heure à laquelle le bateau repartait pour la suite du voyage. Une étape qui nous a permis de nous remettre des émotions de la veille. Un séjour passionnant. Cela faisait bizarre de se dire que c’était de cette île que venait la fameuse Venus exposée au Louvre, en France. Nous nous y étions rendus une fois, à l’occasion de nos congés d’été, il y avait un peu plus de 10 ans de ça. Nous avons pu voir de loin le site de fouilles de Phylakopi, la baie et les vergers de l’île, ainsi que la mine désaffectée de souffre, sur la côte est. Nous étions détendus, et avons retrouvé le sourire. Nubia et Kora semblaient avoir oubliées la nuit détestable leur ayant fait fuir leur cabine. Quand nous sommes revenus au bateau, nous en étions à nous demander ce qui nous arriverait dans les heures à venir. Si on nous on avait dit que nous arriverions à paniquer à la simple idée de revenir sur un bateau, jamais on n’aurait pris cela au sérieux. Et pourtant, l’angoisse qui nous avait quitté le reste de la journée revint immédiatement après avoir reposé le pied sur le pont. 

 

À l’heure du repas, nous eûmes droit à d’autres plats étranges, mais nous faisions mine d’apprécier, histoire de ne pas vexer le chef cuisinier présent dans la salle. Il questionnait chaque attablée pour demander si tout leur convenait. Lui aussi était bizarre. Sa démarche… On aurait dit celle d’un crabe. Je sais : c’est idiot. Pourtant, je vous assure que c’est l’impression qu’on a tous eu, moi et mes camarades. Le chef n’avançait qu’en marchant sur le côté, faisant des pas croisés. Jamais on ne l’a vu avancer droit devant lui. Ni même reculer quand quelqu’un l’appelait, dans le but de demander des précisions sur la constitution d’un nouveau plat venant d’être servi. Il effectuait des déplacements propres à n’utiliser que sa marche de côté pour se rendre vers le passager l’ayant appelé. C’était vraiment malaisant cette manière de bouger. Le plus curieux, ce fut quand Gary me fit remarquer un détail encore plus troublant. Il y avait moins de passagers dans la salle. La veille — mis à part 4 personnes qui n’avaient pas assisté au repas, prétextant d’une grande fatigue à des membres du personnel du bateau — tous les passagers étaient présents.

 

Tandis que là, près de 12 personnes manquaient. Et cette fois, nous n’avions pas entendu parler de personnes ayant préféré rester dans leurs cabines. Il y avait 12 absents. La musique entraînante de l’orchestre qui jouait des thèmes de films horrifiques célèbres devint soudainement moins attrayante. Parmi les personnes n’étant plus là, figurait un couple avec qui nous avions discutés la veille. Ils nous avaient d’ailleurs fait part d’un autre élément bizarre. Ayant eu l’occasion de discuter avec nombre de passagers, ils avaient remarqué que tous ici avions eu connaissance de la croisière par une publicité s’étant affichée sur notre fil Facebook. 49 personnes. Il aurait dû y en avoir 50, mais personne ne savait ce qu’il était advenu du passager manquant au départ. Plus étonnant encore : le couple avait fait part de leur voyage à plusieurs amis. Ceci en les appelant par téléphone. Aucun d’eux n’avait vu cette publicité nous ayant tous rassemblés ici — au sein de ce bateau —, pour profiter de cette croisière spéciale Halloween. Aucunes de leurs connaissances n’avaient entendues parler de la société organisatrice, Shoggotha, et du bateau servant à la croisière : l’Eldritch VII. D’ailleurs, pourquoi VII ? Les précédents navires de la firme avaient-ils tous sombrés, pour une raison ou pour une autre ? Ou bien était-ce juste une lubie de la société ?

 

Toujours est-il que ce soir-là, après avoir fait part au chef de notre satisfaction de ses plats — bien que nous pensions tous le contraire —, nous sommes revenus à nos cabines. La nuit fut de nouveau agitée. Il devait être environ 3 heures du matin quand nous avons entendu des cris venant d’une des autres cabines. C’était assez sourd. Cela devait venir du pont inférieur. Nubia ne voulait pas sortir. Son expérience de la veille l’ayant profondément choquée, elle préférait éviter de repasser devant sa cabine, qui lui rappelait trop de frayeur. Je suis donc sorti seul à la pêche aux renseignements. Ce fut assez court à vrai dire, car je fus arrêté dans mon élan par le capitaine. Qu’est-ce qu’il faisait dans le couloir à cette heure-là ? Il m’a précisé de repartir me coucher. Que lui et son personnel avaient les choses en main. Quand j’ai demandé de quoi il retournait, il s’est contenté de dire que des passagers avaient été en proie à des cauchemars. Rien de grave. Voyant que, de toute façon, le capitaine ne me laisserait pas aller plus loin, j’ai obéi. à contrecœur. Je me suis recouché non sans mal. Nubia dormait déjà. Je remarquais un tube d’anxiolytique sur la petite table près du hublot, avec un verre d’eau vide. Je ne pouvais pas en vouloir à mon amie. Avec ce qu’on avait traversé jusqu’à maintenant, difficile de tenir le coup sans recourir à des aides chimiques. J’ai d’ailleurs moi-même pris un cachet. Sans ça, je pense que j’allais droit vers une deuxième nuit blanche. Ce qui n’aurait pas été du meilleur effet pour la suite de la croisière.

 

Le lendemain matin, nous étions arrivés à Santorin. L’île que beaucoup supposaient avoir inspiré Platon pour son récit traitant de la mythique Atlantide. Bien cette supposition se soit avérée ne reposer sur rien de concret, et même contradictoire à certains détails exposés par l’un des pères de la philosophie. Nous devions rester deux jours sur place. Ce qui permettait au personnel de faire des vérifications d’usage, ainsi que du ravitaillement pour le reste du voyage. Le nombre de passagers avait encore baissé. Après avoir effectué un comptage discret, je constatais que nous n’étions plus que 32. Cinq de moins que la veille. Je n’en ai rien dit à mes compagnons, pour éviter une panique de leur part. Malgré cette précaution, les journées suivantes ont eu vite fait de leur faire rendre compte de cette réalité : des passagers disparaissaient. Sans que ça inquiète le moins du monde le capitaine et les matelots sous ses ordres…

 

Santorin étant bien plus peuplée que Milos — et pourvu de plusieurs lieux où dormir —, on s’est entendus pour ne revenir au bateau qu’à l’issue de la fin du deuxième jour d’escale. Cela permettait à chacun de se sentir plus serein, et nous donnait l’occasion de visiter tranquillement les hauts lieux archéologiques de l’île, bien connue des passionnés de vieilles pierres. Comme nous. Deux jours où — pour la première fois — on a vraiment profité de notre séjour. Sans angoisse, sans interrogation sur le contenu des repas et bien d’autres étrangetés. Et surtout, sans penser à autre chose que le plaisir de s’amuser et explorer les alentours. Quand il fallut revenir au bateau, à l'issue de ces deux jours presque paradisiaques — comparé aux jours précédents — j’ai vu la mine anxieuse de mes amis dans la salle à manger, à l’heure du repas. Le nombre de passagers avait encore baissé. Je ne pouvais plus cacher ce fait. 7 autres personnes avaient disparues. J’interrogeais méthodiquement un des matelots — l’un de ceux ressemblant le moins à un hybride entre le poisson et l’humain par son maquillage bien trop réaliste —, mais ça ne m’apporta pas grand-chose. Celui-ci se contentant de dire qu’il ne voyait pas de quoi je parlais, et que tous les passagers étaient présents. Il y avait juste quelques-uns qui ne se sentaient pas bien et étaient restés dans leurs cabines. Tout simplement.

 

Un mensonge. Un mensonge éhonté même. Nous savions tous que parmi les passagers manquants figurait le fameux couple dont je vous ai parlé tantôt. Gary s’était rendu à leur cabine. Personne n’avait répondu. Il n’avait perçu aucun son de l’intérieur, après avoir plaqué son oreille contre la porte. Toutes celles du bateau se révélaient assez fines, et nous avions eu l’occasion de constater à quel point il était aisé d’entendre des galipettes et autres joyeusetés de la part de passagers. Ce qui nous avait fait sourire, car nous demandant si nous-mêmes serions entendus de la même façon. Bien que jusqu’à présent, la seule fois où nous avons cédé à nos envies de sexe, ce fut lors de notre escale à Santorin. Nubia et Kora ont goûté à la « marchandise » locale masculine, pendant que Gary et moi avions fait de même pour découvrir si les beautés grecques du coin étaient aussi douées au lit que leurs yeux mutins le faisait supposer. En revanche, ce bateau coupait court à toute forme de libido exacerbée, tellement la peur nous dissuadait de nous adonner à ce type de loisirs. 

 

Les escales à Naxos et Andros furent autant de disparitions supplémentaires, agrémentées de nouveaux mystères survenant surtout la nuit. Des pas dans le couloir s’ajoutant à des chuchotements ; des odeurs de brûlé sortant des grilles de ventilation ; ou encore des bruits sourds semblant provenir de la coque du bateau. Et quand nous demandions ce qui en était à un marin, la réponse était quasiment toujours la même : “je ne vois pas de quoi vous parlez. La nuit a été calme. Vous avez dû rêver”. C’était comme une récitation que le personnel du bateau paraissait avoir appris par cœur. Ce qui augmentait encore plus notre peur de nous trouver dans ce navire, avec la crainte que nous soyons les prochains à disparaître. Et impossible d’appeler qui que ce soit : nos portables ne recevaient aucun réseau à bord. Quand nous avions une escale — ne parlant pas la langue et les dialectes locaux —, nous nous révélions incapables de nous faire comprendre, pour espérer nous faire rapatrier par une autre compagnie. Les portables ne fonctionnaient pas mieux sur les îles. Tout au plus parvenions-nous à obtenir un appel tellement brouillé qu’aucune conversation n’aboutissait. 

 

 Avant que nous n’arrivions à Kéa, le nombre de passagers — nous compris — était tombé à 14. On ne posait même plus de questions à qui que ce soit. Même les autres voyageurs semblaient douter de tout et n’importe qui. Peut-être même qu’ils pensaient que nous étions dans la manigance, car restant parmi ceux restants encore à bord. À dire la vérité, on se posait la même question les concernant. Ce qui n’arrangeait en rien notre peur croissant de plus en plus, au fur et à mesure qu’on s’approchait de Kéa. C’était l’ultime étape de la croisière. Après tout ce que nous avions constatés durant le voyage jusqu’ici , qu’est-ce qui pouvait bien nous attendre là-bas, en guise d’apothéose ? Nous avions espéré vivre un voyage mémorable pour fêter Halloween : nos souhaits ont été exaucés au-delà de tout ce qu’on pouvait imaginer. On ressentait de plus en plus l’impression de se trouver dans la peau d’un troupeau de bétail dans un abattoir, attendant le moment où notre tour arriverait. Ce qui se montra à Kéa, jamais je n’aurais pu le concevoir, tellement cela appartenait à l’invraisemblable et remettant en question tout ce que je savais de toute forme de cosmogonie. Quelle qu’elle soit dans le monde, à travers toutes les strates de l’histoire…

 

Nous étions donc le dernier jour. Les animations promises dans le trailer vantant les mérites de la croisière n’étaient pas celles que nous attendions. Il y a bien eu des soirées rythmés par des numéros de funambules, des jongleurs utilisant des sortes de citrouilles en bois enflammées… Ou bien encore des concours de cosplay et de maquillages depuis le départ. Mais sur des périodes assez courtes, et pas vraiment entraînantes. Les véritables « animations » étaient autres, consistant à se servir des passagers comme matière première pour on ne savait quelle raison. Dans les faits, ces derniers n’avaient pas réellement disparus. Le personnel s’était simplement employé à les mettre de côté, pour l’apothéose qui s’annonçait. Les festivités finales étaient prévues le soir. Le capitaine nous avait servi un long speech dans l’après-midi, remerciant tous les passagers de leur coopération pour que cette dernière journée se termine en beauté. C’était assez ironique de dire ça, car — à ce moment-là —, on n’était plus que 12 bédouins, tremblant tous autant les uns que les autres en tentant de le cacher le plus possible. Chacun de nous pensant sans doute en secret au moyen d’échapper à ce qui nous attendait, maintenant que tout le monde s’était rendu compte des disparitions régulières ayant marquées le voyage. 

