1 juil. 2024

NENSHA-Photographies Psychiques (Partie 3 : Révélations) [Fin]

 


4 mois après le fiasco de la première séance publique, le 7 novembre 1911, face à l’insistance de Sadako, j’en ai organisé une seconde pour exposer les pouvoirs de cette dernière, le 12 mars 1912. Cette fois, j’avais imposé une variante : j’ai demandé à 4 personnes parmi les invités d’amener une photographie de leur choix. Ainsi, je pensais que ça les convaincrait qu’il n’y avait pas de trucage ou d’autres éléments du même ordre. La démonstration s’est déroulée dans une salle choisie d’un commun accord par les scientifiques qui seraient présent. Ceci afin d’éviter que quelqu’un puisse soupçonner d’éventuels “arrangements techniques” sur place au préalable. Comme des gaz hallucinogènes comme cela avait été supposé lors de la fois précédente.

 

Je tenais à tout faire pour éviter d’offrir à mes détracteurs le moindre élément néfaste à mon entreprise, pouvant leur donner l’occasion de trouver une excuse pour discréditer encore mon travail et les pouvoirs de Sadako. La séance se déroula dans une ambiance similaire à la première, l’aura émanant de ma protégée étant encore à l’œuvre. Un climat d’angoisse et de terreur, que ce soit dans le public, ou ceux qui avaient été sélectionnés par les journalistes pour veiller à ce qu’il n’y ait aucun trucage subtil effectué. Une autre demande de ma part. Les 4 personnes choisis pour amener des photographies de leur choix, 2 scientifiques et 2 journalistes, se placèrent devant la table où se situait Sadako, alors en pleine transe. Il y avait une telle terreur dans leurs yeux à l’idée de poser leurs photos que je me demandais s’ils n’allaient pas tour à tour reculer et fuir en courant à toute allure, sans même demander leur reste. Ils tinrent bon, bien que 3 d’entre eux eurent les jambes qui tremblaient. Seul l’un d’entre eux semblait moins paniqué que les autres.

 

L’une après l’autre, Sadako s’est appliqué à user de son pouvoir sur les photos proposés. Une photo de famille pour l’un, où le porteur figurait aux côtés de sa femme ; celle de l’extérieur de sa maison pour un autre ; la troisième montrait un musée de Tokyo ; et la dernière un chien, sans doute celui du propriétaire de la photo. A chaque action sur les photographies, j’ai vu la peur augmenter considérablement chez les 4 hommes. L’un d’eux a même failli vomir sur l’estrade, tellement il semblait avoir été choqué de ce que Sadako avait fait sur son cliché. Je n’ai vu aucune des photographies après coup : tous ont refusé de me les montrer. 

Ils m’ont insulté de tous les noms pour les avoir plus ou moins obligé à participer à cette mascarade honteuse et indigne du scientifique que je disais être. Ils hurlaient presque, alors même qu’ils reconnaissaient ne pas savoir comment Sadako avait fait pour dénaturer leurs photos, mais soutenaient que, d’une manière ou une autre, j’avais dû avoir connaissance des photos qu’ils avaient choisis. Ils prétendaient que j’avais des complices qui s’étaient vraisemblablement introduits chez eux pour les espionner et trafiquer à leur insu les clichés choisis à l’aide de produits agissant à retardement, comme l’avait fait Ikuko. Ceci afin d’assurer le spectacle de manière le plus spectaculaire que possible.

 

C’était ridicule. Comment pouvaient-ils avancer de telles théories complètement irréalisables ? J’étais un scientifique, ne leur en déplaise. Pas un vulgaire chef de gang, pouvant faire exécuter de basses besognes à des malfrats sous mes ordres. Une fois de plus, je sentais venir un vent de polémique doublé d’attaques sur fond de mauvaise foi, et ça n’a pas loupé : le lendemain, chacun des 4 “piégés”, comme ils se désigneraient dans la presse, ont avancé les explications stupides énoncées la veille, en ajoutant d’autres tout aussi saugrenues. Les deux journalistes furent soutenus par leurs collègues, affirmant que le régisseur de la séance était un ancien détenu condamné pour effraction par le passé. Ce qui était faux. Si ce dernier avait bien fait une peine de prison, c’était pour avoir causé des troubles au sein d’un bar. Il y avait bien quelque chose concernant une intrusion dans le jardin du propriétaire d’une maison, mais il n’avait que 14 ans à l’époque. Qui plus est, c’était à la suite d’un pari avec des amis. Il s’en était tiré avec des remontrances de la part de ses parents, et une inscription sur son casier judiciaire. Cependant, les journalistes possèdent en eux ce don pour déformer la réalité à leur avantage, tout en se servant de boucs émissaires pour sensibiliser l’opinion publique.

 

Qui le public croirait-il ? Un professeur déjà coupable de stratagèmes indignes d’un scientifique pris la main dans le sac à plusieurs reprises, selon ce qui avait été rapporté dans divers médias populaires, ou des spécialistes de la manipulation à la notoriété irréprochable d’un point de vue judiciaire ? De manière officielle en tout cas. Vous l’aurez deviné, la balance n’a pas tourné en ma faveur, et j’ai de nouveau été trainé dans la boue, tout comme Sadako. Là encore, le soir-même où ces mensonges ont circulé un peu partout, me désignant comme un déchet prêt à toutes les perfidies pour faire croire à l’existence de facultés n’existant que dans mon imagination, Sadako m’a lancé une nouvelle phrase énigmatique.

 

– Ils ont été trop loin. Je ne peux pas laisser passer ça. Tu ne mérites pas toute cette haine. Tu sais que je te considère comme un père. Un vrai père. Pas comme celui qui m’a rejeté pendant toute mon enfance. Celui qui me rendait responsable de tout et n’importe quoi. Exactement comme le font ces scribouillards pour toi en ce moment. La part en moi qui me fait don de ses pouvoirs leur fera ravaler leurs mensonges… [Voix agacée]

 

Inquiet de ces paroles, voyant le visage plein de colère de Sadako, ce qui était très inhabituel lorsqu’elle se trouvait en mode “enfant”, je tentais de la raisonner. Dans le même temps, j’étais interrogatif concernant son père. C’était la première fois qu’elle me parlait ouvertement de lui, même si ce n’était pas dans de très bon termes.

 

– Voyons Sadako, tu ne devrais pas parler comme ça. A t’entendre, on dirait presque que tu veux te venger. Tu n’as que 17 ans. Je ne veux pas que tu commettes des bêtises que tu regretterais toute ta vie. Et concernant ton père, je suis désolé d’apprendre qu’il t’a fait du mal. Tu ne m’as jamais parlé de lui avant ça, et je crois comprendre pourquoi maintenant.

 

Sadako qui, l’instant d’avant, affichait un air empli de colère, reprenait un état plus conforme à ce dont j’étais habitué en dehors de l’utilisation de son pouvoir.

 

– Me venger ? Moi ? Non. Je ne ferais pas une chose pareille. Pas la petite Sadako que tu connais. Je laisse le soin de s’occuper de ça aux esprits qui me protègent et m’ont accordé leur confiance. Quand à mon père biologique, il ne mérite pas que j’en parle. Il appartient au passé. Mon vrai père aujourd’hui, c’est toi et personne d’autre. Je ne laisserais personne dire le contraire… [Voix calme, légèrement agacée] Tu penses la même chose dis-moi ? Tu n’as rien contre le fait que je te considère comme tel ? [Voix calme, légèrement mielleuse et inquiète]

 

J’étais encore perdu. J’avais l’impression de voir les deux formes de Sadako se confondre en un seul être. L’enfant et l’adulte. Un nouveau stade qui m’apparaissait, comme après la 1ère séance publique où elle était apparue. Cette violence, quand elle parlait de son géniteur, c’était perturbant. Je n’avais pas vraiment d’opposition à ce qu’elle me considère comme un père. Au vu de ses paroles, je comprenais que le sien l’avait fait fortement souffrir, c’était une évidence. Je ne pouvais décemment pas l’empêcher de chercher en moi le père qu’elle n’avait visiblement jamais vraiment eu. Alors, j’ai été dans son sens, partagé entre la compassion et une touche de peur, si je me refusais à accepter ce qu’elle désirait au plus profond d’elle.

