22 déc. 2020

LE CADEAU DU MONSTRE

 


Quoi de plus beau que la période de Noël ? Ses lumières scintillantes, ses guirlandes de toutes les couleurs qui enserrent les boutiques et les maisons tel des serpents étincelants, se mélangeant en autant d’espèces qu’il est possible aux concepteurs de l’imaginer. Ses sapins à chaque coin de rue semblant cligner de l’œil à chaque passant, ses chants passant en boucle dans les rues et les grands magasins, afin de donner toujours un peu plus l’impression de bonheur. Une impression seulement. Car tout le monde n’est pas à la même enseigne, loin de là. Même en cette période de fête, les classes sociales se distinguent par l’énorme fossé qui se creuse entre elles. Certains parviennent à donner l’impression d’avoir bouché en partie cette grande faille que sont les factures impayées, les avis d’huissiers, ou autres joyeusetés administratives qui peuvent pourrir une vie avec juste un peu d’encre et une feuille de papier. 

 

Je fais partie de ces personnes qui sont persuadées que la vie semble se moquer d’elles à toutes les étapes de leur vie. Dès mon enfance déjà, je n’étais pas désiré. Un accident. C’est comme ça que mes parents me désignaient. A l’époque, l’utilisation des préservatifs n’étaient pas aussi commun que maintenant, et mes parents étaient très jeunes quand ils se sont connus. Et ce n’est pas à vous que je vais apprendre toutes les conneries qu’on peut faire à cet âge là. On a beau recevoir tous les conseils possibles, on garde le goût de l’interdit. Plus on te défend de faire quelque chose, plus tu le fais. C’est pareil en matière de sexe. On a beau te dire de faire gaffe, en te précisant les précautions à prendre, tu fais toujours le mec que ça gonfle qu’on te dise quoi faire. Tu crois toujours que tu sais mieux que les autres, alors que tu sais que dalle.

 

Bref, a la sortie du bal de promo de leur lycée, je vais pas vous faire un dessin, ils ont fait des galipettes, sans protection, et 9 mois plus tard je suis né. Ils m’ont jamais aimé, et chaque jour ils me le faisait savoir. Je faisais dans ma couche ? ils me changeait des heures plus tard. Je braillais la nuit ? Ils me frappaient à coup de gifle pour que je la ferme. Que voulez-vous ? il y a des parents qui sont pas fait pour l’être. Et les miens, je suis même pas sûr qu’ils étaient fait pour être ensemble, tellement ils passaient leur temps à se prendre la tête. Ça leur a pris 15 ans pour prendre la décision de se séparer. Enfin, pas au sens normal du terme. Mon père a explosé la tête de ma mère, un soir où il était pas assez bourré, après que celle-ci lui reprochait d’être un ivrogne doublé d’un salaud, rapport à la petite culotte qu’il arborait fièrement sur le dessus du crâne. Oui, j’ai oublié de dire que mon père était aussi très con. Surtout quand il avait bu. Et ce soir-là, il a battu tous les records de connerie en prenant celle qui m’avait donné la vie en cible de fête foraine. Les voisins ont appelé les flics, et il a été mis en taule. Je crois qu’il y est toujours d’ailleurs. Mais je m’en fous. Pourquoi je devrais m’en faire pour un connard qui a tué ma mère et n’en a jamais rien eu à battre de moi ? Il est très bien où il est. Seulement, moi, j’ai été placé dans une famille d’accueil. Et je peux vous dire que c’était guère mieux qu’avec mes géniteurs.

