7 sept. 2022

LES COLLECTIONNEURS : L'ENNEMI MINIATURE

 


 

J’ai toujours été un peu à part dans ma famille. Les études ne m’intéressaient pas, préférant regarder la télévision ou lire des livres. Mais au contraire de nombreux jeunes de mon âge, je ne vouais pas de culte aux mangas ou aux animes, sauf s’ils traitaient de ce qui m’intéressaient vraiment, à savoir l’histoire japonaise et ses héros, et j’avais une vraie passion en particulier pour l’ère Edo, et surtout la bataille de Sekigahara qui mit fin là l’ère de Sengoku. Une bataille nommée aussi à ce titre « Tenka Wakeme No Kassen », ce qui signifie « la bataille qui décida de l’avenir du pays ». Les commandants de cette bataille historique qui changea le japon étaient mes héros, et me faisaient considérer comme « bizarre » par mes camarades, qui ne comprenaient pas qu’on ne puisse pas s’intéresser à ce qui, pour eux, représentaient l’idéologie de la culture japonaise, y compris à l’extérieur du pays, à savoir des personnages aussi culte que Luffy de « One Piece », Ichigo Kurosaki de « Bleach » ou encore Eren Yäger de « L’Attaque des Titans ».

 

Mais là où ils préféraient se complaire dans les récits fantastiques et de SF, moi j’adulais les héros bien réels qui ont contribué à ce que le japon soit ce qu’il est aujourd’hui. Et jusqu’à ce que je subisse le courroux de l’un d’entre eux par l’intermédiaire d’un objet censé être inoffensif, j’ai quasiment voué une partie de ma vie à me plonger dans tout ce qui existait parlant de cette bataille phare et ses vrais héros, oubliés par la plupart des jeunes de nos jours, ceux qui font de l’histoire du japon un dédain que mon esprit idéaliste ne parvient pas à comprendre, au même titre qu’eux ne comprennent pas ma passion pour cette période, et cette bataille en particulier. Ce n’était pourtant qu’un objet anodin, preuve de mon adulation pour ces commandants aux noms aussi prestigieux que Leyasu Tokugawa, Mitsunari Ishida, Tadagatsu Honda, Date Masamune, Uesugi Kagagatsu et sans oublier le grand Musashi Miyamato, le rônin qui a inspiré tant d’histoires, de films et même de mangas. Peut-être un des rares personnages de cette période dont le nom dit quelque chose à certains des jeunes de mon âge, car son nom est régulièrement emprunté dans les intrigues des animes qu’ils regardent en boucle. Sans pour autant savoir les origines du personnage avec exactitude, se contentant des brèves indications sur ce qu’il était énoncé lors de leur programmes favoris.

 

Un objet fait de résine, et quelques parties en plastique et en métal. Notamment son sabre. Ce katana qui allait être la cause de mon tourment, et changer à jamais ma perception de ce héros que j’admirais tant qu’était Leyasu Tokugawa. Ce commandant légendaire allait devenir pour moi le symbole d’une terreur qu’il m’est difficile ici de décrire avec des mots, transformant ma vie en cauchemar l’espace d’une nuit. Une nuit gravée à jamais dans ma mémoire, et qui a vu ma collection détruite par l’un de ses éléments nouvellement arrivés au sein de mon appartement. Mais peut-être vous demandez-vous de quelle collection je vous parle ? J’aurais dû commencer par ça à vrai dire. Pour faire simple, après avoir fini mes études tant bien que mal, ne serait-ce que pour faire plaisir à mon cher père, le seul qui comprenait un tant soit peu ma passion pour Sekigahara et ses protagonistes, du fait de son statut d’ancien militaire, je me suis trouvé un petit appartement, dans un quartier désœuvré de Tokyo. Dans ce quartier, il y avait une petite échoppe vendant des figurines. Vous savez ces objets représentants la plupart du temps des héros de mangas et d’animes, et parfois aussi de grandes figures de l’horreur, de personnages de films ou de séries.

 

Sauf que dans ce magasin, il n’y avait que des figurines représentant des personnages de l’histoire japonaise et d’ailleurs. S’y côtoyaient des représentations de Napoléon, de Mussolini, Lénine, Che Guevarra et d’autres figures marquantes de l’histoire mondiale. Et toute une partie de la boutique était consacrée aux héros de la bataille de Sekigahara. Il y avait même en bonus des DVD et des BluRay de documentaires consacrés à cette période, auquel se rajoutait des magazines spécialisés. Pour un fana tel que moi, cet endroit, c’était une vraie mine d’or. J’ai très vite sympathisé avec le propriétaire, un vieux monsieur adorable, avec qui je discutais des heures sur les stratégies de Tokugawa et d’Ishida, sur les matières des tenues arborées par les soldats, les décorations des montures des cavaliers, la trahison d’Hideaki Kobayakawa  envers Ishida pour rejoindre le clan Tokugawa, et ayant conduit à la victoire de Leyasu, et mettant fin au Gotairo créé par Hideyoshi Toyotomi et donc à l’ère Sengoku, pour instituer, 3 ans plus tard après cette bataille décisive, à l’ère officielle d’Edo.

