Les légendes, les mythes, font partie de l’héritage culturel d’une région, se transmettant par voie orale ou écrite, de générations en générations, et constituent un patrimoine historique à elles toutes seules, car toujours liées à l’histoire du pays, ses évènements marquants, ses personnages souvent rattachés à une base sociale ou de castes, de familles bien définies. Si la France n'est pas la dernière en matière de mythe, son plus grand berceau est sans conteste la Bretagne. Forcément, même si vous n’êtes pas breton, vous avez entendu parler des légendes liées à la forêt de Brocéliande, par les nombreux récits colportés sur le net ou dans les livres. Une forêt mythique liée à la légende arthurienne et Merlin l’enchanteur, puisqu’il est dit qu’elle recèle la tombe de cette figure mythique du folklore celte dont fait partie la Bretagne. Si le véritable lieu de Brocéliande, malgré les recherches de nombreux érudits, reste inconnu, aujourd’hui la forêt de Paimpont, dans le département de l’Ille-Et-Vilaine, à 30 Km de Rennes, reste l’endroit qui est le plus propice à être cette forêt légendaire, et est désigné comme tel par les agences de tourisme.
Mais je ne vais pas vous parler de Brocéliande aujourd’hui. Non, je vais vous parler d’un autre mythe tout aussi connu de cette région qu’est la Bretagne. Un être que je pensais n’appartenir qu’à une longue succession de récits se servant de cette figure majeure bretonne pour expliquer la mort parfois brusque de personnes au sein de leur demeure, à priori naturelle, ce qui est loin d’être le cas, comme j’ai pu l’apprendre à mes dépens au cours de mon périple, afin de découvrir la vérité. Et surtout, je ne le nie pas, pour attirer l’œil des passionnés de paranormal sur mon blog, qui n’a jamais vraiment décollé depuis que je l’ai lancé, la faute à une concurrence farouche dans le domaine. Et je ne suis pas particulièrement doué en termes de promotion ou de marketing pour « vendre » mon blog à travers les réseaux sociaux. Quand je me suis lancé sur cette enquête, je n’étais pas vraiment sûr de moi sur l’intérêt qu’elle pourrait susciter si j’arrivais à récolter des infos sortant de l’ordinaire, afin de les retranscrire sur mon blog.
C’est sans doute dû à mon esprit cartésien. Alors, pourquoi faire un blog dédié au paranormal me direz-vous ? Comme je vous l’ai plus ou moins indiqué, mon but, en créant ce blog, c’était de goûter à un semblant de notoriété, connaitre ne serait-ce qu’un peu de gloire, même éphémère, afin de prouver à mes parents que l’arrêt de mes études, malgré leur opposition, n’était pas vain. Mes pauvres parents. Je ne saurais pas aujourd’hui comment leur annoncer que ma mort est d’ores et déjà programmée d’ici la fin de l’année. Une mort particulière en fait, puisqu’à l’issue de celle-ci, je vais renaître sous une autre forme, en devenant la nouvelle incarnation de cette figure mythique dont je vous parlais tout à l’heure, l’Ankou. Oui, c’est bien de lui qu’il s’agit. Le messager de la mort. Bien que beaucoup ont tendance à le confondre avec la Grande Faucheuse, l’Ankou n’est en fait que son « employé », celui chargé de récolter les âmes en son nom. Il est celui dont la simple évocation fait trembler les mains, remplit de sueur les visages, ou oblige les croyants à se signer pour se préserver de mauvais présages.
Gare à celui qui lui manque de respect auprès de villageois bretons qui craignent ce personnage bien plus que leurs plus grands ennemis, car il passera très vite au statut de paria, et sommé de quitter les lieux où il a eu l’impudence de démystifier cette figure emblématique de la Basse Bretagne, comme j’ai pu m’en rendre compte. Ce n’est pas systématique non plus, je vous rassure. Mais dans certains villages, la figure de l’Ankou est au moins aussi importante que le diable lui-même, si ce n’est plus. Il y a des personnes qui ont bien plus peur de recevoir la visite de l’Ankou que du diable ou un de ses démons. On peut échapper aux manigances du diable, mais quand l’Ankou vient vous voir, il n’y a aucune échappatoire possible. On sait que notre temps est venu, et nul n’aurait la stupidité de tenter de se soustraire à la volonté de ce messager mortel. Si j’avais pu comprendre cet état d’esprit, peut-être ne serais-je pas là à vous conter mon histoire, avant de devenir moi-même son successeur. Je ne me serais pas lancé à sa poursuite, stupidement, sur ses terres, les Monts d’Arrée, là où il demeure au milieu des âmes qu’il a récoltées depuis des siècles, ces dernières étant condamnées à errer pour l’éternité, et s’écarter chaque fois que le maitre des lieux rentre au sein de son domaine.