 

Je vivais avec deux autres enfants. Une fille, Daphné, qui était une vraie bombe anatomique, et dont j’étais raide dingue. Mais évidemment, elle ne m’a jamais calculé. En tout cas, pas au début. L’autre enfant, c’était un vrai fouteur de trouble, pour pas employer un mot plus vulgaire. Toujours à discuter quand c’était son tour de mettre la table ou sortir les poubelles. Et il savait y faire, ce petit con. Il savait que le couple censé nous remettre sur « le droit chemin » et nous éduquer bien comme il faut, eh ben, pour faire simple, c’était de vrais losers. Aucune volonté, aucune patience. Plutôt que de faire face à cette enflure de Gus. Déjà, son prénom était un symbole de feignantise, si vous connaissez les BD de la famille de Donald. Petit rappel : Gus, c’était celui qui en foutait jamais une à la ferme de Grand-Mère Donald. Lui, c’était pareil. Et il piquait des crises pas possible quand on lui disait quoi faire. Je sais pas si c’était de la comédie ou que c’était un manipulateur hors pair, mais ça fonctionnait régulièrement. Quand le couple de bras cassés le voyait commencer à rechigner quand il lui demandait de faire quelque chose, plutôt que d’affronter une autre de ses crises, il laissait tomber. Et devinez qui se tapait le boulot ? Non, c’était pas Daphné. Non seulement elle était belle, mais en plus, elle était loin d’être conne. Hors de question pour elle de faire le travail des autres. Et moi, comme j’étais le petit dernier, et que j’avais pas la force de refuser quoi que ce soit, au vu de ce que j’avais déjà vécu, je m’exécutais toujours.

 

On a vécu comme ça pendant 10 ans. Jusqu’à mes 22 ans. Là, j’ai cru que la vie avait enfin décidé de me foutre la paix en terme de malchance. Je vous explique. Un soir que je rentrais de courses à l’épicerie du coin, j’ai vu Daphné se faire chambrer par un petit loubard de quartier. Enfin, pour être plus précis, il essayait clairement de l’entraîner dans la petite ruelle à proximité. Et c’était pas pour lui faire admirer les étoiles, ou la couleur des murs. Je vous ai dit que j’étais dingue d’elle. Et que j’étais lâche aussi. Pourtant, ce soir-là, quand j’ai vu Daphné en difficulté, j’ai pas réfléchi. J’ai laissé au sol les sacs de courses, j’ai traversé la rue, et je me suis rué sur le petit merdeux qui avait osé s’en prendre à ma Daphné. Bon, je vous cache pas que je me suis pris une sacré branlée. Néanmoins, ça a quand même eu du bon : le mec est parti, en laissant Daphné tranquille. Et en embarquant les sacs de courses. Sans doute en compensation de pas avoir pu obtenir ce qu’il voulait. Croyez-le ou non, Daphné a complètement changé à mon égard suite à ça. Chaque fois que Gus tentait de faire son numéro, elle intervenait pour éviter que je fasse son boulot à sa place.

 

Attention : j’ai pas dit que c’est elle qui le faisait. Non. Elle montrait un visage que j’avais jamais vu avant. Froid, mauvais, les sourcils froncés. Et le Gus, ça le terrorisait, et il faisait son taf. Au bout de deux, trois fois comme ça, plutôt que d’affronter à nouveau le regard de Daphné, il avait laissé tomber ses comédies. Et il faisait sa part du travail. Et moi, j’étais encore plus dingue de Daphné. D’autant plus qu’elle, de son côté, je la laissais plus aussi indifférent qu’avant. Tout ça parce que je m’étais pris une dérouillée de première pour la défendre. Ça l’avait touchée. Jamais un mec avait fait ça pour elle avant. C’est comme ça que notre relation a commencée. C’était pas très bien vu des deux potiches qui était censé nous servir d’éducateurs, mais ayant vu le regard de Daphné à plusieurs reprises, je crois qu’il la trouvait encore plus mauvaise que Gus, et ils ont laissé faire. Et moi j’étais le plus heureux du monde. Deux ans plus tard, on est partis de la maison du bonheur, et on a vécu notre vie. C’était pas comme dans les films, mais on se débrouillait. Et on s’aimait. C’était le principal. Mais vous savez ce que c’est la vie : ce qu’elle vous donne d’un côté, elle vous le reprend de l’autre. Après avoir bien vécu de cette manière pendant quelques années, la merde a commencé à s’installer.