 

Le capitaine nous ayant prié d’attendre dans nos cabines — en attendant qu’on vienne nous chercher pour le grand final —, on n’a eu d’autre choix que de suivre ses recommandations. De toute façon, n’importe quelle évasion — là où on se trouvait — était vouée à l’échec. Il était 23 heures quand des marins sont venus cogner à nos portes de cabine, et autant vous dire que ce fut assez musclé. On n’a pas eu le temps de réagir : les marins nous ont empoignés l’un après l’autre, avant de nous menotter les poignets, tout en nous demandant de nous la fermer. Pour reprendre leurs mots exacts. Nous avons été emmenés sur le pont, puis descendus sur l’île. Il y avait quelque chose de bizarre. Les autres îles sur lesquelles nous avions accostés durant le voyage étaient toutes habitées. Elles montraient des structures humaines dès qu’on s’en approchait. Nous avions vu Kéa de loin, plus tôt dans la journée. Juste avant le speech du capitaine. L’île qui se présentait devant nous, ce n’était pas Kéa.

 

Il n’y avait aucune forme d’architecture faisant penser à une présence humaine. Mis à part une sorte de temple se trouvant sur une colline. L’île était dépourvue de toute végétation, aussi loin qu’on pouvait l’observer. Cette colline et son temple représentaient les seuls attraits des lieux, qui brillaient plus par leur absence de vie qu’autre chose. Le plus effrayant, ce fut quand nous avons constaté la présence d’une foule de personnes sur la plage — le seul élément non pierreux de l’ile — qui nous faisait face. Comme il n’y avait pas de quoi accoster pour le bateau, nous avons été emmenés en chaloupe. Trois voyages furent nécessaires pour déposer les 12 passagers que nous représentions. Mes amis et moi-même avons été conduits en dernier. Une fois sur la plage, nous avons eu un aperçu de l’horreur qui nous attendait. Bien que nous étions encore loin d’imaginer toute son étendue à ce moment précis.

 

Tous les passagers  disparus étaient là. Comment avaient-ils pu être dissimulés à l’intérieur du bateau ? Se pouvait-il qu’ils s’étaient révélés être bien présents dans leur cabine, mais drogués ? De manière à ne pas pouvoir émettre de cris, ou s’agiter suffisamment pour montrer leur présence ? Ou bien — ce qui était plus vraisemblable — placés dans les cales du bateau ? Peut-être y avait-il une pièce attenante à la salle des machines — impossible à connaître pour de simples passagers comme nous —, dans laquelle les marins avaient parqués les « disparus » ? Quel que soit le moyen employé, toujours était-il qu’ils étaient tous là, sur cette plage. Ils avaient été disposés autour d’un immense glyphe tracé dans le sable, attachés sur des poteaux ressemblant à des monolithes. Tous d’un noir opaque. 38 structures de pierre — taillées à la main de toute évidence , et portant des écritures cunéiformes en divers endroits de leur surface. On avait bâillonnés et enchaînés les pauvres ères aux monolithes. Comme on le faisait pour les visages pâles dans les westerns. Sauf que là, ce n’était pas du cinéma. Ce n'étaient pas des Indiens. C’était… autre chose. Ce que je prenais pour des apparats incroyablement réalistes ne montrait que la réalité des choses constituant le personnel. L’un après l’autre, tous retirèrent leurs masques de peau humaine et leurs uniformes. Un déshabillage macabre révélant des épidermes flasques et ruisselants, parsemés d’une sorte de lichen marin de couleur verte, phosphorescente par endroits. Leurs visages… Leurs vrais visages… On aurait dit des clones de l’étrange créature du lac noir. Leurs mains et leurs pieds se palmaient, à la suite d’une phase de transformation se déroulant sous nos yeux ébahis. Je supposais que ces êtres avaient la faculté de modeler leurs corps pour qu'on ne se doute pas de leur vraie nature. Seuls certains d’entre eux se révélaient moins doués à dissimuler ce qu’ils étaient sous leur forme “humaine”. Ce qui expliquait les branchies apparentes que j’avais prises pour des systèmes ultra-sophistiqués de maquillage.

 

Pendant que nous devions nous mettre à genoux — afin d’assister à la suite des opérations —, celui qui avait été le capitaine se plaça au centre du glyphe géant et se mit à déclamer une invocation — ou un truc du genre. Dans le même temps, plusieurs matelots se placèrent près des passagers enlevés, semblant attendre le signal de leur chef. Après un temps qui me parut interminable, le capitaine se tut et se contenta de hocher la tête en direction d’un des marins. Ce dernier égorgea immédiatement l’homme se trouvant devant lui, à l’aide des griffes constituant l'une de ses mains palmées. Une véritable arme organique, aussi tranchante qu’une poignée de rasoirs collés ensemble. Juste après, tous les matelots postés près d’autres passagers exécutèrent le même geste. Dès que l’un avait égorgé sa cible désignée, il se déplaçait pour se diriger vers un autre et effectuer le même rituel. Ce fut un spectacle horrible. Malgré l’obscurité, nous apercevions le sang gicler à un rythme régulier, faisant glisser les corps sans vie le long de leur monolithe respectif. Une ronde macabre où le fluide vital de tous ces hommes, toutes ces femmes, se déversèrent sur les rainures du glyphe tracé devant eux dans le sable. 

 

En fait, il n’y avait pas que du sable. En tout cas, je le supposais, vu que les filets de sang résultant des sacrifices coulaient en suivant le cheminement des rigoles au sol. Celles formées par les nombreuses aspérités du glyphe géant. Jusqu’à ce que l’ensemble de la forme picturale soit remplie entièrement, et se pare d’un rouge vif éclairé par la lune,  scintillant à la lumière de cette dernière. Après ça, le capitaine fit signe aux autres créatures de se diriger vers le temple. Dans le même temps, les matelots qui nous retenaient à genoux nous forcèrent à nous relever. Ils nous firent comprendre de prendre la suite des autres, vers le temple. Nous passions à côté des cadavres de celles et ceux qui avaient été nos compagnons de voyage. Je me posais la question : pourquoi ne faisions-nous pas partie de ce groupe ? Qu’est-ce qui était si spécial chez nous pour que l’on nous offre un traitement de faveur ? Aujourd’hui, je n’ai toujours pas la réponse. Mais j’anticipe. Une fois arrivé au temple, on nous détacha. Nous fûmes installés sur des sortes de sièges en pierre, garnis de cette même écriture qui garnissait les monolithes de la plage. 

 

Le capitaine se mit à réciter une autre invocation, toujours dans une langue que je ne parvenais pas à définir. Ce n’était ni du latin ou du grec ancien. Je n’étais pas un linguiste chevronné, mais j’avais tout de même entendu des discours exprimés dans ces langues. Les prononciations ne semblaient pas appartenir à une logique humaine, utilisant des sons qui me semblaient impossibles à produire par une gorge de notre espèce. Cette langue ne pouvait pas venir de notre monde, c’était une évidence. En même temps, vu la nature des êtres ayant fait de nous de la chair à sacrifice, était-ce vraiment une surprise ? Le pire vint au bout de quelques minutes. Le capitaine arrêta de psalmodier sa langue étrange et incompréhensible à bien des égards, et dirigea alors ses yeux vers l’océan. Il paraissait attendre quelque chose. Je portais mon regard dans la même direction, désireux de comprendre la suite des évènements. 

 

Très vite, j’aperçus un immense bouillonnement parsemer les flots de l’océan, qui était d’un calme rare l’instant d’avant. En quelques secondes, le bouillonnement fit place à un véritable déferlement d’eau projeté dans les airs, où se mêlaient écume, algues et d’autres éléments difficilement identifiables de là où j’étais. D’autant plus que moi et mes compagnons nous trouvions plongés dans une certaine pénombre, tout juste éclairée par des lampes disposées par les “marins” , dès notre arrivée au temple. Quand le phénomène aquatique s’acheva, je crus être en proie à un cauchemar. Une créature gigantesque sortait des eaux, créant une véritable onde de vagues s’échouant sur la plage, et se mêlant aux sacrifiés se trouvant sur celle-ci. L’être devait mesurer la hauteur d’un immeuble d’au moins 40 étages. Un colosse pourvu de multiples tentacules parsemant tout son corps, et baigné par la lumière de la lune. Je percevais des centaines de types de mollusques accrochés à ses jambes et ses bras ; des algues paraissaient sortir de ses épaules, des nervures de ses mains palmées et de sa gueule. Ses yeux étaient de forme ovoïdale de taille disproportionnée, ses pupilles remplies d’un noir opaque et comportant quelques légers reflets verts. Son torse était un amalgame de roches, de limons et d’espèces de poissons encastrés dans sa chair. Ils n’étaient cependant pas de simples morceaux morts, mais bougeaient en cadence avec le reste de la créature. Il était évident que ces parties organiques se révélaient être vivantes, formant un tout avec l’immense créature digne de la plus abominable des visions.

 

L’être s’avançait sur la plage, prenant soin d’éviter de marcher méticuleusement sur le lieu où se trouvaient les monolithes et leurs victimes attachées. Il visait le temple : c’était certain. Il ne lui fallut que quelques secondes pour l’atteindre. Nubia et Kora hurlaient de toute leur âme. Gary, lui, s’était évanoui. L’émotion, mixée à la terreur, avaient eu raison de sa résistance. Les autres restaient stoïques, ne sachant pas comment réagir. Le capitaine s’écarta, ainsi que la plupart des humanoïdes amphibiens. Seuls deux d’entre eux  s’appliqueaient à veiller à ce que personne ne cherche à s’échapper. En dehors de ces deux-là, l’ensemble des créatures se mit à chantonner une mélopée, d’où je retenais un seul mot compréhensible. Un nom que je devinais être celui de la créature qui s’approchait : Dagon. Ce nom résonnait en boucle dans ma tête et mes oreilles, à force de l’entendre. Comme une ritournelle dont on ne parvient pas à se défaire. La créature était maintenant à hauteur du temple, et stoppa son avancée. Elle semblait hésiter, regardant dans notre direction. Comme un enfant à qui on a demandé de choisir quel jouet il désirait. 

