20 avr. 2021

COMPLAINTE POUR UN JEUNE MONSTRE (Partie 2)

 

 

Les jours et les semaines qui suivirent me faisaient penser à mes meilleures années. Quand je vivais chez mon père. Quand il m’apprenait toutes ces choses fabuleuses à travers les livres, les parchemins et leurs formules, et ses paroles toujours pleines de sagesse. Je ressentais la même chose avec Irina. Elle était toujours pleine d’attention pour moi, d’une patience infinie, malgré la maladresse de mes gestes. Je ne compte plus le nombre de vaisselle que mes doigts ont malencontreusement réduits à l’état de poussière, conduisant presque invariablement à des grognements intempestifs de Nastya, chargée de nettoyer derrière moi

 

« Mais c’est pas possible, ça ! On t’a jamais appris à te servir de ta force au pays des monstres ? »

 

Je ne savais jamais trop quoi répondre, a part de sempiternels :

 

« Désolé…. Nastya. Je…Je ne l’ai pas fait exprès. Je ne connais pas bien encore ma force. C’est tout nouveau pour moi… »

 

Et presque aussi invariablement, sa réponse finissait quasiment toujours de la même manière, avec un petit sourire narquois sur le bout des lèvres :

 

« En parlant de nouveauté, je vais t’apprendre un truc super : ça s’appelle le nettoyage ! Tu crois quand même pas que je vais toujours nettoyer tes bêtises ? Je te rappelle que je suis pas ta bonniche ! »

 

« Nastya ! A moi de te rappeler que Viktor n’est pas ton esclave ! »

 

Et ça se finissait toujours à l’identique : Nastya grommelait, Irina me prenait à part en me disant de ne pas en vouloir à Nastya, et cette dernière oubliait très vite ce petit désagrément, en m’invitant à la suivre pour la traite des chèvres. Peut-être n’était-ce qu’une impression de ma part, mais malgré ses paroles, j’avais vraiment l’impression que Nastya était moins virulente qu’au début envers moi. Plus compréhensive. Et que ces petites « piques », comme les appelait Irina, était sa manière à elle de me dire qu’elle acceptait ma présence, et qu’elle m’aimait bien… à sa façon. Il y avait bien quelques petites choses que je n’arrivais pas bien à comprendre cependant. Je demandais souvent à Irina quand est-ce que je pourrais être présenté aux autres habitants du village, et à chaque fois elle me disait que ce n’était pas encore le bon moment. Qu’il me faudrait être patient. Qu’elle devait réfléchir à la meilleure manière de leur indiquer mon existence. Que je n’était pas méchant. Cela partait d’un bon sens, et je parvenais même à comprendre pourquoi les traites des chèvres devaient toujours se faire dans la grange, à l’abri de tout regard. Et je ne pouvais sortir que quand Irina m’en donnait l’autorisation, pour éviter toute rencontre inattendu avec l’un des villageois. De peur que mon aspect les effraient, et que cela se finisse en confrontation avec eux, avant qu’elle ait eu le temps de leur expliquer qu’ils n’avaient rien à craindre de moi.

 

Mais certaines choses me gênaient. Des petits détails. Sans doute sans importance, mais qui me troublaient. Comme les sorties d’Irina en pleine milieu de la nuit, en toute discrétion. Comme pour s’assurer que je ne puisse pas la voir. Que je ne puisse pas savoir où elle allait. Une nuit, alors qu’elle était à nouveau sortie, et que je l’observais à travers la fenêtre de ma chambre, cherchant à savoir où  elle allait à cette heure, Nastya, qui elle non plus ne dormait pas, est venue me voir.

 

« Il vaudrait mieux pour toi que tu ne saches pas ce qu’il en est. Profites du moment présent. Tant que cela dure. Je dis ça pour toi. Tu ne connais pas Irina aussi bien que tu le crois. »

 

« Pourquoi dis-tu ça ? Irina m’a recueilli. Elle… Elle m’a appris la musique… La cuisine… »

 

« Et tu ne t’est jamais demandé pourquoi elle faisait ça pour un monstre sorti d’on ne sait où ? »

 

Je ne savais pas quoi répondre. Ou peut-être que tout au fond de moi, je ne voulais pas savoir. Après quoi, Nastya baissait les yeux, et repartait dans sa chambre, en marmonnant un « Bonne nuit, le monstre ».

 

Mais ce qui m’interrogeais encore plus, c’était la relation particulière entre Nastya et Irina. Bien moins rose que je le pensais. Je n’avais rien dit, mais je les avait surprises plus d’une fois se disputant. Je ne savais pas de quoi elles parlaient, mais c’était assez… virulent. Je me souviens d’une de leur conversation, entendue alors qu’elles devaient penser que  je dormais.