Non, si j’avais apporté plus de crédits au mythe de l’Ankou, je serais resté à ma place, me contentant peut-être de l’observer de loin, sans qu’il se rende compte de ma présence. Car on dit aussi que celui qui a le malheur de croiser le regard de l’Ankou, alors que celui-ci est affairé à son travail de récoltes des âmes, mourra à son tour dans l’année. Nul n’a le droit de voir l’Ankou sans en subir les conséquences. Et leur prix est très élevé, puisqu’il s’accompagne d’un aller simple pour les puits des âmes se trouvant dans les monts d’Arrée. J’ai fait cette erreur. Ma faute a même été encore plus grande que voir l’Ankou. Je l’ai défié sur ses terres. Et aujourd’hui, j’en suis amené à regretter mon geste, et expliquer ce qui m’est arrivé, afin que personne d’autre n’ait l’idiotie de faire la même erreur que moi. Mais reprenons par le commencement…
Je me nomme Gwendal Plouarec. Je suis né à St Brieuc, dans la Haute Bretagne. Une partie de la Bretagne où le mythe de l’Ankou est moins ancré dans l’esprit populaire, ou alors sous d’autre formes plus disparates, avec d’autres noms. Ce qui fait que l’Ankou fait moins peur dans cette partie que dans la Basse Bretagne, où sa figure est nettement plus crainte. J’ai été nourri avec cet amusement des natifs de Haute Bretagne envers leurs homologues de la Basse sur la peur suscitée par l’Ankou. Je pense que ça aussi a pu jouer sur le fait de vouloir en savoir plus sur ce messager de la mort. Je voulais savoir pourquoi ce personnage en était venu à orner des églises ou autres lieux, sous forme de sculptures, de fresques ou de statues, comme à Ploumilliau, sur le vitrail de la chapelle Saint-Lubin de Plémet ou encore l’ossuaire de Ploudiry. Ça m’intriguait, et d’une certaine manière me fascinait. Alors, j’ai entrepris de voyager jusque dans le Finistère, dans un petit village près de Huelgoat. Tellement petit qu’on a bien du mal à le trouver sur les cartes bretonnes. Korvelieg. Un lieu semblant enfermé dans le temps, tout droit sorti d’un documentaire explorant les modes de vie du siècle dernier.
Malgré les apparences, le village disposait de plusieurs éléments totalement synchrones avec la technologie actuelle : réseau internet, téléphone, voiture, et même une petite entreprise locale de chouchen, affiliée à l’un des rares commerces présents, une auberge typiquement bretonne. Les deux seuls autres commerces du village étant une boulangerie et un bureau de tabac. Auquel se rajoutait une église et une mairie. A mon arrivée, je remarquais aussi une maison qui était en marge du village, à plusieurs centaines de mètres de ce dernier, complètement isolée du reste. Ça me faisait penser à ces vieux films d’horreur que j’aime mater le soir, étant un passionné des métrages en noir et blanc. Je souriais à cette idée, et je repensais aux vieux clichés en me rapprochant de l’auberge en face de moi, m’attendant à trouver la troupe de vieux réfractaires aux étrangers, et la serveuse à la mine patibulaire. Et, dans les faits, je n’étais pas si loin de cette image. Sauf pour la serveuse au physique plus agréable que je ne l’aurais cru. Je m’approchais du bar et commandais un café, histoire de me remettre de mon voyage assez pénible sur les routes. Et c’est là que je commettais une erreur de taille, qui me faisait transformer aux yeux de tous comme un indésirable. Une impression qui allait perdurer longtemps, et particulièrement pour l’un d’entre eux. Je demandais s’il y avait des gens qui pourrait me parler de l’Ankou. Que je rédigeais une enquête sur les mythes bretons, et que j’avais besoin des lumières des anciens sur cette légende.
Immédiatement, dès cette annonce, l’ambiance passait d’un rythme enjoué, où les discussions fusaient, à celui de regards médisants envers moi. Comme si j’étais une bête curieuse à laquelle ils n’avaient pas prêté attention jusque-là, mais qui était soudain devenue une cible à faire taire... Ce qui me glaçait le sang, rien qu’à voir les visages pleins de haine des client présents sur les lieux. L’un d’eux se levait de table, semblant prendre soin de bien faire grincer sa chaise, comme un autre signe du mécontentement alentour. L’archétype du donneur de leçon des films d’horreur lui aussi. Assez âgé, une casquette vissée au niveau des yeux, vêtu d’un cardigan noir, et d’un pantalon qui semblait emprunté à Tintin. J’avais cette image en tête, et je souriais nerveusement, ce qui ne semblait pas trop plaire au vieil homme, qui s’approchait de moi, lentement, pour mieux accentuer mon angoisse grandissante, alors que plus personne ne parlait dans l’auberge. Comme attendant l’ordre de le faire de l’homme qui m’avait pris pour cible. Arrivé à ma hauteur, l’homme s’adressait à moi :
« Étranger, tu devrais éviter de parler de choses que tu ne connais pas ici. Nous n’avons rien contre les voyageurs, mais nous détestons ceux qui manquent de respect envers le messager de la mort. C’est un personnage que nous n’évoquons jamais ici, et pour cause »
« Je… Je suis désolé… Je ne voulais pas être irrespectueux envers vos traditions et votre village. Mais peut-être pourriez-vous m’indiquer à qui m’adresser en ce qui concerne l’An… »
Je n’eus pas le temps de finir ma phrase. L’homme abattait son poing sur le bar, l’air furieux…
« Ne prononcez pas son nom ! Inconscient ! Vous ne trouverez personne ici qui vous parlera de lui ! Jamais ! »
Puis, reprenant son calme, il continuait son monologue :
« Si vous êtes venus pour vous renseigner sur lui, vous êtes mal tombé. Vous ne trouverez que le silence le concernant. Contrairement à vous, nous savons tenir nos langues. Un petit conseil : finissez votre café, et partez d’ici le plus vite possible, cela vaudrait mieux pour vous. Ce n’est pas une menace, mais ne trainez pas dans le coin si vous persistez à enquêter sur lui. Je ne vous le répéterais pas… »
Là-dessus, il relevait sa casquette, me permettant de voir son regard noir de fureur, comme pour accentuer les « conseils » qu’il venait de me donner. Il me fixait plusieurs secondes ainsi. J’étais terrifié. Je m’attendais presque à le voir sortir un crochet ou un couteau, je ne sais quoi, et me planter son arme dans le corps pour être sûr que je ne chercherais pas à aller plus loin dans ce que j’étais venu trouver dans ce village. Ce même village qui venait de perdre tout le charme que je lui prêtais l’instant d’avant. Puis, l’homme rabaissait son couvre-chef, et tournait les talons, non sans m’adresser un dernier regard en chemin en se retournant un bref instant. Une manière pour lui sans doute de me dire qu’il ne plaisantait pas sur les propos qu’il venait de m’adresser. Je le voyais s’asseoir à la table où il se trouvait avant de venir vers moi. Juste après il demandait qu’on amène une nouvelle tournée de chouchen, le visage à nouveau souriant, comme si je n'existais plus.