 

– Non, ça ne me fait rien que tu me considère comme ça, rassure-toi. Si c’était le cas, je te l’aurais dit depuis longtemps. Et puis, je n’ai jamais eu d’enfant. Je n’ai jamais eu le temps de trouver quelqu’un pour m’assurer une descendance à vrai dire. J’étais trop occupé dans mes recherches pour me permettre de folâtrer.

 

Sadako me regardait, l’air satisfait, souriante. Puis, elle se blottit contre moi d’une manière encore plus tendre que d’habitude, avant de lever les yeux en direction de mon visage.

 

– Merci… Merci de tout cœur. Tu n’imagines pas comme c’est important pour moi. Je… Je peux t’appeler papa ? Si ça ne te dérange pas bien sûr… Je ne veux pas te l’imposer si tu sens que tu n’es pas encore prêt… [Voix mielleuse, douce, avec quelques légères pointes d’inquiétude]

 

A l’instant, c’était la Sadako pleine d’innocence qui parlait. Celle que je préférais, je devais bien l’avouer. L’autre me faisait peur, tout comme l’état intermédiaire qui l’habitait s’étant montré juste avant cette demande. Face à cette version d'elle, mon cœur fondait : je ne pouvais presque rien lui refuser.

 

– Non, ça ne me dérange pas du tout. Après tout, nous vivons déjà quasiment comme une famille tous les deux pas vrai ? Alors,oui, tu peux m’appeler papa. Mais fais-le seulement quand nous sommes entre nous, ce sera mieux. Les autres ne comprendraient pas, et ça pourrait créer d’autres ennuis. Le moment venu, si tu le désire, je pourrais même t’adopter officiellement…

 

J’ignore pourquoi j’ai dit ça. Sans doute une sorte de défense automatique m’incitant de m’y résoudre. Peut-être espérais-je qu’en agissant ainsi, en faisant cette promesse, je serais à même de mieux comprendre le mécanisme qui façonnait ses différentes personnalités. J’ai vu ses yeux s’illuminer à ce moment. Elle me serra encore plus dans ses bras en n’arrêtant pas de me remercier. Après ça, je l’ai ramené à sa chambre, et elle m’a alors dit une nouvelle phrase à double sens.

 

– Bonne nuit… papa. Ça me fait encore un peu drôle de te dire ça. [Voix calme, mielleuse] Et ne t’inquiètes pas pour ces méchantes personnes : mon ami va se charger du problème. [Voix assurée, légèrement psychotique]

 

Je n’ai pas eu le temps de lui demander ce qu’elle entendait par là. Ou peut-être que je n’ai pas osé tout simplement. Elle forma un cœur avec ses doigts et ferma la porte. J’ai préféré ne pas m’interroger plus, et, à mon tour, je suis parti me coucher. Le lendemain matin, j’apprenais que deux nouveaux meurtres avaient eu lieu dans la nuit. Ils furent suivis de deux autres 3 jours plus tard. Il s’agissait des deux scientifiques et des deux journalistes ayant amené leurs photos pour les présenter à Sadako lors de la 2ème séance publique. Ceux étant les auteurs des paroles assassines à mon encontre par la suite. Cette fois, il n’y eut pas d’autres meurtres qui succédèrent à cette vague. Juste ces quatre-là. Mais ça intervenait juste après cette phrase lourde de sens. Je ne savais plus quoi penser. Il était impossible que Sadako ait pu quitter l’hôtel sans que quelqu’un s’en aperçoive. J’ai malgré tout posé la question à l’accueil, afin de savoir si le service de nuit avait remarqué le passage de Sadako se dirigeant vers l’entrée ; ou bien si un client avait signalé avoir aperçu la silhouette d’une petite fille dans les couloirs, et semblant se diriger vers l’escalier de secours ou tout autre endroit lui ayant permis de quitter l’hôtel sans qu’on s’en aperçoive.

L’homme au guichet m’assura que les sorties de secours ne pouvaient être actionnées sans que ça déclenche automatiquement l’alarme. On ne lui avait pas signalé non plus un passage de Sadako dans le hall cette nuit ou ailleurs. Je remerciais l’homme. Je me retrouvais au point mort. J’avais été stupide de croire que ma protégée puisse avoir un lien direct avec le meurtre de ces hommes. Pourtant, ses paroles d’hier soir… Elle avait parlé d’un “ami”. Auparavant, elle m’avait parlé de la part en elle qui lui donnait ses pouvoirs. Elle semblait user d’un mode de désignation différent. C’était peut-être dû au fait que j’avais accepté qu’elle m’appelle papa ? Avait-elle ressenti une marque de confiance plus grande et s’était-elle senti plus à même de me donner plus d’indices sur ce qui la caractérisait et étant à l’origine de ses pouvoirs ? Quoiqu’il en soit, j’ai préféré ne pas parler des morts à Sadako, par mesure de prudence. Ce qui ne m’empêchait pas de m’interroger sur ses paroles, cet “ami”, et son passé l’ayant amené à obtenir son pouvoir.

 

Malgré les paroles de l’homme du guichet, que je devinais sincère, je ne parvenais pas à m’ôter de l’idée que Sadako était sortie de l’hôtel, d’une manière ou d’une autre, et pouvait être à l’origine de toutes ces morts affreuses. Pas elle directement, ça je ne parvenais pas à le concevoir. Mais son “ami” comme elle le me l’avait précisé. Je ne savais pas comment leur lien fonctionnait, mais je supposais que ce devait être lié au monde des esprits. Un esprit ne s’embarrassait pas de savoir ce qui était bien ou mal, et se préoccupait encore moins des murs d’un hôtel pour sortir d’un lieu clos en toute discrétion. Quelque chose en moi me persuadait que la réponse à ça se trouvait dans le passé de Sadako. Le traumatisme qu’elle semblait avoir eu avec son père était peut-être l’origine de ce lien qu’elle affirmait avoir avec le monde des esprits ? C’était une piste que je devais absolument suivre pour comprendre ce mystère aussi intrigant que terrifiant. Les habitants du village où elle vivait étaient peut-être au courant de quelque chose ? J’ai eu alors l’idée de proposer à Sadako un nouveau séjour au sein de celui-ci.

 

Elle a eu l’air un peu surprise au début, mais je parvenais à lui faire croire que le précédent passage dans son village m’avait été bénéfique. Il m’avait fait mettre de côté le stress occasionné par les attaques de nos détracteurs. Sur le moment, j’ai eu peur qu’elle lise mes pensées et qu’elle devine mes intentions. Je m’attendais à ce qu’elle change de visage et se mette en colère, comprenant la trahison que je m’apprêtais à commettre. Mais il n’en fut rien. Finalement, ce que j’avais pris précédemment pour de la télépathie ou quelque chose de similaire n’était ni plus ni moins qu’une faculté à deviner ce que j’allais dire, rien qu’en observant mon visage. Après tout, elle avait l’habitude d’avoir des clients lui faisant face, et elle avait dû être témoin de dizaines d’attitudes lui ayant appris à lire les expressions de ceux et celles se trouvant devant elle. Ou peut-être, tout simplement, s’était-elle renseignée sur moi après que je l’ai contacté une première fois pour établir un jour de rendez-vous à son domicile ? Bien que cette dernière hypothèse soit peu probable.


Le fait d’être désormais certain qu’elle ne lisait pas mes pensées, ça me confortait dans l’idée de questionner discrètement les habitants du village, sans que Sadako se doute de la vraie raison m’ayant poussé à ce voyage. L’anxiété que j’avais eu un moment au risque qu’elle contrecarre mes plans, en explorant mon cerveau grâce à ses pouvoirs, disparut d’un coup. Deux jours plus tard, nous étions de retour au sein de sa maison, au cœur du village de Tsukarano où elle demeurait. Je savais que Sadako avait besoin de faire des siestes régulières d’une heure, deux fois par jour. Ça faisait partie de ses petites particularités. Elle m’avait dit que c’était nécessaire pour permettre de resynchroniser ses pouvoirs avec ce qui était en elle. Du moins, c’était comme ça qu’elle me l’avait présenté. Je comptais profiter de ces moments où elle ne pouvait donc pas prêter attention à mes faits et gestes pour tenter de questionner les habitants et en savoir plus sur son passé.