 

Sauf qu’à ses yeux — comme j’allais très vite m’en apercevoir —, nous n’étions pas des jouets, mais des friandises. Tout ce cirque, tout ce stratagème mis en place par cette société — celle créée probablement par d’autres créatures du même ordre que l’équipage de l’Eldritch VII —, se révélait être destiné à cette finalité. De la nourriture pour cet être de cauchemar. Des offrandes destinées à s’assurer la bienveillance de ce monstre envers leur peuple. Peut-être qu’il était une sorte de dieu pour eux, ou qu’il était celui qui les a fait naître. D’où cette forme de reconnaissance de leur part. Un peu comme on offre un cadeau à ses ainés, lors d’un anniversaire ou une autre occasion importante aux yeux d’un enfant. Car il semblait évident que ces êtres amphibiens étaient de cet ordre : des enfants. Des enfants désireux de donner un présent digne de ce nom à leur géniteur.

 

Dagon souleva tour à tour les différentes personnes que ses enfants avaient forcées à se placer sur ces sièges de pierre. Des trônes que j’apparentais à des bougies qu’on souffle sur un gâteau. Mon image d’anniversaire prenait ainsi tout son sens. J’ai entendu les cris de mes compagnons d’infortune, les craquements de leur os, leur chair se résumer au déchirement d’un morceau de viande qu’on avale goulûment ensuite. L’un après l’autre, ils étaient croqués, leurs corps déchiquetés, avalés, mâchés. J’ai même cru apercevoir un semblant de rictus de plaisir et de contentement de la part de cette monstruosité. Dagon en arrivait à notre groupe, qui fermait la « cérémonie ». Gary ne s’est pas rendu compte de ce qui lui arrivait. Il était inconscient. Du coup, il n’a pas dû souffrir véritablement, étant mort avant même que son cerveau ait pu concevoir la moindre souffrance. Alors que ce monstre surgi des eaux venait de se saisir de cette pauvre Kora, hurlant encore plus fort qu’auparavant — ce qui sembla amuser cette bête qui ridiculiserait celle de l’apocalypse —, je vis que les deux  amphibiens à mes côtés faisaient comme leurs confrères, relâchant leur surveillance envers moi et Nubia. Voyant la chance qui nous était offerte — je rappelle que nous n’étions pas attachés —, j’ai tenté de prévenir mon amie survivante de me suivre. Mais elle était complètement tétanisée par la vision de sa sœur de cœur se faire croquer par Dagon, hurlant de plus belle. Elle avait complètement perdu de vue que j’étais là, à ses côtés.

 

J’ai alors été forcé de prendre la plus dure des décisions que j’ai jamais eu à faire dans ma vie. J’ai abandonné Nubia. Je savais que je n’arriverais jamais à la faire sortir de l’état de choc dans lequel elle se trouvait. Elle était déjà perdue, avant même que la main de Dagon la saisisse. Les deux gardiens amphibiens censés me surveiller avaient toujours la tête baissée, les yeux tournés vers le sol, continuant de dire en boucle le nom de leur dieu au milieu d’autres paroles de ce langage venu d’un autre âge. Ou d’une autre planète, qui sait ? Je me suis levé, j’ai contourné le siège sur lequel je me trouvais l’instant d’avant, puis j’ai descendu l’un des escaliers de pierre permettant l’accès au temple. Celui de devant était inaccessible — à cause de présence de ce dieu des mers —, et celui de gauche m’aurait forcé à passer à côté des autres créatures toujours employées à chanter leur mantra interminable. Il ne me restait donc que celui de droite. Le seul qui me ferait passer inaperçu.

 

Je n’ai pas hésité : j’ai couru le plus vite possible devant moi, avant que Dagon ne s'aperçoive qu’il manquait un “sucre d’orge” à son gâteau d’anniversaire. Je me suis enfoncé dans le dédale de rochers composant le paysage de l’île, espérant y trouver une anfractuosité à même de m’y cacher, et j’ai attendu. Au bout d’un instant, j’ai perçu un long râle provenant de cette créature titanesque : elle avait dû se rendre compte qu’il lui manquait une friandise, alertant du même coup ses enfants. Je ne sais pas trop ce qui s’est passé ensuite, mais j’ai entendu d’autres craquements d’os et d’arrachage de chair. Je ne percevais pas le même plaisir dans les sons proférés par la créature, mais j’entendais très bien en revanche des cris de terreur émanant des « enfants » de Dagon. Il semblait certain que « papa » n’avait pas apprécié que son cadeau ne soit pas complet, et l’avait fait savoir à ses gosses. Leur punition a été de servir de remplacement au biscuit s’étant fait la malle. C’est à dire moi.

 

Dagon semblait s’acharner sur tout ce qui se trouvait à sa portée. J’ai entendu des multitudes d’autres corps déchiquetés. Des sons horribles qui me hantent encore aujourd’hui. Au moins autant que la vision de mes amis se faisant dévorer les uns après les autres. J’entendais aussi des sifflements fouetter l’air, des bruits de pierres s’effondrant. Il y avait fort à parier que la colère de « papa » Dagon s’était porté sur le temple. Les sifflements entendus étant vraisemblablement dus aux nombreux tentacules couvrant son corps de part et d’autres. Le festival colérique s’est assagi assez rapidement, et j’ai reconnu les pas lourds du monstre se dirigeant de nouveau vers la plage. J’ai attendu, attendu, attendu. Jusqu’à ce que je sois sûr de ne plus percevoir le moindre son, désignant ainsi le départ définitif de Dagon. Quant à ses enfants, je supposais qu’ils avaient tous payés lourdement de ne pas avoir satisfait pleinement leur Dieu et père. Les corps sur la plage… Ils étaient morts. Dagon ne devait pas s’y être intéressé à cause de ça.

 

Quand je suis sorti de ma cachette pour me diriger à mon tour vers la plage, ils étaient encore là. Seuls les corps vivants trouvaient grâce à l’appétit de ce monstre des eaux. En repassant par le temple, j’ai vu que celui-ci avait été entièrement détruit. Les ruines étaient parsemées d’un sang d’un vert très clair. La preuve du massacre des êtres hybrides amphibiens. Le bateau n’était plus là non plus. Dagon l’avait de toute évidence entraîné au fond de l’océan. Je me retrouvais seul sur une île constituée essentiellement de rochers, sans possibilité de survie. J’ai malgré tout réussi à rester vivant, en mangeant des crabes et divers mollusques ayant le malheur de tomber entre mes mains. Des repas crus, à défaut de pouvoir faire du feu.

 

Je me suis servi des vêtements des cadavres sur la plage comme couvertures. Ce qui m’a permis de ne pas mourir de froid. Concernant l’eau, à force de parcourir l’île, j’ai pu trouver un petit ruisseau sur le versant ouest. J’ai bien pensé à me nourrir de la chair des sacrifiés de la plage, mais je n’ai jamais pu m’y résoudre. Quand ceux-ci ont fini par pourrir au soleil, de toute façon, cette solution n’était plus envisageable. Ce qui me rassurait : au moins, je n’avais pas perdu mon humanité en me rabaissant à cette extrémité. J’ai tenu un mois de cette manière, jusqu’à ce que j'aperçoive un hors-bord trainant derrière lui un adepte du kitesurf. C’est ce dernier qui m’a vu sur la plage, agitant les bras pour attirer son attention, après avoir entendu le moteur du bateau. J’ai ainsi pu retrouver la vie civilisée, mais je n’ai jamais plus été le même. Pour ne pas passer pour un fou, j’ai expliqué aux autorités grecques un scénario plus plausible à accepter que la vérité. J’ai indiqué que le bateau de croisière dans lequel je me trouvais avec mes amis avait percuté un écueil  — ou quelque chose de similaire —, en pleine nuit. Le bateau a coulé avec tout le monde à bord. J’ignorais comment, mais je me suis retrouvé sur la plage de cette île inhabitée. 

 

Les restes des sacrifiés, je les ai jetés à la mer, afin de rendre crédible mon scénario. Les vagues issues des marées se sont chargées de faire disparaitre le glyphe et le sang. Vous imaginez bien qui si j'avais parlé de créatures amphibiennes pouvant prendre l’apparence d’humains — ayant mis au point le stratagème d’une croisière, pour disposer d’un nombre conséquent de sacrifiés en l'honneur de leur père, un dieu des mers —, j’étais bon pour l’asile pour le restant de mes jours. Alors, oui, je me suis tu. Qu’aurais-je pu faire d’autre ? Personne ne m’aurait cru. Tout ça était tellement… incroyable et terrifiant. J’ai perdu mes amis. Notre groupe a fini sa vie de la pire des manières. Bien sûr, nous avions chacun envisagé que nous ne serions pas éternels. Un jour ou l'autre, l’un de nous serait parti dans la tombe, ne nous laissant que des larmes et des souvenirs plein la tête. Mais mourir comme tout s’est déroulé, de manière aussi horrible… Jamais on n’aurait pu se préparer à une telle éventualité. Et moi encore moins que les autres. Je repense à cette publicité. J'ignore comment les enfants de Dagon choisissent leurs cibles. Comment ils parviennent à ce que seuls ces dernières réceptionnent le trailer qui nous a tous réunis.  Cela suppose des moyens techniques colossaux, ainsi que des infiltrations dans diverses sociétés reliées aux réseaux sociaux. 

 

Il est probable que la publicité à l’origine de tout est visible ailleurs, sur d’autres réseaux. Mais comment nous sélectionnent-il ? C’est un détail qui m’échappe. Je ne comprends pas. Quel est le critère les décidant à choisir l’un plutôt que l’autre parmi les humains visés ? Et pourquoi moi et mes amis — ainsi que les huit autres ayant fait partie du « dîner » de Dagon —, étions les friandises les plus adéquates à satisfaire le palais du père de ces créatures ? Un père bien peu reconnaissant, qui n’a pas hésité à dévorer ses enfants. Simplement parce qu’ils ont échoués à lui garantir un repas parfait, et surtout complet.  Je me torture sans doute trop l’esprit. Je ne connaîtrais jamais le fin mot de l'histoire dans tout ça, et c’est sans doute mieux ainsi. Tout ce que je dois retenir de mon aventure, c’est qu’il existe des créatures qui dépassent tout entendement humain. Elles sont tapies dans les océans et considèrent les humains comme des biscuits, tout juste aptes à combler leur estomac. Nous ne sommes probablement pas les seuls à servir les desseins d’autres de ces créatures. Des êtres vivant probablement dans les profondeurs la plupart du temps, dans leur milieu naturel. Des profonds : je trouve que ça leur va bien comme appellation. Des profonds aux ordres d’un Dieu et père qui serait capable de mettre fin à l'humanité tout entière, d’un claquement de ses doigts palmés. 