 

J’avais un boulot qui me prenait pas mal de temps la journée. Du coup, j’étais pas souvent à la maison. Ou alors je rentrais tard. C’est ça quand on est infirmier. On a pas d’heures. Seulement, Daphné, elle aimait pas être seule, si vous voyez ce que je veux dire. Et je suis vite devenu le mec le plus cocufié de la ville. Mais j’osais rien dire. D’une part parce que malgré tout, je l’aimais. Mais aussi parce que je me rappelais son regard. Seulement, j’avais toujours en tête ma Daphné avec le voisin, le fils du boucher, le livreur de journaux… Et, du coup, je pensais plus à mon travail. Et je faisais connerie sur connerie. Et je me suis fait virer à force d’en faire. Forcément, au bout d’un moment, les dettes se sont accumulées. Et même si j’étais plus souvent à la maison, Daphné, elle, elle continuait à se taper le reste de la ville. Et j’ai pété un câble. Comme mon père. Je l’ai pas tuée, je vous rassure. Mais je l’ai quand même bien amochée. La seule différence avec mon paternel, en dehors de pas lui avoir explosé le caisson, c’est que moi, quand je l’ai frappé, c’était pas à cause de l’alcool. Alors, autant vous dire que le juge a pas été tendre avec moi lors de mon procès. Un an ferme pour violences aggravées sur conjoint. Et encore, je m’en suis bien tiré, grâce à mon avocat, qui m’a soutiré le peu d’économies qui me restaient.

 

Par la suite, j’ai eu une remise de peine pour bonne conduite. Au final, je suis resté 6 mois en prison. Suffisant pour faire de mois un paria quand je suis sorti. Impossible de trouver un boulot décent avec un casier comme le mien. Je vivais dans la rue, là où je pouvais trouver un toit, c’est-à-dire plus souvent sous un carton qui prenait la pluie que dans un hall d’immeuble, à cause de leur foutues sécurités qu’ils mettaient partout, à coup de digicode ou de pass. J’ai vécu comme ça pendant 2 mois. Et puis, un type m’a fait découvrir une association qui s’occupait des gens comme moi. Il me voyait souvent, et il a eu pitié de moi. C’est pour ça qu’il m’a abordé et qu’il m’a conseillé cette adresse. Il m’a même offert des fringues pour que j’ai toutes les chances de mon côté. Et ça a marché. Une semaine plus tard, on me proposait un boulot. Pas un travail de ouf, et provisoire en plus, mais c’était mieux que rien. Je devais faire le Père Noël de rue dans un quartier assez huppé. C’était bizarre pour un gars comme moi de travailler dans un univers comme celui-là. J’avais l’impression d’être le vilain petit canard du conte. Mais c’était sympa. Les gens avaient des gosses bien élevés. Toujours gentils avec ce cher Père Noël. Parfois, j’avais même un pourboire. Et quand je dis pourboire, c’était pas de petites pièces de fond de poche. Non. C’était des billets de 20 ou 50 dollars. Pour moi, c’était presque un petit goût de Paradis. Une branche de Paradis, mais c’était déjà pas mal.

 

Mais comme je vous l’ai déjà dit, le destin s’était déjà amusé à me foutre ma vie en vrac à plusieurs reprises, et il n’avait pas l’intention de me laisser tranquille cette fois encore. Et pas qu’un peu. Un soir, alors que je faisais ma tournée habituelle, une Rolls Royce s’est arrêtée près de moi. Une vitre s’est abaissée, laissant apparaître un visage au cheveux tellement lissés qu’on les aurait cru repassés. Sans même se présenter, car il voulait garder l’anonymat, il me proposa un deal. Bien juteux. Faire le Père Noël pour son fils malade, à domicile, chez lui et son épouse. Au début, j’étais un peu réticent. Ça faisait pas partie de mes fonctions. Et je savais pas si mon patron serait d’accord. L’homme me demanda expressément de ne surtout pas prévenir mes supérieurs. Que cette petite opération devait rester entre nous. Que je serais payé grassement pour le dérangement. Il me montra une liasse de billet de 100 dollars, et je peux vous dire que j’en avais jamais vu autant en une seule fois. De quoi radicalement changer de vie. Me prendre un appartement, me payer des meubles, un lit, des vêtements, la totale. Alors, j’ai fait ce que n’importe qui dans ma situation aurait fait. J’ai accepté, et le gars m’a fait monter dans sa voiture. Direction son domicile, pour « remplir de joie » son petit garçon, tel qu’il me l’a annoncé. Comment j’aurais pu croire à cet instant dans quel traquenard j’allais me fourrer ? A quel instant j’ai cru que la vie avait décidée de me laisser tranquille ? Ma naïveté n’avait pas d’égal.