 

Peut-être que je ferais chou blanc, que personne ne savait rien sur elle. Mais je me raccrochais à l’idée qu’au pire je pourrais trouver quelqu’un capable de me dire dans quel village elle était née. Auquel cas, je devrais trouver un stratagème convaincant pour me rendre à celui-ci par la suite, et obtenir des réponses à mes questions. La chance me sourit en la personne d’une vieille femme habitant au nord du village. Une femme qui savait tout de l’histoire de Sadako, car elle venait du même village qu’elle. Elle était partie de ce dernier pour des raisons similaires à la jeune médium, et ça concernait le père de cette dernière. Les premiers habitants du village me fuyaient comme la peste dans un premier temps. C’est un jeune garçon qui m’interpella en secret, en se cachant dans un buisson, et en me parlant à travers les feuillages. Ceci dans le but que personne ne sache qu’il m’avait parlé. Il m’a indiqué où se trouvait la maison de la vieille femme pouvant répondre à mes questions, après m’avoir entendu interrogé d’autres villageois, en vain.

 

Une fois arrivé sur place, la propriétaire des lieux s’est montrée quelque peu réfractaire à ma demande de parler des origines de Sadako. Elle prétextait que cela lui rappelait des souvenirs douloureux. En voyant mon visage envahi par la détresse du fait de son refus, elle s’est finalement ravisée, prenant garde à ce qu’aucun voisin ne me voie entrer chez elle, et me demanda de la suivre.  Dès que nous eûmes pénétré à l’intérieur de la demeure, elle prit soin de fermer les volets. Des précautions pour ne pas lui attirer d’ennuis, tel qu’elle me le précisait. Beaucoup dans le village considérait Sadako comme une représentante des Onis, et craignaient que s’ils disaient quelque chose la concernant, même minime, cela attirerait le malheur sur le village. Personne n’ignorait que la vieille femme, répondant au nom de Manami, venait du même village que celle qui semblait terroriser l’ensemble des habitants. Si quelqu’un venait à savoir qu’elle m’avait parlé, elle serait accusée de tous les maux, et pourrait même être chassée du village. D’où ces mesures de sécurité extrême pour s’assurer que personne ne sache qu’elle s’était confié à moi. Elle commença son récit, après avoir fait préparé du thé, histoire d’être dans de bonnes conditions pour parler.

 

Sadako venait du village de Rinakawa, à environ une cinquantaine de kilomètres de là. Un village aujourd’hui déserté de tous ses habitants, et raison de la venue de celle-ci au sein de Tsukarano. La maison qu’elle occupe actuellement était autrefois celle d’une famille respectée par tout le village, qui a allègrement profité de la manne que représentait les pouvoirs de Sadako, ignorant ce qui s’était passé dans son village d’origine. Tout ce qu’ils voyaient c’était ce que ça pouvait leur rapporter, dès lors qu’ils ont compris son don de divination. Cependant, à partir du moment où cette dernière a développé ses autres facultés, tout s’est transformé en cauchemar pour les membres de cette famille. Le fils, très complice avec elle, a été retrouvé un jour près du petit bois. Il avait été éventré, le visage écorché, les deux jambes sectionnées. Un drame qui a secoué le village. On attribuait la mort à une bête sauvage, mais les blessures ne correspondaient à aucun animal dans la région suffisamment puissant pour occasionner de telles blessures. Puis, ce fut au tour de la mère. Son corps a été découvert dans le jardin, au pied du grand cerisier, dans un état encore pire que pour le garçon.

 

Le père, soupçonnant que Sadako était la cause des morts, a tenté de la chasser de la maison. Une grande dispute s’est déroulée entre lui et elle. Dispute qui a été entendu par plusieurs voisins. Le lendemain, son cadavre gisait dans une des rues jouxtant la maison, avec le même type de blessures. C’est à partir de là que tout le monde a craint pour sa vie et ne s’approchait plus de la maison. Les rumeurs disaient que le garçon, d’un âge proche de Sadako, avait promis de l’épouser quand ils seraient grand. Une promesse d’enfant qu’on pensait sans conséquences. Seulement, quand il a été témoin des nouveaux pouvoirs de celle qu’il prétendait aimer, voyant une des photos transformée, il s’est éloigné d’elle, l’ignorant quand elle s’adressait à lui dans la maison. Sadako l’a très mal pris, et elle a surpris le garçon discutant souvent avec une autre fille du village. Celle-ci a disparue, sans que son corps ne soit jamais retrouvé. C’est après ça que le corps du garçon a été découvert. Manami, comme beaucoup d’autres dans le village, supposait qu’il a été victime de la jalousie de la jeune médium.

 

Pour la mère, l’explication la plus plausible c’était qu’elle avait dû avoir des soupçons à la mort de son fils. Elle a dû vouloir obtenir des explications avec Sadako. La chasser n’était pas intéressant pour elle, car elle se serait privée de la source de revenus importante qu’elle représentait. Néanmoins, au vu de son cadavre retrouvé peu après, il est évident que cette conversation a dû être très peu apprécié par l'intéressée. La famille décimée, la jeune fille héritait de la maison, ayant été adoptée officiellement auparavant, dès que la famille eut vent de son pouvoir de divination. Personne ne savait comment, mais elle ne manquait jamais de nourriture, et le jardin était toujours entretenu. Comme par magie. Ou par sorcellerie, selon l’avis général au sein du village. Se rajoutait à cela le fait qu’elle ne pouvait pas prétendre disposer de l’argent de ses parents adoptifs se trouvant sur leurs comptes bancaires. Aucun notaire n’a voulu venir sur place : ils avaient bien trop peur de la jeune fille. Ça c’était pour les évènements les plus récents et qui concernait le village de Tsukarano. Pour ce qui était de Rinakawa, Sadako vivait la maison voisine de celle de Manami. Son père, Hiro, était un militaire qui mettait un point d’honneur au respect des règles et ne s’était marié que pour avoir un descendant mâle, afin d’assurer la continuité de l’honneur militaire de sa famille.

 

Avant lui, son père et son grand-père, ainsi que son frère, avaient tous officié dans l’armée, atteignant des hauts grades. Lui-même était capitaine dans l’armée de terre japonaise, et il était fier du prestige de son nom. Quand il a appris que son épouse était enceinte, il a montré sa joie à tout le village, offrant des cadeaux à tout le monde. Personne n’ignorait qu’il s’accaparait des butins de manière illégale lors de campagnes militaires et qu’il s’agissait de l’origine de sa fortune. Ses supérieurs se doutaient de ces faits, mais fermaient les yeux pour éviter un scandale. D’autant que Hiro était très méticuleux pour cacher ses actes : aucune preuve n’a jamais pu être démontrée. Tout ceux l’accusant de ces rapines étaient systématiquement démolis par son avocat, au moins aussi véreux que lui. Bref, il était inattaquable.  Au village, tout le monde préférait se taire également, en profitant des largesses d’Hiro, plutôt que jouer les troubles-fêtes en risquant de devenir un paria à ses yeux. Seulement, quand ce dernier apprit que son enfant à naître serait une fille, il est entré dans une rage folle.

 

La raison étant que le gynécologiste venait d’annoncer que son épouse ne pourrait jamais avoir d’autre enfant, et qu’il devait s’estimer heureux si celui-ci parvenait à vivre. Personne ne connaissait vraiment la maladie dont souffrait sa femme. Tout ce dont les villageois avaient connaissance, c’était juste qu’elle n’aurait jamais dû avoir d’enfants. Un secret qu’Ayame, l’épouse d’Hiro, avait caché à son mari, de peur que celui-ci ne la quitte. Ce dernier a appris la vérité lorsqu’elle s’est retrouvée enceinte. Il a toujours refusé l’existence de Sadako quand celle-ci est finalement née, causant la mort de sa mère. Ce qui a donné une raison supplémentaire pour Hiro de détester sa fille. Ce prénom, c’était la dernière volonté de son épouse. Elle voulait qu’elle s’appelle ainsi. Il a respecté cela, mais s’est montré impitoyable envers elle. Rien de ce qu’accomplissait l’enfant n’était jamais assez bien pour lui. Il appliquait une éducation militaire à la jeune fille. Quand elle se rendait coupable d’une bêtise ou n’avait pas réussi un “objectif”, que ce soit pour ranger sa chambre, faire la vaisselle ou tout autre tâche ménagère imposée malgré son jeune âge, Hiro l’obligeait à monter dans le seau du puits situé dans le fond du jardin de leur propriété. Il la faisait descendre tout en bas, ne montrant aucune empathie aux pleurs de Sadako, s’excusant en larmes pour ses fautes.