 

« Et tu comptes faire quoi exactement avec le monstre, je veux dire « ton » Viktor ? Ne me dis pas que tu es sincère en lui apprenant tous ces trucs. Je te connais trop bien. Tu lui fais exactement comme avec mon père. Tu lui promets monts et merveilles, mais au fond, tu ne fais que l’utiliser »

 

Irina arborait alors un visage que je ne lui avais jamais vu. Plein de colère, fronçant les sourcils.

 

« Je te défends de parler de ton père. Je n’y suis pour rien s’il est mort en tombant de cette échelle. »

 

« Ah ouais ? Pourtant, ça t’a bien arrangé qu’il disparaisse. Comme ça, tu as pu mettre la main sur la ferme et son argent. Je suis sûre que c’est ce que tu as toujours projeté dès le départ »

 

A ces mots, Irina l’avait giflée. Assez violemment. Même de là où j’étais, du fait de ma vue très prononcée, je voyais la marque de la main d’irina sur la joue de Nastya. Même si je n’approuvais pas toujours son comportement, ni même ses paroles, toujours très franches, je n’arrivais pas à comprendre la raison du geste d’Irina.

 

« Retourne te coucher. On parlera de ça une autre fois »

 

Nastya la regardait, les larmes au coin des yeux, se tenant sa joue rougie par la gifle donnée par Irina.

 

« Je te déteste ! »

 

Puis, elle était partie en courant vers sa chambre, située à l’étage, tout près de la mienne. Au même moment, Irina s’était aperçue de ma présence.

 

« Viktor ? Il y a longtemps que tu es là ? Tu… tu as entendu notre conversation ?»

 

Je ne sais pas trop pourquoi, mais quelque chose en moi me disait qu’il valait mieux ne pas dire que j’avais tout entendu.

 

« Non... Je… Je viens d’arriver. Je… J’étais sorti prendre l’air du soir… Ne t’inquiètes pas… J’ai fait attention. Personne ne m’a vu. Il fait bien trop noir pour qu’on puisse deviner ce que je suis… »

 

Elle me regarda, l’air satisfaite.

 

« Très bien. Tu devrais aller te coucher toi aussi. Il se fait tard. »

 

Puis, elle m’adressa un baiser sur le front, avant de plus ou moins me pousser légèrement en direction des escaliers, comme pour me signifier qu’il était temps pour moi d’aller dormir, et surtout qu’elle voulait être seule. Je n’insistais pas, et montait les escaliers le plus doucement possible, pour ne pas réveiller Nastya, et me dirigeait à mon tour vers ma chambre. Cependant, ce que j’avais entendu m’avait troublé. Pourquoi Irina avait fait du mal à Nastya ? Moi qui pensais qu’elles s’adoraient toutes les deux… Décidément, les relations humaines étaient bien compliquées. Mais je cessais de me poser des questions, et m’endormais sur mon lit.

 

Plusieurs autres jours passèrent, et j’avais presque oublié cette conversation entre Irina et Nastya. Alors que nous étions occupé à traire les chèvres dans la grange, comme d’habitude, Nastya me parla :

 

« Tu sais, le monstre, je t’ai vu l’autre jour dans la pénombre… Quand Irina et moi on s’est disputées. »

 

Je voulus dire quelque chose, mais Nastya fit un geste de la main, comme pour me dire de ne pas essayer de lui mentir

 

« Tu te demandes pourquoi j’ai dit ça à propos de mon père ? Et pourquoi je la déteste autant, alors que tu pensais qu’on était le symbole même de la mère et de la fille fusionnelle ? Ne dis rien, je sais que tu t’es posé la question »

 

Je la regardais, presque interrogatif. C’était la première fois que Nastya me parlait aussi poliment, aussi… gentiment. A se demander si elle était la même personne que je pensais connaître.

 

« Assieds-toi, le monstre. Je profite qu’Irina ne soit pas dans les parages pour tout t’expliquer. Irina ne te le diras jamais de toute façon. Mais c’est important que tu saches. Seulement, je veux que tu me promettes de garder ça pour toi ! On est bien d’accord ? »

 