 

Le trajet me parut durer des heures, et on quittait clairement la ville. A ce moment, je commençais à me demander si j’avais bien fait d’accepter ce contrat, surtout qu’il risquait de me faire perdre mon petit boulot, une fois que mon superviseur se serait rendu compte que je circulais plus dans le quartier. Et puis je repensais à la liasse de billets de l’homme assis en face de moi, et le reste n’avait plus la moindre importance. Le pouvoir du Dieu Argent, une fois de plus. En cet instant, il n’avait que ça qui comptait. Si j’avais pu prévoir les conséquences de mon choix, j’aurais tourné les talons sans hésiter. Mais quand est faible, on l’est de tout part. Surtout moi. Au bout d’une heure, on arrivait enfin à la maison. Une immense villa située à la périphérie de la ville, sans rien ni personne autour. Sur le coup, je me disais qu’il aimait bien la tranquillité. Mais ce que j’allais découvrir à l’intérieur était bien au-delà de ce que l’esprit humain est capable de concevoir.

 

Finalement, la voiture s’arrêta devant l’entrée immense de la maison. L’homme descendit et m’invita à le suivre. Il fallut plusieurs minutes pour gravir l’escalier menant à l’intérieur. Vue de loin, on aurait presque dit un temple ou quelque chose comme ça. Voyant mes interrogations, l’homme m’indiqua qu’il était patron d’une exploitation minière en Amérique Centrale, et qu’il était passionné des civilisations précolombiennes. C’est pourquoi l’ensemble de la maison pouvait faire penser à un temple maya ou aztèque. Je comprenais mieux. Même si je trouvais ça bizarre de vouloir reproduire en Amérique une architecture conçue par une ancienne civilisation. Mais que m’importait les petites manies des gens comme lui. Une fois à l’intérieur, il me montra une pièce sur la droite, en me demandant de m’y diriger, le temps qu’il referme la porte d’entrée. Sans doute que c’était là que se trouvait le cher bambin à émerveiller. Mais je me trompais. Lourdement. Aussi lourdement que le coup que je reçus derrière la tête au moment où j’allais entrer dans ladite pièce, et qui me fis tomber dans un sommeil profond.

 

Je ne sais pas combien de temps je suis resté assommé. Mais quand je me suis réveillée, j’étais dans une sorte de cellule de prison. Immense. Il n’y avait pas qu’une porte pour fermer son accès. C’était toute une ribambelle de barreaux qui faisaient tout l’étendue du couloir que je voyais devant moi. A perte de vue. Pourquoi une cellule aussi grande ? Qu’est-ce qu’il cachait là-dedans ? D’un coup, je commençais à m’inquiéter sur le but véritable de ma présence ici. Puis l’homme apparut. Je ne connaissais toujours pas son nom. Comme pour répondre à ma question, il se présenta : Duncan Hogson. Ce nom me disait quelque chose. Il me semblait que j’avais lu un truc là-dessus, mais je me rappelais plus quoi. Voyant que je me triturais le cerveau, Duncan, continua la présentation. Il m’indiqua qu’il y avait quelques années, sa fille, qui le suivait dans tous ses déplacements, avait contractée une étrange maladie dans la région du Yucatan, au Mexique, où se trouvait une de ses mines. Une mine non officielle. Ce qui en disait long sur ses activités. Il me dit que le véritable but de cette mine, ce n’était pas l’extraction minière, mais la recherche d’artefacts. Un en particulier, pouvant lui procurer l’immortalité. Le collier d’Iztamna. Et il l’avait trouvé dans un des recoins de cette « mine », en réalité une ancienne cité maya. Mais ses capacités n’étaient pas vraiment conformes à la légende. 

