10 avr. 2021

COMPLAINTE POUR UN JEUNE MONSTRE (Partie 1)


 

 

Je n’ai jamais très bien compris les sentiments humains, leur sens, la façon dont ils naissent, leur utilité. Peut-être parce que je ne suis pas moi-même humain sans doute. En tout cas, pas complètement. J’en possède bien quelque parties, mélangés ça et là par mon père, mais je ne suis pas sûr que cela fasse de moi un humain, au sens propre du terme. Tout au plus j’y suis apparenté. Mais, en y réfléchissant bien, qu’est-ce qui fait qu’une personne peut être considérée comme humaine ? Je me suis souvent posé la question, et je l’ai régulièrement demandé à mon père, après avoir vu ce dont était capable les êtres humains à travers la planète. Les guerres, la pollution, les mensonges au nom de la jalousie, de l’argent, du désir de pouvoir ou des territoires, le besoin d’exploiter toujours plus des ressources naturelles, au risque de les annihiler purement et simplement, prenant le risque de créer un manque. Pas seulement pour eux-mêmes, mais aussi pour la Nature d’où il les ont extraits. Sans le moindre remords sur les conséquences de leurs actes. Sans se demander si détruire une forêt, un écosystème, pouvait avoir des répercussions sur les habitants de cette même forêt, que ce soit les carnivores, les herbivores, les insectes, les oiseaux, les cours d’eau détournés pour des besoins pas toujours indispensables, comme alimenter une usine servant à faire des textiles pour une marque de grande renommée. C’est la nature même de l’homme de détruire ce qui lui est primordial pour vivre.

 

De plus, l’homme n’a confiance qu’en sa propre espèce, car il se croit unique, il se croit supérieur aux autres races qui peuplent la planète, simplement parce qu’il est doué de parole, qu’il a des mains pour prendre des objets, un cerveau pour réfléchir à des formules compliqués, des pieds et des jambes pour courir plus vite. Mais les autres espèces savent aussi réfléchir, elles peuvent aussi courir, sauter, marcher, se nourrir par leurs propres moyens. En quoi sont-ils si différents de l’homme ? Certes, ils ne parlent pas des mots compréhensibles par ce dernier, mais ils ont eux aussi des langages, des moyens de se comprendre. Mais contrairement à l’homme, ils l’utilisent pour des actes qui leurs sont nécessaires à leur survie. Il se servent de leur faculté à se servir d’objets comme des armes pour se protéger de leur prédateurs, rien de plus. Et quand ils ne peuvent se servir de quelque chose, parce que leur corps ne leur permet pas, ils utilisent leur propre corps. Dents, pattes, griffes, … le tout en se servant de leurs aptitudes naturelles à se déplacer, afin de prendre de vitesse leurs agresseurs. Aucun animal ne décide sciemment de tuer un autre pour le simple plaisir. Quand il le fait, c’est pour obéir à un instinct, un besoin de nourriture, que ce soit pour lui ou ses petits. Il tue parce qu’il doit protéger son territoire, sa famille, ou pour ne pas être tué lui-même. L’homme n’obéit pas à ces règles. Pas totalement. Bien sûr, il prend soin de se nourrir et de faire barrage de son corps si nécessaire pour que ses proches  ne subisse pas les attaques de ses ennemis. Mais certains tuent parce qu’ils aiment tuer, ou parce qu’ils ne comprennent ou ne veulent pas comprendre ce qui leur est inconnu. De toutes les espèces, l’homme est le pire des animaux. Il se complait à faire souffrir ses congénères, les brutaliser parce qu’ils ne vont pas dans le même sens de compréhension que lui, à leur enlever ce qu’ils ont de plus cher au monde, sans même parfois une once de compassion.

 

Alors, quand il se retrouve confronté à quelque chose qu’il considère comme en-dehors de son microcosme de normalité, son premier réflexe est de le détruire. Par peur. La peur engendre des situations qui n’ont parfois aucun sens pour moi. Elle peut amener à faire du mal à des créatures qui n’ont pas de nature vindicative. Leur seul tort est d’être différentes aux yeux de l’homme. Et pour lui, ce qui est différent, ce qui n’appartient pas à sa conception du normal, doit être éradiqué, sans la moindre mesure de rationalité, quelle qu’elle soit. Pourquoi je vous raconte tout ça me direz-vous ? Tout simplement parce que j’ai subi ce regard de médisance de la part de l’homme tellement souvent, qu’il a fini par me faire devenir ce que je ne voulais pas devenir : un monstre. Oui, je suis ce que l’homme appelle un monstre. J’ai un corps qui est un mélange de terre, de plantes, de tissus organiques humains, de textures minérales diverses et autres éléments issus de décoctions, de potions, de liquides fabriqués à partir d’autres animaux. 