J’acquiescais de la tête, curieux en effet de savoir ce qui pouvait bien avoir provoqué cette animosité entre elles deux. Puis, la voyant s’asseoir sur la paille, et me faisant signe de faire de même, je m’installais en face d’elle, afin d’écouter ce qu’elle avait à me dire. C’est ainsi qu’elle m’apprit qu’Irina n’était pas sa vraie mère. En tout cas, pas sa mère biologique, selon les termes qu’elle employa. Le père de Nastya était un riche fermier, et vivait seul avec son elle, depuis la mort de son épouse, et faisait profiter de ses largesses les habitants du village. Cependant, son apparente richesse n’était que de la poudre aux yeux, mais il ne voulait pas que cela se sache. Sa richesse, il la devait à son épouse, l’héritière d’une riche famille, qui avait été contre la volonté de sa famille en épousant un simple fermier. A sa mort, Evguéni, le père de Nastya, s’est retrouvé dans une situation difficile. Le plus gros des ressources du couple venaient du père de son épouse, qui envoyait chaque moi à celle-ci une somme considérable, pour compenser le fait de ne pas la voir. Mais quand celle-ci est décédée, le père a cessé ces versements. Et au bout de quelques mois, ce manque a commencé à se ressentir.

 

 Dans le but d’obtenir un crédit pour renflouer ses dettes, il avait rencontré Irina lors d’une sortie à la ville la plus proche d’ici, à plusieurs kilomètres de la ferme. Sans doute subjugué  par sa beauté, il lui avait fait croire qu’il était à la tête d’une entreprise agricole florissante. Elle est venue plusieurs fois à la ferme, sans doute pour « juger » de la véracité de ses dires. 2 mois plus tard, elle était venue s’installer, trompée par les mensonges d’Evguéni. Ils se sont mariés quelques mois plus tard. Après le mariage, il lui a avoué sa véritable situation financière. Elle est entrée alors dans une rage folle, menaçant de partir. Par peur de cela, il lui a aussi avoué qu’à sa mort, elle hériterait d’une somme très importante. Une sorte de prime ou quelque chose d’assimilé, Nastya ne connaissant pas trop les termes. Un contrat mis en place par la mère de Nastya, pour sa fille. Il n’aurait pas dû lui parler de ça. 

 

Une semaine plus tard, un malheureux « incident » avait eu lieu dans la grange. Le père de Nastya avait, selon les constations de l’enquête, « loupé » une marche de l’échelle où il se trouvait, et avait atterri, la tête la première, sur le sol, le tuant sur le coup. Comme Irina était la seule parente restante de Nastya, elle pouvait prétendre à se servir de la somme revenant à Nastya. Seul obligation : Nastya devait atteindre l’âge de 16 ans, et accepter qu’Irina devienne sa seule légataire. C’est pourquoi elle supposait qu’elle-même était encore en vie. A l’âge de 13 ans, Nastya était tombé par hasard sur des papiers parlant de tout ça, et en avait conclue que l’accident n’en était pas un. Mais elle ne pouvait pas le prouver. Et elle savait aussi qu’à ses 16 ans, elle n’aurait d’autre choix, si elle ne voulait pas se retrouver à  la rue, que d’accéder au désir d’Irina, et lui laisser l’accès à l’héritage voulue par sa mère biologique.

 

« Voilà. Tu connais toute l’histoire. Tu dois voir Irina d’une autre façon maintenant ? En tout cas, je l’espère. C’est pour ça que je la déteste. »

 

« Je comprends. Je suis tellement désolé de tout ce que tu as subi. J’ai perdu mon père moi aussi. Je sais combien cela peut faire souffrir…. Atrocement souffrir… »

 

Puis, elle me regarda :

 

« Alors, tu es orphelin toi aussi ? En fin de compte, on es pareil toi et moi…. »

 

Elle se leva, et se dirigea vers moi, puis déposa un baiser sur ma joue.

 

« Désolé pour mes méchants mots à ton encontre jusqu’à présent. Je t’ai mal jugé. Tu ne m’en veux pas trop ? »

 

« Non… Bien sûr que non… Comment le pourrais-je ? »

 

Elle m’adressa alors un sourire. Discret mais que je supposais sincère. Et elle me dit alors quelque chose qui me surprit beaucoup

 

« Dis…. Viktor ? Je peux t’appeler Viktor… le monstre ?»

 

« Bien sûr… Nastya… »

 

« Je… Je voudrais te demander quelque chose. Mais ne vas pas t’imaginer des choses, hein ? »

 

« Je t’ écoute… »

 

« Voilà…. Hummm… Comment dire… J’ai toujours rêvé d’avoir un grand frère à qui me confier… Tu… Tu voudrais bien être mon grand frère ? Ensemble, on sera plus fort contre Irina. Je ne sais pas ce qu’elle cherche à faire te concernant, mais tu devrais vraiment te méfier…. »

 

Je ne saurais définir mon émotion à ce moment précis. Jamais je n’aurais imaginé que Nastya me demande ça. J’acceptais sa proposition avec une immense joie.