D’un coup, l’ambiance joviale de l’auberge fit sa réapparition, les discussions reprenant là où elles s’étaient arrêtées, me laissant dans un sentiment de terreur encore plus intense. Je commençais à me demander si je ne devais pas faire comme ce fou furieux m’avait dit. Quitter ce village le plus vite possible, et faire mon enquête dans un endroit où le fait d’évoquer l’Ankou provoquerait moins de regards noirs de la part de l’assistance autour de moi. Je finissais de boire mon café, et appelait la serveuse pour régler ma note. Celle-ci prit le billet que je lui tendais, et revins quelques secondes plus tard avec la monnaie. Je la voyais mettre son doigt sur sa bouche, me regardant, afin de m’enjoindre à me taire sur le fait que la monnaie qu’elle me remettait s’accompagnait d’un morceau de papier, caché entre les pièces de manière discrète. Conformément à sa demande muette, je hochais la tête pour lui signifier mon silence, et sortais lentement de l’auberge.
Je ne le voyais pas, mais une forme d’instinct me faisait penser que le regard de l’homme qui m’avait harangué me suivait pendant le trajet me menant à la porte de l’auberge. Comme pour réitérer les propos tenus plus tôt, une forme silencieuse de langage, mais dans un pur esprit de menace, quoiqu’il m’ait affirmé le contraire lors de notre « conversation ». A peine sorti des lieux, je regardais le petit mot fourni par la serveuse. Quelques phrases griffonnées à la va-vite, à l’insu des clients sans doute, afin de ne pas envenimer la situation. Il était indiqué qu’elle me rejoindrait à l’arrière de l’église à 23 heures, après son service.
A dire la vérité, je comptais demander une chambre pour la nuit à l’auberge, mais au vu de ce qui s’était passé, j’avais préféré m’abstenir. Mais du coup j’ignorais totalement où j’allais passer la nuit. J’étais venu en covoiturage pour me rendre ici, et je n’avais plus de moyen de reprendre la route. J’avais bien tenté de faire une nouvelle demande de transport, mais il était déjà 20 heures, et je n’eus aucune réponse à une heure aussi tardive. Mais pour l’heure, ce qui m’intéressais le plus, c’était de savoir ce que cette serveuse avait à me dire. Le fait qu’elle me donnait rendez-vous discrètement, pour que les habitués de l’établissement ne le sachent pas, était la preuve évidente qu’elle prenait des risques pour me donner les renseignements que je cherchais à obtenir. Il faudrait que je la remercie pour ça.
23 heures arrivaient, et j’attendais la venue de Yaelle, le prénom qui était indiqué en bas du mot qu’elle m’avait fourni avec ma monnaie. J’étais frigorifié, n’ayant pas prévu de vêtements chauds pour mon voyage, vu que je comptais séjourner dans une chambre d’hôte ou un autre lieu pour dormir durant le temps que devait durer mon enquête. Je n’avais absolument pas envisagé de dormir à la belle étoile. Tout à mon interrogation, j’entendais soudain le bruit de pas sur le gravier, et bientôt une silhouette fit son apparition. Je reconnaissais la serveuse de l’auberge qui se dirigeait vers moi peu à peu.
« Désolé pour l’attente et la manière de communication, mais c’était nécessaire pour éviter que le vieux Riwal s’en aperçoive »
« Oui, j’avais bien compris. Un cas ce bonhomme. Je ne m’imaginais pas recevoir un tel accueil juste pour avoir évoqué l’Ank… »
Yaelle m’interrompit :
« Ne prononcez pas son nom ici, c’est plus prudent. Le vent a vite fait de colporter les sons de manière très indiscrète parfois. Suivez-moi. Nous discuterons de tout ça plus tranquillement chez moi. Je n’habite pas très loin »
« Très bien, je vous suis… »
Ainsi, après quelques minutes de marche discrète, en passant par des chemins enveloppés dans la nuit, nous parvenions à la maison de Yaelle. En entrant, elle me fit quelques recommandations :
« Evitez de faire trop de bruit. Je vis avec ma grand-mère. Et même si son grand âge l’a rendu sourde avec le temps, elle peut percevoir les sons de manière très distincte. Je ne voudrais pas qu’elle se réveille inutilement »
Je hochais la tête pour signifier à Yaelle que je comprenais, et continuais de la suivre à l’intérieur de la maison, après avoir retiré mes chaussures à sa demande, pour éviter de faire du bruit. Nous traversâmes un couloir, et finalement arrivèrent à une petite pièce au fond. Une fois passé la porte, Yaelle refermait doucement derrière, puis allumait la pièce. Je fus surpris par la présence d’une petite bibliothèque bien fournie sur un côté, qui détonnais au milieu d’un village aussi rustique.