 

Si je devais me définir, au vu de ce que j’ai lu, je dirais que je suis à mi-chemin entre le Golem, une plante et un peu de fantaisie issue de l’imagination de mon père. La seule chose finalement qui peut me rattacher à un être humain, c’est mon apparence extérieure. Comme lui, j’ai deux bras, deux  jambes, une tête. Je possède des doigts pour attraper, des yeux pour voir, des oreilles pour écouter, un nez pour sentir, une bouche pour manger. Exactement comme vous en somme. Mais avec un teint propre à la terre sur tout mon corps, de couleur oscillant entre le marron et l’ocre. Mes oreilles et mon nez sont atrophiés, mes bras sont plus épais que ceux d’un homme. Plus puissants aussi. Même chose pour mes jambes. Je suis plus grand que les « standards » d’un être humain, dépassant les 2 mètres de hauteur. J’ai quelques tubulures qui sortent ça et là de la surface de mon corps. Des bourgeons de fleurs apparaissent au printemps, des racines poussent en permanence à l’intérieur de mon corps, formant sa structure interne, et forçant l’épiderme terreux qui constitue ma masse extérieure. Mes yeux sont vitreux, d’un vert très prononcé, et je possède une dentition semblable à celle d’un félin sauvage, tel un tigre ou une panthère. Ma bouche ne possède pas de lèvres. Mes doigts sont dotés d’ongles durs comme la pierre, se finissant en triangle, en faisant des armes naturelles redoutables. Comme vous le voyez, je suis différent pour tout homme qui m’aperçoit. Sauf pour un. Mon père.

 

Mon père n’est cependant pas n’importe qui. C’est un sorcier. Pas le sorcier du moyen-âge, avec son chapeau long, et son costume de carnaval. Non. Il s’habille comme tout les autres hommes. Mais il a toujours été passionné par les forces occultes. Pas les mauvaises. Celles de la nature. Il est le fils d’une Wicca et d’un humain. Des prédispositions à la sorcellerie qui l’ont conduit sur le chemin d’un Grand Sorcier qui l’a pris comme disciple. Et qui lui a appris comment se servir des forces de la nature. Un enseignement qu’il m’a transmis, après m’avoir créé, parce qu’il ne voulait pas vivre seul. La solitude. C’est un sentiment que j’ai dû apprendre à familiariser plus tard. Mais je me souviens des mots de mon père :

 

« Dis-toi que tu n’es jamais seul en ce monde. La nature qui t’entoure est toujours à tes côtés. Elle t’a donné la forme de ton corps. Elle t’a fait naître. Tu fais partie d’elle. C’est pourquoi elle ne cessera jamais d’être en toi. Tu es elle, et elle est toi. Ne l’oublie jamais »

 

Un jour, je lui ai demandé si j’étais normal. J’avais lu nombre de livres, grâce à son apprentissage, sur les hommes et les autres créatures qui peuplaient la terre, et je n’ai trouvé nulle trace de mon espèce. Mais il m’a rassuré sur ce point :

 

« Ne laisses jamais quiconque te dire que tu es anormal. En fait, tu es sans doute l’être le plus parfait qui existe. Bien plus que les hommes. Je t’ai créé en te dotant de ce qu’il y a de meilleur dans un être vivant. La bonté, la gentillesse, la curiosité, la compassion, la tendresse. Tu es fort, mais tu sais que tu ne dois en aucun cas t’en servir pour faire du mal. Ton corps même est un régal à observer, car il est un véritable symbole de toute la beauté de la nature. Pour moi, tu es le fils le plus parfait dont puisse rêver un homme tel que moi »

 

