5 févr. 2023

CELLE QUI AIMAIT LES MORTS



 

J’ai toujours su que ma sœur était un peu « spéciale », aussi longtemps que je m’en souvienne. Mais je n’imaginais pas à quel point. Pas que ça me dérangeait, bien au contraire : elle était même une sorte de modèle pour moi. Son côté rebelle qui la faisait s’opposer en quasi-permanence à mes parents, dont les règles de vie quotidienne tenaient presque de la vie militaire, j’aurais tellement aimé avoir le même. Ne serait-ce que pour exposer mon point de vue sur certaines décisions injustes me concernant. Je n’ai jamais osé m’opposer à eux, à cause de mon jeune âge, et aussi parce que je n’avais pas le même tempérament que Tsuneko, ma grande sœur. Ils étaient la barrière infranchissable, la limite à ma bravoure que je ne pouvais pas franchir. Mais pas pour ma sœur, qui les défiaient sans cesse…

 

D’abord par ses goûts vestimentaires, Tsuneko étant adepte de la mode des lolitas gothiques à un niveau très élevé, adorant se pavaner même dans la maison, juste pour énerver un peu plus mon père, un homme strict, qui avait transmis à ma mère ses dogmes de discipline, dû à son passé dans la marine japonaise, et ayant participé à plusieurs guerres. Je pense que pour Tsuneko, c’était comme un jeu : elle testait chaque jour la résistance de mes parents à supporter ses frasques, montant d’un cran chaque jour. Elle prenait plaisir à faire hurler sa chaine hi-fi, passant de la musique métal à longueur de temps, quand elle n’était pas en cours, et ce, parfois, dès qu’elle était levée. Sa chambre était à elle seule un temple de tout ce qui représentait la noirceur, la rébellion sous différentes formes, et la mort.

 

Ça aussi, ça énervait beaucoup mon père, lui qui avait vu nombre de ses amis, de ses camarades tomber au front, devant ses yeux, occasionnant pour lui des traumatismes dont il n’aimait pas parler. Plusieurs fois, je l’ai vu pleurer devant la photo des hommes de l’unité qu’il commandait du temps où il officiait encore, se cachant de nous. Sans doute pour ne pas montrer une faiblesse qu’il ne désirait pas étaler en public, afin de ne pas perdre de la crédibilité face aux attaques incessantes de Tsunako. Il ne comprenait pas, et ma mère encore moins, que sa fille puisse vouer un tel culte à la mort. Elle adorait les films d’horreur, et avait une prédilection pour les tortures porn et les splatter, le gore à outrance était pour elle, comme un spectacle qui faisait briller ses yeux. Au même titre que d’autres s’extasient devant des groupes de J-Pop dans des concerts, en criant et récitant les paroles des chansons tout du long de ceux-ci.

 

Elle avait une fascination à tout ce qui touchait de près ou de loin à la mort, et vivait en solitaire, y compris à l’école où elle étudiait. Toujours en retrait des autres, car elle leur faisait peur, parlant régulièrement de sacrifices, de sorcellerie, de rites sataniques, de corps éventrés, de cannibalisme, et autres joyeusetés. Un comportement qui lui avait valu de nombreuses fois des avertissements de la part des professeurs, qui se rajoutait à son impertinence et des actes violents envers ceux qui avaient l’audace de se moquer d’elle ouvertement, et occasionnant parfois des blessures profondes, à cause de ses ongles longs, qui ressemblaient presque à des armes, et dont elle aimait user envers ses détracteurs, sans se soucier des conséquences.

 

Plusieurs élèves portent aujourd’hui les marques sur leurs visages des accès de colère de Tsunako, et l’évitent allègrement dès lors qu’ils l’aperçoivent sur leur chemin, comme si elle était une pestiférée qu’il ne fallait surtout pas approcher. Certains professeurs n’osaient même pas la contredire quand elle « offrait » l’exclusivité de sa voix sur des sujets qui l’intéressaient plus que d’autres, et concernant, vous l’aurez compris, des parties de l’histoire japonaise, où la mort est présente. Surtout quand cela concernait certaines horreurs en rapport avec le fameux Camp 731, qui faisait partie des sujets qu’elle affectionnait particulièrement. Je ne pense pas que cela vous surprendra pas si je vous dis qu’elle a dû visionner des dizaines de fois les vidéos des différents volets de la série « Face à la mort » ou du film « Men Behind the Sun ». Des œuvres culte pour elle.