 

« Super ! Alors, désormais, tu es mon grand frère. Mais pas un mot à Irina ! Ce sera notre secret… On est d’accord ? »

 

« Oui… On est d’accord »

 

Lui fit-je avec un grand sourire. Ce à quoi elle répondit avec un nouveau baiser sur ma joue, avant de repartir vers la maison, me laissant finir la traite, un grand sourire parsemant son visage. J’étais tellement heureux d’avoir une petite sœur. Un peu bizarre, certes, mais maintenant, je la comprenais mieux. Cependant, cette joie ne dura pas. Le sourire de Nastya allait vite se transformer en un voile de tristesse au cours de la nuit suivante. La nuit où Irina allait dévoiler le plan qu’elle avait prévue depuis le départ, confortant les dires de Nastya sur sa nature cupide et dénuée de toute compassion.

 

Cette fameuse nuit, donc, alors que je tentais de dormir paisiblement, Irina vint dans ma chambre.

 

« Viktor ? Réveille-toi… Je sais qu’il est tard, mais… Je voudrais te montrer une surprise que j’ai élaborée rien que pour toi »

 

Intrigué par cette surprise inattendue, et oubliant toute méfiance envers elle, je le suivais. Elle m’entraîna vers l’entrée de la grange.

 

« Voilà. On y est. Ta surprise est à l’intérieur… Qu’est-ce que tu attends ? Vas-y ! »

 

Je ne me posais pas plus de questions, et me dirigeais donc vers la grange en question. Mais, à peine étais-je entré qu’un immense filet de métal s’abattit sur moi, enveloppant mon corps, pendant que des hommes sortant de toute parts, me bloquèrent contre les mailles de ce dernier, attachant les rebords, me faisant prisonnier. J’essayais de me défaire de cette emprise, mais un des hommes approcha une sorte de pique qu’il planta en moi, m’envoyant une grande décharge électrique, qui me fit perdre connaissance. Je me réveillais quelques minutes plus tard, au pied d’un grand camion, alors que plusieurs hommes tentaient tant bien que mal de me hisser à son arrière. J’étais toujours sous l’emprise de la décharge subie peu de temps auparavant, et c’est tout juste si j’apercevais Irina, un fusil à la main pointé dans ma direction, semblant diriger les opérations. Je ne comprenais pas. Pourquoi faisait-elle ça ?

 

Elle s’adressa alors à moi :

 

« Tu dois te demander le pourquoi de tout ça, pas vrai ? Je vais te répondre. Je viens de te vendre à un ami scientifique, qui est très intéressé par ta nature, et qui m’a payé très cher pour que je te livre à lui. Je suppose que Nastya t’a parlée de nos petits soucis d’argent. Et de l’héritage dont je disposerais à ses 16 ans ? Ne mens pas. Je suis sûre qu’elle l’a fait »

 

Je parvenais tout juste à  parler

 

« Oui… Elle… Elle m’en a parlé…Elle m’a dit aussi que tu avais tué son père… »

 

Là-dessus, Irina se mit à rire, avant de de pencher vers moi

 

« Eh bien oui, c’est vrai. Si je me suis mariée avec lui, ce n’était pas pour ses beaux yeux. Seule sa richesse m’intéressait. Et après avoir appris qu’il n’avait rien, c’est Nastya et son héritage qui m’attirait. Mais le temps qu’elle atteigne ses 16 ans, c’est long. Alors, quand tu es arrivé, j’ai vite comprise tout l’avantage que j’aurais à obtenir ta confiance, et j’ai parlé de toi à mon ami. Et j’ai mis au point ce petit stratagème avec la complicité des habitants »

 

« Mais… Je… Je croyais que tu m’aimais bien… »

 

Irina se remit à rire de plus belle

 

« Toi ? Tu plaisantes ? Qui pourrait apprécier un monstre comme toi ? Tu es juste bon à être disséqué comme une grenouille ! Bon, assez discuté ! Vous autres ! Montez- moi cette monstruosité dans le camion. Mon ami attend sa venue avec impatience.»

 

J’étais envahi par un mélange d’incompréhension et de colère. Je ne comprenais pas. Pourtant, Nastya m’avait dit de me méfier. Et j’avais oublié ça. Ou du moins, je ne pensais pas qu’Irina était de cette nature. Cupide, vénale, toutes ces choses dont mon père m’avait parlé. Je me souvenais d’une de ses phrases :

 

« Un jour viendra où tu devras apprendre à accorder ta confiance à des humains autres que moi. Mais prends garde. Ta nature même peut réveiller des instincts que tu ne soupçonnes pas. Des instincts qui leur intimera de ne voir en toi qu’un objet, et pas un être vivant, à même de subvenir à ce qui compte le plus à leurs yeux : l’argent. »

 

Ces mots résonnaient dans ma tête à cet instant. Je savais que je devrais réagir. Mais je ne voulais pas blesser tous ces gens. Ils ne faisaient qu’obéir à Irina. Et après les évènements qui ont mené à la mort de mon père, je m’étais juré de ne plus recourir à la colère. Alors, je me laissais monter dans ce camion, cet instrument me menant vers un destin inconnu. Puis, j’entendis la voix de Nastya.