J’aimais tellement mon père. Non seulement il m’a appris une multitude de choses, tel que les sciences, la lecture, la philosophie, en plus de savoir utiliser la nature pour m’y fondre, au cas où j’aurais besoin de fuir un ennemi plus fort que moi, ou au contraire pour le surprendre, mais en plus de cela, il m’a enseigné des valeurs essentielles sur ce qui doit composer un être vivant. J’adorais aussi quand il me lisait des histoires de chevalerie, mettant en avant le sens de justice. Je me voyais parfois en rêve dans le corps d’un preux gentilhomme sauvant une demoiselle en détresse. Cela me faisait sourire. Je vous vois interrogatif. Vous vous demandez comment je peux rêver, vu que je n’ai pas de cerveau ? C’est vrai, je ne possède pas en moi cet organe qui vous est vital. En tout cas, pas de manière complète. J’ai autre chose. Au centre de ma tête se trouve un cristal particulier, fruit d’années de recherches de la part de mon père. Un cristal relié à des tissus cervicaux, venant de divers animaux, et même d’un être humain. Mon père avait un assistant avec lui il y a quelques années. Il a été tué par un chasseur qui avait plus d’alcool en lui que de jugeotte, alors qu’il récoltait des plantes médicinales pour mon père. Ce dernier a retrouvé le corps du chasseur fusionné dans un arbre. Sans doute le dernier réflexe de l’assistant de mon père avant de mourir. Le résultat d’une formule d’incarcération. Mon père a enterré le corps derrière notre maison, située à la lisière d’une forêt, mais a conservé son cerveau, avec l’idée de le faire renaître d’une manière ou une autre un jour.

 

C’est ainsi que lui est venu l’idée de me créer. Cet assistant, il le considérait comme un fils. A l’origine, c’était un jeune orphelin, vivant de mendicité, que mon père avait rencontré alors que celui-ci cherchait maladroitement à attraper un lapin. Il l’avait pris sous son aile, lui avait appris ce qu’il m’apprendrait à mon tour plus tard, et pour lui, il avait été la solution à sa solitude. J’ai donc un peu de lui en moi. Sans doute un peu de sa capacité à apprendre, à comprendre… et à rêver. J’ai vécu 3 ans ainsi, dans le plus pur bonheur, aux côtés de mon père. Jusqu’à ce qu’un drame arrive. Ce soir-là, des étrangers ont frappé à la porte de notre petite maison isolée. Mon père étant l’incarnation même de l’hospitalité, avait accepté que ceux qui s’étaient présentés comme des voyageurs fatigués d’une longue marche, passent la nuit au sein de notre demeure. Mais leur but était tout autre. Je me souviens de leur surprise à ma vue. Un mélange de dégoût et de peur.

 

« Ne vous inquiétez pas. Viktor ne vous fera aucun mal. C’est la créature la plus douce qu’il y ait sur terre » leur avait-il dit pour les rassurer.

 

Mais la nuit venue, ils se sont mis à fouiller chaque placard, chaque tiroir de la maison. De façon pas très discrète. Cela a fini par réveiller mon père, qui les a surpris, et leur a demandé de quitter la maison immédiatement. Cela m’a réveillé aussi. Mais les 2 hommes n’avaient pas l’intention de partir. Ils ont sorti une arme. Je crois que ça s’appelle un pistolet. J’en avais vu un dans un livre. Ils ont menacé mon père et moi de tirer si on ne leur remettait pas nos objets de valeur. Mon père eut beau leur dire qu’ils ne possédaient rien de tel, ils ne le crurent pas, et tirèrent. Je voyais mon père au sol, se tenant la poitrine avec ses mains, pendant que du sang coulait en abondance, sortant de sa blessure. Je suppose que c’est le fait de le voir ainsi qui a opéré à un changement en moi.  Je me suis avancé vers les 2 hommes, les yeux emplis d’une colère qui m’était inconnue jusqu’à leur acte ignoble, et je ne pouvais l’arrêter. Mon père tenta de me dissuader de suivre les ordres que me dictaient cette haine grandissante.