 

Je passais des soirées entières à discuter avec Kazuo, le gérant de la boutique. Il me faisait même des prix sur les figurines et autres objets que j’achetais. Le début de ma quasi-vie d’Otaku, ne sortant de chez moi que pour me rendre au magasin de Kazuo, et me procurer de nouvelles figurines. Mon travail à distance, par le biais d’Internet, me suffisait à avoir l’argent nécessaire pour commander une alimentation simple, à base de nouilles instantanées, seulement agrémentés parfois de quelques mochi, et régler les factures courantes. Tout le reste passait dans l’achat de figurines, et peu à peu je réunissais une collection importante, avec pas moins de 40 figurines. Néanmoins, il me manquait l’une des pièces principales. Celle de Leyasu Tokugawa. L’une des rares que Kazuo n’avait pas dans son magasin, et quand je lui évoquais, il m’indiquait qu’il était plus prudent de ne pas avoir cette figurine en particulier, car cela pouvait entrainer des conséquences inattendues. Je précise que les figurines vendues par Kazuo et qui constitue la source de ma collection, sont toutes issues d’un fabricant qui s’est spécialisé dans les figurines de cette période.

 

Un fournisseur pour lequel Kazuo a toujours refusé de me dire le nom, après que je lui ai demandé s’il était possible de commander directement auprès de lui la figurine de Leyasu Tokugawa. Je sentais qu’il ne me disait pas la vraie raison pour laquelle il ne possédait pas de réplique de ce personnage dans son magasin, et qu’il y avait un mystère autour de ce fameux fournisseur et de cette figurine en particulier. Néanmoins, je suis parvenu un jour à trouver le nom de l’entreprise à l’origine des figurines en vente dans le magasin de Kazuo, alors que celui-ci était dans son arrière-boutique. Le facteur venait de poser le courrier, et je vis que l’une des enveloppes était différente des autres, faite d’un papier inhabituel, en tout cas de ce que je connaissais. Discrètement, après que le facteur soit sorti, je m’approchais, et m’emparais de l’enveloppe, persuadé qu’elle contenait la réponse à mes interrogations, sur l’origine des figurines en vente dans le magasin. Celles-ci ayant la particularité de ne posséder aucun poinçon, aucune étiquette pouvant donner une indication sur le nom de la société fabricante. Au vu de sa réaction concernant cette dernière, je soupçonnais Kazuo d’enlever systématiquement le moindre signe pouvant donner un indice sur le nom de l’entreprise.

 

Ainsi, une fois mon petit larcin commis, je me rendais chez moi, et m’occupais d’enlever la colle de l’enveloppe à la vapeur, afin de cacher le fait que j’avais pris connaissance de son contenu, une fois ramené l’enveloppe dans le magasin de Kazuo, de manière aussi discrète que je m’en étais emparé. Et c’est ainsi que je fus récompensé, en m’apercevant qu’il s’agissait d’une facture de ladite société de fabrication des figurines. Je découvris d’ailleurs que Kazuo vendait les figurines au même prix qu’il les achetait, ce qui était contreproductif, même pour un petit magasin tel que le sien. Mais après tout, ce n’étaient pas mes affaires si Kazuo ne désirait pas faire de profit. Le plus important était que je possédais désormais le nom de la société, et je m’empressais de rechercher le site sur Internet. Curieusement, il n’existait aucun site web au nom de la société. Si je voulais avoir la figurine que je convoitais, il me faudrait donc ruser, et faire ma demande par courrier, en me faisant passer pour un intermédiaire de Kazuo, et en espérant que le fabricant ne trouve pas surprenant de commander un article que, visiblement, Kazuo se refusait à posséder dans sa boutique, et en plus à une adresse différente du magasin. 