 

Une fois arrivée au fond du puits, elle devait sortir du seau, pendant qu’Hiro remontait ce dernier. Par la suite, elle devait attendre que son père décide que sa punition soit levée. Ceci sans disposer d’aucune nourriture, ni d’eau. Il est arrivé, suivant la “gravité” de la faute, que Sadako reste deux jours, voire trois jours entiers au fond du puits, avant qu’Hiro daigne accepter qu’elle remonte. Bien que craignant la réaction du père irascible, plusieurs habitants ont tenté de dissuader celui-ci de continuer à infliger ces punitions monstrueuses à sa fille. Pour toute réponse, Hiro leur disait de se mêler de leurs affaires sous peine d’avoir de gros ennuis. Craignant ce que pouvait impliquer de continuer à signifier à Hiro ses actes inhumains pour une jeune enfant, chaque habitant a préféré faire comme s’ils n’étaient pas au courant. Ce qui a amené Sadako à développer une forme de haine contre les villageois, car se sentant abandonné par tous face à son père. Par la suite, on ne sait pas trop ce qui s’est passé réellement. Il y a beaucoup de rumeurs non vérifiés qui ont circulé, se basant sur une vieille légende tournant autour du terrain sur lequel se trouvait le puits où l'enfant a passé une grande partie de son enfance, à force de punitions régulières.

 

La légende indique que ce puits abriterait un passage vers le monde des esprits. À une époque où ceux-ci vivaient en harmonie avec les humains, cet endroit permettait le libre accès à notre monde des défunts. Ces derniers venaient rendre visite à leurs familles certains jours de l’année, accompagnés de créatures agissant en tant que passeurs. Des créatures à l’aspect effrayant, mais inoffensives pour les vivants. Cependant, comme elles faisaient peur à nombre d’hommes et de femmes, craignant que ces bêtes ne s’en prennent à leurs enfants, il fut décidé d’un commun accord de boucher le passage en construisant un puits dessus. La légende dit aussi que les enfants, au contraire de leurs parents, aimaient beaucoup ces créatures et se liaient facilement d’amitié avec elles. Les parents ignorèrent les suppliques des enfants et achevèrent leur besogne, fermant l’accès à notre monde aussi bien aux défunts qu’à leurs gardiens. Ce puits et ce terrain appartenaient aux ancêtres d’Hiro. Ceux-là même ayant décidés de mettre en place ce puits, par peur des gardiens accompagnant les défunts.

 

Toujours selon les rumeurs, Sadako, à cause de ses longs séjours dans le puits, aurait causé une faille entre les deux mondes. Comme elle se retrouvait sans nourriture et sans eau des jours durant, il est possible qu’elle ait cherché à s’alimenter avec ce qui était à sa portée au fond du puits. À savoir des insectes, des vers, des pousses de plantes, voire des racines, s’abreuvant des quelques flaques boueuses s’étant formées après des pluies. Elle n’a eu d’autre choix que de creuser toujours plus pour trouver de quoi se sustenter, créant donc une faille avec le monde d’en dessous. Ce qui a attiré une des créatures autrefois habituée au monde des hommes. Un ancien gardien ayant pu communiquer avec Sadako et comprendre sa détresse. Pour permettre à son nouvel ami de la voir plus facilement, elle aurait creusé encore plus pour que la créature puisse venir s’installer aux côtés de la jeune enfant. Voulant l’aider, cette dernière s’est imposée comme confident, et c’est sans doute à cet “ami” que la future médium doit ses pouvoirs. Manami se souvenait qu’un jour elle a entendu Hiro hurler comme jamais il ne l’avait fait. Quand elle s’est rendue sur la propriété de ce dernier, accompagnée d’autres voisins eux aussi alerté par les cris, ils ont vu Hiro au sol, le corps déchiré de partout, les boyaux à l’air. A ses côtés se trouvait Sadako. Elle souriait et semblait différente de d’habitude. L’expression de son visage n’était plus celle d’une petite fille, mais presque d’une adulte. Elle s’est alors adressée à l’ensemble des personnes présentes.

 

– Vous tous qui êtes là, si vous voulez vivre, il serait préférable pour vous de quitter ce village dans les 7 prochains jours. Après, il sera trop tard : il sera rendu à ceux à qui il appartient depuis les temps les plus reculés. Les esprits. Ceux que les hommes ont trahis. Ils m’ont choisie pour parler en leur nom, car vous ne comprendriez pas leur langage. Si vous ne partez pas, vous finirez comme mon père. [Voix autoritaire, hautaine]

 

Sadako s’est alors tourné plus spécialement vers Manami.

 

– Toi, Manami, tu as été la seule à avoir demandé la clémence à mon père me concernant à plusieurs reprises, insistant longuement. Tu seras donc autorisé à vivre ici si tu le désires, avec eux. Une fois que je serais sûre que le village sera vidé de tout homme, je partirais à mon tour pour vivre la vie que mon père m’a volée durant tant d’années. Je ne serais pas seule : mon ami sera avec moi. [Voix calme]

 

Après ça, Sadako est entré dans la demeure familiale, sans un regard vers le corps de son père, pendant que tout le monde ne savait pas quoi penser. Impossible qu’une petite fille ai pu massacrer Hiro de cette manière. Ce qu’elle avait dit concernant les esprits ne pouvaient être que la vérité. Quelques heures plus tard, plusieurs habitants fuirent le village. Ceux qui restèrent périrent les uns après les autres les jours suivants, convaincant les rescapés de partir à leur tour. Manami fit de même, ne pouvant se résoudre à vivre dans un village peuplé uniquement d’esprits, craignant pour sa vie si elle venait un jour à les contrarier. C’est ainsi qu’elle est arrivée dans le village de Tsukarano. Quelques mois plus tard, pensant être à l’abri, elle a vu arriver Sadako. Comme elle avait fait preuve d’indiscrétion auprès de quelques villageois concernant son aventure, bien que ceux-ci ne l’aient pas cru et pensant qu’il s’agissait d’une histoire pour se faire bien voir d’eux, Manami craignait que Sadako s’en prenne à elle. Mais il n’en fut rien. Toutefois, par mesure de précaution, elle a préféré se taire. Jusqu’à ce que je vienne la voir.

 

Manami me demandait de partir maintenant qu’elle m’avait tout expliqué, espérant que Sadako n’apprendrait pas qu’elle venait de révéler toutes ces informations. Je comprenais ses craintes et partais, non sans l’avoir remercié avant cela. Je parvenais à revenir à la maison avant la fin de la sieste de mon hôte, la tête remplie de questions sur le but visé par la jeune fille en ayant offert ses dons de divination à ceux lui demandant dans un premier temps. Juste avant qu’elle montre ses autres facultés ayant causé l’anéantissement de sa famille adoptive. Bien sûr, de ce que j’avais compris, il n’y avait aucune preuve de la culpabilité de Sadako. Même en sachant ses origines, si je prenais en compte le témoignage de Manami, celle-ci n’avait fait que voir une enfant positionnée à côté du corps de son père. Rien ne disait qu’elle l’avait elle-même tué. Idem pour les autres habitants ayant péris ensuite. C’était la même chose pour les journalistes et les scientifiques coupables de leur médisance à mon encontre…

 

Pourtant, même sans preuves, à la lumière de ce que je savais maintenant, il m’apparaissait plus que certain que Sadako était le point central de ces morts. Que ce soit elle, en proie à une folie meurtrière, ou ce fameux “ami”, qui était peut-être un esprit, en supposant que la légende du passage soit avérée, il apparaissait indéniable qu’elle était mêlée à toute cette vague de meurtres. Quelques jours plus tard, Sadako et moi revenions à l’hôtel constituant notre lieu de vie commun, sans que je perçoive de doutes de la part de la jeune fille sur la visite que j’avais effectuée auprès de Manami. Ça confirmait donc mes suppositions sur son incapacité réelle à lire mes pensées. Si cela avait été le cas, elle m’aurait démasquée dès mon retour de la maison de la vieille femme, et j’aurais dû répondre de ma traîtrise.