 

« Non, Viktor. Ne fais pas ça. Ne leur fais pas subir le mal qu’ils m’ont fait. Tu le regretterais toute ta vie. Maîtrise ta colère. Fais-le pour ton père »

 

Mais pour la première fois de ma vie, j’ai désobéi. J’ai continué à avancer. L’homme au pistolet a tiré sur mon corps. Plusieurs fois. Mais ayant une constitution différente d’eux, les balles ne me faisaient rien. Elles se fondaient en moi, tel un acide de rage qui ne faisait qu’augmenter ma colère. J’attrapais le pistolet de l’homme, et l’écrabouillais comme s’il ne s’était agi que d’une feuille de papier. Je voyais le regard terrorisé des 2 hommes, qui me hurlaient de reculer. Mais je ne les écoutaient pas. Je pris le 1er homme par le cou, le fixant dans les yeux. Je n’arrivais plus à contrôler quoi que ce soit. J’étais trop en colère. D’un coup, je lui broyais le cou. Méthodiquement, doucement. Pour qu’il comprenne la douleur ressenti au même instant par mon père. Je voyais ses yeux se retourner dans leur orbite, tellement la pression de mes mains était forte, en même temps que j’entendais ses os se craqueler de toute part. Au bout de quelques minutes, ses yeux s’éteignirent, sans vie. Je lâchais le corps qui dégringola de toute sa hauteur sur le parquet de la maison, me dirigeant vers le 2ème homme, qui tentait tant bien que mal d’ouvrir la porte fermée à clé. A ma vue, il se laissa glisser le long de la porte, me suppliant de l’épargner. Mais je restais sourd à nouveau à ses suppliques. Je posais mes mains de chaque côté de sa tête, le soulevant du sol petit à petit, jusqu’à le mettre à hauteur de mes yeux. Lui aussi était rempli de terreur dans son regard. Il transpirait à pleine eaux. Je serrais les dents en même temps que je compressais le crâne de l’homme. Je n’entendais même plus les appels de mon père derrière moi, me demandant de ne pas céder à la colère.

 

Je continuais de presser de plus en plus. Les yeux de l’homme finirent par sortir de leur emplacement sous l’effet de ma force, pendant sur son visage par leurs nerfs. Plus je serrais, plus je voyais des substances sortir du dessus du crâne, de couleur rosâtre et grise, du sang se déversant en rivière le long des joues, le craquement des os brisés devenant bientôt le seul son que j’entendais. Puis, sous l’effet d’une puissance phénoménale, la tête s’écrasa littéralement sur elle-même dans un déluge de chair, de sang et de morceaux d’os, s’éparpillant partout autour, tachant les murs et le sol, se disséminant sur mon corps envahi par la haine totale. Il ne restait qu’une bouillie informe de ce qui avait été autrefois une tête. La pression avait été telle que le reste du corps s’était détaché, tombant à terre avec fracas, le sang sortant du trou béant laissé par l’absence de tête. Avec un certain dégoût, je lâchais ce magma de chair et d’os écrasés à son tour au sol. J’observais quelques secondes ce qu’il restait de ce qui avait été jadis un homme, puis je revenais vers mon père, espérant pouvoir le sauver.

 

« Qu’as-tu fait malheureux ? Tu es devenu comme eux…. » dit mon père, les larmes aux yeux, pendant que le sang continuait de se déverser le long de son corps, en même temps que la couleur de sa peau passait au blême.

 

« Père ! Je suis tellement désolé ! Je… Je ne voulais pas faire ça… Ils m’ont obligé à le faire. Je… Je ne sais pas ce qui m’a pris… J’ai ressenti comme… Comme… »

 

« Comme de la haine en toi ? »

 

Je regardais mon père, comme désemparé.

 

« Oui. J’avais tellement de colère contre eux. Je ne voulais plus qu’il fasse de mal… Alors, … »

 

« Alors, tu les as tués… »

 

Je ressentais tellement de tristesse dans ces paroles. Je n’avais jamais vu mon père ainsi. J’étais comme un de ces petits garçons que j’avais vu dans mes livres, pleurant à ces mots, sans trop savoir la signification.

 

« Tu es devenu un meurtrier… J’ai donc échoué dans ma tâche…. Moi qui pensais avoir créé l’être parfait… Je n’ai fait que créer un Homme de plus… Avec tous ses défauts… »

 

« Non ! Pourquoi vous dites-ça père ? Je… Je ne suis pas un tueur ! Ils m’ont obligé ! Ils vous ont fait du mal ! Je devais les punir ! »

 

Mon père me regarda alors, les larmes redoublant sur son visage

 

« Je suis tellement désolé pour toi. Tu vas te retrouver seul dans un monde inconnu. Parsemé de doutes. Et je ne serais plus là pour t’empêcher de t’écarter du chemin que je pensais t’avoir transmis »

 

« Seul ? Vous m’aviez dit que je ne serais jamais seul ! Que la nature serait là pour me soutenir ! Et puis vous êtes toujours là ! »

 

Mon père me regarda à nouveau, encore plus blême qu’avant, ses bras s’étant relâché sur le sol, presque inertes.