 

Il ne le fera sans doute jamais, à moins d’y être obligé. Mais en ce cas, il perdrait l’occasion de voir son anniversaire fêté dignement, avec les petites douceurs qu’il affectionne tant en point d’orgue : nous, les humains. Je songeais aussi au nom du bateau : Eldritch VII. Ce dernier n’existe plus désormais, mais il y en a donc six autres. Ou peut-être que les précédents ont également subi la colère de « papa » Dagon, après une autre erreur de la part de ses enfants ? Ce qui veut dire qu’il y aura forcément un Eldritch VIII — un jour —,  qui apparaitra quelque part sur Terre. Avec d’autres appâts, pour attirer des humains destinés à devenir des friandises pour un Dieu aquatique. Je préfère ne pas savoir. Même si je reçois à nouveau ce type de publicité sur mes réseaux, je n'en tiendrais pas compte. Les profonds devront me trouver un remplaçant. Je ne leur ferai pas le plaisir de rattraper leur faute auprès de Dagon…

 

Publié par Fabs

2 nov. 2025

DANS LES TENEBRES DU SAMAIN






Depuis mon plus jeune âge, j’étais fasciné par chaque action du druide de notre village, Hewald le Sage. Notre clan, les Durotriges, le consultait pour à peu près tout et n’importe quoi. Jamais le chef n’aurait pris une décision sans avoir demandé l’avis d’Hewald. Il était bien plus qu’un druide : il était un conseiller pour diverses tâches — militaire, botanique, vie familiale —, un guérisseur ou encore un architecte capable de déceler n’importe quelle faille dans une construction à usage agricole. C’était un personnage indispensable à la vie de notre village et personne n’aurait jamais commis la moindre remarque à ses décisions. Surtout pour la finalisation d’un ouvrage essentiel à la vie de notre communauté. Oui, vraiment, Hewald — aux yeux de beaucoup — représentait même un statut se trouvant au-dessus du chef officiel de notre village. 


Nombre de jeunes l’ont sollicité pour devenir son apprenti. Il s’y est toujours refusé, arguant qu’aucun des prétendants ne possédaient en eux ce qu’il fallait pour obtenir cet honneur. Seul un être d’exception — avec des capacités propres à l’impressionner par ses actes et pouvant démontrer son utilité exceptionnelle au sein du village —, obtiendrait son aval pour qu’il lui prodigue son enseignement. Moi qui l’admirais depuis enfant — comme tant d’autre de mes camarades —, jamais je n’aurais imaginé attirer son attention. Je me considérais comme ordinaire, sans le moindre talent particulier dans un domaine ou un autre — que ce soit pour l’agriculture, la chasse, la pêche, le commerce ou la construction. Jusqu’à ce que vint ce fameux jour où tout a basculé pour moi.


C’était une journée chaude et ensoleillée. Nous venions de fêter Beltaine, il y avait deux semaines. Beltaine — dans notre culture —, c’est le passage de la saison sombre de l’année à celle plus lumineuse. Elle débute le 1er Mai, et représente le point de départ de la reprise de la chasse, ainsi que des activités champêtres et agraires pour les agriculteurs et les éleveurs. Mon père m’avait imposé le poste de donneur d’eau aux villageois chargés des travaux aux champs du jour. Un travail ingrat, consistant à apporter des louchées d’eau à qui en éprouvait le besoin, à travers tout le périmètre des plantations. Ce qui m’exigeait de courir souvent pour m’acquitter de ma tâche. Il m’était interdit de boire dans le récipient en céramique contenant le breuvage. Celui-ci avait été purifié par Hewald, afin d’offrir de la force aux travailleurs à chaque gorgée et redonnant du cœur à l’ouvrage après un instant de fatigue. Pour étancher ma soir, je devais me contenter d’une simple gourde en peau de chèvre pour la journée. Ce qui montrait bien ma position très basse au sein de ma communauté, faisant la honte de mon père.

 

Nous étions à la mi-journée quand je fus témoin du brisement d’une roue du chariot servant au transport des cultures. Le hasard — ou peut-être était-ce prédestiné, comme me l’indiquerait Hewald plus tard — a fait que je me trouvais à seulement quelques mètres à ce moment-là. Mon grand frère se trouvait à proximité du véhicule et était sur le point d’être écrasé par le poids de la carriole et son contenu, sans que personne — tous pris par surprise — ne soit en mesure d’éviter le drame en devenir. Envahi par un instinct fraternel que je ne pus maîtriser, j’ai lâché l’amphore d’eau attachée dans mon dos violemment — qui s’est brisée sur le sol caillouteux du chemin où je me trouvais —, et je me suis précipité vers mon frère. Avant même que ce dernier ne soit percuté, j’ai lancé ma main droite en avant, dans un geste désespéré pour venir en aide au seul membre de ma famille qui me respectait un tant soit peu. Et là, l’incroyable s’est produit.


Inexplicablement — par ce simple mouvement de main de ma part —, le chariot s’est vu non seulement freiné dans sa chute, mais il a été repoussé sur plusieurs mètres. Loin de mon frère. Hewald a vu le miracle de loin, comme tant d’autres avec lui. Laissant les autres villageois vérifier que mon frère n’avait rien — une partie du lourd chargement ayant malgré tout eu le temps de se déverser à ses pieds — le druide s’est alors avancé vers moi prestement. Il affichait une mine satisfaite sur le visage. Arrivé à ma hauteur, il m’a pris la main. Celle détentrice de ce pouvoir que j’avais libéré sans comprendre comment j’avais fait. Il est resté plusieurs secondes à tâter cette dernière, puis le haut de mon bras, et enfin ma poitrine. Immédiatement, il s’est alors retourné en direction des villageois — encore à se demander ce qui avait bien pu arriver —, et leur a tenu ces propos que je n’oublierais jamais :

 

— Que ce jour soit célébré comme il se doit ! Le jeune Wolnoth le Fébrile devient dès ce jour mon apprenti ! Il recevra mon enseignement pour devenir celui qui sera amené à me succéder. 

 

Hewald revint vers moi et s’employa à présenter ma main vers les cieux — celle qui venait de déclencher ce miracle pour beaucoup. Il a déclamé le pourquoi de sa décision face à des villageois médusés, n’arrivant pas à croire que moi, l’incapable que mon père avait failli renier plusieurs fois à cause de la honte que je lui procurais — et seulement empêché par Hewald de le faire —, je pouvais devenir l’apprenti de notre vénéré et puissant druide. 

 

— Wolnoth ne devra plus être appelé « Le Fébrile » en ce jour. Il devient Le Miraculeux. Le pouvoir qui est en lui et qui vient de se révéler à vous est le signe d’un futur grand druide. Rares sont ceux à posséder ce don. Même moi, je n’ai pas cette capacité en moi de déplacer les objets par la seule force de ma pensée. Vous devrez désormais lui témoigner le respect dû à son rang. Quiconque le raillera, montrera du dédain ou encore de la jalousie à son encontre se verra banni du clan !

 

Hewald rabaissa ma main et mon bras, puis me parla d’une manière doucereuse et amicale. Un comportement qu’il n’adressait que rarement à qui que ce soit dans le village. Même pour des paroles de réconfort auprès d’une famille, après avoir sauvé leur nourrisson d’un étrange mal. Il me donna l’impression d’un père félicitant son fils pour un acte de bravoure.

 

— Wolnoth, tu es destiné à de grandes choses. Tu peux en être certain. J’avais décelé quelque chose en toi depuis ta naissance, mais je ne pouvais en parler tant que tu n’avais pas éveillé ce don en toi. C’est pour cela que j’ai toujours défendu à ton père de te chasser de chez toi et du village. Bien qu’il n’ait jamais véritablement compris ce qui motivait ces demandes de te préserver. Aujourd’hui, jeune apprenti, ta vie va changer du tout au tout. Tu es ce qu’on appelle un Saino. Une catégorie de druide très puissante. Tu es un enfant de la déesse Arianrhod et du dieu Borrum. La fusion du vent, du ciel et du temps. Mais cela est sans doute encore un peu confus dans ta tête. Ne t’inquiète pas : je t’apprendrai tout ce que tu as besoin de savoir te concernant. Toi et ton pouvoir béni des dieux. 

 

Il s'ensuivitensuivit un peu plus d’un an d’un intense apprentissage, pendant lequel Hewald m’enseigna les rudiments du langage druidique à travers des codex et ses propres connaissances, transmises uniquement de druide à druide. Il s’employa aussi à m’apprendre à maîtriser mes capacités magiques hors-normes. J’étais heureux de voir mon père se remplir de fierté à chaque souper, dès que je revenais le soir au sein de notre hutte. Quant à mon grand frère, j’étais devenu son jeune héros, et il m’harassait de questions sur chacune de mes journées en compagnie d’Hewald. Que ce soit au sein de sa demeure ou dans les alentours, dans le but de parfaire mon apprentissage. Bien entendu, je n’avais pas le droit de lui dire quoi que ce soit. Tout juste survolais-je certains détails pour ne pas le frustrer. Néanmoins, il ne m’en voulait pas de ne pouvoir lui en dire davantage sur ce qui m’était autorisé à révéler. Il était conscient qu’un druide en devenir tel que moi ne pouvait divulguer les secrets dont j’étais désormais détenteur. 

 

Les regards des villageois étaient remplis à la fois de crainte et de respect, se montrant ainsi conformes aux menaces d’Hewald en cas de manquement à leur devoir me concernant. Mes anciens ennemis — celles et ceux qui aimaient quotidiennement me rabaisser —, faisaient de même. Ce qui me procurait une jouissance intérieure que j’avais bien du mal à dissimuler. Chaque jour, je sentais mon savoir augmenter. Cependant, obtenir le plein contrôle de mon pouvoir de Saino demanderait des années avant d’en devenir maître. C’était la même chose pour tout ce qui concernait le reste en matière de connaissances des formules druidiques et autres compétences d’ordre botanique, architecturale, agricole… Tout ce qui devait faire de moi le digne successeur d’Hewald. Celui qui deviendrait la personne la plus importante du village. 

 

Je participais en tant qu’aide aux nombreuses processions liées aux fêtes religieuses propres à notre culture. C'est-à-dire celles ne pouvant être pratiquées que par un druide de haut rang. Je n’étais encore qu’un simple apprenti : je ne pouvais pas encore prétendre à les exécuter moi-même. Toutefois, servir d’assistant à Hewald lors de ces moments représentaient un énorme privilège. J’attendais patiemment que je sois en mesure de me retrouver au premier rang de ces processions, avec Hewald se contentant de m’observer afin de vérifier que je procédais efficacement à ma future fonction. Un rôle qui fut entaché d’un évènement qui allait à jamais plonger notre village au sein d’un cauchemar dont nous n’aurions pu imaginer qu’il arriverait. Surtout d’une telle manière.

 

Entre autres festivités annuelles, le jour du Samain était le plus important. Dans la culture celte, il représente le renouveau. Le passage à la nouvelle année celtique, le début de la saison sombre. C’est donc une fête de transition entre l’ancienne et la nouvelle année. D’une durée de trois jours, elle s’ouvre par des rituels consistants à éteindre chaque lumière présente dans le village. Personne n’est autorisé à allumer quoi que ce soit — même une bougie — sous peine d’irriter les dieux et se voir infliger de lourdes sanctions. Des peines pouvant aller jusqu’au bannissement si la personne est récidiviste, se moquant des traditions et coutumes celtes. Ce qui est perçu comme une insulte aux divinités et à la personne représentative de leur volonté. À savoir le druide en charge des processions. 

 

Symbolisant le soleil, une roue garnie de bougies est placé au centre du village. Bougies qui doivent impérativement être allumées par le druide. Dès lors, la tribu doit se conformer à respecter des heures précises pour s’affairer aux chasses, pêches et travaux des champs, avant la tombée de la nuit. Il est rigoureusement interdit de travailler une fois le crépuscule arrivé, et donc d’utiliser la moindre lumière pour ce faire. Cette période de trois jours est certes contraignante, mais elle est nécessaire pour le bien de la communauté, afin d’obtenir les faveurs des dieux lors de la nouvelle année qui s’annonce. Durant cette période, la lune s’assombrit, prenant des teintes presque rougeâtres dans certaines régions. Elle ne retrouve sa clarté et sa couleur habituelle que lors de la dernière heure du Samain. Celle durant laquelle le druide rallume les bougies de la roue symbolique, puis parcourt le village pour faire de même avec toutes les sources de lumière se trouvant dans chaque hutte. 