 

Je réfléchissais à une nouvelle approche d’une future nouvelle séance publique, répondant en cela à l’insistance de Sadako pour que mes recherches sur le pouvoir psychique de l’être humain soit enfin reconnu à sa juste valeur. En attendant de trouver comment faire, je continuais à faire profiter ma nouvelle fille de la vie tokyoïte, toujours en présence de Kôsaku. Sadako appréciait également beaucoup sa présence, et je voyais dans leur complicité apparente la solution pour accentuer ma recherche de la vérité sur ses pouvoirs, sur son lien avec le monde des esprits, et l’existence supposée de son “ami”. J’avais effectué des recherches et découvert où se situait Rinakawa, le village d’enfance de Sadako. Je voulais m’y rendre afin de constater par moi-même l’exactitude des propos de Manami. Je pensais qu’explorer le fond du puits, situé au sein du jardin de l’ancienne demeure familiale de la médium, m’apporterait les réponses que je désirais obtenir.

 

 J’ignorais ce que j’y trouverais véritablement à ce moment, mais je pensais y trouver un moyen de comprendre ce qu’était Sadako, et m’assurer qu’elle ne provoquerait pas d’autres morts horribles et sauvages. Il y avait déjà eu 12 victimes, et j’avais l’intention d’arrêter ce carnage. Je ne pouvais pas dire que je désirais tout arrêter, car je craignais une réaction violente de sa part. Surtout en ayant appris de la bouche de Manami ce qui était arrivé à sa famille adoptive, parce qu’ils n’avaient pas répondus à ses attentes et ses exigences. Il me fallait une assurance de contrer ce qu’elle pouvait être en mesure de faire à mon encontre. Ceci en obtenant de quoi créer un frein à son emprise ascendante sur moi. En tout cas un moyen qui me permettrait peut-être de briser son lien avec ce qui l’habitait et provoquait ses changements d’attitude, la faisant passer du mode “enfant” à celui “adulte”.

 

L’affection portée par Sadako à Kôsuke, qui semblait réciproque, bien qu’il m’eût avoué sa peur de la jeune fille quand elle usait de son pouvoir, cela me donnait l’idée de m’éloigner afin de procéder à ma quête de vérité, sans que cela provoque de méfiance de la part de ma “fille”. Je prenais pour excuse de devoir me déplacer dans ma famille quelque temps, afin de me ressourcer. L’occasion pour moi de revoir mes parents qui habitaient loin de Tokyo, ainsi que quelques oncles et tantes que je n’avais pas vus depuis longtemps. Bien qu’un peu réticente à l’idée de ne plus être à mes côtés, mais comprenant mon besoin de me rendre seul au sein de ma famille, Sadako accepta de rester avec Kôsuke pour quelques jours. Le temps pour moi de séjourner auprès des miens, et réfléchir de manière plus sereine au déroulement de la prochaine session publique auprès des médias. Kôsuke ne montrait pas trop d’inquiétude à s’occuper de celle qu'il aimait désigner comme une petite sœur durant mon absence, tant qu’elle n’usait pas de ses pouvoirs. Il connaissait les goûts et désirs de ma protégée, et avait l’habitude de ce qu’elle affectionnait lors de ses sorties, pour avoir été un chaperon attentionné durant de longs mois auparavant en ma présence.


Deux jours plus tard, je me retrouvais donc près de Rinakawa, dans la préfecture de Nagano. Dès que j’arrivais aux abords du village, je fus pris d’une sensation d’angoisse difficilement contrôlable. Des effluves transparentes, oscillant entre le bleu et le blanc, entouraient chaque maison, et je fus surpris de l’absence totale de sons d’origine animale. Comme si chaque insecte, chaque oiseau, montrant habituellement leur présence au cœur de petites localités de ce type par leurs chants, comme des grillons ou divers corvidés par exemple, avaient fui l’atmosphère pesante des lieux. Je me souvenais avoir remarqué une ambiance proche autour de la maison occupée par Sadako au village de Tsukarano. Mais là, c’était encore plus perceptible. Il y avait aussi cette impression d’être observé en permanence, comme ce que j’avais ressenti lors de ma première rencontre avec celle qui deviendrait ma nouvelle découverte. Une présence invisible, mais pesante à chacun de mes pas. Suivant les indications de Manami, que celle-ci m’avait précisé avant que je prenne congé d’elle lors de mon deuxième séjour au sein du village de Tsukarano, je retrouvais la maison familiale des Sayanama, le véritable nom de famille de Sadako. Takahashi étant celui de sa famille adoptive.

 

Un autre fait qui m’avait étonné : alors que dans d’autres villages ayant été vidé de ses occupants depuis de nombreuses années, on n’aurait retrouvé que des demeures délabrées, envahi par la nature, ici, c’était très différent. Toutes les maisons étaient dans un état impeccable, en tout cas vu de l’extérieur. Comme si le temps n’avait pas eu d’emprise sur elles. Pour autant, les plantes, les arbres, les fleurs alentours étaient resplendissant de vigueur. Ce qui s’opposait à la logique, vu l’absence d’animaux permettant leur épanouissement. Mais en pénétrant dans le jardin des Sayanama, je constatais qu’il y avait bien une présence animale. Plus je m’avançais en direction du puits, objectif principal de mes investigations, plus les créatures s’étant montré discrètes jusqu’à présent se montraient à moi. 5 à 6 d’entre elles, aux couleurs et formes défiant la norme de ce que je connaissais du règne animal, étaient postées à divers endroits. Je sentais qu’elles m’observaient, mais elles ne montraient aucune forme d’animosité à mon égard. Elle se contentaient de me regarder, sans bouger.

 

Je me demandais si c’était à cause de ma proximité récurrente avec Sadako. Peut-être que ces bêtes fabuleuses et terrifiantes à la fois sentaient l’odeur de celle avec qui elle était en lien, et que ça les dissuadait de s’en prendre à moi. Quoique ces créatures pensaient, je profitais de la situation pour me rapprocher davantage de mon objectif et atteignais le puits. Je braquais la lampe que j’avais amenée avec moi, et scrutais le fond, mais il faisait bien trop sombre pour que je puisse voir quoi que ce soit. Je vérifiais l’état du seau dont m’avait parlé Manami, bien plus large que la normale, afin de vérifier qu’il pourrait supporter mon poids. Il y avait deux cordes, dont l’une devait probablement permettre de remonter du fond du puits le cas échéant. Je supposais qu’Hiro avait agencé les cordes de manière à empêcher le maniement de la deuxième par Sadako, quand il obligeait celle-ci à descendre. J’inspectais donc les cordes et effectivement, il y avait un nœud situé à l’une des extrémités, bloquant le système de remontée pour quiconque serait en bas. Je m’employais à défaire le nœud, sous l’œil attentif des créatures autour, dont je pouvais presque sentir le souffle de leur respiration sur ma nuque.

 

Le fond du seau était pourvu de métal, ce qui faisait qu’il était parfaitement capable de contenir mon poids, même étant adulte. Je supposais que c’était une précaution pour permettre à quelqu’un de procéder à des réparations de pierres ou tout autre élément propre à la maintenance intérieure du puits, en utilisant le seau sans encombre. Une fois débarrassé du nœud, et m’être assuré du fonctionnement désormais optimal du système de remontée, je m’installais dans le seau et m’appliquais à user de la corde pour descendre lentement au fond du puits. Arrivé en bas, je manquais de m’étouffer d’horreur, en voyant les ossements de ce qui s’apparentait au squelette d’un enfant. Il y avait, attaché aux os, des fragments de tissu, ressemblant à ce qui avait dû être une robe. Ainsi qu’un bracelet fixé au poignet droit de ce qui ne pouvait être que le corps de Sadako. La vraie Sadako. Celle qui manifestement n’était jamais remonté du puits, morte de faim et de soif, à cause des punitions répétées de son horrible père.