 

C’était un gros risque qui, s’il était découvert par Kazuo, au cas où la société demande confirmation de la commande directement à lui, pourrait me coûter l’amitié qui nous liait. Mais ma passion pour Sekigahara, et mon désir de réunir l’intégralité des personnages de la bataille chez moi me décidait à franchir le pas, et je formulais ma demande auprès du fabricant. Le lendemain, profitant que Kazuo était occupé avec un client dans sa boutique, je posais l’enveloppe subtilisée la veille, après que j’ai recollé l’ouverture, parmi le courrier nouvellement apporté par le facteur. Ma ruse réussissait, Kazuo ne se doutant de rien sur ma petite trahison. Je me sentais presque dans la peau du traitre Kobayakawa, Kazuo faisant office du commandant Ishida. Une trahison que je n’allais pas tarder à regretter, et qui allait me faire comprendre la raison pour laquelle Kazuo ne voulait pas de cette figurine au sein de sa boutique.

 

Une semaine plus tard, je constatais que ma ruse avait fonctionné, et que le fabricant ne s’était pas étonné de la commande, pensant sans doute que Kazuo avait changé d’avis, et les jours suivant me confirmèrent cela, vu que Kazuo ne m’avait pas signifié avoir été contacté par le fabricant au sujet d’une commande inhabituelle. Cependant, dès le premier soir où la figurine s’est installée parmi ma reconstitution personnelle de la bataille grandeur nature, au sein de mon salon, je m’aperçus de phénomènes étranges. L’espace d’un instant, dès lors que j’avais place la figurine de Tokugawa sur le champ de bataille miniature, je ressentis comme une sorte d’oppression s’emparant de la pièce. Je vous rassure, ce n’était pas l’œuvre d’un esprit ou un truc du genre. 

 

Ce n’est pas que je ne crois pas au surnaturel, bien au contraire. Ma mère étant très impliqué là-dedans, et j’ai grandi avec cette habitude de croire à la magie, aux fantômes et aux malédictions. Mais là, c’était différent. J’avais déjà ressenti la présence d’un esprit, du fait de ma participation à des séances de spiritisme, toujours du fait de ma mère, mon père, lui, étant beaucoup plus rationnel sur le sujet. Et ce que j’ai ressenti à ce moment en posant la figurine, c’était clairement différent. On aurait dit comme une sensation qu’on ressent quand quelqu’un est en colère contre soi dans notre dos, véhiculant des ondes de haine. Et même de mort à notre encontre. Et dès le lendemain, cette impression étrange s’accentua en constatant le carnage sur le champ de bataille miniature.

 

Ça semblait complètement dingue, mais je retrouvais 5 figurines dans un état déplorable. Vous devez bien vous douter que des figurines de ce type, en résine, sont très fragile. Le moindre choc, et de petits éléments peuvent se casser, quand ce n’est pas un bras ou une jambe. Et pour les réparer, même si j’ai appris à m’en occuper par des tutos sur le net, ça demande une grande patience et une minutie très pointilleuse, pouvant demander des heures de travail, suivant les dégâts occasionnés. Mais là, les figurines étaient disposées au sol, sur un tapis figurant la bataille de Sekigahara, que j’avais trouvé sur un site spécialisé dans ce genre d’articles. Impossible que les figurines aient eu de tels dégâts, rien qu’en tombant sur le côté, à cause d’un courant d’air ou un truc du genre. Comment dire ? C’était comme si elles avaient été coupées avec une scie… ou la lame d’un Katana. 

 

Je sais, c’est stupide de dire ça, mais je vous assure que les figurines semblaient avoir subi une attaque, et leurs membres de résine tranchées par une lame. L’une d’elle avait même la tête coupée, et c’était très net comme coupure. Et rajouté à ça, j’avais l’impression que celle de Tokugawa n’était pas au même endroit où je l’avais placé la veille. Et ce n’était que le début… Chaque matin, je retrouvais d’autres figurines dans le même état, découpées de toute parts. Bras, jambes, tête, voire même parfois le corps coupé en deux. Je ne comprenais rien, c’était tellement irréel. En l’espace de 4 jours, sur les 41 figurines que je possédais, en comptant celle de Tokugawa, la dernière en date, ce n’est pas moins de 16 figurines qui se retrouvaient dans cet état. Pour certaines figurines, je n’avais même pas retrouvé des membres, qui étaient manquants, et qui ne figuraient nulle part dans la maison.

 

Mais je finis par trouver l’explication en voyant un bras de l’une d’elle flotter dans la cuvette des wc, et un morceau de jambe obstruer la bonde de ma baignoire. Si c’était l’œuvre d’un esprit quelconque, pourquoi faire ça ? C’était juste aberrant. Et le massacre continuait pendant 3 jours de plus. Et chose encore plus étrange, les figurines touchées étaient celles du clan d’Ishida, tandis que celle de Tokugawa semblait avoir encore changé de place par rapport aux autres jours. Je l’ai observé sous toutes les coutures, et elle ne présentait pas de différence avec les autres. La nuit suivante, je découvrais le pourquoi de cette situation déconcertante, quand je fus réveillé par une sensation de piqûre sur mon pied droit. Pensant à un insecte, je me levais, observant mon pied, et une sensation de peur me traversait alors, en constatant que l’un de mes doigts de pied n’était plus à sa place. Il avait été…tranché. 