 

Si — par malheur, à l’issue de cette dernière heure , il reste ne serait-ce qu’une lumière dans le village à ne pas avoir été rallumée, les ténèbres entourant ce dernier resteront présentes pour l’éternité. Obligeant donc le village à dépérir et mourir à petit feu, car notre communauté a une particularité bien distincte d’autres. De même que la mise en lumière de la roue, le druide procède à une incantation destinée à envelopper le village d’une sorte de dôme invisible. Une barrière magique qui empêche quiconque de sortir durant les trois jours du Samain. Disons que c’est une précaution supplémentaire instituée par Hewald pour s’assurer à ce que personne ne commette l’erreur d’aller chasser ou se rende aux champs en pleine nuit. Ceci dans le but de ramener de quoi nourrir sa famille, car n’ayant pas été assez prévoyant pour subvenir à ses besoins jusqu’à la fin du Samain. 

 

Le dôme ne peut être franchi que par un druide, ou une personne bénéficiant de ses connaissances. Un apprenti tel que moi peut donc parvenir à passer la barrière sans encombre. En revanche, une seule personne à la foi peut franchir le dôme. Un élément qui a son importance, comme vous le comprendrez plus tard dans mon récit. Durant les trois jours, le village est donc doublement envahi par l’obscurité. En journée — même en présence d’un soleil à la clarté affaiblie —, et dès le soir tombé, une fois que la lune apparaît. Ce qui est loin d’être rassurant, le dôme renforçant l’effet de l’astre lunaire. Pour que chacun puisse manger à sa faim pendant cette phase, la semaine d’avant Samain, les villageois s’empressent de réunir les produits nécessaires pour se nourrir. Pas seulement à titre individuel, pour chaque famille et hutte. Mais aussi pour permettre les banquets rituels se déroulant à chaque fin de journée pendant cette période. 

 

Des banquets qui débutent dès le milieu de la journée, et s’achèvent avant la tombée de la nuit. Il y a aussi parfois des sacrifices d’animaux. Toujours dans le but d’obtenir les faveurs des dieux pour l’année à venir. Les restes de ces animaux ne sont pas consommés : ils sont enterrés dans une fosse prévue à cet effet, se trouvant derrière la hutte d’Hewald. Une manière pour le druide — là encore — de surveiller que personne n’ait l’outrecuidance de déterrer les corps des animaux sacrifiés. Si un villageois était surpris à cet acte hautement blasphématoire, c’est lui qui servirait de sacrifice au cours d’une cérémonie rituelle supervisée par notre druide. Et sa chair serait au menu du banquet du jour. Un élément qui aura également son importance pour vous permettre de mieux comprendre l’issue de mon histoire. 

 

Cela peut paraître inhumain et barbare, mais il s’agit de coutumes parfaitement habituelles dans notre culture. Rares sont ceux à avoir osé braver l’interdit lors des 4 festivités rituelles constituant l’année celtique. À savoir Samain (du 30 Octobre au 1er Novembre) ; Imbolc (le 1er Février) ; Beltaine (le 1er Mai) ; et enfin Lugnasad (le 1er Août). Vint donc le jour où Hewald venait de procéder à la mise en place du dôme, précédant les rites d’ouverture de Samain que je vous ai déjà évoqués. Au deuxième soir des festivités, je me pressais de revenir auprès des miens — dans la hutte familiale —, pour éviter de me cogner partout, du fait de l’absence de lumière. La nuit fut calme, comme celle l’ayant précédée. Ce n’est que le lendemain qu’une découverte funeste allait bouleverser et horrifier la vie de notre village, le faisant basculer dans l’incertitude, la peur et l’incompréhension.

 

Comme chaque matin au chant du coq, je me suis dirigé vers la hutte d’Hewald, afin de recevoir mon enseignement du jour. J’ai d’abord été surpris que celui-ci ne m’attende pas à l’entrée — comme il en avait l’habitude —, le sourire aux lèvres. Car ravi d’être témoin de mes progrès qu’il jugeait de bon augure pour la suite de ma future fonction au sein du village. Je me suis alors dit que mon maître avait peut-être un peu trop abusé de l’alcool lors des banquets de la veille, et je ne me suis pas vraiment inquiété. J’ai poussé la porte de bois et ai pénétré dans la hutte, me préparant à me moquer gentiment d’Hewald pour son manquement. Je savais qu’il ne m’en tiendrait pas rigueur, étant lui-même familier de petites blagues à mon encontre. Comme, par exemple, m’indiquer de fausses mesures d’épices pour certaines décoctions, et s’amuser de ma tête en constatant l’instant d’après des effets… surprenants de ceux-ci. Cela faisait partie de notre quotidien, se partageant entre la rigueur des leçons et la convivialité. Je ne m’attendais pas un instant au spectacle qui allait s’offrir à moi, une fois pénétré dans la pièce lui servant de lieu de repos.

 

J’ai d’abord été interloqué par son manque de réaction quand j’ai lancé une petite réplique railleuse à son intention, sur le fait qu’il n’était pas encore levé. Même avec une gueule de bois — ce dont j’avais été témoin de rares fois —, il était capable de percevoir le moindre son se trouvant dans sa hutte ou dans ses alentours directs. À tel point que je me demandais parfois s’il ne possédait pas un sixième sens, dû à une fusion avec un animal totem. Ce qui était une pratique assez courante chez les druides, bien qu’Hewald ne m’ait jamais précisé qu’il disposait de cette faculté. Mais il était possible qu’il me réservait cette information pour plus tard, quand j’aurai acquis un niveau suffisant dans mon apprentissage. 

 

Quoi qu’il en soit, son silence était inquiétant. En m’approchant, j’ai remarqué que son bras droit était ballant, hors de sa couche, et était parsemé de longs filets de sang tombant jusqu’au sol. Affolé à cette vision, je me suis hâté de vérifier qu’Hewald n’avait pas été victime d’une conséquence inattendue de son excès de boissons de la veille. Ce qui pouvait se caractériser par un rejet de sang de sa bouche, ayant occasionné un évanouissement, et expliquant la présence de ce sang le long de son bras. Mais c’était bien pire que ça… La peau de mouton recouvrant sa couche était gorgée de son sang, partout où je regardais. J’ai alors été marqué par la lividité de son visage, ses yeux vides et surtout la présence d’une longue ouverture à la hauteur de son cou : il avait été égorgé ! Qui ? Qui avait pu commettre une telle atrocité ? Hewald pouvait certes se montrer intraitable à certaines incartades des villageois, mais il restait une figure inattaquable de notre tribu ! Comment pouvait-on avoir eu le cran de tuer notre druide ? D’autant que sa mort allait provoquer un problème majeur, mettant en péril la vie même de notre village…

 

Comprenant la gravité de la situation, j’ai tout de suite couru en direction de la hutte du chef du village, tout en criant la nouvelle sur mon chemin. Cela dans le but d’attirer l’attention de tout le monde. Les faits étaient catastrophiques pour le bon achèvement du Samain. Sans Hewald, sans un druide de haut rang de son encablure — n'étant moi-même pas assez qualifié pour ça, du fait de mon statut de simple apprenti —, nous risquions de rester à jamais coincé dans les ténèbres. Plus grave encore : à cause du dôme magique — celui-ci ne pouvant être franchi par une personne non-druidique, même avec l’aide de quelqu’un comme moi — nous courions tout droit à la mort annoncée de notre village tout entier. Alerté par mes cris, notre chef — Egric le Sévère —, venait de se poster à l’entrée de sa hutte. Sans plus attendre, je lui apprenais la terrible découverte. Les autres villageois — se trouvant présents autour et ayant écouté mon annonce —, sont tombés des nues. Non seulement parce que tous se demandaient qui avait bien pu commettre un tel crime, mais aussi à caude de ce que cela sous-entendait pour le devenir de notre village.

 

Sans prendre le temps de s’habiller, Egric — suivi par nombre de membres de notre tribu — se précipita à la hutte d’Hewald, dans l’objectif de  constater la mort de la plus haute personnalité de notre communauté. Plus haute encore que lui-même. Il en a toujours été conscient, sans en ressentir la moindre honte. Toutes les tribus ne possédaient pas forcément un druide, et Hewald était de très loin le plus qualifié de toutes celles se trouvant dans la région. Alors, avoir quelqu’un comme Hewald au sein d’un clan était un privilège qui valait bien de mettre sa fierté de chef de côté. Les minutes qui suivirent furent terribles. Nombre de villageois ne pouvant cacher leur anxiété sur ce que cette mort signifiait pour tous. À savoir la crainte de voir le village rester à jamais coincé dans les ténèbres, avec l’éventualité plus que prononcée de mourir de faim. J’étais le seul à pouvoir franchir la barrière magique, et je n’avais pas l’âme d’un chasseur ou d’un agriculteur pouvant me permettre de remplacer tous les hommes de notre clan à l’extérieur. J’étais un apprenti-druide, et c’était cette fonction qui m’avait valu d’être revalorisé aux yeux de notre tribu. Chacun d’entre nous n’ayant pas oublié qu’en matière d’autres travaux, je me révélais être un incompétent absolu.

 

Une réunion extraordinaire sur la place du village fut de suite annoncée, avec pour objectif de décider de ce qu’il convenait de faire pour éviter au village de s’éteindre progressivement, faute de pouvoir se nourrir et commercer avec les villages alentour. Il en était de même pour les camps romains se trouvant non loin, et source principale de l’opulence dont bénéficiait notre communauté. Il ne fallut pas longtemps pour décider de m’attribuer une mission urgente, car étant le seul à pouvoir franchir le dôme. Comme il m’était impossible de permettre à d’autres villageois de faire de même — éliminant donc toute éventualité de chasse et de continuité des travaux des champs —, je devais absolument quérir un autre druide. Un druide acceptant de prendre la place de mon maître — au moins pendant quelque temps. Tout en espérant qu’il serait capable de briser le dôme après la clôture des rites de fin du Samain. 

 

J’acceptais le rôle qu’on me demandait de tenir et je partais du village dans la minute qui suivit, en quête d’un druide à même de nous sauver tous. Cela en s’employant à finaliser le rituel de fin du Samain, qui s’avérait indispensable à notre survie future. La route fut longue. Le chemin menant au Conseil des Druides — le seul en mesure de m’autoriser à m’adjoindre l’un des leurs pour sauver notre village —, serait parsemé d’embûches non-négligeables. Nos rapports avec les romains étaient bons, mais c’était uniquement parce qu’ils craignaient Hewald. Si jamais ceux-ci apprenaient que nous nous retrouvions sans défense, il n’était pas certain que nous ne ferions pas l’objet de fin des échanges commerciaux avec eux. Sans compter que nous devrions nous plier aux règles de la vie romaine, dont nous avions échappé jusqu’à présent. Nous en acceptions certaines, mais les plus contraignantes nous étaient épargnées, toujours grâce à Hewald. 