 

« Qu’est-ce que vous faites ? Lâchez-le ! Vous n’avez pas le droit ! Ce n’est pas une bête à enfermer ! »

 

Irina l’interrompit :

 

« Dit la petite mégère qui l’appelle « monstre » à tout moment de la journée »

 

« ça c’était avant ! Avant que je découvre qui il est vraiment ! Le vrai monstre, c’est toi Irina ! Lâche-le ! »

 

Irina la regardait d’un air amusé, tout en se dirigeant vers elle.

 

« Le lâcher ? Lâcher 500.000 roubles ? tu plaisantes, j’espère ? Aucune chance ! »

 

Nastya se lança alors vers Irina, tentant de lui prendre le fusil qu’elle tenait en main. Elles bataillèrent ainsi plusieurs minutes, et puis une détonation se fit entendre dans la pénombre. Je ne voyais pas très bien dans un premier temps. La fumée occasionnée par la poudre du fusil obscurcissant ma vue. Et puis je vis. Je vis Nastya au sol, ne bougeant presque plus. Tout juste agitée de légers spasmes, une blessure au ventre rougissant sa chemise de nuit, coulant sur l’herbe avoisinante. Et devant elle, Irina, qui semblait ne pas savoir comment réagir, regardant autour d’elle, comme cherchant un réconfort, quelqu’un de compréhensif à son acte.

 

« C’était un accident ! Vous… Vous l’avez tous vu ! Elle… Elle s’est jetée sur moi ! Le coup est parti tout seul ! Je… Je n’y suis pour rien ! »

 

Les hommes autour d’elle ne disaient rien, leur regard étaient plongés vers la jeune Nastya. Je revoyais le corps de mon père, le soir où je devins orphelin. Cette pensée me mit dans un état que je pensais avoir appris à maîtriser. Mais une fois encore, je ne pus empêcher la haine qui s’emparait de tout mon corps. Pris d’une fureur incontrôlable, mon corps se gonfla, et j’agrippais les mailles du filet qui m’enfermait. J’en écartais chaque membrane avec une telle facilité que je me demandais encore comment j’avais pu me laisser prendre dans ce piège ridicule aussi aisément. En quelques secondes, devant la terreur des quelques hommes autour, j’arrachais le filet m’entourant dans sa totalité, avant de me diriger vers le corps de Nastya. J’entendais encore Irina chercher à s’excuser, mais je ne l’écoutais pas. Je ne pensais qu’à Nastya. Ma pauvre petite sœur qui était étendue au sol. Je relevais doucement sa tête, cherchant à voir si elle pouvait parler.

 

« Nastya…. Réponds-moi… Tu… Tu es encore vivante ?  Je t’en prie… Tu ne peux pas partir à ton tour…. »

Nastya ouvrit péniblement les yeux, avant de me répondre, avec une voix à peine audible :

 

« Tu n’y peux rien… C’est comme ça… C’est le destin… Je sens que je vais partir… C’est sans doute mieux ainsi… »

 

« Non ! Tu n’as pas le droit ! Tu es trop jeune ! On vient à peine de se découvrir… Petite sœur »

 

Nastya se mit à sourire, malgré la douleur que cela lui procurait.

 

« Tu m’as appelée… Petite sœur ? C’est trop mignon… Merci pour ça… Grand frère… Je peux m’endormir tranquille maintenant…. Ne sois pas triste… Je vais juste rejoindre mes parents… »

 

Je pleurais tellement que je voyais à peine sa peau perdre ses couleurs devant moi. Je sentais tellement de peine m’envahir. Encore plus que pour mon père. Je ne pouvais l’expliquer.

 

« Viktor ? »

 

J’oubliais ma tristesse à cet instant, afin de mieux entendre ce que Nastya avait à me dire

 

« Oui… Petite sœur ? Tu veux me dire quelque chose ? »

 

Nastya souriait à nouveau

 

« Tu… m’as encore appelée Petite sœur…. Ça me plait… Je voudrais te demander quelque chose…. Avant que je m’en aille… Une promesse…. »

 

« Je t’écoute… »

 

« Empêche Irina de faire d’autres victimes de sa cupidité…. Qu’importe la manière… Elle ne doit plus nuire à personne… Tu me le promets, Grand frère ? »

 

Les larmes encore au bord des yeux, j’acquiesçais, incapable de dire à nouveau un mot

 

« Merci… Grand frère… Tu resteras toujours….Dans mon cœur… Tu seras toujours… le meilleur monstre… que j’ai connu… Ne m’oublies pas… »

 

Puis, ses yeux se fermèrent. Pour l’éternité. Je luttais contre la douleur, car je voulais répondre à sa dernière demande, pendant que la haine m’emplissait de plus en plus, tendant les racines qui constituaient mon corps. Je posais Nastya au sol, lui déposant un baiser sur son front froid, et me relevais, fixant Irina du regard.