 

Mais alors, si ce corps réduit à l’état d’os était le sien, si celle-ci n’avait finalement pas survécu, et avait succombé ici, au fond de ce puits, qui était celle que je connaissais et se prétendant l’être ? Je ne comprenais pas. La jeune fille que j'avais rencontrée, m’ayant choisi comme le père qu’elle désirait depuis tant d’années, était pourtant bien dotée d’un corps physique réel. J’étais sûr de ça. Et des dizaines de personnes l’ayant côtoyée, Kôsuke en tête, sans parler de mes autres assistants, tous avaient eu l’occasion de la toucher. Je n’avais pas eu d’hallucinations, je n’avais pas rêvé tout ça. Si la Sadako ayant montré ses pouvoirs n’était pas la vraie, que c’était un esprit, comment parvenait-elle à rendre palpable son corps ? Et comment semblait-elle consciente des souvenirs de la vraie Sadako ? Si je me référais à la légende énoncée par Manami, il était possible que l’esprit libéré par l'enfant de cette époque, celle dont le corps décharné était exposé devant mes yeux, celui-ci s’était incrusté en elle, jusqu’à le posséder, l’investissant totalement, fusionnant avec ses souvenirs, ses sentiments, tout ce qui faisait d’elle la véritable Sadako.

 

Il avait dû reproduire un fac-similé de la petite Sayanama, usant des pouvoirs propres à son espèce, lui donnant une vie autonome. Dans un sens, elle était bien Sadako, sans l’être tout à fait. L’esprit s’étant emparé de son corps, et juré de la protéger en tant que gardien, toujours en se reportant à la légende évoquée par Manami, avait créé un nouveau corps à même de ne plus subir les “défauts” de l’enveloppe humaine, transférant la mémoire et l’essence de Sadako dans ce nouveau corps, et laissant l’ancien à l’état de coquille vide. Ce dernier avait pourri au fil des années, jusqu’à devenir ce qui se montrait à moi au fond de ce puits. C’était délirant, mais ça ne pouvait être que l’explication la plus évidente. Je comprenais mieux le lien tellement proche de Sadako avec le monde des esprits, puisqu’en quelque sorte elle était un réceptacle qui abritait l’un d’eux, son gardien. Elle vivait, respirait, réfléchissait comme tout être humain propre à notre espèce, mais n’était au fond qu’un contenant, au même titre qu’un moule servant à créer des chocolats ou d’autres matières. Chaque fois qu’elle utilisait ses pouvoirs, ce n’était pas elle qui s’en servait à proprement parler, mais ce gardien. Pour actionner les facultés dont moi et d’autres avions été témoin, pensant que c’était Sadako qui s’en servait, le gardien devait probablement sortir de la “coquille” que représentait le nouveau corps de la jeune Sayanama. Invisible à nos yeux, personne ne pouvait se rendre compte de sa présence, ni de ce qu’il faisait.

 

Ça expliquait tellement de choses. Le passage de son mode “enfant”, c’était quand le gardien devait être endormi ou un processus du même ordre, lui permettant de laisser la Sadako d’origine de vivre sa vie. Le mode “adulte”, ce n’était plus la jeune fille que je connaissais qui parlait, mais le gardien en elle, me parlant à la 1ère personne dans ces moments-là pour cacher sa nature et le fait que l’enfant venait de se mettre en mode sommeil à son tour. Ceci pour permettre l’utilisation des pouvoirs. Ça expliquait aussi la brutalité des meurtres dont j’étais désormais certain qu’il s’agissait de l’être caché dans le corps de Sadako. J’étais sous le choc de ma découverte. J’avais bien eu des soupçons sur ce qui se cachait à l’intérieur de ma protégée, mais jamais je n’aurais imaginé quelque chose de cette ampleur. Il me fallut de longues minutes pour me remettre de ma surprise, et me décider à actionner le système de remontée pour me rendre à la surface. Je n’ai pas voulu explorer plus avant le fond du puits : peut-être, en inspectant minutieusement celui-ci, aurais-je vu la faille ayant permis de raccorder notre monde à celui des esprits, celle creusée par la jeune Sayanama, alors qu’elle était en train de mourir d’inanition.

 

Revenu en haut, je vis les créatures s’écarter de mon chemin, au fur et à mesure que je m’éloignais du puits, et me dirigeais vers la sortie du village, anéanti par la vérité que je venais de mettre à jour. Je sentais malgré tout qu’elles continuaient à m’observer, comme elles l’avaient fait à mon arrivée ici, au sein de ce village où je venais de comprendre ce qu’était finalement Sadako. Je n’ai rien dit de ma découverte quand je suis revenu à Tokyo, accueilli par une jeune fille ravie de mon retour, se blottissant contre moi, le sourire aux lèvres, faisant s’éclipser Kôsaku, un peu gêné d’être le témoin involontaire d’une scène de vie familiale. Après ma découverte, dans le souci d’éviter d’autres morts, j’ai décidé de procéder à d’autres tests mais avec un public restreint, réservé à des personnes triées sur le volet. Des journalistes appartenant à des magazines spécialisés, des scientifiques dévoués à ma cause, ce qui devenait de plus en plus rare, et un public limité, pour éviter de donner de la matière à l’esprit constituant une part de Sadako pour commettre d’autres meurtres.

 

Ça semblait convenir à tout le monde. Moi, mes assistants, et Sadako. Il y a bien eu encore quelques critiques sur le contenu des séances et les pouvoirs de ma protégée, mais nettement moins virulents. J’avais pris les précautions nécessaires pour que d’autres morts ne surviennent pas, et je n’ai eu à déplorer aucun autre décès horrible dans les mois qui suivirent.  On parlait moins de moi. Je pense même que beaucoup de mes anciens détracteurs se sont désintéressés de Sadako et des séances discrètes que je pratiquais. Comme ce programme était moins contraignant, j’ai eu plus de temps pour achever mon livre, destiné à relater mes constatations sur les pouvoirs de mes 3 protégées. Comme promis, j’ai adopté officiellement Sadako, à sa grande joie. Mais nous avons gardé cette information secrète. De peur que certains s’en servent pour de nouvelles attaques, en indiquant que j’avais tout organisé depuis le début en utilisant une fille attachée à moi, et que toutes les séances l’impliquant n’étaient que des fumisteries destinées à la mettre en avant, et légitimer son adoption. J’avais déjà été témoin des horreurs pouvant être proférées par mes pairs et des cerveaux ayant voués leur vie à répandre la haine sur des cibles de leur cru. Dans le seul but de satisfaire leurs besoins de destruction.

 

Je pensais avoir réussi à mettre ces requins hors de ma portée, et je commençais à voir un avenir dénué de toute noirceur. Mais ce ne fut qu’un intermède. Au début de l’année 1913, une tempête médiatique s’annonça : mon livre “Clairvoyance et Thoughtography”, sortait à grand renfort de publicité. J’y exposais tout ce dont j’avais été témoin en termes d’expériences par le biais de mes protégées : Chizuko, Ikuko et Sadako. Mais l’accueil, que j’espérais m’être profitable, surtout intervenant après des mois de “disette” d’ordre médiatique, ayant pris grand soin de ne pas trop porter l’attention sur moi dans un souci de sérénité, l’accueil de mon livre disais-je a été d’une ampleur de haine comme jamais je n’aurais cru qu’il était possible qu’il puisse y en avoir…  Scientifiques et journalistes se sont acharnés sur moi, disséquant chaque chapitre de mon livre, chaque page, chaque mot, pour mieux le vilipender de toute part. La direction de l’Université où je travaillais en tant que professeur me congédia de mes fonctions, prenant pour excuse que toute la mauvaise publicité tournant autour de moi nuisait à la réputation de l’établissement. Précisant même qu’il était impossible de prêter foi aux stupidités énoncés dans mon ouvrage, et que j’étais indigne de porter le nom de scientifique à leurs yeux. 

 

Une campagne de haine qui m’a détruit moralement, et qui m’a amené à être témoin du processus de fonctionnement de Sadako après coup. Ma désormais fille s’est montrée très remontée contre ceux qui m’avaient affublé de tous les noms possibles existant pour dénigrer quelqu’un avec forte véhémence, et me l’a fait savoir, faisant remonter en moi le terrible souvenir de la vague de morts ayant résulté de ses premières séances publiques. J’étais parvenu à éviter le sujet durant de nombreux jours, prétextant que ce n’était pas le moment pour en discuter, mais un soir, je n’ai pas pu me défiler une nouvelle fois, et Sadako, l’autre Sadako, celle que je n’aimais pas voir surgir, celle qui n’était qu’une coquille cachant cette créature se dissimulant dans son corps, cette Sadako-là me prit à partie :

 

– Comment tu peux laisser dire de telles paroles méprisables sans rien faire ? Je ne comprends pas : n’as-tu donc aucune fierté de ton travail pour le laisser se faire détruire de la sorte par tous ces jaloux ? [Voix agacée, en colère]

 

– Sadako… Ce n’est pas aussi simple. Tant que j’étais encore professeur au sein de l’université, je gardais une aura à même de faire taire nombre de détracteurs. Pas beaucoup, tant leur nombre s’est accentué, mais mon poste me permettait de garder l’assurance d’un certain respect. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, et je n’ai plus la force de combattre. Je ne possède plus rien me permettant de m’imposer en me servant de ma notoriété.