 

Les talents d’orateur de ce dernier — en plus des démonstrations de force magique dont il avait usé devant les troupes des camps romains, lorsque celles-ci s’installèrent non loin de notre village —, avaient été la clé de notre tranquillité et des accords spéciaux passés avec les romains. Sans lui, notre communauté risquait de payer cher l’affront que nous avions fait subir aux troupes romaines de la région, qui ne manqueraient pas de nous faire rappeler le changement de force. C’était un vrai parcours de la dernière chance qu’il m’imposait de réussir. Contourner les camps pouvait occasionner des interrogations de la part des vigiles, se demandant pourquoi je partais si loin hors du village. Parmi les accords passés entre Hewald et eux, il y avait l’obligation de ne pas s’éloigner au-delà d’un certain périmètre établi. S’il s’avérait que les romains s’apercevaient que l’un des nôtres transgressait ces accords, ils se rendraient au village pour demander des explications, et je ferais forcément l’objet d’une traque de la part de leurs troupes. 

 

Certes, dans un tel scénario catastrophe, les romains se rendraient compte de l’impossibilité pour eux d’entrer dans le village. Ils n’ignoraient pas les rites liés à Samain, ainsi que diverses traditions et coutumes en rapport avec la culture celtique. Si une troupe dépêchée sur place s’installait aux abords du village et me voyait soudainement arriver en compagnie d’un druide n’appartenant pas à notre clan, il était aisé de deviner qu’ils comprendraient une grande partie de la situation. Ce qui veut dire qu’il me serait impossible d’amener le druide dans notre village : je serais inévitablement arrêté et enfermé dans leur camp. En attendant d’être transféré probablement vers Rome, à destination des jeux du Cirque. Le druide, lui, serait raccompagné vers là d’où il était venu, sans trop d’encombre. Si ce n’est un rappel à l’ordre auprès du Conseil, qui devrait se tenir à carreaux après ça, pour éviter des sanctions de la part de l’armée romaine. Malgré les pouvoirs des druides, les romains pourraient très bien  ordonner que soit brûlée la bâtisse où siégeait le Conseil. Cela à titre de représailles de ce manquement aux accords romains. 

 

Pour toutes ces raisons pouvant amener à des dommages collatéraux énormes, je devais redoubler de vigilance quant à mon parcours. Tout en ne perdant pas de vue qu’il me fallait me hâter si je ne voulais pas irrémédiablement condamner mon village. Je n’étais même pas sûr que le Conseil m’accorderait ma requête, à cause des risques importants pour lui, tel que je vous l’ai évoqué plus tôt. Mais je n’avais pas le choix de tenter l’aventure. Il me fallait jouer à quitte ou double dans mon cas. Non sans ma — avec la peur au ventre de croiser une patrouille romaine sur le trajet —, je suis parvenu à Drogunum. Une petite cité rebaptisée par Rome, où il fut imposé au Conseil des Druides de vivre. C’était une manière pour les légions romaines de surveiller les activités de ceux-ci, pouvant se montrer dangereuses pour l’Empire romain. La ville en elle-même — vue de l’extérieur — montrait davantage des allures de forteresse qu’une simple ville. Elle était entourée de postes de garde qui surveillaient les quatre entrées. En tout cas, en temps normal. Je savais — par Hewald — que l’entrée Est était régulièrement dénuée de toute surveillance. 

 

La raison en était qu’une rivière se trouvait en face. Aux yeux des romains chargés de surveiller les faits et gestes d’éventuels messagers voulant se rendre à Drogunum, cette rivière représentait un obstacle important. Ils se disaient que — étant mouillé après une éventuelle traversée —, il serait aisé de distinguer un non résident de la cité en son sein. Plusieurs patrouilles romaines vaquant à heures régulières dans la ville, ces intrus seraient très vite repérés à cause de leurs tenues trempées. Une aubaine et une faille de la surveillance qui m’était profitable. Mes pouvoirs me permettraient de sécher ma tenue une fois sorti de la rivière. Je pourrais ainsi me déplacer dans la ville sans interroger quiconque parmi les romains. Ainsi, je parvins au cœur de Drogunum, là où se tenait le siège du Conseil des Druides. Celui-ci n’étant pas surveillé de près — les romains pensant sans doute que les patrouilles et les postes de garde s’avéraient suffisants —, je pus me glisser sans encombre à l’intérieur.

 

Obtenir une audience auprès du Conseil fut plus facile que je ne le pensais. Une fois exposé l’urgence de la situation à l’un des esclaves fournis par les troupes romaines pour l’entretien des locaux, celui-ci m’amena à son maître. Lui-même — une fois connu les faits —, me présenta au Conseil. Comme il était l’un des membres, cela facilita les choses. Ce fut difficile de contraindre le Conseil à m’aider à réussir ce pourquoi j’étais venu : j’ai dû faire appel à leur cœur et à la mémoire d’Hewald. Je savais qu’il était une personnalité plus que respectée au sein de ses confrères. Finalement, l’un des druides présents dans la salle d’audience accepta de remplacer temporairement Hewald au sein de notre village. Durant une période de six mois. Un temps nécessaire pour trouver un remplaçant définitif qui prendrait la suite. En toute discrétion bien évidemment. À l’insu des troupes romaines qui verraient cette « transaction » d’un mauvais œil, au vu des tensions en lice entre mon village et les camps romains se trouvant dans ses alentours. 

 

Accompagné d’Horik — le druide s’étant désigné en tant que successeur temporaire à Hewald, ce dernier étant un ami de longue date —,  je repris le chemin inverse pour revenir au village. Un voyage de retour qui fut ponctué de nombreux obstacles. Bien plus qu’il n’y en eut à l’aller, de manière incompréhensible. Parmi ceux-ci, nous avons croisé des brigands très vindicatifs, et nous nous sommes blessés en sortant de divers pièges disséminés au travers des bois que nous devions traverser. Il y a aussi eu un marchand ambulant qui avait accepté de nous avancer, et qui a vu ses bêtes tomber raides mortes sur un chemin. Sans qu’on comprenne la cause de ces décès inexplicables. Il serait fastidieux de tout énumérer, mais sachez qu’à chaque contretemps, l’angoisse de ne pas parvenir à temps augmentait, me faisant serrer davantage encore ma poitrine. Je craignais d’échouer. C’était comme si une force inconnue s’évertuait à ralentir notre épopée à Horik et moi. Une force qui avait du penser que je ne parviendrais pas à entrer dans Drogunum ou que ma tentative d’émouvoir suffisamment le Conseil — pour que l’on donne une issue favorable à ma demande d’aide — avorterait lamentablement. 

 

Nous sommes enfin parvenus au village. Mais avec toutes nos péripéties, il restait à peine une heure avant la fin du Samain. L’un après l’autre, Horik et moi avons franchi le dôme. Le druide fut accueilli en liesse par les villageois. Calmant l’ardeur de ceux-ci — et leur rappelant que le temps n’était pas aux acclamations —, Horik opéra à l’exécution des rites fermant la période du Samain. Cependant — là encore — la force qui s’était employée à nous mettre des bâtons dans les roues fit encore des siennes durant le processus. Si le point de départ des rites — dont la roue et ses bougies à rallumer —, se déroulèrent sans encombre, il en fut tout autre pour la suite. Plusieurs fois, des bougies dans les huttes se virent souffler après le passage d’Horik. Je ne pouvais pas le seconder pour cette dernière phase. Mon statut d’apprenti ne m’avait permis que de l’aider pour les phases préliminaires des rites. Le dernier stade des opérations devait impérativement être effectué par un druide de haut rang, tel que l’était Horik. Si je m’employais à l’aider dans cette partie du rituel, cela pouvait rendre caduc tout ce qui avait été fait depuis le début, et obliger à tout recommencer. Au vu du temps restant, il aurait été impossible de s’y atteler et de finir à temps la dernière phase. Horik n’avait d’autre choix que de revenir vers les huttes dans lesquelles je venais de constater l’extinction des lumières. Ce qui l’obligeait à renouveler ses actions en leur sein. 

 

Il ne restait alors que quelques minutes, et les lumières continuaient d’êtres soufflées régulièrement par cette force invisible qui visait le bon accomplissement des rites. La tension était palpable dans le village, chacun s’adressant aux dieux pour demander le pourquoi de cette épreuve, persuadés qu’ils avaient été courroucés par l’acte d’un des leurs. Raison de ce qui arrivait, mettant tout le monde en position de peur de plus en plus oppressante, au fur et à mesure que l’échéance de fin du Samain approchait. Malgré tous ses efforts et les miens, Horik ne put parvenir à allumer l’intégralité des bougies à temps. Il était trop tard. La lune redevenait sombre au-dessus du village. L’obscurité émanant du dôme se faisait plus intense qu’elle ne l’avait jamais été. Certains villageois tombaient à genoux de désespoir, implorant les dieux de nouveau, espérant obtenir une réponse qui ne vint jamais. 

 

À la place, nous avons enfin pu savoir l’origine de la force s’étant employée — avec succès — à faire échouer la quête que je m’étais pourtant juré de réussir. Seule condition de la survie de mon clan. Ce n’était pas une force, mais un souvenir de la cruauté des nôtres, se montrant sous la forme d’une jeune fille que nombre de nous avions oublié : Hildelith. Elle avait grandie, mais je me souvenais d’elle. Tout comme je me rappelais une partie de son histoire, et les actes monstrueux dont elle avait été victime par l’ensemble de notre communauté. J’étais moi-même très jeune à l’époque, et je ne connaissais pas tous les détails. Mais j’avais en mémoire une petite fille de 8 ans bannie du village, après que sa mère fut lapidée en place publique. Je n’ai jamais bien compris à l’époque le pourquoi de cette exécution horrible à laquelle j’avais refusé de participer. Ainsi que de ce bannissement tout aussi violent pour une jeune enfant. Hildelith s’est elle-même chargée du rappel à l’ordre de son histoire, face à des villageois dont les expressions faciales ne faisaient aucun doute quant à la compréhension de la situation. La raison du malheur leur tombant dessus, lié à leur faute impardonnable… Il était cependant trop tard pour regretter : Hildelith avait eu le temps de mûrement mettre au point sa vengeance dont nous étions les cibles…

 

— Vous vous souvenez de moi, je le sais… Bande d’assassins ! Je n’ai jamais oublié ce que vous m’avez fait. Ce que vous avez fait à ma mère… Je n’étais qu’une enfant… Mais vous m’avez abandonnée sans la moindre compassion… Je n’étais pas responsable des fautes de ma mère. Tout comme elle-même n’a pas choisie de commettre les actes dont on l’accusait. Vous ne jurez que par vos rites odieux. Il vous fallait une punition à la hauteur de la noirceur de vos cœurs, tous autant que vous êtes ! Une punition vous rendant esclaves à vie de vos ignominies… 

 

Elle s’approcha d’Horik, usant du même pouvoir dont je disposais pour me repousser loin d’eux. Je commençais à comprendre… L’instant d’avant, je m’étais demandé comment elle avait pu franchir le dôme, vu qu’elle avait été chassée d’ici depuis des années. Elle était aussi un Saino. Une catégorie particulière de druide. Je supposais que ses facultés se sont développées après son bannissement, alors qu’elle devait lutter pour sa survie. Je me trompais. Son parcours était bien différent du mien. Et surtout, elle avait eu le temps nécessaire pour acquérir le contrôle de ses pouvoirs, de manière bien plus importante. J’en étais encore à me poser mille questions sur elle quand elle a placé un couteau sacrificiel sur la gorge d’Horik, ce dernier se montrant impuissant à contrer les facultés puissantes d’Hildelith. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, la jeune fille a tranché la gorge d’Horik. Elle n’a même pas sourcillé durant cette action, laissant retomber au sol le corps sans vie du druide. Le dernier espoir qui nous restait encore de sauver notre village venait d’être tué sous nos yeux. 