 

« Oh… On se calme… Viktor, j’ai déjà dit que je n’y étais pour rien… C’est cette petite idiote… »

 

Je la prenais par le cou, avant même qu’elle ait pu faire le moindre geste. Je ne voyais plus une femme devant moi. Je ne voyais qu’une créature qui ne méritait pas de vivre. Elle suffoquait, et au même moment, je sentais la terre trembler sous mes pieds. Les racines de mon corps s’étaient enfoncées dans la terre. Je les sentais s’étendre sous le sol, se dirigeant vers les hommes autour de moi, se divisant, se faufilant vers chacun d’entre eux. Je ne comprenais pas vraiment ce qui se passait, mais bientôt, chacun des hommes se vit enserrer par ces mêmes racines, leurs corps compressés comme des oranges dont on veut extraire le jus. Leurs os craquant, explosant de toutes parts.

 

Les 7 hommes présents n’étaient plus que de petites marionnettes entre la rage déversée dans l’extrémité de mon corps, à travers ces racines. Des têtes explosèrent sous la pression, des cœurs sortirent de leur corps, des bras, des jambes de détachèrent tels des fruits trop mûrs, tachant l’herbe de leur sang, dans une cacophonie de cris de douleurs à l’unisson, pendant qu’Irina tentait de se défaire de mon emprise. Est-ce que c’était un certain instinct qui me fit faire cet acte à cet instant, la certitude de savoir ce qui allait arriver ? Toujours est-il que je lâchais Irina, qui, sous l’effet de surprise ne put pas garder l’équilibre. Sur le coup, je vis son visage se sentir soulagé. Jusqu’à ce qu’il perde toute notion de cette fausse joie en tombant au sol, transperçée par l’herbe où son corps était tombé, celle-ci s’étant formée en pics d’une raideur implacable, tels des lances au tranchant mortel. Sa mort fut instantanée, le cerveau découpée par une multitude de ces pointes, pendant que les râles des autres hommes s’étaient tus, laissant la place au silence le plus total.

 

Mon père s’était donc trompé. Il m’avait dit que la nature ne m’aiderait pas si je tuais. Pourtant, elle venait à l’instant d’être l’instrument de la mort de tous ces gens, pendant que les racines qui les avaient massacrés, revenaient se placer à l’intérieur de mon corps. Oui, mon père s’était trompé. La nature pouvait aider ceux qui ont envie de justice. Comme ces chevaliers qui me faisaient tant sourire dans les livres que me racontaient mon père. Sauf que là, je n’ai pas pu sauver la princesse. Ma petite sœur qui venait tout juste de me montrer son vrai visage. Elle avait déjà tant souffert. Et elle ne connaitrait jamais la joie de partir de cet endroit maudit. Ce village dirigée par une traitresse qui était parvenu à me tromper. Désormais, je savais que l’humain était mon ennemi. J’en étais convaincu. Il ne servait  rien de chercher à m’en faire des amis. Quoi que je fasse, ma nature déformait toute chose de bon en moi. Même Nastya, ma chère petite sœur, en avait fait les frais. Alors, puisqu’il en était ainsi, je serais ce que l’homme voulait que je sois : un monstre.

 

Mais avant, je devais faire un dernier acte du semblant d’humanité en moi. Donner une sépulture décente à Nastya. Je savais où l’emmener, loin de cet endroit où elle n’avait pas sa place. Je l’avais vu souvent s’asseoir sur une petite colline un peu en amont. Une colline parsemée de fleurs multicolores. Je l’avais vue regarder l’horizon. Je savais que c’est là que son esprit serait le plus au calme. Je prenais son corps, et l’emmenais vers cette colline qu’elle appréciait tant, avant de creuser sa sépulture. Je me recueillais quelques instants, et repartais vers l’inconnu, sans même un regard vers ce village qui m’avait tant déçu. A part Nastya bien sûr. Ma petite sœur…

 