 

« La nature n’aide pas ceux qui ôtent la vie, quel que soient les raisons. Tu apprendras bien vite que ce type d’acte va te faire devenir ce que je ne voulais pas que tu sois. Mais il est trop tard maintenant. Le mal est fait. Je vais partir maintenant. Tu devras apprendre comment fonctionne le monde sans moi. Adieu…. Mon fils… »

 

Et puis, d’un coup, je vis mon père tourner de l’œil, sa tête penchant sur le côté. Il était mort. Je pleurais toutes les larmes de mon corps, accablé par le chagrin pendant ce qui me parut des heures. Ce n’est qu’au bout d’un intense effort que je me décidais à prendre le corps de mon père dans mes bras, avant de l’emmener vers l’arrière de la maison, là où reposait celui qui fut son premier fils. Je creusais un trou à côté, afin qu’il soient ensemble pour l’éternité. Je me relevais alors, regardant la maison qui avait été la source de tant de bonheur, et qui maintenant me faisait tant souffrir par sa vue. Je revenais malgré tout à  l’intérieur, me dirigeant vers un débarras, prenant un sac à dos, avant de le remplir de tout ce qui pourrais m’être utile pour le voyage que  je m’apprêtais à faire. Nourriture, cartes, lampe. Tout ce que mon père m’avait appris à utiliser dans l’objectif de ce type d’excursion. Je ressortais de la maison, essuyant mes dernières larmes, revenant à nouveau vers la sépulture de mon père, pour lui rendre un dernier hommage, avant de commencer mon périple vers le monde extérieur. Je jetais un dernier œil vers ce lieu qui m’avait vu naître.

 

« Adieu Père. Puisse votre repos vous soulager de toutes les peines que je vous ai causées aujourd’hui. Je ne vous oublierais jamais »

 

Puis, je partais vers cet inconnu qui m’appelait.

 

J’évitais de me diriger vers la ville qui était située au-delà de la forêt où se situait mon ancienne maison. D’autant plus que s’il venait un jour quelqu’un, et entrait à l’intérieur, en voyant l’état des corps, et me voyant dans les parages dans le même temps, mon apparence loin de passer inaperçu me placerait immédiatement dans la liste des suspects. Ça aussi, à force de lire des livres policiers, et des reportages à la radio, je savais comment ça fonctionnait. Un être comme moi ne pouvait pas aller n’importe où. J’ignorais beaucoup de choses sur le monde des hommes, mais je savais pertinemment que je ne pouvais pas m’y fondre sans causer des frissons rien qu’à ma vue. Alors, je m’éloignais le plus possible de la région, le plus possible de cette terre qui venait de me rendre orphelin. Je traversais des montagnes, des plaines isolées, des prairies immenses, faisant toujours en sorte de ne pas rencontrer d’humains dans un premier temps, le temps pour moi d’établir une stratégie pour me montrer à eux, s’il était possible d’en faire une. L’être humain n’ayant pas vraiment la réputation d’accorder sa confiance à une créature comme moi. Heureusement, là où je vivais avant, personne ne m’avait vu une seule fois. Donc, impossible, même s’il m’arrivait ici d’effrayer les gens, qu’ils fassent le rapprochement avec les corps que j’avais laissé dans la maison.

 

C’est ainsi que mes pas me dirigèrent vers un petit village situé au bas d’un volcan éteint. Il ne devait pas y avoir plus d’une dizaine de maison au total. L’une d’entre elles se situait un peu en dehors, fortement éloignée des autres habitations. C’était une sorte de ferme : il y avait des enclos avec des chèvres sur les abords. Je décidais de tenter une approche vers celle-ci, en espérant avoir un accueil à la hauteur de mes espérances. Le soir tombait, et je vis qu’il y avait une grange un peu à l’écart de ce qui me semblait être la maison principale du domaine. Ça serait l’idéal pour passer la nuit dans un premier temps. D’ici demain matin, je réfléchirais à la manière de me montrer aux humains peuplant la ferme. Mais les choses se passèrent un peu différemment de ce que j’avais prévu. En entrant dans la grange, le plus discrètement possible, je tombais nez à nez avec une fillette, qui ne devait pas avoir plus de 14 ans, occupée à ranger des balles de foin dans un recoin de la grange. A ma vue, elle se mit à crier :