« Je suis passionnée de littérature, et particulièrement les mythes bretons. Sans me vanter, je pense être la personne idéale pour vous donner les renseignements que vous cherchez »
Je souriais à ça et s’ensuivait une longue conversation sur le mythe de l’Ankou, ses origines, ses caractéristiques, ses habitudes. C’était très troublant. Elle donnait l’impression de connaitre ce personnage comme si elle l’avait rencontré elle-même. Je ne pouvais que me demander comment elle connaissait des détails aussi précis, qui n’étaient même pas indiqué dans les livres que j’avais consulté avant de me rendre au sein de ce village. Et je ne manquais d’ailleurs pas de lui faire part de mon étonnement.
« Je me doutais que vous me poseriez la question, et la réponse est très simple »
Me dit-elle en me souriant
« Je pense que vous avez remarqué la maison à l’écart du village en venant. C’est celle de Lizig, une femme qui a vu l’Ankou prendre l’âme de son mari, alors que celui-ci était arrivé au terme de sa vie. En tout cas, c’est la version officielle. De ce fait, conformément à la légende, elle doit mourir dans l’année. Et… Comment dire… Je ne saurais dire si c’est le fait de l’avoir vu ou la perspective que l’Ankou peut venir à tout moment pour venir pour elle, mais elle est devenue… un peu… étrange… Pour ne pas dire folle. De ce fait, elle ne communique plus avec les autres membres du village. Seulement avec moi. Je lui emmène de la nourriture chaque matin, avant de prendre mon service, je discute parfois avec elle. C’est comme ça que j’ai appris ce que je sais sur l’Ankou… Ces détails que vous avez été étonnés que je sois au courant »
Là-dessus, elle m’indiquait qu’elle me mènerait à sa maison demain matin, et s’arrangerait pour que je puisse séjourner chez elle. Elle serait peut-être disposée à me fournir d’autres détails plus précis sur son expérience de rencontre avec l’Ankou, et d’autres informations du même type. J’acceptais cette opportunité. Yaelle me menait ensuite à une chambre. C’était celle de son défunt grand-père qui n’était plus utilisée. Elle me souhaitait une bonne nuit et m’indiquais qu’elle me réveillerait le lendemain à l’aube pour m’emmener chez Lizig. Je la remerciais pour tout ce qu’elle avait fait pour moi. Elle me répondait en me souriant à nouveau, puis me laissait seule dans ma chambre.
Elle semblait avoir compris que je n’avais pas d’endroit où passer la nuit, d’où cette proposition de dormir ici et la possibilité de partager ensuite la maison de Lizig quelque temps. Yaelle m’avait assuré que personne ne se rendrait compte de ma présence là-bas, vu qu'aucun villageois n’adressait plus la parole à « la maudite ». Le nom la désignant par les habitants de la commune, qui avaient bien trop peur d’être pris pour cible par l’Ankou s’ils la côtoyaient de trop près, sachant qu’elle était condamnée. Ainsi, dès l’aube, Yaelle me conduisait chez Lizig. Elle exposait rapidement les raisons de ma présence à la femme, qui acceptait que je séjourne chez elle. Puis Yaelle repartait, afin de prendre son service à l’auberge. Dès son départ, Lizig s’adressait à moi :
« Pourquoi…Voulez-vous le voir ?... Ne savez-vous pas qui si vous le voyez, vous aussi vous allez rejoindre les puits des âmes de ses terres ? Comme mon mari… Et comme moi je suis destiné à le faire… Seul un fou voudrait le rencontrer… Quelqu’un d’aussi fou que moi… »
Je tentais de la rassurer du mieux que je pouvais :
« Vous n’êtes pas folle Lizig… Vous avez subi un traumatisme, je l’ai bien compris. Voir cette chose prendre votre mari… Mais il était sans doute arrivé au terme de sa vie. De ce que j’ai compris, l’Ankou n’est pas si mauvais. Il ne fait qu’exécuter les basses besognes de la Grande Faucheuse… »
Là-dessus, Lizig s’énervait, mes paroles semblant avoir réveillé de douloureux souvenirs :
« Mon Gwendal n’était pas au bout de sa vie ! Il n’aurait pas dû partir ! »
Elle semblait soudain être dans un état de transe, transpirant, se tenant les cheveux, en arrachant des brins, avant de les mettre dans sa bouche. Je n’osais rien dire, rien faire, mais cela me faisait de la peine de la voir dans cet état. Puis, elle se prostrait contre un mur, tout en continuant de parler :
« C’est de sa faute… Il le savait pourtant qu’on ne doit pas sortir quand on entend le bruit de sa charrette… Je lui avais dit plusieurs fois… Mais il était comme vous… Il ne croyait pas en l’Ankou… Et… Et il est sorti quand même… Malgré mes demandes répétées de ne pas le faire… Il disait que ça devait être un cambrioleur… Qu’il allait nous voler nos moutons… »
Je regardais Lizig. Elle était en larmes, son visage devenait blême. Elle se recroquevillait sur elle-même, se grattant la peau jusqu’au sang… Elle pleurnichait de plus belle, tout en reprenant :
« Il ne m’a pas écouté… Pourquoi il ne m’a pas écouté ? Il serait toujours là aujourd’hui… Il ne m’aurait pas laissé toute seule… Maintenant, je sais que l’Ankou va venir me chercher à mon tour… Parce que moi aussi je l’ai vu… »
« Lizig…Je… Je suis désolé d’avoir réveillé ces souvenirs. Ce n’était pas mon intention. Ne vous mettez pas dans un état pareil. Laissez-moi vous aider. On va soigner cette blessure d’abord, et je vous aiderais à rejoindre votre chambre… »