 

Mais la torture et les sévices corporels extrêmes ne sont pas ses seuls points d’orgue de la vie selon ses critères. Elle voue aussi une fascination pour la mort de manière très rapprochée, notamment tout ce qui a un rapport avec la nécrophilie. En plus des films cités auparavant, ma mère m’a rapporté qu’une fois elle a vu Tsunako quasiment en transe devant « Nekromantik » de Jorg Buttgereit, un film allemand traitant d’un couple ayant récupéré un cadavre et s’adonnant à des plaisirs sexuels avec celui-ci. Ma mère a failli vomir en voyant le genre de film pour lequel sa fille se passionnait. Elle avait tout accepté jusqu’à présent sur les goûts douteux de Tsunako, surtout en matière de films d’horreur, lui pardonnant ses violences envers ses camarades d’école, mais le spectacle de ce film, c’était trop pour elle.

 

Ma mère avait caché certains actes de Tsunako à mon père, dans un but de protection, sachant le tempérament vif de ce dernier, mais après avoir vu l’expression hagard de sa fille devant ce film, elle ne pouvait plus cacher ce qu’elle savait, et a tout déballé à mon père. Y compris les deux scandales qu’elle avait réussi à temporiser, concernant les relations amoureuses de Tsukano. Car, oui, contrairement à ce qu’on pourrait croire, ma sœur a eu des coups de foudre, mais qui ne se sont pas bien terminés. Et si ma mère a caché ceux-ci, c’est pour deux choses. D’abord, parce que Tsunako préférait les filles aux garçons, ce que mon père, homophobe caractérisé et n’hésitant pas à le proclamer sur les réseaux, tout en restant anonyme, ne pourrait accepter.

 

Et ensuite, parce que Tsunako s’était rendu coupable de faits de tortures sur sa première conquête. Une fille réservée, qui restait à l’écart des autres. Tsunako l’avait vu plusieurs fois observer avec insistance les filles de l’école, sans prêter attention aux garçons. A partir de là, elle a lié connaissance assez facilement avec elle, la rassurant, et lui avouant ses préférences sexuelles interdites, dans un lycée où la tolérance de ce type de relations est proche du zéro absolu. Elle s’appelait Ruri. Tsunako et elle sont vite devenue très amies, se voyant en dehors des cours, à l’insu de mon père, comme vous pouvez bien l’imaginer. Tout semblait aller pour le mieux, et l’attitude violente de Tsunako semblait même s’atténuer, soulageant mes parents, recevant moins de plaintes de la part du directeur, et qui avait valu plusieurs avertissements et un renvoi temporaire à ma sœur.

 

Mais cette idylle fut de courte durée. Profitant du caractère effacé de Ruri, Tsunako s’était adonné à des scarifications sur le corps de celle-ci. Par jeu, selon elle, et par amour. Comme des marques sur son « territoire », selon les termes donnés par ma sœur à ma mère. J’ai surpris malgré moi leur conversation, me révélant les penchants sexuels de Tsunako. Malgré la prudence de Ruri de ne pas révéler ces marques, les parents de cette dernière avait fini par les découvrir. Fort heureusement, à ce moment-là, mon père était en déplacement : il participait à une réunion d’anciens combattants, et n’a pas eu connaissance de l’affaire. Ma mère a versé une forte somme d’argent pour obtenir le silence des parents de Ruri. Par la suite, ceux-ci ont déménagé ailleurs, afin d’éloigner leur fille de l’entourage de Tsunako. Le deuxième cas, qui a échappé à mon père, s’est déroulé quelques mois plus tard. C’est le chef de la police, un ami d’enfance de ma mère, qui a mis au courant celle-ci discrètement. Il connaissait le tempérament de mon père, et de son homophobie, et voulait éviter un scandale et des complications au sein du ménage de son amie. Il l’a appelé un matin, pour lui signifier que Tsunako était en garde à vue pour profanation de sépulture au cimetière proche. Il avait réussi à étouffer l’affaire, afin que le nom de ma sœur ne soit pas divulgué, se servant de ses relations.