Plusieurs semaines passèrent. Mon périple m’avait fait rencontrer d’autres hommes, d’autres femmes. Mais je ne cherchais plus à communiquer. Je me contentais de prendre leurs vies. Sans même un remords. J’apprenais petit à petit à maîtriser mes nouvelles facultés. Je pouvais me servir des racines de mon corps, les allonger, mais je ne me limitais pas à ça. J’avais découvert que je pouvais déclencher de mini-tremblements en posant un poing sur le sol, contrôlant les arbres, leurs branches, leurs fruits, leur écorce, les buissons, les insectes m’obéissaient, les oiseaux pouvaient obstruer la vue de ceux que je visaient. Les animaux s’écartaient à ma vue, baissant les yeux en signe de soumission. Mais à ma demande, ils pouvaient aussi viser une cible bien définie par simple ordre mental. Une autre faculté du cristal qui composait ma tête, quelque chose que mon père ignorait quand il l’avait conçu pour me créer. La nature me comprenait, se joignait à mes actes quand j’éradiquais un humain qui s’en prenait à elle. Des bûcherons, des promeneurs indélicats et pollueurs, des amoureux pensant qu’apposer leurs noms sur l’écorce d’un arbre était sans conséquence. Tels étaient les victimes partout où  j’allais.

 

C’est ainsi que je croisais la route de celle qui allait parvenir à changer ma vision de l’homme : Svetlana. Une fille de 18 ans enfermée depuis des années dans un mutisme prolongé, après avoir vu ses parents tués lors d’une fusillade d’un forcené, ayant décidé de tuer les habitués du centre commercial où elle et ses parents se trouvaient à ce moment-là. Un forcené persuadé d’obéir à des voix intérieures, persuadé d’obéir à un prétendu Dieu. Cela faisait maintenant 4 ans qu’elle vivait en elle-même, refusant de parler à qui que ce soit, y compris la famille d’accueil qui en avait la charge. Cette même famille d’accueil dont le père n’avait rien trouvé de mieux que de laisser tomber sa cigarette  lors d’une halte en voiture, dans la forêt où je me trouvais, pratiquement sous mes yeux. A ma vue, il se mit à crier, comme tous les autres avant lui. Il pensait que sa course le mettrait hors de mon périmètre. Mais malgré ses efforts, je fus vite sur ses talons, alors qu’il avait rejoint la voiture où son épouse venait de déverser le contenu de sa bouteille de soda sur le parterre où vivait une colonie de fourmis, cachés sous l’herbe jaunie par d’autres exactions d’humains comme eux.

 

Cherchant désespérément à faire partir le moteur de son véhicule, il ne put pas m’empêcher d’arracher la portière avant droite, où se trouvait son épouse pollueuse. Je demandais aux fourmis dont elle venait d’inonder la maison d’envahir l’habitacle où elle se trouvait. Leur armée se déversa sur elle, s’introduisant dans tous les orifices possibles qu’elle trouvait : sa bouche, ses oreilles, son nez, ses yeux. Elle étouffait sur place pendant que son mari, en proie à la panique décidait de tenter sa chance en s’enfuyant. Il n’allait pas aller très loin. Les racines des arbres sur les pourtours de la route, craquelèrent le bitume, formant un barrage boisé tout autour de lui, telle une prison naturelle, se resserrant de plus en plus autour de lui, l’écrasant, le réduisant à une purée de chair et de sang sur la route, une fois retirée du bitume, une fois son action accomplie. Je remarquais alors cette fille qui n’avait pas dit un mot jusqu’à présent, comme indifférente aux sort de ceux que je pensais être ses parents. Dans mon esprit tourmenté, elle ne pouvait être que comme ces porcs à deux pattes, et j’entrepris d’arracher sa portière, avant de pénétrer à l’intérieur, dans le but de finir ma besogne. Et le geste qu’elle fit me destabilisa. Je ne m’attendais pas à cela. Je venais de tuer deux personnes devant elle, et en me voyant, elle ne ressentait aucune peur. Bien au contraire, elle apposa sa main droite sur ma joue gauche, les yeux remplis d’étoile

 

« Vous… Vous êtes quoi ? »

 

A ce moment, j’ignorais son passé, et je ne pouvais pas savoir quel miracle venait de s’accomplir, par le simple fait de parler.

 

« Vous n’êtes pas un monstre, je le sais. Tout comme je sais que les deux personnes que vous venez de tuer n’étaient que des sous-merdes, pensant que la nature est une poubelle à ciel ouvert »

 

Je ne savais plus comment réagir. Ses paroles… Je ne saurais dire pourquoi, mais je sentais pour la première fois depuis le début de mon périple, depuis que j’avais enterré Nastya, une vraie compréhension de ma nature dans les yeux de cette fille. Il se dégageait d’elle une communion avec ce qui composait son être. Je remarquais un livre à côté d’elle, aux images familières, composée d’un champ de fleurs. Elle se rendit compte de mon intérêt du livre, et s’en saisit doucement, afin de me le montrer.