 

 Alors qu’il était occupé à discuter avec un des hommes chargés des fouilles, sa fille, Tanya, trouvant le collier tellement joli, le plaça autour de son cou. Presque aussitôt, elle se mit à crier de douleur. Duncan se retourna, et vit sa fille à terre se tordant de toute part, cherchant à enlever le collier. Il demanda de l’aide, utilisa divers outils pour enlever le collier qui semblait s’enfoncer dans la chair de Tanya, mais en vain. Au bout d’un moment, le collier avait été comme absorbé par le corps de sa fille. Et soudain, elle se mit à changer. Sa peau devint grisâtre, se durcissant, prenant l’aspect de terre cuite, ses cheveux tombèrent, ses ongles devinrent noirs et s’allongèrent, devenant tranchants, ses mains elles-mêmes étaient devenues plus longues, ses yeux avaient grossi, devenant des sortes de billes énormes, dépourvues d’iris, comme si elle était devenue aveugle. Ses oreilles prirent un aspect pointu, son nez s’enfonça dans son visage, sa bouche se déforma, laissant apparaître des dents tranchantes et innombrables d’un noir absolu. Le même noir que ses ongles et ses yeux. Comme ses mains, ses pieds s’allongèrent et virent ses ongles pousser à leur tour, prenant le même aspect que ceux des mains. Duncan ne reconnaissait plus sa fille : elle était devenue autre chose. Quelque chose d’horrible. Et de dangereux. Sans que Duncan ait eu le temps de faire quoi que ce soit, Tanya, ou plutôt la chose qu’elle était devenue attaqua un par un tous les hommes présents tout autour, les tuant l’un après l’autre. Eviscérant, démembrant, croquant leur chair, griffant, plongeant ses mains dans leurs entrailles pour s’en nourrir, provoquant l’écœurement de son père. Un vrai massacre. La vingtaine d’hommes présents furent tous sauvagement assassinés sans aucun ménagement. Une boucherie difficilement descriptible.

 

Curieusement, Tanya ne semblait pas vouloir s’attaquer à Duncan, s’approchant de lui, comme réclamant ce qui ressemblait à des caresses, tel un animal des temps perdus. Duncan ne savait pas quoi faire. S’il expliquait que c’était Tanya qui avait fait ça, elle serait enfermée, étudiée, disséquée peut-être par des savants avides de connaitre sa nature, et pourquoi ce foutu collier l’avait rendue ainsi. Un collier d’immortalité ? Un mensonge effrayant, oui. Il passa beaucoup de temps avec la créature qu’était devenue sa fille. Elle l’écoutait, elle pleurait, comme consciente de ce qui lui était arrivé, et semblait ne pas comprendre ce qui lui arrivait. Duncan ne pouvait croire qu’il s’agissait toujours de sa fille, mais en même temps, il refusait de l’abandonner. Il passa plusieurs coups de fil, insistant sur le secret absolu, pour enterrer les cadavres discrètement, et emmener sa fille dans un caisson, à l’abri des regards par avion privé. 

 

Une fois le « colis » envoyé chez lui, après avoir téléphoné également à son épouse pour lui expliquer la situation, il abattit sans hésitation les deux hommes qui l’avaient aidé à mettre Tanya dans son « véhicule » de transport. Personne, à part lui et sa femme, ne devait connaître la transformation de sa fille. Officiellement, elle fut déclarée disparue dans un éboulement, avec les 20 hommes de son équipe. Eboulement provoqué pour donner le change aux journalistes. Voilà toute l’histoire. Cependant, je comprenais toujours pas ce que je faisais ici. Duncan m’expliqua que sa fille ne pouvait se nourrir que de chair humaine, et que régulièrement, il lui faisait transporter sa « nourriture ». Des immigrés clandestins pour la plupart, auquel personne ne faisait attention, des SDF, des laissés pour compte. Comme moi. Et comme ce soir, c’était Noël, Duncan voulait offrir un mets particulier à Tanya. Bien qu’il ne la considérais plus vraiment comme sa fille, mais comme un monstre qu’il devait cacher au monde. De peur du scandale si on apprenait son existence, sur sa famille et son empire. Bien entendu, Tanya ignorait cette partie de l’histoire. Ça je l’avais compris tout de suite. Et quand je demandais à Duncan où était Tanya, il me montra du doigt l’espace derrière moi.