 

« Qu’est-ce que vous êtes ? Et qu’est-ce que vous faites là ? Partez ! Ce n’est pas un endroit pour les monstres ! » tout en me menaçant de sa fourche. Je tentais de la rassurer :

 

« N’ayez pas peur ! Je… Je cherche juste un endroit pour dormir…. Et puis aussi communiquer avec les gens de votre village… Je… Je suis seul, et… »

 

« Personne ne voudra de quelqu’un comme vous ici » rétorqua-t-elle, les yeux envahis par la terreur, et aussi sans doute la surprise de m’avoir entendu parler

 

« Je vous assure que vous ne craignez rien ! Abaissez votre fourche, s’il vous plait… »

 

Mais la fillette ne baissa pas sa garde, et se remit à crier :

 

« Irina ! Viens vite ! Il… Il y a un monstre dans la grange ! »

 

« Je ne suis pas un monstre… Je… Je suis un peu différent de vous, c’est tout »

 

Mais je voyais bien que mes paroles ne changeait pas grand-chose. J’avais même l’impression que le fait de parler lui faisait encore plus peur. Et puis, alors que la situation commençait à m’échapper, une femme vint en courant dans la grange, alertée par les cris.

 

« Nastya ! Que se passe-t-il ? C’est quoi cette histoire de m… »

 

Elle s’arrêta net en me voyant, elle aussi avec un regard effrayé. Néanmoins, moins que la jeune Nastya, telle qu’elle se nommait apparemment. Et la femme qui venait d’arriver, ce devait être Irina.

 

« N’ayez pas peur ! Comme j’ai déjà dit, je ne cherche qu’un endroit où m’installer, ou au moins pour dormir cette nuit »

 

Surprise de m’entendre parler, Irina reprit :

 

« Vous parlez drôlement bien pour un monstre… Curieux… »

 

Elle me donna ensuite l’impression de me détailler de la tête au pied, ce qui me donna une sensation de malaise. C’est quelque chose que je  n’avais jamais ressenti avant. Peut-être aussi parce que c’était la première fois que je me retrouvais dans une telle situation.

 

« Nastya, va chercher une couverture pour… pour… »

 

Elle s’adressa alors à moi :

 

« Vous avez un prénom ? »

 

Un peu rassuré par ce qui était en train d’arriver, je lui répondis :

 

« Viktor. Je m’appelle Viktor… madame »

 

Elle se mit alors à éclater de rire.

 

« Madame ? Pas la peine de faire autant de manière »

 

Elle s’interrompit un instant :

 

« Appelle-moi Irina… Viktor. Et on se tutoie ici. Si tu veux rester ici, il faudra te plier à cette règle. Tu peux passer la nuit ici… Mais dès demain, je veux tout savoir sur toi : d’où tu viens, ce que tu es, tes goûts alimentaires, … Je veux TOUT savoir » me fit-elle en m’adressant un très beau sourire, doublé d’un clin d’œil, avant de repartir avec la jeune Nastya, qui venait de m’apporter la couverture demandé par Irina. Non sans m’adresser un regard noir, où se mélangeait colère et méfiance.

 

Je passais donc ma première nuit ailleurs qu’à la belle étoile. J’étais intrigué par les 2 comportements complètement différents d’Irina et Nastya. Je ne m’attendais pas à être compris par une humaine aussi facilement. Mon père m’avait prévenu que les humains n’étaient pas prêts pour accepter quelqu’un comme moi. Alors, la façon dont Irina m’avait accueilli allait totalement à contre-sens de ce que je pensais savoir concernant l’être humain. Mais je cessais de me questionner, et m’installais dans la paille, me recouvrant avec la couverture. J’étais à peine assoupi quand j’entendis des bêlements de plus en plus rapprochés, venant du dehors. Venant des enclos. Je ne connaissais pas grand-chose aux chêvres, mais je trouvais bizarre qu’elle aient ce comportement en pleine nuit. Mon instinct me disait qu’elles étaient en proie à une certaine panique. Je me décidais donc à sortir, curieux de savoir ce qui pouvait leur faire ainsi peur. Et là je vis Irina et Nastya, au milieu d’un des enclos, chacune avec un semblant d’arme, un bâton et une fourche, tentant de tenir à distance une meute de loups les encerclant. Les deux autres enclos à côté étaient parsemés de chêvres éventrées, gisant au sol, dans une herbe rougie par leur sang, éclairés par la faible lueur des torches tenues par Irina et Nastya, qui essayaient de tenir à distance les bêtes affamées et voraces.

