27 mai 2021

LA DERNIERE LA(R)ME

 

 


J’observais par la fenêtre de ma roulotte ce monde où j’étais né, où j’avais vécu tant de joie, tant d’émerveillement, côtoyé un nombre de personnes toutes aussi fabuleuses les unes que les autres ; avec leur personnalités, leurs doutes, leurs sourires, leurs confidences… J’avais du mal à me dire que je ne verrais plus ça d’ici peu de temps. Que je ne rirais plus aux sketchs de Raffaello, le clown, que je n’aurais plus d’étoiles dans les yeux en voyant les numéros des trapézistes, les cabrioles de Nina sur son cheval, ou encore le regard plein de fierté de Sigmund, le Monsieur Loyal de ce véritable univers. C’était plus qu’un cirque, c’était ma famille. Une famille qui m’avais fait découvrir tant et tant de passion tout au long des années où j’avais grandi en son sein. Rien que de repenser à tout ces moments, je ne pouvais m’empêcher d’avoir des frémissements dans tout le corps.

 

Mais je devais me rendre à l’évidence. Le destin, cet ignoble pourfendeur de vie, avait décidé qu’il était temps pour moi de dire adieu à ce lieu magique qui m’avais procuré mille et mille bonheurs. Que ce soit mes frères, mes sœurs, le public, ces moments passés le soir à discuter, plaisanter, s’écouter les uns et les autres, à évoquer nos petits malheurs, comme nos moments de gloire. Et je devrais aussi dire adieu à Phyllis, l’amour de toutes ces années, celle qui m’avais fait découvrir le vrai sens de l’amour, à travers ses tendres baisers, sa peau caressant la mienne, ses yeux où j’aimais me noyer de plaisir. Comment lui annoncer cette nouvelle ? Je savais qu’elle serait effondrée en l’apprenant. Elle en perdrait ce sourire que j’adorais tant. Non, je ne pouvais me résoudre à lui dire la vérité. Je devais faire comme si rien n’allait changer au cœur de notre couple qui faisait l’admiration des gens du cirque. Je ne devais penser qu’à préparer notre numéro pour le prochain spectacle. Cela me laisserait le temps de se faire à l’idée de quitter tout ça dans les semaines à venir. De partir de l’autre côté de la frontière.

 

Mais mes pensées furent soudain interrompues par le cliquetis de la poignée de la porte de la roulotte, immédiatement suivi par l’apparition de Phylllis. A nouveau aujourd’hui, elle arborait son magnifique sourire, avant de parler des derniers agissements de Raffaello, qui n’avait pas usurpé son rôle de clown, toujours à faire des blagues au moment où on ne s’y attendait pas. Phyllis me racontait qu’aujourd’hui, c’est Tania, la dompteuse qui en avait fait les frais. Je l’écoutais me décrire en détail la course poursuite qui en avait suivi, Tania ayant moyennement appréciée l’humour parfois limite de notre cher clown. Je souriais à mon tour, m’imaginant la scène dans ma tête. Cela me faisait un peu oublier mon sort prochain. Oublier qu’il ne me restait que quelques semaines à vivre parmi eux.

 

Les jours passaient, et j’étais parvenu à cacher cette angoisse qui me ravageait de l’intérieur. Le spectacle s’était bien passé, comme d’habitude. Aux yeux des autres en tout cas. Pour moi, le cap avait été plus dur à passer. J’avais ressenti des douleurs à la poitrine, et il m’avais été difficile de les masquer pendant mon numéro avec Phyllis. Le matin, j’avais vomi du sang dans la roulotte. Et j’avais eu toutes les peines du monde à le nettoyer, ce qui aurait forcément entraîné des questions de la part de Phyllis. Et je ne voulais pas qu’elle s’inquiète pour moi. Je ne voulais pas qu’elle perde son sourire. Pas tant que je serais encore parmi ma famille, au sein de ce cirque. Alors, d’autres semaines passèrent à leur tour, pendant que je continuais à lutter intérieurement pour ne pas montrer que la distance me séparant du Grand Départ se rapprochait. Inexorablement. Les vomissements s’étaient accentués depuis quelques jours, suivis de vertiges de plus en plus réguliers. Je perdais mon appétit. Des tremblements parcouraient mes mains, et il me devenait très compliqué de les calmer. Ce matin, j’ai pu aussi apercevoir des filets de sang flotter dans le blanc de mes yeux, l’espace d’un instant.

 

3 semaines. Cela faisait 3 semaines depuis que j’avais appris la terrible nouvelle me concernant. 3 semaines qui m’avait parues des années. Ma poitrine me faisait souffrir de plus en plus. J’avais parfois l’impression que mon cœur pouvait s’arrêter de battre à tout moment, et cela commençait à me faire peur. Pas parce que j’allais m’en aller. J’avais peur de la réaction de Phyllis. J’avais peur de la laisser seule. Peur qu’elle ait l’envie de me rejoindre après coup. Avais-je bien fait de ne rien lui dire ? De ne pas lui parler du mal qui me rongeait, jour après jour ? Je ne savais pas. Je n’arrivais plus trop à réfléchir ces derniers temps. Je n’arrêtais pas de penser à comment étaient ces autres territoires où j’allais me rendre très prochainement. Mais je devais cesser de penser à ça. Je ne devais me concentrer que sur notre numéro de ce soir. Histoire de faire illusion. Une fois de plus.