 

Pris d’inquiétude, j’enlevais mon drap, et c’est là que je le vis, arborant fièrement mon doigt de pied comme un trophée, et me fixant de manière belliqueuse, pointant son katana vers moi. Tokugawa. Il… il se dressait devant mes yeux ébahis. Je crus un instant rêver, alors je me frottais les yeux. Mais en les rouvrant, c’était pour mieux voir la figurine courir puis me sauter dessus, enfonçant la lame de son sabre dans la chair de ma joue, avant de trancher un morceau de mon nez, et avant que j’aie le temps de réagir, je sentais une douleur à mon œil droit : Tokugawa avait percé ce dernier avec son arme, me procurant une immense douleur. Je tentais de me débarrasser de cet ennemi miniature, mais j’avais l’impression d’avoir un vrai diable à ressort en action, tellement il se mouvait à une vitesse folle.

 

Et à chaque fois, je ressentais sa lame dans plusieurs parties de mon corps, le perçant de part en part, et il demeurait insaisissable, malgré mes mouvements pour le faire tomber à terre. Je pleurais de désespoir, n’arrivant pas à croire que j’allais mourir comme ça, sous les coups d’une lame de quelques millimètres de diamètres. J’étais presque résigné à mon sort quand soudain, je vis Kazuo faire irruption dans mon appartement, défonçant la porte avec force. J’avais du mal à reconnaitre le vieil homme chétif que je connaissais. Sans hésitation, il se jetait sur moi, me faisant tomber à terre. Une chute providentielle qui fit arrêter les attaques de mon minuscule ennemi. Je vis ensuite Kazuo poursuivre la figurine, celle-ci sautant partout, comme mué de pouvoirs digne de Matrix, avant qu’elle saute par la fenêtre, et disparaissant dans l’obscurité. 

 

Par la suite, Kazuo m’indiquait que cette figurine était emplie de l’âme de Tokugawa, par le fait d’un bonze, qui avait procédé à ce rituel au sein du mausolée où le corps du commandant avait été entreposé après sa mort. Ceci afin que l’esprit combatif de ce dernier perdure. Kazuo a eu en sa possession la figurine dans son magasin avant de constater qu’elle était vivante. Il a alors conclu un marché avec le fabricant, lui ayant fait voir les films des caméras de surveillance. Pour éviter un scandale, ce dernier a accepté de ne conclure de vente qu’avec Kazuo, au cas où d’autres figurines présenterait des « particularités » analogues, et renfermant celle de Tokugawa dans un endroit spécial, afin d’éviter d’autres troubles de sa part.

 

Il avait prévenu Kazuo de l’étrange commande, et ce dernier s’était tu sur l’acte que j’avais commis, surveillant malgré tout ma demeure pour prévenir des actions futures de la figurine, jusqu’à ce qu’il entende mes cris ce soir, et vienne à ma rescousse. Kazuo m’a pardonné, mais moi je ne suis pas à l’abri d’un retour de la figurine d’achever le travail. Kazuo m’a expliqué aussi que c’est le fait de la présence des figurines de ses ennemis, le clan Ishida, qui avait déclenché ses attaques. Ça avait été le cas dans le magasin de Kazuo, et c’était pour la même raison qu’elle m’avait attaqué, me considérant comme un ennemi, car possédant ces figurines ennemies à ses yeux. Deux semaines plus tard, Kazuo mourrait, me laissant seul face à l’esprit de Tokugawa enfermé dans cette figurine. 

 

Je sens qu’elle est quelque part dehors, attendant l’occasion de revenir vers moi, pour me tuer, sachant que je ne suis plus protégé par Kazuo désormais. J’ai peur. Pour la première fois de ma vie, j’ai peur de ma passion, du héros que j’adulais encore plus que les autres, et qui, à tout moment, peut surgir pour m’ajouter à ses victimes. Je crains la nuit plus que tout, car je sais que c’est sa période favorite, se servant de l’obscurité pour mieux fondre sur moi au moment où je m’y attendrais le moins. Mon goût pour les figurines et cette portion de l’histoire du japon va devenir ma perte très prochainement, je le sais. Car au moment où je vous transmets mon récit, j’entends des bruits venant de la cuisine. Des bruits de katana fendant l’air, se préparant à l’attaque…

 

Publié par Fabs

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