 

« C’est un livre sur les plus beaux endroits de la Terre, ses plus magnifiques paysages. Ceux qui n’ont pas encore été détruits par ces hommes qui se disent civilisés. C’est ma mère qui me l’a offert quand j’avais 10 ans »

 

Puis, elle me regarda à nouveau, mettant le livre dans mes mains, pendant qu’elle touchait à nouveau mon visage. Sa main, je ne saurais exprimer exactement cette sensation, semblait emplie d’une telle douceur, d’une telle chaleur, que je sentais les bourgeons composant certaines parties de mon corps débuter des prémices de floraison, aussi improbable que cela pouvait paraître.

 

« Elle était comme toi. Elle adorait la nature. Elle faisait partie d’une association chargée de défendre les derniers bastions naturels de cette planète. Elle n’était pas très connue, mais elle était très active, cette association. Et ma mère l’était encore plus. Ça ne plaisait pas à tout le monde. »

 

Elle se mit alors à sourire.

 

« Mais pourquoi je te raconte tout ça, moi ? Tu dois me prendre pour une folle… Tu viens de tuer ceux qui m’accompagnaient, et moi je te parle de nature. »

 

Je me décidais enfin à parler :

 

« Je… Je dois avouer que je ne comprends pas… Vous…Tu… n’as pas peur de moi ? »

 

Elle ouvrit alors de grands yeux, comme émerveillée d’avoir entendu ma voix

 

« Et tu parles ? C’est fabuleux ! Ma mère aurait adoré te connaitre ! Pour ce qui est de ces 2 imbéciles, je ne les ait jamais aimé. Tout ce qui les intéressait chez moi, c’était l’argent que leur rapportait ma garde. Ils n’ont jamais eu d’intérêt pour mes passions. »

 

Puis, élargissant encore plus son sourire :

 

« Emmène-moi avec toi ! De toute façon, vu ce qui vient de se passer, il vaut mieux que moi non plus, je ne reste pas dans le coin. La police locale ne croirait jamais ton existence, et je serais immédiatement mis dans une cellule capitonnée. Alors, tu acceptes ? Allez, dis oui ! »

 

«  Je… Je ne sais pas… Comment te nourriras-tu ? Et puis, tu ne sais rien de moi…Je ne suis qu’un monstre…. »

 

« Si tu étais vraiment un monstre, on n’aurait pas cette conversation, pas vrai ? En ce qui concerne le reste, dormir, manger… tu m’apprendras au fur et à mesure… Je ne supporte plus le monde des humains. Ces êtres froids, sans âme, détruisant tout ce qui est beau… Je t’assure que tu ne le regretteras pas… On va dire que tu seras mon professeur, et moi je serais ton disciple… »

 

Me fit-elle en fermant les yeux, toujours avec le sourire aux lèvres. Est-ce le mot disciple qui me fit flancher, me rappelant mon père m’apprenant ce qu’il savait. Je me disais qu’il serait bien plus fier que mes derniers actes, si je prenais sa place en tant que mentor auprès de cette fille…Un peu…Disons… particulière… J’acceptais donc qu’elle devienne ma… disciple. Même si ce terme ne me semblait pas vraiment appropriée à la situation.

 

« Très bien… Tu peux venir avec moi… Mais… Tu dois savoir que plus jamais tu ne vivras comme avant… A ce propos, je m’appelle… Viktor »

 

« C’est vrai ? tu veux bien ? Tu ne le regretteras pas ! Je serais la meilleure disciple du monde. En attendant de devenir ton amie… Moi, c’est Svetlana. Enchanté de te connaitre, Viktor ! Je suis sûr qu’ensemble nous allons faire de grandes choses… »

 

Je lui souriais, encore un peu en proie au doute, ne sachant pas si ma décision de la prendre avec moi était une bonne chose ou non. Mais je me fiais à mon instinct, je lui pris la main pour l’aider à descendre de la voiture, et elle me suivit au cœur de mon royaume, cette nature luxuriante qui nous entoure, et dont les humains ne prennent pas toujours l’ampleur de la beauté qu’elle représente. Une nouvelle amitié s’installait, entre Svetlana et moi. Elle était une nouvelle personnalité que je ne connaissais pas chez l’humain. Pleine de vie, curieuse de tout, désinvolte, s’émerveillant de tout et de rien… et avec les mêmes aspirations que moi concernant les humains et son rapport avec la nature. Tout semblait bien parti pour un nouveau pan de mon apprentissage de l’être humain. J’ai bien dit semblait… Car, une nouvelle fois, les choses n’allaient pas aller comme je l’aurais voulu. 


 

Publié par Fabs

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