 

Je me devais de faire attention à cacher mon état. Ce matin, Raffaello n’avait pas son sourire habituel en me voyant. Il avait baissé les yeux en me croisant. Sans faire sa blague habituelle à mon encontre. C’était curieux. Serait-il au courant de quelque chose ? Impossible. J’avais bien fait attention à ne rien montrer. Comment pourrait-il soupçonner quelque chose ? Et puis, ce fut le tour de Tania d’arborer la même mine. Même chose pour Karel et Piotr, les trapézistes. Tous me regardaient comme s’ils savaient, mais qu’ils n’osaient pas m’en parler. Un doute me parvint alors. Je retournais à la roulotte, afin de vérifier si la lettre que j’avais reçu de mon médecin, était toujours à sa place. Ma peur s’était dissipée en voyant qu’elle n’avait pas été découverte. Elle était toujours dissimulée sous le cadre de notre photo de mariage. Alors, pourquoi avaient-ils tous cette peine dans leurs yeux en me voyant ? Je ne comprenais pas. Non. Ce ne devait être que mon imagination qui me jouait des tours.

 

Un peu plus tard, je m’exerçais à peaufiner notre numéro. On allait faire une petite variante. Pour changer, le plateau où je serais attaché serait mobile, et me ferait tourner. Une difficulté supplémentaire pour Phyllis pour lancer ses couteaux. C’était elle qui m’avait fait cette proposition. Afin d’agrémenter quelque peu le spectacle à proposer au public. J’étais un peu surpris au départ de ce choix, sachant que Phyllis avait, à chacun de nos numéros, toujours cette peur de manquer un tir. Et de me blesser. C’était assez inhabituel cette prise de risque de sa part. Mais j’appréciais. Cela voulait dire qu’elle avait passé un cap de confiance en elle. Alors, bien sûr, j’avais accepté qu’on s’entraîne en ce sens, et j’avais modifié le plateau, afin de le rendre mobile. Je devais avouer que  j’avais hâte de voir la réaction du public. Phyllis s’était révélé parfaite dans les lancers. Et son sourire m’avait fait oublier les réactions des autres à mon encontre. Si elle était au courant de quelque chose et en avait fait part aux autres, elle ne pourrait jamais avoir un visage aussi radieux en ma présence. Elle qui ne parvenait jamais à cacher ses émotions, cela lui serait impossible.

 

Puis, le soir du spectacle arriva. Le cirque était rempli, comme rarement il l’avait été. En même temps, l’été approchait. Cela incitait les gens à sortir un peu plus. Raffaello venait de faire son petit numéro, avec sa bonne humeur légendaire. Puis ce fut le tour de Tania. J’étais heureux de constater qu’ils avaient retrouvés leur visage de tous les jours. Ça me rassurait. Aujourd’hui, cela avait été encore plus dur que d’habitude. Ce matin, les vomissements de sang avaient été plus importants que d’habitude. Et j’avais ressenti une fatigue plus lourde. Sans compter mes douleurs à la poitrine. On aurait dit que j’avais les couteaux de Phyllis à l’intérieur de moi. Mais qu’importait. Le moment de mon numéro avec Phyllis était arrivé. Je m’installais sur le plateau mobile. Phyllis m’attachait les mains. Puis les pieds. Ensuite, elle relevais le plateau à l’horizontale, et un des garçons de piste lançais le mécanisme pour le faire tourner. D’abord lentement. Comme on l’avait prévu, Phyllis et moi. Elle lançait le premier couteau à côté de ma hanche droite. Le second se fichait près de ma hanche gauche. Puis ce fut au tour de ceux se plantant tour à tour à proximité de ma jambe droite, ma jambe gauche, mon bras droit, puis mon bras gauche.

 

A chaque couteau lancé, je luttais pour cacher cette douleur persistante qui me brûlait, juste avant que la vitesse du plateau s’accélère. C’était là que je vis un changement dans le visage de Phylllis. Jusqu’à présent, elle était concentrée, avec son petit sourire en coin, comme à son habitude. Une manière de donner un petit « plus » au numéro. Un petit truc qu’on avait entre nous pour donner du piment. Mais là, ce petit sourire avait disparu, et j’apercevais une larme couler sur sa joue. Elle me regardait, pendant que le plateau avait encore accéléré. Plus que ce qu’on avait prévu. C’était anormal. Je voyais son visage encore plus rempli de larmes. Et avant que la lame du couteau soit parvenue jusqu’à moi, j’avais compris qu’elle savait. Elle savait pour ma maladie. Elle savait que  je souffrais en solitaire depuis toutes ces semaines.  Et que je n’avais pas voulu lui faire partager ma douleur. D’un coup, je comprenais les attitudes des autres en me croisant. Je comprenais son insistance à changer le numéro. Je comprenais qu’elle voulait abréger cette souffrance en moi, en orchestrant ce stratagème qui passerait pour un accident aux yeux du public et de l’enquête policière qui s’en suivrait.

 

Quand la lame s’enfonça dans mon cœur, j’eus tout juste le temps de voir Phyllis s’effondrer à genoux sur le sol, les mains masquant son visage rempli de larmes. Pendant que je sentais la vie s’enfuir de moi, je voyais Sigmund, ce brave Monsieur Loyal, Tania et Raffaello se tenir à ses côtés. Elle avait tout organisé. Elle ne voulait pas que je souffre davantage, alors elle avait décidé de cette alternative pour que je parte en paix. Malgré toute la douleur que cela allait lui procurer. Et les autres avaient approuvés ce dernier geste d’amour envers moi. Je les voyais me montrer leurs mains en forme d’adieu. Alors je leur souriais, pendant qu’une dernière larme coulait le long de ma joue, et je murmurais ma dernière parole, comme pour les rassurer : « Merci ».

 

Publié par Fabs

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