 

— Peut-être que certains et certaines d’entre vous sont trop jeunes pour comprendre qui je suis, et pourquoi j’en veux tellement à ce village. Qui a aussi été le mien à une époque. Vous vous demandez pourquoi j’ai tué Hewald, qui a participé à faire de moi ce que je suis ? Et pourquoi aussi j’ai tué Horik à l’instant. Alors, pour vous — de même que pour rafraîchir la mémoire aux plus anciens —, je vais vous raconter mon histoire. N’essayez pas d’approcher entre temps pour essayer de me faire passer de vie à trépas. Les pouvoirs dont je dispose dépassent ceux des plus grands druides de Bretagne… Vous serez morts avant même d’avoir fait trois pas dans ma direction. Donc, tenez-vous tranquille, et écoutez…

 

C’est ainsi qu’Hildelith rappela les faits à une population en proie à la terreur la plus totale. Aussi bien les plus jeunes que les plus âgés. Moi-même, je n’étais pas en reste. Surtout après avoir vu la mort brutale d’Horik. Il y avait plusieurs années de ça, les parents d’Hildelith faisaient partie des commerçants les plus fervents du village. Ils avaient l’habitude de se rendre dans d’autres villages, ainsi qu’au camp romain le plus proche. C’était une période se situant peu de temps après les accords conclus entre Hewald et les romains. Tidhild et Wighard ne passaient pas inaperçus à chacune de leurs visites au camp. Tidhild essentiellement. C’était une femme magnifique, aux cheveux roux ensorcelants, dont les formes affolaient chaque soldat la voyant déambuler aux côtés de son mari. Wighard se montrait fier d’être l’époux d’une telle beauté. Il ne craignait pas le regard d'autres hommes sur elle, car il la savait être la plus fidèle des femmes. Ce qui était vrai. Pour autant, cette fidélité se verrait bientôt fragilisée par l’intermédiaire du centurion dirigeant le camp.

 

Quintus Caedicius Helvius était à part au sein de l’armée romaine. Ses hauts faits dans de nombreuses contrées lui avaient valu de se voir attribuer le grade de centurion très jeune, grimpant les échelons de manière rapide. On le disait tellement doué que certains parmi les hommes sous ses ordres pensaient de lui qu’il était bien plus qu’un simple humain. Ils se persuadaient qu’il était protégé par Mars, le dieu romain de la guerre et de la jeunesse. Quintus s’est vite montré subjugué par la beauté de Tidhild, et il s’est mis en tête de la séduire. Cependant, la fidélité de la jeune femme — qui a de nombreuses fois repoussée les avances du centurion —, était un obstacle. Tidhild préférait se taire auprès de son mari concernant la volonté de Quintus de vouloir la faire tomber dans ses bras. Elle craignait que porter de telles accusations envers un officier romain se retournerait contre eux, et que leurs affaires en pâtiraient.

 

Cependant, Quintus connaissait quelques habitudes de celle qui hantait ses pensées. Il avait appris qu’elle se rendait régulièrement dans la forêt proche, afin d’y cueillir fruits, herbes et racines nécessaires aux produits qu’elle revendait aux villages avoisinants et au sein du camp romain dont il avait le commandement. Un jour, il a prétexté d’un voyage important à effectuer dans un autre camp pour surprendre Tidhild lors de l’une de ses excursions en forêt. La jeune femme tenta bien de s’enfuir quand elle aperçut le centurion, se doutant de ses intentions. Mais ce qu’elle ignorait, c’était que celui-ci possédait la maîtrise de certaines techniques druidiques. Le résultat de la capture d’un druide alors qu’il n’était encore qu’un simple légionnaire, qu’il a enfermé dans les caves de sa maison à Rome. Juste avant de l’obliger à lui révéler certains secrets. C’était là l’origine de sa fabuleuse ascension militaire. Usant de ses connaissances druidiques, Quintus avait parsemé divers endroits de la forêt de cercles magiques, destinés à empêcher Tidhild de bouger une fois qu’elle aurait posé le pied sur l’un de ces pièges mystiques. 

 

Il s’est servi de formules pour prendre le contrôle de l’esprit de Tidhild. Après quoi, la jeune femme devint une amante passionnée, qui rejoignait quotidiennement le centurion en forêt. Au cours de plusieurs mois de cette liaison interdite, Tidhild tomba enceinte. Quand elle revenait au village, elle n’avait plus de souvenirs de ses rencontres avec Quintus. Cela faisait partie des autres facultés du centurion que d’effacer des moments choisis à sa convenance. De son côté, Wighard — persuadé qu’il était le père —, se montra ravi. Cela faisait des années que le couple essayait d’avoir un enfant, en vain. L’homme pensait que sa femme était victime d’une malédiction, l’empêchant d’enfanter. Alors cette grossesse, ce fut l’occasion de festivités en grandes pompes dans le village. Hildelith fut entourée d’un amour sans concession par ses parents, faisant l’admiration des villageois. L’enfant semblait avoir héritée des attributs de beauté de sa mère.

 

Le temps passa. Tidhild continuait de voir Quintus, en n’ayant aucun souvenir de ces escapades amoureuses. Mais un jour — lors d’un rituel propre au village, destiné à procurer un avenir radieux aux enfants venant d’avoir 8 ans —, Hewald s’aperçut de la présence d’une marque de naissance se trouvant située derrière l’oreille droite de la fillette. La marque était absente à la naissance. Le phénomène était sans doute dû à la nature magique de la relation entre Quintus et Tidhild, ce qui a retardé l’apparition de la marque. Comme ni Tidhild, ni Wighard ne comportaient une telle marque, Hewald soupçonna une relation adultère de la mère. Celle-ci jurant qu’elle avait toujours été fidèle à son mari, le druide s’employa à sonder l’esprit de Tidhild. Cela afin de vérifier si la jeune mère disait la vérité, ne s’expliquant pas la présence de cette marque incompréhensible. Hewald comprit alors que la jeune femme avait été victime d’un maléfice. Il vit en visions les ébats amoureux de Tidhild avec le centurion romain. 

 

Néanmoins, le druide a caché la nature magique de l’adultère, se contentant d’indiquer la tromperie de Tidhild avec un romain. Sans préciser de qui il s’agissait, pour éviter toute forme de complications diplomatiques. Hewald était inquiet sur le fait qu’un centurion romain puisse être en possessions de facultés druidiques. Il ne pouvait accepter cette hérésie, mais le révéler au Conseil des Druides pourrait avoir des conséquences fâcheuses sur l’entente entre leur ordre et les légions romaines. Pour éviter un chaos pouvant résulter de la déclaration de ce fait, Hewald a donc gardé le secret. Même en sachant ce que cela entrainerait pour la pauvre Tidhild. Les lois de la tribu étaient claires : toute femme s’étant montrée coupable d’avoir trompé son époux devait être lapidée par les villageois. Jusqu’à ce que mort s’ensuive. La fillette qu’était Hildelith assista en pleurs au lent calvaire de sa mère, dont son père lança les premiers projectiles et s’acharnant même sur elle. 

 

Le corps sans vie de la femme fut placé dans la forêt, laissé en proie aux animaux sauvages. Quant à Hildelith, Hewald craignait qu’elle représente un problème, elle aussi. Si l’un des villageois en venait à découvrir la nature magique de la marque — pouvant donc mettre à jour le fait qu’un romain était doté de connaissances druidiques —, cela pourrait causer un discrédit sur le village et son propre pouvoir politique en tant que druide. En plus d’une possible exclusion de l’Ordre des Druides du pays. Refusant que cette possibilité puisse mettre à néant sa position, Hewald entreprit de demander le bannissement de la fillette — conformément à d’anciennes lois celtiques connues de lui seul. Il espérait ainsi que l’enfant — lâchée en pleine forêt, comme le corps de sa mère quelques jours avant —, périrait d’une manière ou d’une autre au sein de cet environnement hostile. Il ne pouvait pas la faire exécuter comme cela avait été le cas de sa mère, les sanctions celtiques de cet ordre ne s’appliquant pas aux enfants. Le bannissement était sa meilleure option pour se débarrasser du danger que représentait l’existence même d’Hildelith. 

 

Le plan d’Hewald semblait parfait, mais il avait négligé un détail : Quintus. Ce dernier avait trouvé le corps  de Tidhild, portant des milliers de traces de pierres sur son corps ravagé. Il comprenait qu’un évènement avait révélé aux villageois qu’il était le père génétique de l’enfant. Lors de certaines des escapades de Tidhild, cette dernière était accompagnée de sa fille. Quintus soupçonnait qu’elle pouvait être le résultat de sa relation avec son amante, mais il ne pouvait en être certain. Ses pouvoirs ne lui permettant pas de déterminer s’il était bien son père biologique. Malgré cette incertitude, Quintus s’est attaché à la fillette. Les jours où elle venait avec sa mère, le centurion discutait avec cette petite famille, laissant de côté ses envies de sexe. Des moments attendrissants, qui révélèrent un élément important au centurion. Bien qu’il usait aussi de l’effacement de mémoire sur Hildelith, celle-ci semblait ne pas être affectée, et se souvenait des moindres détails de ses rencontres avec le romain.

 

Toutefois, sans doute consciente qu’il fallait garder secret ces instants familiaux — après avoir compris que sa mère n’en avait pas le souvenir une fois revenues au village —, Hildelith a toujours tut ce qu’elle savait. Y compris lors de l’exécution de sa mère. À ce moment-là, la fillette craignait que cette révélation lui causerait une lapidation à elle aussi. Pour n’avoir pas avouée ce dont elle était détentrice comme information sur la faute de sa mère. Hildelith ignorant les coutumes celtiques — empêchant la mort directe d’une enfant , elle se pensait vraiment en danger. Puis, après son bannissement, Hildelith a cherché le corps de sa mère. On lui avait refusé le droit de se recueillir sur son corps auparavant. C’était avant qu’Hewald prononce sa sanction qui la ferait devoir partir du village. Alors, une fois lâchée dans la forêt, c’était l'opportunité de pleurer sa mère devant son corps. Elle a vu Quintus se lamenter devant la dépouille de celle-ci. Hildelith  a alors expliqué  au romain ce qui s’était passé, indiquant qu’elle se vengerait des villageois quand elle serait plus grande.

 

Quintus a su — à la lumière de ces révélations —, qu’Hildelith était bien sa fille. Décidant de prendre ses responsabilités, Quintus entreprit d’emmener la fillette avec lui à Rome. Ceci après avoir fait envoyer un message à ses supérieurs, et prévenant de son statut de père, suite à une liaison avec une autochtone. Il tenait à s’occuper personnellement de son éducation, au sein de son foyer. Etant donné son haut statut militaire, on lui accorda ce droit. Il pouvait élever l’enfant jusqu’à ce qu’elle soit en âge de devenir servante au sein de sa maison. Après quoi, elle continuerait son éducation auprès du reste de son personnel vivant sous son toit. Hildilith se vit changer son prénom en Laberia, et pu vivre plusieurs années sous le toit de Quintus. Des années durant lesquelles le centurion comprit les dispositions de sa désormais fille à la magie druidique. Il lui enseigna ce qu’il savait lui-même, et fit développer son pouvoir qui montra de plus en plus sa puissance. Quintus n’avait jamais vu de telles facultés, même chez des druides de haut rang. 