 

Tsunako avait l’habitude de découcher souvent, sans qu’on sache trop où elle dormait parfois. Avant même qu’elle ait ses aventures amoureuses, elle sortait en douce régulièrement en pleine nuit, et refusait de dire ce qu’elle avait fait. Comme à l’époque, on ne lui connaissait aucun ami, la piste de soirées pyjamas s’étant éternisées ne pouvait pas être la raison de ces sorties nocturnes. Néanmoins, pour couvrir ma sœur, ma mère donnait malgré tout cette explication officielle à mon père. Il en résultait une engueulade envers Tsunako, mais ça s’arrêtait là. Donc, quand ma mère a reçu cet appel, mon père ne se doutait de rien. Comme je n’avais pas cours ce jour-là, j’ai accompagné ma mère, lui servant d’excuse pour aller rechercher Tsunako au poste de police. Ma mère a indiqué à mon père qu’elle m’emmenait à une journée d’anniversaire d’un de mes camarades d’école, parvenant à endormir la méfiance de mon paternel une nouvelle fois.

 

Une fois au poste, le chef de la police, Shohei, donnait les détails de ce qui s’était passé. Tsunako, accompagné de sa nouvelle compagne, relation qui était récente de quelques jours, s’était rendu dans un cimetière, et avait fracturée la serrure d’un mausolée familial. A l’intérieur, elle et sa compagne ont ouvert plusieurs tombeaux, mettant à jour les restes des défunts. La lumière présente dans le mausolée, a surpris le gardien du cimetière, qui les a découvertes, nues, s’affairant à des pratiques que la morale et l’éthique réprouve à plusieurs niveaux. Je n’ai pas tout compris à ce moment-là, ayant été mis à l’écart de la conversation entre ma mère et Shohei. Mais j’ai pu entendre des bribes de leurs paroles, notamment le mot « nécrophilie », qui est revenu à plusieurs reprises.

 

Ma mère était en larmes après ça, ne comprenant pas à quel moment de l’éducation qu’elle avait inculquée à sa fille, tout avait bifurqué de la pire des façons. On m’a fait revenir près de ma mère juste après, en même temps que Tsunako, qui ne montrait aucun signe de culpabilité, ni de remords, sur les actes qu’elle avait commis, entrainant son nouvel amour naissant. Contrairement à Tsukano, et parce qu’il fallait livrer un coupable pour justifier de l’état des corps dans le mausolée, en réponse des interrogations de la famille, la compagne de ma sœur fut livrée en pâture à la presse et autres médias, provoquant la honte et le déshonneur de ses parents. 

 

Malgré la trahison, Ichika, la compagne de ma sœur, n’a jamais révélé qu’elle n’était pas seule dans le mausolée, indiquant qu’elle était la seule fautive. L’amour fait faire parfois des choses qui échappent à tout entendement. Ma mère pensait que cet épisode servirait de leçon à Tsunako, mais ce n’était qu’une étape, comme allait le révéler la suite. Quand elle a surpris ma sœur visionnant ce film, elle a donc craqué. Je vous laisse imaginer ce qui a résulté de cette triple révélation à mon père. J’étais dans la pièce à côté, et bien que la porte était fermée, j’ai tout entendu de leur conversation. Mon père a littéralement explosé de colère en découvrant les secrets de Tsunako. J’ai entendu le claquement d’une gifle, suivi de la chute d’un corps, les insultes de mon père suivirent, pendant que ma mère en larmes tentait de le faire revenir à la raison.

 

Ce jour-là, mon père a quitté la demeure familiale, expliquant qu’il était hors de question qu’il continue à vivre auprès de menteuses et de monstres, désignant ouvertement Tsunako, et rajoutant que désormais il n’avait plus de fille. J’ai vu ma mère affalée au sol devant notre maison, pleurant toutes les larmes de son corps, demandant à mon père de revenir. Tsunako était mal à l’aise elle aussi, elle a essayé de consoler ma mère, mais sa réaction fut violente à son tour, lui disant qu’elle était une erreur de la nature, et qu’elle regrettait de l’avoir mise au monde. Que jamais elle ne lui pardonnerait tout ça, l’invitant presque à quitter la maison. Après coup, ma mère s’est enfermée dans sa chambre, refusant d’adresser la parole à qui que ce soit. Même moi, j’ai essayé de lui parler. Elle m’a répondu en me demandant si moi aussi j’avais des secrets à lui révéler, si j’étais comme Tsunako, un monstre sous son toit.