 

Et là, elle apparut, dans toute sa splendeur monstrueuse. Du moins, c’est ce qu’aurait dit n’importe qui en la voyant. Moi, elle me faisait plus pitié qu’elle m’effrayait. Des vrais monstres, j’en ai vu toute ma vie. Mes parents en premier. Alors, son aspect, ça ne signifiait pas qu’elle était pareille au fond d’elle. Je la laissais s’approcher de moi. Elle me renifla un peu partout. Peut-être pour savoir si la viande était à son goût. Ou peut-être était-elle surprise de ne pas me voir essayer de m’enfuir. Je devais sans doute être le premier humain à ne pas crier en la voyant, et tenter de la frapper ou de la tuer pour sauver sa propre peau. Moi, je n’étais pas comme ça. Moi, je connaissais son histoire. Et quelque part, j’avais l’impression qu’elle le sentait. Duncan partit alors en souhaitant bon appétit à sa fille, persuadé qu’elle allait me dévorer comme les autres. J’utilisais la lumière de l’application torche de mon portable pour illuminer la cellule. Un peu partout, on voyait des ossements. Des ossements humains. Des crânes, des tibias, des fémurs, des squelettes entiers. Par centaines. Tanya semblait très intriguée par mon portable. Et surtout par le fait qu’il faisait de la lumière. Bien sûr. Elle ne savait pas ce que c’était un téléphone portable, depuis le temps qu’elle était enfermée ici. C’est là que je voyais un moyen de m’en sortir.

 

Au fil des jours, au grand agacement de Duncan, qui descendait régulièrement pour voir si Tanya m’avait dévoré, celle-ci s’intéressa de plus en plus à moi, et pas seulement par curiosité. Je veux dire que malgré son aspect, elle restait une fille, et que j’étais sans doute le seul homme, en dehors de son père, qu’elle ait vu depuis des années. Et, vu le nombre d’années qu’elle avait passé ici, elle était devenue une femme, et il devenait évident que sa libido s’était déclenchée au fur et à mesure qu’elle grandissait. Il y avait même de fortes chances que d’autres victimes n’avaient pas été dévorées immédiatement. Et, croyez-le ou non, je voyais de la tristesse dans ce qui remplaçait ses yeux, et je ressentais de la compassion pour son état. Au fil des jours, j’entretins une relation d’amitié avec elle. Je lui montrais les fonctions du téléphone, la faisait jouer à des jeux, tout ce que le hors-réseau pouvait permettre. Mais cette amitié devint malsaine. En tout cas, c’est ce que dirait toute personne en la voyant. L’amitié devint amour. Véritable. Profond. Je vous sens au bord de la révulsion. Vous vous demandez si on a… Enfin si on s’est… Eh bien, oui, on l’a fait. Ne me regardez pas comme ça. Vous, vous la voyez comme un monstre, mais comme je vous l’ai dit, je ne la voyais pas comme ça. Oui, je l’aimais. Elle aussi m’aimait. Nous étions devenus un couple improbable. Sordide, vous dîtes ? Peut-être, oui. Tout dépend du point de vue. Pour moi, elle était une femme avant tout. Que m’importait son aspect. Un an est passé ainsi. Notre relation était devenue encore plus intense. Duncan l’avait deviné, et ça le dégoûtait. Sa femme, c’était pire. Ils ne comprenaient pas comment je pouvais aimer un monstre comme elle. Chaque jour, Duncan venait, apportant de nouvelles proies pour Tanya, qu’elle engloutissait sans détour, dans un bruit effroyable de brisements d’os, de chair dégustée, de membres arrachés. Mais Duncan ne comprenait pas pourquoi moi, elle ne me faisait rien. Ça l’agaçait. Et ça l’inquiétait. Il ne voulait pas de témoin pouvant raconter ce qu’était sa fille. Mais surtout, il n’acceptait pas notre amour.