 

Il comptait faire de sa fille une véritable arme vivante qui pourrait servir Rome. Hors de question pour lui qu’elle devienne une simple servante, comme il  l’avait promis. Il fit part de son projet à César. Bien que réticent au départ à la demande de Quintus,  ce dernier fut témoin des extraordinaires aptitudes de Laberia, et donna son aval afin qu’elle bénéficie d’un statut spécial. César accorda à Quintus qu'il fasse de la jeune fille son héritière, lui attribuant ainsi toute légitimité en tant que romaine. Pour le reste, elle ne pouvait pas prétendre à devenir militaire : étant une femme, c’était contraire aux règles romaines. Mais en tant qu’arme, ça ne posait aucune difficulté qu’elle puisse participer à certaines campagnes. Quintus imposa juste d’être toujours présent lors de celles-ci. César n’y vit pas d’objection. Les deux furent envoyés en Bretagne pour participer à diverses opérations militaires, destinées à mater certaines tribus montrant des signes de rébellion. Une aubaine pour Hildelith/Laberia, qui voyait ainsi le moyen de se venger des assassins de sa mère. D’autant qu’on approchait de la période du Samain. Ce qui lui fit entrevoir comment se venger efficacement de son ancien village.

 

Entre autres facultés, Hildelith pouvait influer sur l’esprit des autres, de manière à ce que les cibles touchées ne perçoivent pas sa présence. C’est cette technique qui lui a permis de s’approcher de la hutte d’Hewald sans qu’on la voie, puis parsemer mon voyage aller et retour des divers obstacles rencontrés. Franchir le dôme avait représenté pour elle une formalité, étant donné la portée du pouvoir en elle qui dépassait allégrement le mien, de toute évidence. Maintenant qu’elle s’était assurée que notre village serait condamné aux ténèbres éternelles — en tuant Horik —, il ne lui restait plus qu’à modifier la constitution du dôme, afin que son action perdure dans le temps. De façon indéfinie. Son long monologue s’étant achevé, Hildelith souriait, ravie de la terreur s’affichant sur les visages des villageois. 

 

— à présent, je vais vous laisser absorber toutes ces informations, ainsi que le fait que vous allez tous mourir ici. Au sein de ce village et ses rites barbares. Vous aurez toute l’éternité pour réfléchir à vos fautes. 

 

Après ça, Hildelith s’est contentée de marcher tranquillement jusqu’à la sortie du village. Tout le monde s’écartait sur son passage, chacun étant tétanisé par ce qu’elle représentait. Elle avait pratiquement les pouvoirs d’une déesse. À se demander d’ailleurs si elle n’était pas la réincarnation de Morrigan, une déesse de la guerre et de la mort. Un silence mortel s’empara du village durant toute sa marche, jusqu’à ce qu’elle franchisse la barrière sans le moindre effort apparent. Alors que même moi, je devais m’employer à un effort intense pour traverser. L’instant d’après — tandis qu'Hildelith était de l’autre côté —, nous avons vu les ténèbres envahir encore plus les lieux. On ne voyait même plus le ciel et la lune. Il en fut de même pour le soleil les jours suivants. C’était comme si nous avions tous été envoyés — avec nos huttes —, au sein du Sidh. L’autre monde celtique. Ce fut le début d’un cauchemar encore plus abominable pour nous tous. 

 

Le renforcement du dôme s’accompagna d’une autre désillusion. Après le choc causé par les révélations d’Hildelith, je constatais que je ne pouvais plus franchir la barrière. J’eus beau user de tout mon pouvoir, rien n’y faisait. Si les villageois espéraient se servir de moi pour effectuer de quoi subvenir aux besoins en nourriture du village — s’étant même persuadés de m’inculquer l’apprentissage nécessaire théorique pour cela —, à la lumière de ce nouvel obstacle, tout était réduit à néant. Il n’y avait plus le moindre espoir. Les premiers jours — résignés —, nous avons fractionné les parts de nourriture de chacun, parmi celle restant au sein du village. Ensuite — tiraillés par la faim —, nous avons mangé nos chevaux, nos chiens, nos poules. Nous arrachions des racines, faisions infuser les rares points d’herbes figurant dans le village. Pourtant, vint un moment où toute forme de ressources naturelles devint inexistante. Quel que soit l’endroit où nous pouvions chercher. Nous n’eûmes d’autre choix que de recourir aux pires extrémités de survie. Le cannibalisme fut notre seule option pour tenir le plus longtemps possible…

 

Au début, nous sacrifions les plus faibles d’entre nous. À savoir les plus âgés… Et aussi les plus jeunes. Autant les vieux considéraient comme un honneur de périr pour permettre aux générations plus jeunes de continuer de vivre ; autant il y eut plusieurs cas de violentes altercations, quand il fallut faire comprendre à des mères en larmes de céder leurs enfants pour servir de repas… Vous n’imaginez pas la douleur atroce de ces pères devant assassiner leur fils ou leurs filles en bas âge, devant leurs épouses qu’on pouvait très difficilement maintenir de force pour l’empêcher. N’importe quelle mère aurait fait de même. Il arrivait parfois qu’on les enferme dans leurs huttes, postant des hommes robustes à chaque sortie possible. Le but étant de leur éviter le spectacle de la décapitation et l’éventrement de leurs bébés. Ainsi que tout ce qui constituait leur progéniture. 

 

Une fois arrivés à la fin du « stock » d’enfants, ce fut le tour des femmes ayant le moins de capacité à procréer. Les plus jeunes étaient « prêtées » à nombre d’hommes, afin de mettre au monde de futures sources de bombance pour le reste du village. Donner la vie n’avait plus aucun sens. Ce n’était que de la nourriture. Rien de plus. Des combats entre les hommes étaient organisés pour désigner qui serait sacrifié, afin de préserver les femmes destinées à remplir nos assiettes, par les naissances qu’elles occasionnaient. Des combats violents et sans pitié, chacun s’évertuant à ne pas finir dans une grande marmite placée au centre du village, pour plus de facilité. Le stress et la peur finirent par déclencher des formes de stérilités de plus en plus fréquentes. Il devint vite évident que conserver les femmes ne servaient plus à rien. L’une après l’autre, les dernières rescapées de la gent féminine achevèrent leur vie en servant de plat de viande.

 

Nous avons tenu 3 années à agir de cette manière, plongeant toujours plus dans l’horreur et l’inhumanité la plus totale envers nous. Il ne resta bientôt plus qu’un petit groupe d’hommes. Malgré ma faible constitution qui aurait dû avoir raison de moi facilement, je profitais de mes pouvoirs pour ne pas devenir un plat permettant d’offrir de quoi nourrir les autres, durant quelques semaines ou mois. Au final, je fus le dernier survivant à ce cauchemar de tous les instants. Je me surpris à avoir de moins en moins de difficultés à abattre les miens, jour après jour. Sur la fin, j’ai même envisagé de m’auto-dévorer, une fois les réserves de « viande » arrivées à leur terme. J’ignore si Hildelith — d’une manière ou d’une autre, vu les pouvoirs qu’elle possédait —, avait compris que j’étais le dernier survivant du village, et qu’elle a voulu me donner une chance de m’en sortir — cela parce que j’étais semblable à elle. Néanmoins, je m’aperçus que l’obscurité au sein du village devint soudainement moins intense. Comme si le pouvoir du dôme s’était affaibli.

 

Piqué par la curiosité, j’ai alors testé si je pouvais traverser la barrière. J’avais effectué ce même test des dizaines de fois durant le calvaire ayant touché notre village, gardant l’espoir que je puisse trouver de quoi arrêter le massacre. Sans jamais obtenir autre chose qu’un sévère mal de tête par mes essais. Pourtant, cette ultime fois, j’ai réussi. J’ai pu franchir le dôme et me retrouver à l’extérieur du village. Je regoûtais à la lumière du soleil, au parfum de la terre, à la senteur des fruits des arbres et des fleurs. J’étais fortement affaibli, mais pour la première fois depuis des années, je ressentais en moi l’espoir de vivre. J’ai mangé des pommes, dévoré des céréales sur leurs épis comme s’il s’agissait d’un plat de luxe, cueilli des champignons dont je m’empiffrais goulûment. Je revivais petit à petit. Dans le même temps, je sentais à l'intérieur de mon être une étrange sensation. Comme un appel à me diriger vers un lieu inconnu, loin de la Bretagne.

 

Je n’ai jamais pu déterminer si c’était l’esprit d’Hildelith qui me priait de la rejoindre — en tant que Saino moi aussi —, au-delà des océans, vers la lointaine Rome. Ou peut-être était-ce juste la manifestation d’une folie s’étant insinuée en moi. Après avoir provoqué tant d’horreurs envers mes compatriotes au sein de mon village, était-ce vraiment étonnant ? Toutefois, malgré l’insistance de cet appel, je n’ai jamais quitté ma Bretagne natale. J’ai trouvé refuge au cœur d’une autre tribu, à qui j'ai raconté l’épreuve que mon village et moi avions subi. Aux yeux des villageois, j’avais rêvé Hildelith. J’avais rêvé nombre de choses. Les miens avaient subi la colère des dieux pour une faute autre que Samain. Nous avions tous été envoyés dans les méandres d’une folie collective, sans possibilité pour nous de comprendre notre punition divine. Peut-être qu’ils ont raison. Peut-être que tout ça était dans ma tête. Que les résidents de mon village ont subi une mort affreuse — à cause d’une maladie particulière causée par un aliment ou un évènement quelconque —, et que, durant tout ce temps, je n’étais plus en mesure de discerner le vrai du faux. 

 

Peut-être. Peut-être pas. Mais ça n’a plus vraiment d’importance à présent. J’ai une nouvelle tribu, avec un nouveau druide comme maître. Ce dernier a reconnu lui aussi en moi des dispositions phénoménales — propres à un futur grand druide —, et il a continué mon apprentissage débuté par Hewald. Je continue ma vie, mais je garde en moi ces images de mort, de massacre, de sang éparpillé sur l’autel de pierre servant aux sacrifices. Je revois en songe ces visages de terreur, ces femmes criant qu’on leur rende leurs bébés, ces enfants demandant à ne pas mourir… Autant de visions d’horreur qui ne parviennent pas à s’estomper. Elles font partie de moi à jamais, enfermées dans ma mémoire. J’ai conservé de mon expérience la peur des ténèbres. Je suis incapable de dormir sans être entouré de dizaines de bougies pour me rassurer. Je veux être certain que les ténèbres du Samain ne me piégeront pas de nouveau. 

 

Un jour viendra où elles m’envelopperont encore, mais cela signifiera simplement que j’ai atteint la limite de ma vie. Ces tènèbres-là seront le signe que je peux enfin apaiser mon âme, en toute sérénité. Sans revoir ces images terrifiantes des miens se massacrant les uns et les autres. Sans cet appel qui se fait entendre encore certaines nuits… Ce jour-là, je serais libre. Libre de m’en aller vers un ailleurs qui ne me torturera plus. Libre de renaître dans un autre corps, pour vivre une autre existence, quelque part dans l’immensité de ma chère Bretagne...



Publié par Fabs