« Je ne peux pas ! Je ne peux pas dormir ! Si je dors, il viendra me chercher dans mon sommeil ! Je ne veux pas m’en aller… Je ne veux pas devenir comme mon Gwendal… Là-bas, dans les monts de l’Arrée…Parmi tous les autres…Moi, je veux vivre, vous entendez ! Vivre ! »
Elle se remettait à pleurer encore plus, en proie à la panique la plus totale. Je ne pouvais même pas imaginer la souffrance que cette femme avait pu vivre face à un tel drame. J’ignorais ce qu’elle avait vraiment vu. Si elle avait réellement vu l’Ankou, mais sa détresse, elle, n’était pas feinte, c’était une évidence. Je parvenais non sans mal à la rassurer, séchant ses larmes avec mon mouchoir. Elle s’accrochait à celui-ci comme s’il s’était agi d’un ours en peluche, un doudou lui permettant de se protéger. J’avais tellement de peine pour cette pauvre femme. D’un coup, je m’en voulais de lui avoir imposé de revivre ça, à cause de ma curiosité. Finalement, je suis parvenu à la faire sortir de son état, la faire se lever. Je soignais les griffures qu’elle s’était faite aux bras, et la couchais dans son lit, après lui avoir donné un somnifère. Au début, elle refusait, manquant de retomber à nouveau en état de crise, mais je lui promettais que je ne permettrais pas à l’Ankou de venir la prendre. Elle s’est alors calmée, et j’ai compris qu’elle ne me voyait pas comme un voyageur, celui qui cherchait à savoir ce qu’était l’Ankou. Non, à ce moment-là, elle était dans un tel état de crise qu’elle me confondait avec son défunt mari…
« C’est vrai, mon Gwendall ? Tu… Tu vas me protéger contre lui ? Alors, tu as réussi à t’enfuir de là-bas… Je suis tellement heureuse que tu sois revenu… Tellement heureuse… Tellement heureuse… »
Puis, elle s’endormait, comme un enfant à qui on venait de chanter une berceuse. Je la laissais, et partais me coucher à mon tour… Le lendemain, à ma grande stupéfaction, Lizig était complètement différente. Pleine de vie, prenant soin de me donner tous les détails possibles sur l’Ankou, la légende, son lieu de vie, les fameux Monts d'Arrée, sa charrette, le bruit qu’elle faisait, annonçant sa présence, sa faux dont la lame est montée à l’envers, à l’extérieur du manche, afin de « faucher » les âmes en la projetant. Son aspect de vieil homme ridé, avec un long chapeau, son manteau noir, sorte de suaire. Elle m’indiquait aussi que l’Ankou n’était jamais le même. Il y avait une sorte de continuité entre les différentes incarnations. Chaque fin d’année, le dernier mort de celle-ci remplace l’Ankou actuel, pour un an. Et le cycle se renouvelle ainsi tous les 12 mois, donnant cette nature immortelle à l’Ankou. Ce messager de la mort. Lizig et moi nous discutâmes de beaucoup d’autre chose en journée. Le soir, c’était autre chose.
Par deux fois, elle me refit la même crise d’angoisse que précédemment, et je comprenais que ces dernières se déclenchait dès la nuit tombée, après Minuit, l’heure à laquelle son mari avait été emmené par l’Ankou, quelques semaines après qu’il ai vu celui-ci dans leur jardin. Après que le bruit caractéristique de sa charrette l’ai persuadé d’avoir affaire à un voleur, et faisant de lui la future victime de l’Ankou. Cette fameuse nuit où l’Ankou est venu prendre l’âme de Gwendall sous les yeux de Lizig, la faisant devenir à son tour sa prochaine âme à collecter. Une perspective qui la hantait. Elle me confiait dans ses moments lucides, que si Gwendall n’avait pas vu l’Ankou, il serait toujours en ce moment à ses côtés, ou bien au Paradis, comme ses ancêtres. Au lieu de ça, il était désormais coincé dans les puits des âmes sur les Monts d’Arrée. Les puits où l’Ankou jetait ceux qui l’avait vu, ou qui avait osé lui manquer de respect de manière flagrante. Ces âmes-là, pour n’avoir pas respecté les règles, ne méritaient pas d’être livrées à son employeur, la Grande Faucheuse.
C’est cette dernière qui prenait livraison des âmes prises par l’Ankou de manière classique, quand leur temps était arrivé, et se chargeait de décider lesquelles devaient aller au Paradis ou en Enfer. Ceux et celles qui avaient transgressés les règles restaient à la merci de l’Ankou. Condamnés à souffrir éternellement pour leur faute sur les terres du messager de la mort. Un destin terrible. Les âmes brûlaient éternellement dans ces puits, souffrant de milles maux pour expier leur faute. Il arrivait parfois que l’Ankou pardonne à certaines de ces âmes, passés un certain temps, et leur permettait d’être escortées par la Grande Faucheuse. Mais pour celles-là, seul l’Enfer leur était destiné. Ce qui ne changeait pas grand-chose dans les faits. Toutes ces précieuses informations me fascinaient autant qu’elles m’interrogeaient. Lizig en parlait avec tellement d’assurance, de sérieux, que j’avais du mal à me dire que c’était le fait d’une femme ayant sombré dans la folie, n’ayant pas acceptée la mort de son époux. Elle avait l’air tellement sincère dans ses propos. Malgré tout, il subsistait un doute dont je ne pouvais pas me défaire. Un doute qui disparut 5 jours plus tard, lors d’une nuit où je le vis à mon tour.