 

Sadako fronça encore plus les sourcils à l’issue de ma phrase, montrant un degré de colère jamais atteint encore auparavant.

 

– TU N’AS PAS LE DROIT DE BAISSER LES BRAS ! JE TE L’INTERDIS ! [Voix très énervée, très en colère, forte]

Puis, consciente de la dureté et l’intensité de sa phrase, elle baissa la vigueur de son ton :

 

– Je refuse que tu te laisses aller. Ce ne sont que des imbéciles. Tu mérites mieux que ça ! Une fois que tous ces excréments ne seront plus, je compte sur toi pour te reprendre et te montrer digne du père que tu es pour moi… [Voix calme, légèrement agacée]

 

Je craignais de comprendre ces paroles, qui me donnaient un arrière-goût de défaite. L’anéantissement de tout ce que j’avais réussi à accomplir, en canalisant les sautes d’humeur de Sadako, ayant conduit à des meurtres d’une sauvagerie inhumaine, et pour cause. Je tentais de la raisonner.

 

– Sadako. Ne dis pas ça… Ce n’est pas la solution… Souhaiter leur disparition ne changera pas la donne. Et répondre à mes opposants par voie de presse ou autre, ne fera qu’attiser encore plus la vague de mépris de leur part envers moi…

 

Sadako montrait à nouveau un air plus colérique, refusant que j’abdique face à mes détracteurs ayant fait de la sortie de mon livre l’excuse idéale pour m’extraire de la bulle de protection dont je bénéficiais jusqu’à présent, à savoir l’université de Tokyo où j’officiais.

 

– Tu peux choisir de ne rien faire, je ne peux pas aller à l’encontre de ça. Mais moi, je ne suis pas comme ça, et mon ami fera en sorte que tous ces cafards ne t’embêtent plus… Plus jamais… [Voix calme, légèrement autoritaire et agacée]

 

Là-dessus, elle est sortie en trombe du salon de la maison que nous habitions désormais, un peu en retrait du centre-ville de Tokyo. Ce qui était plus confortable que l’hôtel où nous avions vécu nos premiers liens professionnels, puis d’ordre plus familial. L’espace d’un instant, j’ai cru apercevoir une sorte de silhouette, un contour fait d’une brume irréelle marchant à côté d’elle, rattaché à Sadako. Comme une ombre qui semblait ne pouvoir être visible que de moi, dès l’instant où elle franchissait le seuil du salon. J’ai pensé préférable de ne pas chercher à discuter à nouveau, me disant qu’elle finirait peut-être par se calmer. Néanmoins, repensant à la manière dont elle était parvenue à sortir de l’hôtel lors des premiers meurtres, sans que je me doute de quoi que ce soit, je me surpris à vouloir en savoir davantage sur sa méthode. Surtout connaissant la nature de l’être se trouvant en elle et dirigeant l’animosité dont elle faisait preuve en le transformant en courant meurtrier et sanglant. Discrètement, je me dirigeais vers sa chambre, gardant le secret espoir de n’y voir rien n’appartenant au bizarre.

 

Ce que j’ai vu à ce moment m’a sidéré. Sadako s’était placé devant le miroir de sa chambre, le fixant intensément, pendant que la silhouette aperçu quelques minutes plus tôt à ses côtés se montrait de manière plus nette, affichant une créature semblable à celles qui m’observaient au village de Rinakawa. Une bête à mi-chemin entre le loup et le dragon, portant plusieurs cornes sur la tête, et marchant sur 6 pattes aux allures de celles d’un tigre. Sadako se mit alors à parler, semblant s’adresser au miroir. A dire la vérité, ça ressemblait plus à un ordre.

 

– Monde des esprits : mène-moi au domicile du Baron Kenjiro Yamakawa ! Il sera le premier à payer pour être responsable du renvoi de mon père de l’université… [Voix calme, légèrement autoritaire]

 

Immédiatement après cette phrase, une sorte de fumée se formait, semblant sortir du miroir, de plus en plus dense, et s’étendant sur toute la surface du mur. Ça ressemblait à un portail comme il y en avait dans les livres de contes que je lisais enfant. Sadako et la créature s’engouffrèrent à l’intérieur, puis disparurent. Voyant que le portail semblait se rétrécir, et obéissant à un instinct paternel ou du moins du même ordre, je me précipitais dans la pièce et sautais dans le passage qui se réduisait. Je ne sais pas trop ce qui s’est passé durant le moment où je me suis introduit dans ce passage. Mais je me suis retrouvé dans le salon du Baron Yamakawa. Je le reconnaissais très bien pour m’être rendu en ces lieux de nombreuses fois. Notamment après ma nomination en tant que professeur au sein de l’Université de Tokyo. A peine remis de l’arrivée suivant mon "voyage”, j’entendis alors de grand cris venant de ce que je savais être la chambre du Baron. Sans même réfléchir, je fonçais dans le couloir, me dirigeant vers l’endroit d’où provenaient les cris.

 

Une fois sur place, le spectacle s’offrant à moi me glaça d’horreur. La créature vu plus tôt était affairée à proprement déchiqueter le corps du Baron, dont les cris venaient de cesser. La bête prenait plaisir à retirer chaque organe du de sa victime, dont le visage était lacéré de dizaines de griffures, la gorge tranchée, son sang coulant sur l’ensemble des tatamis couvrant le sol. Un peu plus loin, installée sur un fauteuil, Sadako jouissait de la scène, le sourire aux lèvres, s’amusant de ce spectacle monstrueux et de l’appétit sanguinaire de ce que je savais être son "ami”, tel qu’elle l’avait désignée lors de conversations où son mode intermédiaire entre la phase “enfant” et “adulte” s’était activé. Je n’ai pu réfréner un cri à la vue de ce qui se présentait devant moi, et Sadako s’en aperçut, pendant que la créature montrait un signe d’arrêt de sa "tâche”.

 

– Comment es-tu arrivé ici ? Tu m’as suivie ? Tu as franchi le Rôka (1) ? [Voix surprise, légèrement inquiète]

 

S’apercevant de la terreur emplissant mon visage, elle affichait une expression gorgée de peine.

 

– Papa… Je… Tu n’aurais pas dû voir ça… Alors, mon impression que j’ai eue il y a quelque temps que tu savais quelque chose, elle n’était pas usurpée… Tu t’es rendu à Rinakawa n’est-ce-pas ? Ce que j’ai ressenti, ce sont les impulsions mystiques des Keibiin (2). J’ai cru qu’il s’agissait d’un étranger s’étant introduit dans le village. Mais je me suis trompé… [Voix calme, inquiète, emplie de tristesse]

 

La créature, ayant stoppé de ravager le corps sans vie du Baron Yamakawa, se rapprochait de Sadako, s’étant levée.

 

– Viens à moi, Naruo. Reprends la place qui est la tienne. Je dois parler avec mon père… [Voix autoritaire]

 

Sortant de mon silence s’étant imposé à moi, et sans doute rassuré par la disparition de la créature, je m’adressais à Sadako.

 

– Qui es-tu ? Qui es-tu vraiment ? Tu n’es pas Sadako, pas vraiment, je le sais. Comment peux-tu t’amuser de ce que cette bête a fait subir au Baron ? Il n’était pas parfait, je l’admets. Mais il ne méritait pas ce sort monstrueux.

 

Sadako s’avançait, jusqu’à parvenir devant moi.

 

– Tu peux voir Naruo apparemment… ça doit être à cause de mon odeur. À force de me cotôyer, d’avoir touché ma peau jour après jour, ton corps s’en est imprégné, et t’as donné cette faculté. Tu as donc vu les autres Keibiin à Rinakawa. [Voix calme, légèrement triste et inquiète]

 

Elle touchait mon front de sa main droite.