 

Des paroles très dures qui firent l’effet d’un couperet pour Tsunako. Elle m’emmena avec moi, nous partîmes le soir même de la maison, après qu’elle eut rassemblé des affaires, pour elle comme pour moi. On passa ensuite à la banque. Elle retira l’intégralité de ce qui se trouvait sur son compte, craignant que notre mère le bloque, nous laissant sans argent. Ce fut le début d’une vie nouvelle à plusieurs titres. Si, au début, nous vivions de l’argent récupéré du compte de ma sœur, celle-ci a ensuite trouvé un travail correspondant à son goût pour la mort, dans une morgue de la ville, après avoir réussi le concours d’entrée, après des études accélérées pour apprendre le métier. Elle se chargeait de m’emmener à l’école. Ma mère a rempli toutes sortes de documents pour que Tsunako devienne ma tutrice légale, ne voulant plus entendre parler de nous. 

 

Mais ça ne s’arrête pas là. De jour, ma sœur travaillait, mais la nuit, ayant les clés de la morgue, elle se livrait à son plaisir coupable. Se refusant à tout tabou avec moi, elle m’a alors tout expliqué de ce qu’elle aimait, sa passion contre nature de la mort. Des morts en fait. Elle me faisait promettre de n’en parler à personne, car cela aurait pour conséquence de nous séparer. Cette vie a ponctué notre quotidien pendant des années. Une vie durant laquelle Tsunako a aimé nombre de femmes grâce à son travail. Le jour, elle les embaumait, les préparait, ne s’occupant que des femmes, à sa demande auprès de ses supérieurs, sans que ceux-ci se posent la moindre question sur ses raisons. Il y avait un autre thanatopracteur au sein de la morgue, qui se chargerait des hommes. Comme Tsunako et lui ne travaillaient pas les mêmes jours, il n’y avait aucun risque que quelqu’un découvre le pourquoi de cette demande spéciale de la part de Tsunako.

 

Et la nuit, elle offrait son amour à ces femmes dont elle s’était occupée la journée, usant de prétexte de « finitions » pour justifier de sa présence tardive. Ses patrons étant hautement satisfait de ses services, ils n’ont jamais cherché à savoir les raisons exactes de ces heures supplémentaires, pensant que cela était propre au caractère perfectionniste de Tsunako. Pour rajouter à sa passion, elle filmait tous ses ébats avec ces inconnus dont la vie s’était enfuie de leurs corps, se constituant une collection de vidéos unique au monde, et dérangeante à souhait pour qui les trouverait. Mais Tsunako était aussi prévoyante. Sa « collection » était caché au sein d’un coffre mural, dissimulé derrière un cadre comportant l’affiche de « Nekromantik ». Lui-même ayant pour voisins, d’autres affiches de films sur le même thème. Comme pour déclencher une forme de dégoût à quiconque aurait l’idée de la soupçonner de ses ébats, et cherchant une preuve.

 

Elle se disait que personne n’aurait l’idée de s’approcher de trop près de l’image offerte de ces cadres, et ne pourrait donc trouver le secret qui se cache derrière. Avec les années, j’ai grandi, j’ai moi aussi trouvé un travail, et volé de mes propres ailes, dans mon propre appartement. J’ai gardé le contact avec Tsunako. Elle me raconte ses aventures amoureuses, les spécificités de ses compagnes d’une nuit, sans omettre le moindre détail croustillant. Aujourd’hui, je lui ai demandé si je pourrais l’accompagner une nuit, par simple curiosité. A force de l’entendre parler de ses amours, de sa passion pour les morts, je crois que j’ai développé une attirance aussi pour eux. Je n’arrive pas à avoir de relation stable avec les filles.

 

Je ne me sens pas à l’aise avec elles. Je ne ressens pas cette étincelle propre à tout forme d’amour, telle qu’on le conçoit habituellement. Peut-être que je pourrais retrouver ça avec une autre forme de compagne. Tsunako s’est montré ravie de ma demande, et mettait un point d’honneur à me montrer toutes les formes de plaisir ressenties avec les morts. Elle savait que j’y prendrais très vite goût. Finalement, maman avait raison. Je suis comme Tsunako. Mais je ne suis pas un monstre. Elle et moi, nous voyons juste l’amour différemment de vous, c’est tout. Ce que vous appelez la normalité, pour Tsunako et moi, n’est qu’une manière de ranger les êtres humains dans des boites avec des étiquettes, selon des normes établies par les bien-pensants. Je ne fais pas partie de cette normalité. Tsunako non plus. Nous n’appartenons pas à des boites, nous n’avons aucune étiquette. Nous sommes juste deux êtres qui aiment la mort, comme vous aimez la vie. Rien de plus…

 

Publié par Fabs

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