 

A dire vrai, je comptais sur cet agacement, ce dégoût, pour faire sortir Duncan de ses gonds et l’obliger à faire une connerie. Ce qu’il fit. Et pas seul. Un soir, il descendit, avec sa femme, disant qu’il allait mettre fin à cette mascarade. Qu’il refusât qu’un musée des horreurs se trouve sous son toit plus longtemps. Et encore plus un film X de l’horreur. Il avait un fusil. Il pointa le canon sur moi. Ce fut la plus grosse erreur qu’il fit. En voyant son père me viser, Tanya se mit dans une rage folle, et arracha la porte de la cellule, rien qu’avec ses mains. Elle s’approcha de son père, pendant que sa mère lui criait de retourner dans sa cellule. Mais Tanya ne les écoutait pas. Elle ne voulait plus les écouter. Toute ces années, ils l’avaient traitée comme un monstre. Elle avait enfin trouvé quelqu’un qui la comprenait, qui l’aimait, et elle ne laisserait personne briser cela. Pas même ses propres parents. Elle continua à s’approcher. Duncan tira dans la tête. En quelques secondes, la balle ressortit, comme expulsée, et la plaie se refermait. Duncan tira à nouveau. Plusieurs fois. A chaque fois, Tanya était indemne. L’immortalité. Le collier d’itzamna. Il fonctionnait réellement. L’aspect de Tanya n’en était qu’un effet secondaire. Elle prit le fusil des mains de son père, et le broya. Puis elle prit son père à la gorge, ouvrit sa gueule, et dévora son visage. Celui-ci hurla, sa mère criait de terreur. Cette dernière tenta de s’enfuir, mais Tanya lâcha le corps de son père et fonça sur sa mère, lui tranchant le corps en deux avec ses griffes.  Son père, miraculeusement encore en vie se tenait son visage. Enfin, là où se tenait son visage. Tanya s’approcha de lui pour finir le travail. Par réflexe, celui-ci posa sa main sur sa poitrine, comme pour se défendre, ou plutôt il tentait d’extraire le collier en creusant la chair de Tanya, la mettant encore plus en colère. Elle plongea ses dents dans sa gorge, et tira d’un coup sec, arrachant d’un coup chair, os et vertèbres soutenant la tête, avant de la recracher au sol, comme on crache un aliment qu’on n’aime pas.

 

Elle regarda les corps des ses deux parents, longuement. Puis, elle revint vers moi, me regardant tristement. Un regard qui en disait long. C’était un regard d’adieu. L’instant d’après, elle plongea ses deux mains dans sa poitrine, et en arracha le collier qui y était fusionné avec sa chair. Elle sourit un instant, toujours en me regardant, alors que moi, j’étais effondré de son geste. Juste après, elle tomba au sol. Sans plus aucune trace de vie. C’était comme si elle était devenue consciente de ce qu’elle était pour la première fois de sa vie. Et qu’elle ne l’acceptait pas. Elle était venue devant moi en guise d’adieu. Je restais longtemps près de son corps, à me demander ce qui serait arrivé si je n’avais pas accepté ce contrat. Tanya serait sans doute encore en vie. Mais elle souffrirait encore. Peut-être était-ce mieux ainsi. Maintenant, elle était enfin libre. Quant à moi, je ressortais à l’air libre peu de temps après, regardant le soleil se lever dans le ciel. Puis je regardais, ma peau grise et dure où se reflétait ce dernier. Mes cheveux étaient presque tous tombés. Les ongles de mes mains et de mes pieds avaient commencé à s’allonger. Je devenais elle. Apparemment, la maladie était sexuellement transmissible. Une idée me vint à l’esprit. Depuis toutes ces années où la vie s’était moquée de moi, le moment était venu de prendre ma revanche sur la vie. De toutes les vies. Et de débuter l’évolution de la race humaine. Une manière pour moi de perpétrer le souvenir de Tanya, le monstre qui n’en était pas un.

 

Publié par Fabs

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