 

Je n’eus pas à réfléchir bien longtemps quant à l’attitude à adopter. Je fonçais vers les loups, me saisissant de chacun d’eux tour à tour, leur broyant le cou ici, envoyant valser dans les airs un autre, qui finissait sa course contre un des murs de la ferme, dans un éclat de sang et de boyaux, le corps glissant peu à peu le long de la paroi. Un autre je l’empalai sur un des piquets de l’enclos où se tenaient Irina et Nastya, où il couina de douleur avant de ne plus bouger. D’autres loups s’agrippèrent à mon corps sans que j’en ressente la moindre douleur. J’en écrasais un premier de toute la force de mon pied, l’autre je lui réservais le même sort qu’à l’un des voleurs qui avait valu la mort de mon père, compressant sa tête jusqu’à explosion de son crâne dans un fracas d’os assourdissant. Les deux loups restant hésitèrent un instant avant d’attaquer à leur tour, m’observant, effrayés, voire même terrorisés. Je les fixais dans les yeux, montrant ma détermination à leur faire subir la même punition qu’aux autres membres de leur meute. Finalement, ils s’enfuirent sans demander leur reste, se dirigeant vers la forêt toute proche. Je me rendais alors vers l’enclos où se trouvaient toujours Irina et Nastya, toujours sous le choc de cette attaque.

 

« Waouw ! Viktor, c’est impressionnant ! Merci beaucoup pour ton aide ! Sans toi, je ne vois vraiment pas comment on s’en serait sorties face à eux ! »

 

Nastya s’interposa :

 

« N’importe quoi ! On aurait très bien pu s’en sortir sans lui ! Il a juste fait ça pour faire son intéressant ! Je suis sûre que… »

 

« Nastya, tais-toi ! C’est toi qui dit n’importe quoi ! Tu ferais mieux de remercier Viktor ! »

 

Nastya semblait interroger Irina du regard, comme pour dire qu’il était hors de question qu’elle remercie un monstre. Mais devant l’insistance d’Irina, elle dut s’avouer vaincue :

 

« Mmmh…. Bon, ok ! Merci Viktor ! »

 

« Eh ben voilà ! Tu vois que c’était pas compliqué ! »

 

Puis, Irina s’adressa à moi :

 

« Au vu de ton exploit de ce soir, hors de question que tu te contentes de dormir dans la grange. Il y a une petite chambre d’ami dans la maison. Tu y seras plus à l’aise que dans la paille… »

 

« C’est gentil, mais je… Je ne sais pas si je peux… »

 

« Tûûût ! Tûûût ! Tûûût ! Je ne veux rien entendre ! Tu dormiras dans cette chambre cette  nuit, et c’est sans discussion »

 

Et s’adressant à Nastya :

 

« Et Nastya va se faire un plaisir de te la préparer »

 

« Quoi ? Moi, préparer la chambre d’un monstre ? Il n’en est pas quest… »

 

Mais Nastya s’arrêta net en voyant le regard plein de remontrance d’Irina

 

« Ok, Ok ! Je capitule ! »

 

Puis s’adressant à moi :

 

« Allez ! Viens le monstre ! Je te montre ta chambre ! »

 

« Nastya ! Arrête de l’appeler le monstre ! Il s’appelle Viktor ! »

 

Nastya grommela quelques mots, puis me fit signe de la suivre. Ce soir-là, donc je me faisais mes premiers amis dans le monde des hommes. Ce fut le début d’une complicité hors-norme entre Irina et moi, que je considérais très vite comme la mère que je n’avais jamais eu. Par la suite, elle allait m’apprendre plein de choses que je n’aurais jamais soupçonné apprendre, comme la musique, la cuisine, et la manière de traire du lait de chèvre. Chèvres qui bizarrement n’étaient absolument pas effrayées par ma présence, à mon grand étonnement. Même Nastya semblait s’habituer à moi, malgré ses grognements réguliers quand Irina lui demandait quelque chose. Mais j’allais vite apprendre que toute bonne chose à une fin. Et surtout j’allais découvrir une faculté sournoise de l’être humain : la trahison.

 

Publié par Fabs


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