Cette nuit-là, j’avais du mal à m’endormir, et je n’arrêtais pas de me retourner dans mon lit. Et puis, je perçevais un léger bruit venant de l’extérieur. Un grincement. Comme celui relaté par Lizig. Ce fameux grincement caractéristique de l’arrivée de l’Ankou. Le bruit de sa charrette signifiant qu’il venait chercher une âme. En l’occurrence, celle de Lizig. Je me dépêchais de m’habiller, et fonçais vers la chambre de cette dernière. Je n’entendais plus à ce moment de bruit de grincement, et je compris vite pourquoi. A peine avais-je ouvert la porte de la chambre de Lizig que je vis une silhouette à la fenêtre de celle-ci. Le vent s’engouffrant dans la pièce faisait bouger le manteau déchiré en plusieurs endroits de la créature qui se trouvait face à moi, fixant Lizig qui criait, m’appelant avec toute la force du désespoir, pendant que l’Ankou commençait à diriger sa faux vers elle.
« Non ! Non ! Je ne veux pas ! Pardonnez-moi Ankou ! Je n’ai rien fait de mal ! »
A ces mots, la présence spectrale s’adressait à elle :
« Silence, femme…. Tu as commis l’erreur de me voir… Tu sais ce que cela signifie… J’ai eu la clémence de t’accorder un temps de répit pour te préparer à rejoindre les puits des âmes des monts d’Arrée… Maintenant, ton heure est venue… »
Puis, alors que je n’arrivais plus à bouger, complètement paralysé par la peur, la peur de voir que l’Ankou existait réellement, ce dernier se tournait dans ma direction, et s’adressant à moi également :
« Toi… Toi aussi, tu as commis la faute de me voir… Toi aussi, tu es destiné à subir la lame de ma faux… A voir ton âme fauchée… Comme je l’ai fait avec cette femme, je t’accorde un répit… Profites de celui-ci pour faire tes adieux à ceux qui te sont proches… Quand je viendrais te chercher, il sera trop tard pour cela… »
Au même moment, il envoyait sa faux frapper Lizig, et quelque chose de dingue se produisait. Une forme éthérée sortait de son corps, s’enveloppant autour de la lame de la faux de l’Ankou, avant de sembler disparaitre, comme aspirée par cette dernière. Lizig ne bougeait plus. La vie l’avait quittée. L’Ankou me regardait un bref instant, m’adressant un dernier message :
« A bientôt, mortel… Dans 10 jours, je viendrais te chercher à ton tour… »
Puis, l’Ankou semblait se fondre dans le mur, avant de disparaitre. Pendant quelques secondes, je ne parvenais pas à bouger, puis j’entendais un grincement de charrette semblant s’éloigner. Me faisant violence, je parvins à m’extirper de mon état, et eus tout juste le temps de voir l’Ankou sur sa charrette parcourir le chemin de terre devant la maison, avant de ne plus être qu’un point minuscule au loin, qui s’estompait complètement, laissant la place au vide de la nuit. Je restais interdit sur ce qui venait de se passer. Ça bouleversait tout ce que je pensais connaitre sur les légendes et leur véracité. Mais une chose était sûre : je n’avais pas rêvé. J’avais bien vu l’Ankou. Mais à dire vrai, ce qui m’inquiétais encore plus, c’était de savoir qu’il allait revenir pour moi. J’étais destiné à mourir. Dès lors, une idée folle me parcourait l’esprit. Quitte à mourir, autant que je laisse une empreinte indélébile sur cette terre avant ça. En prouvant l’existence de l’Ankou. Faire une vidéo où il apparaitrait. Là où il vivait, sur les Monts d’Arrée. Lizig m’avait donné toutes les informations sur comment s’y rendre. Précisant que jamais personne ne s’y était rendu, car personne n’était assez fou pour défier l’Ankou sur ses terres.
Mais moi, je savais que j’allais mourir. Alors, que m’importait de braver cet interdit ? Pour l’heure, j’envoyais un SMS à Yaelle, l’informant de la mort de Lizig, et que je n’avais pas pu la protéger comme je lui avais promis. Je n’avais pas pu empêcher l’Ankou de venir la prendre. Le jour suivant, Yaelle prenait les dispositions pour faire emmener le corps de Lizig, en me cachant chez elle ce jour-là, afin que ma présence ne soit pas connue, vu que j’étais censé avoir quitté le village depuis plusieurs jours. Par la suite, une fois le corps enlevé, je pus réintégrer la maison de lizig discrètement, avec la complicité de Yaelle. Elle m’informait que je pourrais rester encore quelques jours, le temps que la cérémonie d’inhumation soit orchestrée. Personne ne viendrait dans la maison d’ici là. Après, en revanche, il me faudrait partir, pour éviter les remous que ma présence provoquerait. Certains pourraient même donner de fausses déclarations à la police, leur indiquant que j’avais provoqué la mort de Lizig, juste pour s’assurer que je ne ferais plus de tort au village et à l’Ankou. Je promettais à Yaelle de me conformer à ses indications.