 

– Tu as vu mon ancien corps dans le puits, je le sens aussi. C’est dommage que tu saches tout ça de moi. Je sais que tu as peur de moi désormais. Je crois qu’il est temps que nos chemins se séparent. Je ne pourrais pas supporter que tu me voies en quelque chose qui te révulse ainsi. Nous nous retrouverons en temps voulu, mais pour l’heure, je dois te dire adieu. Papa… Mais sache que j’ai aimé tout ce temps passé ensemble, à te protéger, à te chérir. Je dois retourner là où est ma place maintenant. Dans le monde qui est le mien… [Voix calme, triste]

 

Juste après ça, Sadako a fait un geste en direction de la fenêtre proche. Comme cela était arrivé dans sa chambre, une étrange fumée a alors enveloppé la surface et devenant un portail à son tour. Elle a commencé à s’engouffrer dedans. Puis, à mi-chemin, elle s’est retournée et s’est adressé à moi :

 

– Va dans le salon qui m’a permis de venir ici, tout comme toi. J’ai créé un autre Rôka, qui te permettra de revenir chez toi. Dépêche-toi : il ne sera pas actif très longtemps. Si tu restes ici, tu seras accusé du meurtre, et je ne serais plus là pour te protéger. [Voix calme, légèrement inquiète]

 

Elle a alors repris son chemin et a disparu dans le passage qui se refermait derrière elle. J’ai eu un peu de mal à réaliser ce qui venait de se passer, mais je prenais conscience des derniers mots de Sadako, et je me suis rendu en vitesse dans le salon. Là, effectivement, il y avait un autre passage présent, au même endroit que celui m’ayant amené au sein de cette maison. Je le voyais qui se réduisait déjà, et je me suis lancé à l’intérieur, ce qui m’a ramené chez moi. J’ai suivi les médias parlant du meurtre du Baron Yamakawa, et j’ai eu bien du mal à résister de ne pas dire ce que je savais. Mais s’il m’était venu l’idée de parler de ce dont j’étais au courant, on m’aurait pris pour un fou bon à enfermer, et j’aurais certainement été accusé du meurtre. Je me suis donc tu. Plus tard, je suis retourné à Tsukarano, dans la maison des Takahashi. Elle était vide. Aucune présence nulle part. J’ai réitéré mes visites au village et à la maison à de nombreuses reprises, espérant sans doute que Sadako revienne. Ce qui me permettrait de discuter plus longuement avec elle de tout ce qui s’était passé et dont j’étais au courant. Mais les mois passaient, et elle ne donnait plus signe de vie nulle part.

 

Au fil de mes visites, j’ai vu l’expression des habitants changer. Ils devenaient plus sereins, comme s’ils avaient compris que cette fois Sadako ne reviendrait plus jamais au village, que ce qu’ils considéraient comme une malédiction avait pris fin. J’ai tenté de revenir aussi à Rinakawa, mais mes jambes refusaient d’avancer dès lors que j’apercevais les premières maisons à l’horizon. Je ne sais pas si c’était de mon fait, des créatures l’habitant ou de Sadako, mais après deux tentatives, j’ai abandonné. J’ai fini par reprendre le cours de ma vie, sans laisser tomber mes travaux. J’ai pu décrocher un poste de directeur au lycée des femmes de Senshin en 1921. J’y suis resté durant 5 ans jusqu’en 1926. Par la suite, j’ai poursuivi une carrière de professeur au Collège Koyasa de Wakayama, en 1928. J’y ai effectué des recherches sur le bouddhisme ésotérique. La même année, je me suis rendu à Londres où j’ai donné des cours sur mes expériences avec mes 3 protégées, lors de la Fédération Internationale des Spiritualistes. Un bon moment où j’ai pu discuter avec des personnes à même de partager les mêmes convictions que moi. C’était très différent de ce que j’ai vécu au Japon en parlant du même sujet. On dit qu’on n’est jamais prophète chez soi, et j’ai pu constater par moi-même par ce voyage que j’étais mieux compris à l’étranger.

 

En 1946, j’ai créé la Tohoku Psychical Research Sociéty, afin d’étendre le cercle de recherches sur ce qui a toujours été le moteur de ma vie : l’étude de la puissance psychique du cerveau humain. Je n’ai jamais revu Sadako après ça. Personne n’est capable de dire ce qu’elle est devenue. Certains disent qu’ils l’ont vu revenir à Tsukarano, s’enfermer dans sa maison, et disparaître du jour au lendemain. Mais je sais que c’est faux. Ces rumeurs ne sont là que pour tenter d’expliquer ce qu’ils sont incapables de comprendre. Comment le pourraient-ils d’ailleurs ? Comment pourraient-ils faire admettre qu’un être humain puisse disparaître d’un coup de la surface du globe ? En même temps, la disparition de Sadako n’a pas vraiment soulevé d’émotion perceptible, et c’est sans doute mieux ainsi. Pour ma part, je dois avouer que son absence m’a profondément marqué les années qui ont suivi son départ vers le monde des esprits. Je sais que c’est là qu’elle s’est rendue. Ses derniers mots sont éloquents en ce sens. J’espère qu’elle y vit une vie heureuse. Y jouit-elle d’un quotidien où elle profite allègrement de son corps physique ? Enfin, son deuxième corps. L’original devant toujours croupir au fond du puits situé dans le jardin des Sayanama. Je lui souhaite sincèrement.

 

Je ne sais pas s’il s’agit bien d’elle concernant la silhouette que j’ai vu hier soir, ou s’il s’agit d’une tentative de mon esprit de me persuader de son retour. J’ai vécu une vie pleine de tourments, de joie et de peine. J’ai beaucoup souffert de la perte de nombre de personnes qui m’ont été proches. Mes parents en premier lieu bien sûr. Ainsi que des amis parmi ceux m’ayant toujours été fidèle, comme Kôyaku, qui était bien plus qu’un simple assistant, presque un frère pour moi. Je l’ai perdu de vue pendant des années, avant de recroiser son chemin à Londres en 1928. Il était devenu l’associé d’un éminent spécialiste des phénomènes paranormaux britannique. J’étais heureux de le revoir, et nous avons discuté longuement sur nos parcours respectifs à ce moment. Nous avons à peine évoqué Sadako, sans doute un désir de sa part d’éviter de me rappeler le douloureux souvenir de sa disparition. Ce qui était fort louable de sa part.  Cela fait maintenant 2 mois que je lutte contre la pneumonie qui m’assaille, et j’ai voulu profiter d’être encore à peu près vaillant pour écrire ce mémoire.

 

Sadako, si tu lis un jour ces lignes, si tant est que tu peux le faire du monde des esprits, je veux que tu saches que tu resteras toujours ma fille, même si nos destins nous ont séparés. Si c’est bien toi que j’ai aperçu derrière cette fenêtre, si tu as voulu m’adresser un signe, cela veut dire que tu m’as pardonné mon erreur d’avoir voulu savoir ce que tu étais. Si je n’avais pas été si curieux, peut-être que tu serais encore à mes côtés aujourd’hui. Mais j’aurais aussi sur la conscience un grand nombre de morts, du fait de ta propension à trop me protéger, moi le simple humain que j’ai été. Si tu viens me chercher au moment où j’aurais donné mon dernier souffle de vie, c’est sans doute pour m’offrir ce que tu n’as pu faire de mon vivant : une protection sans égal, sans que j’aie le remords de tes actes. Car là où je pense que tu m’emmèneras, j’aurais droit à une toute autre vie, et tu retrouveras le père que tu t’es senti obligé d’abandonner. J’attends ce moment avec impatience. Alors, Sadako, je ne te dis pas adieu, mais à bientôt…

 

Et à tous ceux et celles qui liront également ces lignes, je ne peux que vous encourager à vivre vos passions et vos rêves aussi fort que vous le pouvez. Il y aura toujours quelqu’un pour vous obliger à vous diriger vers une direction que vous ne désirez pas, parce qu’elle n’appartient pas à vos convictions profondes, vos désirs, vos croyances. N’écoutez pas ceux qui veulent vous diriger vers d’autres voies que celle qui vous est tracée : n’écoutez que votre cœur, même si cela implique de subir les moqueries des autres et de devoir affronter toujours plus d’obstacles pour parvenir à réaliser vos rêves. La seule personne que vous devez absolument croire, c’est vous-mêmes…

 

LEXIQUE :

(1) Rôka : Passage en langage japonais.

(2) Keibiin : gardien en langage japonais.

 

FIN

 

Publié par Fabs

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