Quelques jours plus tard, après avoir mûrement réfléchi, je partais en pleine nuit vers les Monts d’Arrée, afin de filmer ces lieux tabous, et espérant avoir des images du maitre des lieux. Un dernier pied de nez à la légende, une manière pour moi de m’assurer de mettre mon nom sur un piédestal pour la postérité, pour être celui qui avait prouvé l’existence de l’Ankou. Un projet dingue, mais j’étais déterminé, et quelques heures après, j’arrivais sur les territoires interdits. Selon les indications de Lizig, les terres de l’Ankou se situait au cœur du Yeun Elez, une immense zone marécageuse, composée de tourbières, où il était très risqué de s’aventurer. Plus on avançait dans le Yeun, plus le terrain devenait moins solide, en faisant un véritable piège naturel où les rares imprudents ayant tenté de s’y aventurer ont fini embourbés, puis noyés, finissant leur vie enfouis sous la tourbe. Une zone de mort où l’Ankou avait naturellement élu domicile, et où je m’aventurais, non sans avoir la peur au ventre. Je m’avançais à petits pas dans le Yeun, parsemé de cris étranges, de brouillards persistants enveloppant tout le paysage, lui donnant un aspect sinistre. J’avais parfois l’impression d’apercevoir de petites créatures près des arbres pétrifiés de la zone, qui me faisaient penser aux fameux Korrigans, espèce de lutins facétieux du folklore breton, pouvant être tour à tour bienveillants ou maléfiques.
De petits rires se faisaient entendre au fur et à mesure de ma progression me confortant dans l’idée qu’il s’agissait bien de Korrigans, et connaissant le goût de ces derniers pour les farces, je n’étais pas à l’abri d’un de leurs tours. De ce fait, je tournais la tête partout, au cas où eux ou d’autres créatures tout aussi inquiétantes s’en prennent à moi, et me fassent trépasser avant même d’arriver là où vivait l’Ankou. Et puis, au prix de multiples efforts, de moments d’angoisse et de persévérance, j’arrivais aux abords du Youdig, dont on disait qu’il serait une des portes de l’Enfer. Et c’est là que je vis les fameux puits des âmes dont m’avait parlé Lizig. J’apercevais ces formes dénuées de substance, aux visages déformés, semblant crier en permanence, entourés de flammes oscillant entre le noir et le bleu, comme « collées » aux âmes s’y trouvant. Elles semblaient se disloquer à tout instant, sans doute affolées de me voir, moi un être vivant, espérant voir en moi le symbole d’une impossible délivrance. Malheureusement, je n’avais pas le pouvoir de les délivrer, et surtout, je ne pouvais pas perdre de temps à trouver le moyen de le faire. Bien que je doutais qu’il pouvait exister une méthode pour ça. Je continuais de m’avancer tout en évitant de m’approcher trop près du Youdig. Si je glissais et me retrouvais piégé à l’intérieur, c’en serait fini de moi, c’était indéniable.
Et puis je parvins à mon objectif. Devant une sorte de cabane délabrée, se trouvait la charrette de l’Ankou. C’était bien elle. Je reconnaissais son aspect, même si je ne l’avais qu’entraperçu la nuit où l’âme de Lizig avait été fauchée par le messager de la mort. Elle était entourée de feux follets, rajoutant à son aura macabre. Je m’avançais alors vers cette étrange cabane à l’air lugubre, et me collais à l’une des fenêtres, après avoir enlevé les multiples toiles d’araignée et autres insectes, dont je ne voulais même pas savoir la provenance, tellement leur aspect n’avait rien de connu. A l’intérieur, je voyais l’Ankou, qui semblait affairé à inscrire quelque chose sur une sorte de grand livre d’une taille peu commune. Ce devait être le registre des âmes. Ça aussi, Lizig m’en avait parlé. Je me demandais comment elle pouvait être au courant de tous ces détails, vu que personne de vivant avant moi ne s’était rendu ici. A moins que Lizig tenait ces infos d’un autre inconscient comme moi, qui était parvenu à revenir des Monts d’Arrée… Quoi qu’il en soit, je sortais mon portable de ma poche, et commençais à filmer l’intérieur, juste après avoir fait quelques plans de la charrette et des multitudes de puits des âmes qui entouraient le Youdig.
Je voyais ensuite l’Ankou se déplacer, et n’en manquais pas une miette. Je pouvais mieux voir son visage, caché par la pénombre lors de ma première « rencontre ». Un visage creusé de nombreux sillons, semblables à des griffures, et formant des vallées profondes autour d’un semblant de nez à moitié atrophié, et des yeux dont je ne percevais pas bien, là où j’étais, l’aspect exact. Ses mains faisaient penser à celles d’une personne âgée dont toute trace de sang dans le corps avaient disparu. Je supposais que le reste du corps, caché par son long manteau noir, devait être du même niveau. Ayant peu de lumière, je percevais mal d’autres détails, d’autant que son grand chapeau de feutre noir masquait pas mal des contours de sa tête. Et, appelez-ça une inconscience totale, j’activais la fonction torche de mon téléphone, espérant avoir plus de clarté. Seulement, la lumière fut remarquée par l’Ankou, qui se ruait vers la porte. Affolé, je tentais de m’enfuir, mais mon pied se prit dans une sorte de branche au sol. J’étais sûr qu’il n’y avait rien à cet endroit quand j’étais arrivé. Comment ce truc avait pu arriver là en si peu de temps ? Elle n’avait quand même pas poussée en quelques secondes… Mais je n’eus pas le loisir de réfléchir plus. L’Ankou se dressait devant moi, et je pouvais percevoir la colère dans son regard. Il me parlait alors :
« Comment as-tu osé pénétrer ainsi sur mes terres ? Je t’avais accordé un sursis pour ton trépas, mais tu viens d’y mettre un terme par ta présence… Prépares toi à rejoindre les autres âmes des renégats tels que toi dans les puits des âmes »
Puis s’approchant un peu plus près, il rajoutait :
« Je me chargerais personnellement de raviver les flammes dévorant ton âme chaque jour qui passera, afin que tu te rendes compte de l’énorme erreur que tu as commise en venant ici… »
Là, je n’ai pas tout compris sur ce qui s’est passé, mais je reconnaissais Lizig, enfin son âme, qui, pour une raison que j’ignorais, sortait de la cabane à son tour. Je ne l’avais pas vu tout à l’heure à cause de l’obscurité. Elle s’adressait à l’Ankou :
« Attends Ankou ! Ne lui en veut pas ! Il a sans doute voulu chercher à me libérer… Il m’avait promis de me protéger, et il a dû développer un sentiment de culpabilité en échouant à le faire… Permets lui d’avoir la même chance que moi d’échapper aux puits… »
Je ne disais rien sur les véritables motivations m’ayant amené ici. Je jugeais ça plus prudent, et la suite des évènements me confortais que j’avais fait le bon choix. L’Ankou semblait hésiter à abattre sa faux sur moi, réfléchissant, avant de la reposer au sol… Puis il s’adressait à l’âme de Lizig :
« En ce qui te concerne, c’est différent… J’ai des consignes te concernant, ce qui explique que tu sois écarté d’un sort te plongeant dans les puits. Ta destinée est tout autre. Je ne suis pas à l’origine de cette décision. Elle vient de mon supérieur, et je n’ai pas à discuter sur cette dernière »
Puis, se tournant vers moi :
« En revanche, en ce qui le concerne, je n’ai aucune consigne, et son geste est impardonnable… »
L’Ankou hésitait encore, avant de se retourner vers Lizig et de continuer :
« Cependant, mon supérieur m’a chargé de faire en sorte d’accepter tes demandes, quelles qu’elles soient. Là encore, j’ignore pourquoi. Mais si tu désires que le sort de cet homme soit différent, je me dois de répondre aux consignes… »
« Merci…. Ankou, Lizig… Je… Je suis vraiment désolé pour être venu… Je sais que j’ai été stupide… Je ferais ce que vous voulez pour me faire pardonner… J’effacerais le film, je renoncerais à mon article… »
« Je me moque de ton film. Rien de ce qui se trouve ici ne peut être capturé sur un appareil humain, imbécile… Quant à ton article, qui te croira ? Tu ne finiras pas dans un puits des âmes, conformément à la demande de Lizig. Cependant, Je te réserve un sort guère plus enviable… Tu seras mon successeur. Au Douzième coup de minuit, le 31 décembre de cette année, tu prendras ma place en tant que nouvel Ankou… Ainsi tu pourras mieux juger de ce rôle plus ingrat que tu ne le penses… Maintenant, va. Retourne profiter de ta petite vie misérable pour le temps qu’il te reste. Sors de ces terres avant que je ne change d’avis, et te plonge dans un des puits dans l’instant… »
Sur le coup, je n’ai pas cherché à dire quoi que ce soit. C’était déjà un miracle de sortir vivant à cause de mon désir de gloire, même posthume. Je savais que je devais ce changement de décision de l’Ankou à mon encontre à Lizig. Je ne comprenais pas très bien pourquoi elle bénéficiait d’une telle faveur, mais franchement, je ne voulais même pas chercher à savoir. J’étais bien trop heureux d’avoir échappé à la colère de l’Ankou, et c’était tout ce qui comptait. Je reprenais le chemin inverse, qui, bizarrement, me paraissais beaucoup plus rapide qu’à l’aller. Sans doute une volonté de l’Ankou également. Une fois sorti de la zone des Monts d’Arrée, je ne revenais même pas au village, et avançais droit devant moi, le plus loin possible de cette contrée qui m’avait valu la plus grande des frayeurs de ma vie. Mais je n’étais pas sorti d’affaire pour autant. J’étais désormais destiné à prendre la succession de l’Ankou. Le 31 décembre au 12ème coup de minuit, je deviendrais le nouveau messager de la mort. Moi qui voulais tout savoir sur ce personnage, j’allais être servi bien au-delà de ce que j’espérais.
Alors, voilà. Voilà mon histoire. La plupart d’entre vous penseront certainement que j’ai tout inventé, ou que je suis gravement atteint niveau mental. Mais j’avais besoin de noter tout ça quelque part, même en sachant que personne n’y croira. Après tout, je n’ai pas la moindre preuve de ce que j’ai décrit. L’Ankou avait raison. Rien de ce que j’ai filmé n’était présent sur la carte mémoire de mon portable. Comme si j’avais filmé du vide. Il n’y a aucune preuve de l’Ankou, des puits des âmes, de la charrette, ou des créatures étranges peuplant le Yeun Elez. Je ne peux pas vous blâmer si vous ne me croyez pas. A votre place, je pense que je réagirais de la même façon. Mais ça n’a pas d’importance. Tout ce qui compte, c’est que mon histoire soit crue par un petit nombre, même infime.
Je vous demanderais juste de ne pas penser que toutes les légendes sont de simples histoires pour faire dormir les enfants, ou, au contraire, pour les effrayer. Celle de l’Ankou en tout cas n’est pas un mythe. Il existe. Et je serais celui qui lui succèdera. Alors, si un jour vous allez en Bretagne, et que vous entendez le grincement d’une charrette dans la nuit, ne sortez pas. Et faites en sorte de ne pas me voir. Ou en tout cas, arrangez-vous pour que je ne m’en aperçoive pas. J’aimerais éviter d’être obligé de venir vous chercher parce que vous n’avez pas respecté les règles…
Publié par Fabs
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